Aller au contenu

Mirabeau (Rousse)/Partie 2/Chap V

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 79-88).

CHAPITRE IV

En Hollande, il écrivait pour vivre ; à Vincennes, pour ne pas mourir ; pour échapper à l’ennui, à la folie, aux inornes tentations de la solitude ; jetant à travers les murailles et les barreaux du donjon muet des appels désespérés à la liberté ; cherchant à tromper, par d’ardentes images, la continence de ses passions enchaînées et les loisirs tumultueux de sa jeunesse inassouvie.

À Amsterdam, il avait ouvert un atelier et une boutique de littérature ; à Vincennes, ce fut une usine. Dès le lendemain de sa mort, la trouvaille suspecte d’un spéculateur sans scrupules en avait livré au public tous les produits ; amas prodigieux de dévergondage et d’éloquence, de basses besognes et de nobles études, d’écrits touchants et de libelles obscènes ; cuvée de passions, de vices et de génie qui, durant quarante-deux mois, avait bouillonné dans cette tête en feu, et qui en débordait sans cesse avec les déchets, les bavures et les scories de la fournaise.

Je n’ai rien à dire des banalités laborieuses à l’aide desquelles le malheureux tuait le temps et usait sa chaîne. Il suffit de donner la liste abrégée de ces ouvrages éphémères : des traductions de Tibulle, de Tacite, de Boccace ; un Essai sur les élégiaques ; les Baisers de Jean Second ; une tragédie classique, une comédie bourgeoise ; une histoire de Philippe II ; un Essai sur la tolérance ; un mémoire sur les lettres de cachet qui fait suite à l’Essai sur le despotisme ; enfin, deux ou trois pastiches insipides des pires libertinages de Voltaire.

Mais, dans le catalogue de cette bibliothèque en désordre, il faut noter deux œuvres, où l’homme, l’écrivain et l’orateur se font mieux connaître. La première comprend les lettres et les mémoires adressés au lieutenant de police, à M. de Malesherbes, au marquis de Mirabeau et à d’autres. La seconde, la plus connue et, à mon sens, la plus mal jugée, contient la correspondance avec Mme de Monnier, les Lettres à Sophie.

Parmi les mémoires que le prisonnier faisait parvenir à son père et à M. Lenoir, plusieurs sont des chefs-d’œuvre de raison, de passion et d’éloquence. J’ai entendu beaucoup de plaidoyers dans ma vie ; j’en connais peu qui, à les lire, restent aussi forts, aussi habiles, aussi mordants, aussi pathétiques surtout, malgré l’emphase qui gâte presque tous les écrits de cette époque. C’est l’œuvre d’un avocat incomparable, plaidant une cause où se joue toute sa vie ; c’est le cri de la chair qui pâtit, de l’intelligence qui étouffe, de l’âme qui, se sentant peu à peu dégrader et avilir, se redresse sous la main du geôlier et se relève vers la liberté.

Quant aux Lettres à Sophie, ceux qui, sur la foi d’une légende surannée, y cherchent seulement des images licencieuses et des excitations dépravées, doivent éprouver, en les lisant, quelque mécompte. Non pas que cette correspondance fameuse soit un modèle de chasteté. On y trouve, à souhait, des tableaux dont le réalisme scrupuleux ne laisse rien dans l’ombre ; mais nous sommes aujourd’hui blasés sur ces hardiesses ; et, chaque matin, nos romans à la mode nous en montrent, dans une seule page et dans un seul jour, cent fois plus que ne le fait, en quatre années, le calendrier de ces orageuses amours. Vice pour vice, j’aime mieux les emportements juvéniles de ce Provençal de vingt-huit ans, violent et robuste, arraché brusquement des bras de sa maîtresse, que l’érotisme laborieux de ces écrivains tranquilles qui, aux dépens du public et au profit de leur renommée d’un jour, arrangent à loisir, dans des pages lucratives, leurs savantes lubricités.

Ce qui serait, à la charge de Mirabeau, un crime sans excuse, ce serait d’avoir livré lui-même au public les secrets de ces ardentes intimités ; mais malgré quelques incertitudes, il ne paraît pas que sa mémoire doive rester entachée de cette félonie. C’est assez que, dans des dialogues composés à loisir, il ait arrangé, sans qu’on voie clairement dans quel dessein, le roman falsifié de son amour.

Si ces lettres d’il y a cent ans ont encore pour nous quelque prix, ce n’est pas par l’attrait d’une passion plus bruyante que profonde ; c’est par le mouvement et la multitude des idées qui, pêle-mêle, jaillissent de cet esprit mobile ; c’est par les digressions qui, à chaque ligne, traversent cette rhétorique enflammée, et que soulève çà et là le souffle vivant de l’éloquence.

Dans les épanchements désordonnés d’une intimité qui n’a rien à taire, on peut entrevoir tout ce qu’était alors Mirabeau ; ce qu’il croyait, ce qu’il sentait, ce qu’il pensait sur toutes choses ; sur les affaires de ce monde, et de l’autre.

Ce qu’il croit ?… Rien ! Il est matérialiste résolu, tranquillement athée, sans tapage, sans violence, sans bravades. Dans l’Essai sur le despotisme, on le pouvait déjà pressentir. Ici, rien de plus clair ni de plus simple : la messe et le prêche, le talmud ou le coran, pour lui c’est tout un. « Je n’aurai jamais de querelle avec personne sur un sujet si peu important…. Celui qui ne croit rien en passe sans scrupule par tout ce que l’on veut, pour être tranquille, pourvu qu’on n’exige de lui que ces momeries qui ne font ni bien ni mal à personne. » Et ailleurs : « Au moment où nous finirons, tout notre être finira avec nous…. Pourquoi te faire un être fantastique, pour en obtenir le pardon de fautes que tu n’as pas commises ? »

Si on lui oppose tant de grands hommes qui ont été de grands croyants, et « de très habiles gens qui ont été de bons chrétiens » ; si on lui objecte la foi désespérée de Pascal ou la raison enflammée de Bossuet, « il n’est pas sûr du tout de leur sincérité, ni qu’ils se soient persuadés eux-mêmes ». Tous ces grands disputeurs se sont laissé séduire par l’orgueil de controverse, et à force de « chercher des preuves d’un être fantastique, leurs yeux ont dû se fasciner et s’éblouir ».

À propos de ces momeries dont il fait ailleurs si bon marché, son indifférence superbe s’anime parfois et s’échauffe. Il appelle crûment la liturgie un jargon, la messe un « tissu de solécismes » ; et, quant aux moines, aux prêtres, même aux simples dévots, il se répand contre eux en invectives si violentes, qu’il serait malséant d’en citer aucune.

Bien moins encore faut-il parler d’un pamphlet ennuyeux, sans invention, sans esprit et sans goût, l’Erotika Biblion, abominable fatras de lourds blasphèmes, dont aucun mérite littéraire ne relève les plates obscénités. Il n’en fallait pas tant pour justifier ce que disait le marquis de Mirabeau sur « l’irréligion natale de ses enfants ».

Ce qu’il pense sur les origines et les fins de l’humanité ? rien ! Il est philosophe à la mode de son temps, à la façon de Diderot et de Voltaire. Certaines pages de ses lettres pourraient retourner à l’Encyclopédie ou au Dictionnaire philosophique, d’où son étonnante mémoire les a tirées. C’est un panthéisme confus où « la nature » tient toute la place que Dieu laisse vide. La pensée humaine est un accident dont l’anatomie n’a pas encore reconnu la cause ; l’âme de l’homme, une entité animale perdue dans l’ensemble de cette immense zoologie où tous les êtres vivants se confondent. « La nature songe aux espèces, et s’occupe assez peu des individus. »

La morale de Mirabeau n’est guère plus sûre que sa métaphysique. À travers ses déclamations sentimentales, quelques grands mots vagues reviennent souvent ; « honneur," humanité, vertu » ; témoins incertains de cette conscience obscure ; jalons flottants d’une route mal tracée, où les traditions, les mœurs, les longues habitudes, les préjugés salutaires d’une grande civilisation ont, malgré lui, laissé leur trace. Mais quand il s’écarte un peu de ces lieux communs de pure convenance, quand, sous ces mots d’emprunt, il cherche le fond de sa pensée, il tombe à chaque instant dans de grands trous et perd pied dans des fondrières.

Son « humanité » ne va guère au delà de lui-même. L’intérêt seul est la règle de nos affections et la mesure de nos devoirs : « Les noms de père, de frère et de sœur ne sont que des mots ; et les liens du sang sont très chimériques…. De bonne foi, le hasard qui, de la conjonction de ma mère et d’un homme quelconque, fit naître un individu, m’impose-t-il beaucoup de devoirs ? »

Cette « conjonction », cependant, l’a fait gentilhomme ; et sans cesse il le rappelle. Mais ce gentilhomme a, sur « l’honneur «, des idées un peu confuses ; et sa rixe avec le vieux comte de Villeneuve, sur laquelle il se complaît à revenir, lui paraît un exploit où les règles de la chevalerie n’ont rien à reprendre.

Quant à la « vertu », il l’entend à sa manière, qui n’est pas celle de tout le monde. Il est marié ; Sophie l’est aussi. Presque à chaque page, il met sous nos yeux la peinture ardente de leur amour, les détails les plus secrets de leur bonheur. Puis, tout à coup, il s’arrête : « Ô ma Sophie, toi la plus chaste des amantes, toi la plus vertueuse des femmes, je suis plus amoureux de tes vertus que de tes charmes…. »

Morale déclamatoire et vide, matérialisme philosophique, négations religieuses, il n’y avait rien là, d’ailleurs, qui fût très original ni bien nouveau. C’est toujours Jean-Jacques qu’il faut chercher au fond de ces esprits troublés et de ces âmes malades : « Charme inexprimable de la vertu, écrit Saint-Preux à Julie ! force invincible de la voix qu’on aime ! bonheur ! plaisir ! transports ! que vos traits sont poignants ! Eh ! si j’adore les charmes de ta personne, n’est-ce pas surtout par l’empreinte de cette âme sans tache qui l’anime ? »

Quant à l’incrédulité de l’amant de Sophie, c’est une sorte d’indifférence verbeuse qui flotte entre le déisme champêtre du Vicaire savoyard et l’athéisme tranchant de M. de Wolmar : « Il vit que tout consistait en vaines simagrées,… et rejetant à la fois tout ce qui venait d’une autorité si suspecte, forcé d’être impie, il se fit athée…. » Momeries, simagrées, ce sont presque les mêmes mots. On distinguerait difficilement l’original de la copie.

Peut-être est-il bon d’ajouter qu’après avoir écrit à Sophie que « tout finit avec nous », Mirabeau composait un sermon « sur l’Immortalité de l’âme », à l’usage d’un clergyman à court d’éloquence…

À travers ces aberrations que l’excès de ses maux doit faire excuser peut-être, l’esprit de ce moraliste douteux garde toute sa vigueur ; et un prodigieux bon sens éclaire, de loin, cette âme en désordre. À chaque souffrance nouvelle, à mesure que se prolonge son intolérable captivité, la politique le prend de plus près et l’attire. Du haut de son donjon, il porte sur le pouvoir des rois, sur les droits des sujets, plus loin encore, sur les alliances nécessaires de la France et sur le droit public tout entier, des vues dont l’audace prophétique nous confond. On se demande comment, sous un gouvernement absolu, un prisonnier d’État osait écrire de telles pages ; comment, après les avoir lues chaque jour, un magistrat vigilant et tout-puissant pouvait les laisser passer sans obstacles.

Ce qu’il faut retenir encore, dans ces lettres, ce sont les jugements que Mirabeau porte sur lui-même, qui le devancent et l’annoncent, de loin, sur la scène où il doit paraître. « Pour moi, j’étais né avec le germe de tous les talents militaires, quelque esprit, beaucoup d’audace, et une âme très énergique ; avec cela, on trouve sa place. On me disait, il n’y a pas longtemps, que j’étais fait pour jouer un rôle. Oui, j’étais fait pour cela ; et certes, je le sais mieux qu’eux, qui ne connaissent de moi que la raboteuse surface d’un jeune homme longtemps fougueux et aujourd’hui cabré par l’infortune. Mais ils n’ont pas voulu de moi quand j’ai voulu d’eux. Eh bien ! qu’ils aillent au diable ! Je leur dis à tous qu’ils ne savent pas quel cœur ils déchirent, quel homme ils dédaignent, et qu’ils n’en connaîtront jamais le prix…. La politique, dont je faisais mon étude, me dégoûte. Je ne puis supporter que les hommes fassent tant de sacrifices et commettent tant de crimes pour des intérêts qui me paraissent si petits…. »

À quoi tiennent les destinées ! Lorsqu’aux premiers jours de sa captivité, Mirabeau écrivait ces lignes hautaines et notifiait à la politique ce congé dédaigneux, il était peut-être sincère. Si on l’avait laissé libre, livré à ses passions, à ses vices, aux emportements d’une jeunesse avide de tous les hasards et de tous les dangers, il se serait lui-même détruit en peu de temps, sans autre éclat que le bruit vite oublié de quelques équipées scandaleuses. Mais, en l’arrachant à cette vie d’aventures, en le condamnant à penser seul pendant plus de trois années, à mesurer ses forces et à creuser lentement son génie ; en faisant peser sur cet otage dangereux les abus d’un pouvoir caduc qui, malgré ses forteresses et ses geôliers, ne savait pas même l’empêcher de parler et d’écrire, le despotisme forgeait, de ses mains, les traits qui devaient le frapper un jour. Il armait pour la lutte prochaine le plus redoutable de ses ennemis.