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Mirabeau (Rousse)/Partie 1/Chap V

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 40-45).

CHAPITRE V

Ces Mirabeau sont tout un monde. J’ai tâché de résumer dans quelques pages l’histoire des deux fils aînés de Jean-Antoine. Le roman du troisième peut se raconter en quelques lignes. On en ferait aisément des volumes,… sans compter les drames et les comédies.

Louis-Alexandre Riqueti était de sept ans plus jeune que le bailli. Comme ses frères, il fut, tout enfant, engagé dans l’ordre de Malte, et à treize ans il était sous-lieutenant d’infanterie au régiment du Roi.

Beau et brave comme tous les siens, il servit avec honneur à Ettingen, à Fontenoy, et à Raucoux. C’étaient de beaux commencements.

Il avait eu de plus un grand bonheurs dont auraient profité de plus sages. Au régiment du Roi, il avait eu pour capitaine Vauvenargues, qui était un ami de son frère aîné, et qui prodiguait au jeune officier ses bons conseils.

Voici quel fut le succès du doux moraliste.

À Bruxelles, le chevalier de Mirabeau rencontra Mlle Navarre, qui était alors la maîtresse en titre du maréchal de Saxe, et la maîtresse par quartiers de beaucoup d’autres. Il s’éprit d’elle ; et, après une liaison de quelques mois, il se mit en tête de l’épouser, sans se laisser émouvoir par la défense de sa mère et par les menaces du marquis.

Déjouant toutes les surveillances, bravant tous les dangers, il passa en Hollande et en revint marié. Il avait alors vingt-quatre ans.

C’est dans les mémoires de Marmontel qu’il faut lire cette histoire. Marmontel avait été un des plus récents prédécesseurs du chevalier dans les faveurs de son amie. Il avait fait avec elle, dans un village des environs de Reims, une retraite galante de plus d’un mois ; et cette pastorale champenoise avait fait scandale dans la loge de Mlle Clairon.

Leur passion mutuelle, exaltée « par le succès de Denys le Tyran… », leurs ravissements, leurs délices, « les perfides douceurs dont il était abreuvé », les tortures que lui faisait endurer, même « au milieu des plus doux transports, la coquetterie de la plus séduisante des femmes » ; puis le déclin rapide de cet amour et la trahison éclatante « de la perfide », le pauvre Marmontel raconte tout cela — pour l’instruction de ses enfants, — tantôt avec une impudeur tranquille, tantôt avec des élans de sensibilité larmoyante et de rhétorique plaintive qui sont d’un comique achevé.

Mais le point capital de ce petit poème, c’est la visite de fiançailles que le chevalier de Mirabeau et sa maîtresse font un beau matin à l’amant éconduit ; et cette scène touchante où le bon Mormontel, « après avoir beaucoup pleuré », finit par leur offrir à tous les deux « une tasse de café au lait servie par son savoyard », et déjeune avec eux de bon appétit.

Quoi qu’il en soit, Mlle Navarre paya cher sa conquête et son titre. S’il faut on croire la légende à défaut de documents bien certains, le marquis de Mirabeau essaya sur les nouveaux époux tous les engins de persécution qu’il devait plus tard émousser contre son fils : lettres de cachet, mandats de police, et le reste,… sans compter les épîtres furieuses où sa bile féodale se répand en flots d’amertume sur ce monstrueux forlignage ; mais il n’eut pas le temps de pousser plus loin sa vengeance. Moins d’un an après son mariage, la pauvre femme mourait à Avignon, pleurée par Marmontel et par beaucoup d’autres, mais sans que la famille de Mirabeau se crût obligée de prendre le deuil.

À quoique temps de là, deux voyageurs passaient par Avignon et s’y arrêtaient pendant quelques jours. C’étaient le margrave de Bayreuth et sa femme, sœur de Frédéric II. Le jeune comte de Mirabeau leur vint faire sa cour, avec toute la noblesse du pays. Du premier coup, il plut aux deux Altesses, qui lui proposèrent de les suivre en Italie, avec un de ces vagues emplois dont un titre de cour remplit le vide et relève l’importance.

Le pauvre veuf n’avait plus rien à regretter ni à peindre dans son pays. Son mariage l’avait brouillé avec tous les siens. S’il faut en croire son aîné, « il était à bout de voie, et il n’avait fait que trois morceaux de sa légitime ». Il tenta l’aventure et n’eut pas à le regretter.

Deux ans après, on le retrouve à Bayreuth riche et puissant, établi solidement dans la faveur du prince, avec le titre de grand chambellan, gouvernant à son gré les affaires et la politique de cette petite cour. Mais là ne devait pas s’arrêter sa fortune.

En 1757, après de sanglants échecs, pressé de tous côtés par Marie-Thérèse et ses alliés, le roi de Prusse cherchait à détacher la France de cette coalition redoutable. Il lui fallait un ambassadeur secret pour mener à bien cette négociation délicate. La margrave de Bayreuth lui proposa d’envoyer à Versailles le comte de Mirabeau. On peut voir ailleurs la lettre curieuse par laquelle Frédéric agrée cette ouverture, le crédit qu’il met au service de son agent, et le prix effronté dont il compte acheter à Versailles son succès.

Pour le malheur de la France, la cour fut intraitable ; la négociation échoua ; et bientôt après, n’ayant plus, que son épée à jeter dans la balance, le vainqueur de Rosbach, comme il écrivait la veille de la bataille, « faisait changer de face au destin ».

Ce qui avait aussi changé de face, avec la fortune du comte de Mirabeau, c’était l’opinion qu’avait conçue de lui sa famille. Peu à peu, dans la correspondance de ses deux aînés, « le vaurien de Bruxelles, le mauvais sujet d’Avignon, l’aventurier Buscon devient un diplomate de talent…. Il a du brillant et du fond…. Il est bon et honnête…. Il est même grand à bien des égards. » Manifestement flatté des honneurs qu’un Mirabeau a conquis en Allemagne, le bizarre marquis invente pour ce politique d’aventure un surnom classique qui contente à la fois son orgueil dynastique et sa vanité fraternelle. Il ne l’appelle plus que « Germanicus »….

Malgré l’insuccès de son ambassade, Germanicus n’avait rien perdu des bonnes grâces de son maître. En 1759 il revint en France, chargé des intérêts particuliers du margrave ; et, tout en justifiant la confiance de son prince, l’heureux ambassadeur sut mériter l’estime et les éloges du duc de Choiseul.

Ce deuxième roman se termina, comme le premier, par un mariage ; mais cette fois, le nom de Mirabeau n’en recevait aucune atteinte. En 1760, le grand chambellan de Bayreuth épousait une jeune Allemande, intelligente et bonne, fille noble, sœur d’un grand dignitaire d’une petite cour.

Ce fut une joie sans mélange dans la famille quand le comte vint en France y présenter sa femme. Ils furent reçus tous deux à bras ouverts. Ils allèrent, en grand équipage, se montrera leurs tenanciers de Mirabeau, avec cuisiniers, heyduques et coureurs. « On sera tout étonné dans nos contrées de voir des heyduques, écrit le marquis enchanté, il n’y a rien de tel que les gueux pour être splendides. »

Hélas ! le mariage a rarement porté bonheur à un Mirabeau.

Mlle Navarre était morte quelques mois après avoir épousé le jeune comte…. Deux ans après ses secondes noces, il mourait à son tour, à trente-six ans, dans le plein élan de sa rapide fortune, aimé par la plus raisonnable des femmes, réconcilié avec tous les siens, et lorsqu’il allait faire oublier par ses talents les fautes excusables de sa jeunesse.

Tels furent les parents les plus proches, les devanciers et les précurseurs de Mirabeau. Parler de lui sans parler d’eux, ce serait une entreprise bien vaine. Pour le comprendre et le juger, il faut avoir sans cesse devant les veux la race étrange d’où il est sorti et dont il va faire revivre à la fois tous les traits ; la dynastie hasardeuse qui, après un siècle d’efforts, d’essais et d’ébauches tourmentées, a produit enfin cet étonnant rejeton et ce souverain de deux années.