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Mirabeau (Rousse)/Partie 2/Chap II

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 57-60).

CHAPITRE II

C’est au château d’Aigueperse en Limousin que le père et le fils se réunirent. Le jeune homme tombait au milieu d’une révolution domestique. Depuis plusieurs années déjà, le marquis de Mirabeau vivait séparé de sa femme ; et Mme de Pailly gouvernait, sans trop de scandale, cette maison désemparée. La vieille Mme de Vassan allait s’éteindre ; et, autour de son lit de mort, toutes les convoitises étaient en éveil. Sa fille, son gendre, ses deux petites-filles, Mme du Saillant et Mme de Cabris, c’était à qui s’assurerait la plus grosse part de ce riche héritage. Elle morte, on se trouva en présence d’un testament assez équitable pour mécontenter tout le monde ; assez compliqué pour allumer entre le marquis et la marquise de Mirabeau ces procès fameux où le patrimoine et l’honneur de la famille devaient subir de si cruelles atteintes.

En quelques jours le marquis avait jugé son fils et s’était assuré son appui. Il le lança en pleine mêlée, le chargeant de négocier à la fois, avec sa femme, avec son rendre et avec ses filles ; mettant dans ses mains tous les fils de ces affaires embrouillées. Le jeune ambassadeur remplit son rôle comme il l’avait conçu, à sa façon et à son profit ; il y montra plus de hardiesse que de scrupules ; cherchant à se faire partout bien venir ; reportant de l’un à l’autre les propos les plus choquants et les confidences les plus étranges ; « jaugeant sa mère » à sa mesure et couvrant de ses plaisanteries équivoques les désordres les plus affligeants du foyer paternel. Le marquis ne faisait qu’en rire ; le temps était loin où il « n’aimait pas les pères et les fils camarades ».

Ces négociations véreuses retardèrent de quelques mois le commencement des hostilités, et, durant cette accalmie, Mirabeau fit, sur une petite scène, l’apprentissage orageux de la vie politique. Après une courte apparition à Versailles, où il étonna la cour par son audacieux entregent et ses familiarités hasardeuses, il alla, par ordre de son père, se montrer à ses vassaux du Limousin et de la Provence.

Dans le Limousin, tout réussit le mieux du monde. Des fêtes champêtres, des discours, des banquets villageois ; l’installation solennelle d’un tribunal de conciliation imaginé par l’Ami des hommes ; un peuple respectueux et timide qui s’attendrissait aux homélies de ses curés et aux harangues sentimentales de son seigneur ;… la baronnie de Pierre-Buffières crut connaître l’âge d’or.

En Provence, ce fut une autre affaire. À travers toutes les distances qui le séparaient de cette roture, le jeune comte trouvait dans les élus de son bailliage et dans les colons de ses métairies des hommes de sa trempe et de sa race ; violents et tapageurs, rusés et retors ; des cerveaux brûlés, entêtés de leurs privilèges et de leurs coutumes ; des têtes durcies et cuites au soleil, qui ne craignaient pas plus les coups de bâton d’un gentilhomme que les procès-verbaux de ses gardes-chasse.

À propos de quelques contraventions forestières, le petit seigneur voulut le prendre de très haut, faire marcher la maréchaussée et la justice du Roi. Mais la Révolution couvait déjà dans ces têtes ardentes. Il se heurta aux insolences obstinées d’une bourgeoisie solidement organisée, à la résistance légale des consuls, et à la mollesse du lieutenant criminel, qui osa lui refuser de faire pendre un de ces « républicains », comme les appelait déjà le bailli de Mirabeau.

Il fallut reculer à petit bruit, au risque des méchants propos et des moqueries. « Je n’aurais jamais cru qu’il coulât du sang de macreuse dans les veines d’un Mirabeau », disait un jour, en pleine assemblée, un vieux hobereau du voisinage.

Pour se distraire de ces déboires, le comte allait quelquefois à Aix, où il trouvait des parents, des amis, et des plaisirs de passage.

Il y avait là une jeune héritière très entourée, très courtisée, bien qu’elle ne fût pas belle, et recherchée par les meilleurs partis de la Provence, bien qu’elle fût d’une famille où la séparation de corps semblait être, de père en fils, le dénouement naturel du mariage.

C’était la fille du riche marquis de Marignane, qui devait lui laisser un jour plus de 500 000 livres. Elle avait alors dix-huit ans.

Quoique Mlle de Marignane fût déjà promise à un autre, Mirabeau se mit en campagne, parlant, écrivant, prodiguant les caresses et les flatteries, séduisant, pour les gagner à sa cause, « toutes les femelles ascendantes, descendantes et à niveau » qui entouraient la jeune fille. Il osa plus encore ; c’est lui qui le dit : « Mlle de Marignane était essentiellement compromise. Je résolus d’en finir. »

Une nuit, en effet, « il en finit », dit-on, par un coup d’audace qui simplifiait les accords. Le 23 juin 1772, le mariage fut célébré à Aix en grande pompe. Mirabeau avait vingt-trois ans. Cette union, qui aurait dû mettre un terme aux désordres de sa jeunesse, fut pour lui le commencement des grandes folies et des grands malheurs.