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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXIV

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Paul Hartmann (p. 83-86).

XXIV

C’EST TOI QUI L’AS VOULU

L’ombre de Platon m’a parlé comme dans un songe : « Je t’ai assez dit que le monde de Dieu était juste et sans faute, par une infaillible manière de punir, qui n’est que l’accomplissement de nos volontés. Si ton poing frappe sur le marbre, le marbre frappe sur ton poing selon la même violence. Communément les ricochets du monde se font attendre, ou frappent de côté ; nos volontés aussi sont sinueuses ; l’ordinaire est qu’on les ignore dans le voisin, et qu’en soi-même on les oublie ; c’est ce qui fait que l’histoire humaine n’est pas facile à lire, et que presque tous les hommes accusent le destin. C’est pourquoi j’aime à dire que la même âme toujours recommence, et frappe encore le marbre de son poing nu. Comment ne pas rire quand le discoureur, au milieu même d’une province reconquise et toute chaude encore des batailles, crie au monde : « Nous l’avons reprise par la force, et nul jamais ne nous la reprendra ». Tous les vainqueurs ont pensé qu’après leur victoire la justice seule allait désormais régler les choses. Mais laissons les diseurs de vaines paroles. Tu as vu grandir et mourir un roi d’une autre trempe. Essaie d’en raisonner avant que les tentures noires soient déclouées, car nos âmes sont légères et oublieuses. Cent fois et mille fois encore la même expérience sera faite et nous laissera au même point, tant que nous jugerons par opinion seulement ».

L’ombre se tut un long moment ; je suppose qu’elle rêvait à l’histoire éternelle ; car la vraie sagesse multiplie les vies, les voyant toutes en une ; et tous les temps ainsi rassemblés ne se peuvent guère exprimer. Revenant ainsi, comme Er, du grand jugement qui n’a ni temps ni lieu, elle reprit le discours qui n’a ni temps ni lieu. « Un homme pauvre, qui apprend la vie par le travail, qui s’instruit sans maître, qui devient maître à son tour, maître juste et sévère, qui élève des fils aussi durs et aussi fermes que lui, et enfin qui devient roi par les vertus du maître, cela n’est pas nouveau, quoique vous disiez que c’est nouveau. Sache bien que nos rois, comme les vôtres, et comme tous les rois qui seront jamais, furent les meilleurs selon la commune opinion ; et cette opinion, comme peut-être tu l’as compris, n’est point fausse ; il lui manque seulement d’être vraie. L’ambition est toute la vertu de l’homme, et la puissance est le suprême bien. Seulement il ne faut point prendre l’ombre pour la chose ; et j’ai su comprendre que Socrate était encore plus ambitieux que moi ; aussi fut-il plus digne de la couronne, et il l’eut. Suivons donc l’autre roi sur la route de l’opinion. Travail donne richesse, et il n’y a point d’exception à cela ; le peuple, quand il honore les riches, récompense ce qu’il a désiré faire, et ce qu’il n’a pas sérieusement voulu faire ; et l’on sent bien par les effets qu’il y a quelque chose d’injuste dans cette justice ; mais tant qu’on ne le sait pas autrement que par les effets, le succès aveugle. J’ai nommé Tard-instruits et Mal-instruits ceux qui n’ont pas d’abord rencontré un meilleur maître que la nécessité. Suis donc par la pensée l’homme qui se récompense de vertu par puissance. Comment ne choisirait-il pas puissance ? Mais puissance méritée c’est force. Telle fut donc sa loi. Et nécessairement il jugeait des devoirs et des droits selon la loi de fer, qui est au fond celle des métiers. On voit dans cet exemple même qu’il y a de la sobriété, de la probité, du courage dans une vie ainsi conduite ; mais la vraie justice en est absente. Nous le voyons donc annoncer guerre et encore guerre, et disons même qu’il y exposait et y offrait le plus précieux de sa vie, ce qui toujours sauvera l’injustice, du moins tant que l’opinion, en sa caverne, prendra pour le pur courage un mélange où la colère domine. Et certes notre homme n’était point au niveau de ces enivrés qui frappent fort et gémissent des coups qu’ils reçoivent. Il y a encore des degrés dans l’opinion ; l’esprit d’ordre et la suite dans le travail font qu’il y a, même dans la caverne, des hommes plus clairvoyants que d’autres. Et sans doute celui-là sut voir, en de cruelles ripostes du monde, les suites de la loi qu’il s’était donnée. Toutefois l’épreuve n’instruit que celui qui pense selon la justice. Heureux quand on peut reconnaître ce rebondissement de la faute, même dans le tumulte humain. Car c’est la nature alors qui fait écho à la justice. Admire une fois de plus cette justice du monde aveugle, qui n’est point justice, qui est plutôt ajustement. Les chocs sont amortis, la fatigue endort ce qui reste des combattants, les forces sont nouées, ce que vous appelez paix ; cependant une flèche folle a gardé l’élan, rebondissant ici et là, jusqu’à frapper le maître de force. Et si cette âme a compris, sa vie prochaine sera bien plus belle. »

Tout se passe comme si les Dieux gouvernaient le monde. Mais il faut pourtant savoir aussi que cela n’est pas ; car si cela était l’esprit ne serait pas en péril ; l’homme n’aurait rien à garder, rien n’étant en péril. Si l’on veut donc garder son esprit, il faut se donner le spectacle, comme faisait Platon, c’est-à-dire comprendre que tous ont choisi et reçoivent les conséquences de leur choix. Et il est pourtant bien vrai qu’il faut contempler ainsi les perspectives du Temps, afin de découvrir un peu les perspectives de l’esprit. Car l’esprit éternel pense le temps sous la loi d’éternité ou de recommencement. Un esprit ne peut se penser mort. Ainsi sont créés les Champs Élysées d’esprit.