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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXXVI

La bibliothèque libre.
Paul Hartmann (p. 123-125).

XXXVI

LE VRAI DE L’HOMME

Spinoza dit : « Dans nos entretiens gardons-nous de dépeindre les vices des hommes et leur esclavage ; ou que ce soit fait très sobrement. Largement au contraire sur la vertu, c’est-à-dire sur la puissance ; et le plus possible se mouvoir, non par la crainte et l’aversion, mais par la joie ». Voilà un beau texte pour prêcher. Il est facile d’abaisser, mais il est sain d’admirer. La misanthropie est une maladie ; mais de ce jugement, qui a lui-même une teinte misanthropique, je me relève en prenant l’humeur dénigrante comme une erreur énorme. Je n’ai pas compris d’abord le trait de génie de Molière, nommant misanthrope celui qui ne sait pas aimer selon la joie. Célimène tient ferme en son être ; elle vit, elle surmonte, elle combat à son poste ; elle vaut mieux qu’on ne croit ; elle ne le dit pas ; elle ne saurait pas le dire ; mais elle attend qu’on le devine. Alceste n’est pas celui qui la confirmera dans son être à elle ; il ne voit que ce qu’elle n’a pas. Aimer c’est soutenir, deviner, porter le meilleur de ce qu’on aime. Et c’est la joie qui est le signe de ce sentiment héroïque. Alceste est mal parti.

Un Alceste bouillant m’aborde l’autre jour en me disant, comme bienvenue : « Que d’être vils en ce monde ! » À quoi je répondis : « Oui ; mais que de braves gens ! » Il en convint. Or, ce sont les mêmes. À l’axiome trop connu de Hobbes : « l’homme est un loup pour l’homme », Spinoza répond que l’homme est un dieu pour l’homme. Mais il est vrai que le dieu se cache dans des nuages bien noirs. « Qu’il est difficile, a écrit La Bruyère, qu’il est difficile d’être content de quelqu’un ! » Si vous voulez là-dessus vous donner un exercice profitable, je vous propose deux livres, qui sont très ennuyeux si l’on veut, et qui sont très nourrissants si on leur ouvre crédit. L’un est La Houvelle Héloïse : l’autre est Wilhelm Meister. Si vous faites serment de les aimer, vous trouverez amplement de quoi les aimer. Sinon, non. Cette disposition à payer d’abord de bonne volonté, à payer avant de recevoir, si vous l’avez une fois fortifiée, elle vous aidera en toutes vos lectures. Et si vous arrivez à lire les hommes comme les livres, cela vaudra une cure à Vittel ou à Carlsbad ; car la malice est beaucoup dans nos maladies.

Cela, chacun le sent et l’éprouve. Mais où est la racine de l’idée ? En ceci, que l’être positif de chacun est beau et bon, et que ses défauts ne sont point de lui. Idée que Spinoza a connue en Dieu ; mais, même sans ce grand détour, on peut comprendre qu’un être ne vit pas par ce qui lui manque ; et le trésor de sa vie, œuvre précieuse et unique, c’est à vous de le trouver. S’il se met en colère, ce n’est pas de lui ; c’est que ce monde l’attaque ; c’est que quelque mouche le pique, comme on dit si bien. Et, comme il ne manque pas de mouches, il ne manque pas non plus de grimaces sur la vivante statue ; mais la grimace n’est point l’homme ; autrement il faudrait dire qu’il ne fait que mourir. Le même Spinoza a écrit que nul n’est détruit que par des causes à lui étrangères. Seulement, comme tout être est en lutte et péril, c’est à nous de démêler à travers ces apparences, le vrai visage, et disons l’âme, que Spinoza définit comme l’idée du corps. Je trace un peu cet aride chemin, mais non sans récompense, à l’usage de ceux que trop de pensée a brouillés avec les hommes et avec eux-mêmes aussi. Il s’agit de passer au delà ; et je dis seulement, comme à l’athlète : « Nul ne sautera pour toi ».

Or, je remarquais, ces jours, que les hommes savent bien se jeter à l’admiration, dès qu’ils le peuvent. Ils vont là tout droit, comme à un air respirable. Ils composent leur grand homme ; ils le portent à bras. Tant qu’il est vivant, et surtout si on le voit de près, c’est difficile, par toutes les grimaces étrangères qui le recouvrent. Mais quand il est mort, la légende se fait et se moque de l’histoire. Où est le vrai ? J’ai voulu bien entendre qu’il faut s’aider de soi en cette recherche. Car il y a le vrai des choses, qui diminue l’homme ; mais le vrai des choses n’est pas le vrai de l’homme ; et le vrai de l’homme, il faut le porter à bras.