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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXXI

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Paul Hartmann (p. 107-109).

XXXI

LA COMÉDIE DE L’INDIGNATION

Il y a toujours quelque chose de faux dans la haine comme dans la fureur ; je veux dire quelque chose que l’on décrète, que l’on excite, que l’on appelle au secours. C’est que le jugement tout seul est impitoyable, comme on voit bien lorsque l’homme le plus ordinaire décide impartialement sur le droit d’un autre. Tout homme est bon arbitre, s’il est arbitre. Et je ne suis pas de cette opinion que la plupart des hommes ne pensent guère ; je vois au contraire qu’ils pensent beaucoup, qu’ils se fient aux faits, aux comparaisons, aux raisonnements ; qu’ils ont des ruses étonnantes dans le marchandage ; qu’ils connaissent le fort et le faible du maître comme du valet ; et qu’enfin ils savent très bien comment il faut parler aux uns et aux autres. Ils le savent ; cela les fait juges et justes ; mais, en leur propre cause, c’est ce qu’ils n’aiment point.

L’ambiguïté des droits résulte de cette mobilité admirable de l’esprit, qui fait l’avocat, et toujours plaide contre soi ; car il n’y a point d’autre manière d’éprouver une opinion. Aussi toutes les querelles, toutes les contestations, tous les procès, iraient à une conciliation, à une solution moyenne, à la paix. Mais quand on est juge de soi, quand on se nomme arbitre de soi-même, ce qui serait la sagesse, on n’aime point ce jugement équitable et partageur que l’on voit venir. C’est alors que l’on regrette de n’être plus en colère, Et pourquoi ? Parce que chacun a pu remarquer que la colère égare merveilleusement le jugement, et éclaire en quelque sorte tous les désirs comme des droits. Dès que l’on est en colère, tout est évident, tout est prouvé ; l’esprit troublé garde encore de quoi plaider et très bien plaider. On ne se considère plus alors comme privé, mais comme injustement privé ; et l’adversaire, autant qu’il semble confiant dans son droit, apparaît alors comme une sorte de monstre déraisonnant. Cet état est agréable. Mais, chose digne de remarque, il n’est pas agréable à la partie animale, laquelle souffre de la colère et de la haine comme d’une maladie. Non, cet état d’indignation, car c’est ainsi qu’on le nomme alors, est agréable à la partie supérieure, laquelle veut avoir raison et veut avoir droit.

Entre les animaux, autant qu’on peut savoir, il n’y a pas de querelles à proprement parler, mais des attaques, des morsures, des convulsions, qui, l’occasion passée, reviennent au repos et à une sorte d’oubli. Un chien furieux peut être, l’instant d’après, le plus doux des chiens ; il suffit que les impressions changent. Une touffe d’herbe brillante de rosée le détourne. Le malheur de l’homme, qui est son honneur aussi c’est qu’il pense, qu’il veut avoir raison, qu’il se soumet au droit. D’où il arrive que désir et justice se battent, et que la colère est le premier moyen, le plus facile, le plus à portée, pour mettre d’accord le désir et la justice. Apparence de justice, c’est bien entendu ; mais apparence qui fait le bonheur de l’homme irrité. Le langage, conservateur de toute sagesse, ne dit pas alors que l’homme est trompé ; il dit que l’homme se trompe. Admirez cette énergique expression. Il appelle à soi la colère, soutien de l’erreur aimée. Il retrouve alors ses arguments, son droit, son mépris, sa haine. Le moment où je le vois faux et comédien, c’est le moment où il cherche sa colère, on dirait autour de lui, comme une arme.

On fera aisément l’application à la politique de ces remarques sur les passions. Car les hommes politiques craignent souvent de manquer de force ; ils se fortifient donc par l’intérieur comme ils peuvent et ainsi ils augmentent leur distance en hauteur par rapport aux choses réelles. On voit naître en eux ces colères volontaires, qu’ils entretiennent et qu’ils laissent monter à un niveau dangereux pour la paix des peuples. Dans le secret de leur conscience, ils sauraient trouver que cette folie est étrangère à la justice, mais ils nient l’évidence, ils se laissent gouverner par cette colère aimée, et si l’action suit, c’est malheur pour tous.