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Mister Flow/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
Librairie Baudinière (p. 231-257).

XI

Je retrouvai une salle des Pas-Perdus gaie et animée. On était heureux de se revoir. On se demandait si l’on avait passé de bonnes vacances : « Excellentes ! Excellentes ! »

— Où êtes-vous allé ?

— À Lion-sur-Mer, une petite plage de tout repos et sans chichi, vous savez ! Pas besoin de se mettre en smoking (ouf ! pouvoir parler français !) tous les soirs.

— Vrai ! Ce n’est pas Deauville ! Vous n’êtes pas allé faire un petit tour à Deauville ?

— Non, merci ! Ça n’est pas mon genre !

Une heure plus tard, je prenais le chemin de la prison où Durin devait commencer à trouver que je me faisais rare. C’était sans joie que j’allais là mais sans terreur. J’avais tenu mes engagements. J’avais fait ses commissions. Nous étions quittes. Je plaiderais pour lui et tout serait dit. Qu’il allât se faire pendre ailleurs : « J’en avais ma claque ! »

D’autre part, je ne doutai point qu’il ne fût renseigné sur mes faits et gestes. Il avait bien dû s’amuser en apprenant que le charme d’Helena avait suffisamment agi pour faire de moi le complice de leurs entreprises. Helena avait dû, dans sa mystérieuse correspondance, se moquer outrageusement de moi, de mon amour éperdu et de mon incroyable naïveté. Quel triomphe pour elle de m’avoir glissé dans la peau de Mister Flow comme il m’avait glissé, lui, dans celle de Mr. Prim ! Ah ! ils étaient dignes l’un de l’autre, les bandits !…

Quoi qu’il en fût j’étais bien résolu, par mon attitude, à ne point lui faire douter de mon rôle de victime, de bon petit garçon qu’une jolie femme peut conduire par le bout du nez.

Dès qu’il me vit, je compris qu’il était satisfait de moi. Il me serra les deux mains tout à fait fraternellement et avec une sorte d’affection protectrice :

— Tous mes compliments, mon cher maître, me dit-il. Fichtre ! vous y allez bien ! je ne vous en demandais pas tant.

— On ne peut rien refuser à lady Skarlett. répliquai-je, en prenant une mine volontairement confuse.

— À ce propos, je devrais vous gronder ! Vous avez bien failli la compromettre. C’eût été une faute irréparable et je vous aurais difficilement pardonné. Elle vous a tout dit et je sais qu’elle ne vous a point caché le goût qu’elle avait gardé pour son existence d’autrefois. Je ne doute point que ce soit elle, car c’est une ensorceleuse, qui vous a poussé à d’aussi audacieuses extravagances. Je lui ai écrit ce que je pensais à cet égard. C’est fou, ce que vous avez fait là, tous les deux… À la lecture des journaux, j’ai souvent tremblé pour elle et aussi pour la réputation de ce pauvre Mister Flow. Avez-vous songé à la responsabilité que vous encouriez ? Vous avez commis des fautes impardonnables. Tant dans le coup de l’affaire Boieldieu que dans celui de la cité Rougemont. Vous ne vous en êtes pas trop mal tiré au Havre. Mais, vous avez eu tort de vous abandonner aux délices de Capoue sur la Déesse… Enfin, tout est bien qui finit bien !…

— Cependant, Durin, l’histoire de l’automobile rouge n’était pas si mal que ça !…

— Ah ! ça je vous l’accorde, c’est du bon Mister Flow ! Tout compte fait, je n’ai qu’à vous remercier et je vous annonce que vos honoraires seront à la hauteur de ma satisfaction. Parlons, maintenant, du procès. Nous passons le 10 octobre L’affaire sera réglée en cinq minutes.

— Je crois que vous pouvez compter sur le sursis.

— D’autant que sir Archibald est de retour en France et viendra me réclamer à l’audience. Le soir même je rentre à son service. Et, et, mon Dieu !… Je crois bien que nous nous dirons adieu pour toujours !…

— Je l’espère, Durin !

— Vous regrettez quelque chose ?

— Tout ! Durin, je suis un honnête homme, moi !

— Diable ! pensez un peu à ce qui serait arrivé si vous ne l’étiez pas. Enfin, je ne vous en veux pas de lâcher la carrière. Chacun va où l’appelle son destin. Nous vous oublierons.

— Nous oublierons tout, appuyai-je. Nous y avons intérêt l’un et l’autre !

Nous nous regardions dans les yeux. Puis sa bouche se détendit et, avec un sourire un peu amer : « J’ai vu venir, ici, la première fois, un enfant, je vois maintenant devant moi un homme. Vous me remercierez, un jour, du fond du cœur, ingrat !… »

Sur ce, nous nous quittâmes. Nous ne nous revîmes que la veille du procès, cinq minutes.

Je n’avais toujours pas de nouvelles d’Helena et je ne lui en demandai point.

Vint le 10 octobre. Le Palais était une vraie ruche. Le bourdonnement des robins emplissait salles et couloirs. Le tambour des portes poussées par les robes noires affairées ne cessait de retentir à gros coups sourds, battant le rappel des causes. Cependant, à la 10e chambre correctionnelle, c’était à peu près le désert. On expédiait les flagrants délits. Quand on appela l’affaire Durin, il n’y avait pas vingt personnes dans la salle. Durin fut introduit. Il baissait la tête, écrasé de honte.

Le président feuilleta le dossier et annonça à ses assesseurs qu’il y avait désistement du demandeur. Le substitut, cependant, maintenait les poursuites, car le délit était évident. Je soulevai ma toque :

— Mon client a tout avoué, fis-je. Il regrette de s’être laissé aller à un geste qui sera le remords de ses jours. C’est un honnête homme. Son casier est vierge. Son patron est prêt à le reprendre à son service. Je demande l’indulgence du tribunal et l’application de la loi de sursis…

Le président demanda si sir Archibald Skarlett était dans la salle. Un homme se leva et, précisément, le vieillard haut et sec, aux yeux pâles, que j’avais vu avec Helena à Lion-sur-Mer. Il se borna à répéter qu’il reprenait Durin à son service, car c’était un excellent serviteur qui avait été victime d’une inspiration du « méchant être » (le démon ! mot tabou).

Les juges sourirent et le président, après s’être penché vers ses assesseurs, était prêt à prononcer le jugement attendu quand un gentleman, qui avait de singuliers points de ressemblance avec sir Archibald, s’avança et demanda, en excellent français, à être entendu : « Je viens ici sauver mon frère, dit-il, et vous apprendre qui est ce Durin, qui a surpris sa confiance dans une intention certainement des plus criminelle ».

Et, après s’être nommé (c’était sir Philip, frère cadet de sir Archibald), il se tourna alors, tout d’une pièce, du côté de Durin et lui jeta à la figure :

— Vous êtes un misérable !… Vous êtes le célèbre Mister Flow !…

Cette accusation inattendue, qui pouvait être l’annonce des complications les plus redoutables pour moi, me frappa comme la foudre et je me laissai aller sur mon banc, comme si, tout à coup, la vie m’échappait. Heureusement que personne ne me regardait et que tout les yeux étaient fixés sur Durin. Il était vraiment curieux à contempler. Sa face qui, déjà, ne respirait guère l’intelligence et dont la niaiserie s’était accompagnée d’un désespoir larmoyant, quand on lui avait dit de se lever et qu’il avait aperçu sir Archibald, sa face manifesta une si parfaite imbécillité qu’il obtint, du premier coup, un beau fou rire.

Il ne protestait pas ! Il ne comprenait pas ! Du reste, il avait tout le public avec lui qui se pâmait à l’idée que ce pauvre garçon était accusé d’être Mister Flow, le célèbre, l’inouï, l’incomparable Mister Flow ! C’était aussi le sentiment du tribunal et les juges eux-mêmes ne purent tenir leur sérieux.

Ayant repris un peu de souffle, je dis, sans me lever (j’en eusse été incapable), et laissant retomber mes bras, comme si une pareille énormité les avait rompus :

— C’est une mauvaise plaisanterie !

Le président interpella le témoin avec une indulgence apitoyée.

— D’où arrivez-vous donc, monsieur, pour nous faire une déposition sensationnelle ? Vous êtes ici le seul à ignorer que, pendant que Durin était sous les verrous, le Mister Flow en question s’est signalé à Deauville, Biarritz, Rouen et, dernièrement à Paris par quelques méfaits assez retentissants. Enfin, il semble avoir bien occupé ses vacances !…

Le substitut qui se faisait, lui aussi, une pinte de bon sang, prononça :

— On pourrait demander à sir Archibald ce qu’il pense de cette étrange histoire…

Sir Archibald se leva et dit :

— Je la déplore, car elle est insensée, et je prie mon frère Philip de ne pas insister. Je répète que j’ai eu, pendant deux ans chez moi, à mon service, le nommé Durin et que je n’ai eu qu’à m’en louer.

Durin, lui, sur son banc, avait l’air de plus en plus ahuri. Quant à sir Philip, il continuait de le regarder d’une façon terrible, ce que voyant, le président pria le témoin de se retourner vers le tribunal et de bien vouloir expliquer sa déposition.

Sir Philip, qui avait dû se taire, sous les éclats de rue et autres manifestations de la salle, reprit, sur un ton des plus sec :

— Je ne suis ni fou ni ridicule, comme mon honorable frère voudrait le laisser entendre. Je n’ignore pas non plus que Durin étant en prison, on a mis sur le compte de Mister Flow des vols et autres aventures retentissantes. Mais, qu’est-ce que cela prouve ? Que l’on s’est trompé, voilà tout. Et, maintenant, je vais vous dire comment j’ai été amené à cette certitude. Pendant que nous étions aux Indes, mon frère et moi avons cessé toute relation, par suite des intrigues d’un étranger qui avait réussi à se glisser dans notre société. Le nom sous lequel cet affreux individu s’est présenté à nous, je ne puis le dire et je ne veux pas le dire, pour l’honneur de mon frère, et je suis sûr que sir Archibald ne me blâmera pas de ma discrétion.

L’homme aux yeux pâles se leva tout d’une pièce et lança :

— Philip, vous êtes un traître et je vous renie !

Le président se hâta de mettre un terme à l’incident et pria sir Archibald de ne plus interrompre le témoin.

L’affaire prenait des proportions inattendues. Elle sembla déjà imprégnée d’un singulier mystère. Le bruit s’était répandu dans les autres salles et dans les couloirs qu’un inculpé était dénoncé par un témoin comme pouvant bien être Mister Flow. En quelques minutes, la « dixième » fut pleine à y étouffer. On montait sur les bancs, on se haussait sur la pointe des pieds. Tout le monde voulait voir Durin qui continuait de montrer sa bonne tête d’idiot et chacun de dire : « Ça, Mister Flow, il est maboule, le témoin !… »

Quant à moi, j’avais laissé tomber mon front dans mes bras habillés de la toge, geste assez fréquent qui signifie que l’on est las d’entendre des insanités.

À la vérité, j’étais assommé. Ah ! Le temps était bien passé où j’aurais été si fier de plaider pour Mister Flow ! J’allais peut-être devenir célèbre, mais, de quelle célébrité ? Qui eût pu le dire ?…

Philip avait repris sa déposition.

— Persuadé que l’homme en question n’était qu’une canaille, je résolus de le retrouver en Europe où je savais qu’il avait débarqué. Mais je ne pus quitter les Indes que plusieurs mois après mon frère. Je retrouvai les traces de mon bandit en Égypte, à Athènes, à Bucarest, à Constantinople, à Vienne, à Trieste, à Venise. Mon attention avait été attirée par le fait que, partout où il passait, on célébrait le passage du célèbre « Mister Flow », vols et cambriolages, abus de confiance. J’eus bientôt la preuve que celui que je cherchais et ce Mister Flow ne faisaient qu’un. Je vous dirai sous quel nom et sous quels masques celui que l’on a encore appelé l’ « Homme aux cent visages » a commis ses méfaits, j’aurai, pour cela, le témoignage de ses victimes et aussi celui des différentes polices qui le recherchaient et auxquelles son astuce proverbiale et sa science du maquillage le faisaient toujours échapper.

« À Venise, il se produisait au café Florian. Il avait une bonne presse aux Procuraties sous le nom de Mr. J. A. L. Prim. De là, il était allé à Milan où il avait eu l’audace de pénétrer dans la maison de mon frère dont il devint bientôt le commensal. Mais sans doute sa dernière transformation avait-elle suffisamment duré. Il annonça son départ pour les Amériques. Entre temps il avait recommandé à mon frère un valet de chambre nommé Durin qui se trouvait libre à Trieste et qui arriva deux jours après le départ de Mr. Prim. Sir Archibald l’engagea. Ce Durin n’était autre que Mister Flow lui-même !…

« Ceci, je ne le découvris point tout de suite, car je m’étais mis à la recherche de J. A. L. Prim et je perdis près de deux ans dans cette vaine poursuite en Amérique, puis aux Indes, où j’étais retourné pour mes affaires. Enfin, je revins en Europe où je m’accordai quelque chance de le retrouver. Mon homme ne pouvait avoir passé trois semaines avec mon frère sans un dessein arrêté. Mister Flow s’est toujours montré persévérant dans ses entreprises et sachant poser longtemps à l’avance des jalons qui lui serviront plus tard.

« C’était autour de sir Archibald qu’il fallait chercher. Sir Archibald était alors à Paris. Il avait toujours ce même valet de chambre que Mr. Prim lui avait recommandé. Un jour, ou plutôt une nuit, j’eus la preuve foudroyante que Durin c’était J. A. L. Prim. C’était l’éternel Mister Flow ! Durin avait loué, rue Chalgrin, un entresol, sous le nom de Van Housen, qui est un des cent visages de Mister Flow. Comme je vous l’ai dit, monsieur le Président, toutes relations sont rompues depuis longtemps entre mon frère et moi ; cependant, je n’hésitai pas, comme vous pensez bien, à l’avertir de ma découverte. Sir Archibald me répondit par une lettre méprisante.

« Quelques jours plus tard, j’apprenais que Durin avait été arrêté pour avoir volé à mon frère une épingle de cravate. Ce petit incident aurait dû dessiller les yeux de sir Archibald. Il n’en fut rien. Je décidai alors de retourner en Italie pour essayer de ramasser là-bas une preuve que je pusse sortir publiquement de l’identité de Durin et de Mister Flow. J’ai été sur le point de l’obtenir et puis elle m’a échappé au dernier moment. Et je suis arrivé en hâte pour assister à ce procès et pour dévoiler Durin… »

— Mais vous nous avez parlé d’une preuve foudroyante ! fit remarquer le président.

— Oui ! C’est en surveillant l’immeuble de la rue Chalgrin que j’ai acquis cette preuve-là. Malheureusement, il ne m’appartient pas de la faire connaître. Durin me comprend, lui, mais il continuera à faire celui qui ne me comprend pas !

— Voilà bien des mystères ! fit le président. Le tribunal ne saurait admettre vos réticences, d’autant que vous n’avez pas été cité régulièrement et que nous ne vous entendons qu’à titre de simple renseignement… En somme, vous ne nous apportez aucune preuve. En admettant même que ce J. A. L. Prim soit bien Mister Flow, nous ne voyons pas comment établir une confusion entre ce personnage et Durin lui-même.

Et, se tournant vers sir Archibald :

— Avez-vous quelque chose à dire, dans tout ceci ? Vous avez entendu votre frère ?…

— Monsieur le Président, laissa tomber, d’une bouche pleine d’amertume, l’homme aux yeux pales, je me demande si mon frère n’est point devenu fou ! Durin est en prison… Mister Flow continue ses exploits… C’est une preuve de l’innocence du pauvre garçon, j’imagine, mais il y a mieux que cela ! Il est bon que mon frère apprenne que, toujours pendant que Durin était en prison, Mr. J. A. L. Prim était à Deauville, où il était descendu au Royal, que ma femme le voyait tous les jours et qu’il dînait avec elle à la table de Sa Grâce le duc de Wester !

Ces derniers mots parurent accabler sir Philip. Les journaux, en effet, qui s’étaient occupés de Mister Flow n’avaient eu encore aucune raison de signaler d’une façon retentissante l’existence de Mr. Prim. Le témoin, assez désemparé, se borna à murmurer :

— C’est impossible !

Je sentis que le moment était venu pour moi de me lever.

— Je crois, monsieur le Président, qu’il ne reste plus rien de cet étrange incident. Cette triste comédie a suffisamment duré… Je suis comme Durin, je ne comprends rien à toute cette fantasmagorie. Et je ne suis pas loin, non plus, de partager l’indignation de sir Archibald !…

Nous pouvions croire, cette fois, que tout était fini, quand le président s’adressa au substitut :

— Qu’en pense le ministère public ?

Le substitut se leva :

— Pour moi, comme pour nous tous, Durin ne saurait être Mister Flow. J’ajouterai même qu’une pareille supposition ne peut que faire sourire !… Cependant, puisqu’il a été question à cette audience de Mister Flow et de Mr. J. A. L. Prim, ne croyez-vous pas, monsieur le Président, qu’il serait bon de citer à cette barre l’inspecteur de la Sûreté Petit-Jean qui a eu, tous ces derniers temps, à s’occuper de Mister Flow ? On citerait également Mr. Prim, puisque Mr. Prim est en France et n’a aucune raison de se cacher. Quand le témoin verrait en face l’un de l’autre, Durin et Mr. Prim, il serait bien dans la nécessité de confesser son erreur… Enfin, Durin serait débarrassé de cette terrible réputation qu’on veut lui faire bien malgré lui et qu’il n’a certainement point méritée, si j’en crois les apparences (cette allusion à la stupidité du Durin eut encore un grand succès).

— Qu’en dites-vous, Durin ? demanda le président.

— Faites comme vous voudrez, monsieur le Président. Tout cela est abominable !… Et il éclata en sanglots…

Sur ce, l’affaire fut remise à huitaine pour supplément d’enquête.

J’étouffais en sortant de la dixième chambre. Sir Archibald vint à moi et me dit :

— Ce pauvre Durin ! le voilà bien peiné ! Dites-lui bien que tout ceci n’a aucune importance et que je ne l’abandonnerai pas !…

Je passai huit jours atroces. J’étais allé voir Durin. Il se mit à rire de ma mine déconfite.

— Eh bien, qu’est-ce qui ne va pas ?

— Mais, malheureux, où allons-nous ? Un supplément d’enquête ! avec tout ce qu’a raconté ce sinistre Philippe !…

— Rassurez-vous !… D’abord, il a contre lui sir Archibald, qui n’a jamais été aussi furieux, car toute la manœuvre de son frère pourrait singulièrement compromettre lady Helena. Voyez-vous que l’on apprenne à Windsor que sir Skarlett a épousé la sœur d’un chevalier d’industrie, même si ce chevalier d’industrie n’est pas Mister Flow ! De son côté, sir Philip ne tient point à déshonorer la famille. Vous l’avez vu à l’audience. Ce n’est pas drôle d’être quelque chose comme le beau-frère de Mister Flow ! Il désirera d’abord débarrasser sir Archibald de Mister Flow. Après, on s’arrangerait sans scandale, autant que possible, avec la femme. En ce qui me concerne, il est sûr que je ne brûlerai pas lady Helena, ma meilleure cartouche ! Comment m’a-t-il deviné ? J’imagine qu’il a dû surprendre l’intimité de mes relations avec la patronne… C’est cela qui l’a remis dans le droit chemin et lui a fait retrouver, sous le visage de Durin, celui de J. A. L. Prim. Mais puisqu’il ne peut rien dire, il vaut mieux en rigoler, il n’est qu’odieux et ridicule !… Tout va bien, cher ami, croyez-moi.

— Pour vous, peut-être, mais pour moi ! Voilà Mr. Prim sur la sellette. On le recherche pour le citer !… Singulièrement disparu, Mr. Prim ! Je tremble qu’en partant de Mr. Prim on n’aboutisse à Me Antonin Rose. Je n’aurais plus qu’à me suicider !…

— Là ! là ! voilà les gros mots ! Le suicide, comme vous y allez ! Que diable, la vie est encore belle ! On trouvera bien à se retourner. Comptez sur moi.

On comprend que de tels propos n’étaient point faits pour me redonner de l’assurance. Ah ! je les payais mes beaux jours de Deauville ! Que n’avais-je passé toutes mes vacances dans l’humble hospitalité de la sage Clotilde et de la douce Nathalie ! J’étais si ravagé que je n’osais plus paraître devant elles.

Sur ces entrefaites, j’appris que Mr. Prim restant introuvable, le parquet avait cité lady Skarlett, qui donnerait peut-être quelque renseignement intéressant sur le fuyant personnage.

Je me présentai, défait, à l’audience. L’affaire avait pris des proportions énormes. Les journaux s’en étaient emparés. On était venu m’interviewer au Palais. Mes confrères m’enviaient et trouvaient que j’avais de la chance. De la chance !… Ma mauvaise mine les étonnait et aussi mon peu d’entrain. Je prétextai des maux d’estomac, un empoisonnement par les huîtres.

On se bousculait à la dixième. J’eus peine à gagner ma place. Durin arriva, entre ses deux gardes municipaux, avec une tête étourdissante d’imbécillité et les yeux rouges. Beaucoup de femmes dans la salle et des plus huppées. Durin n’eut encore qu’à se montrer pour obtenir, ce jour-là, un nouveau succès de rires… Quelques-unes de ces dames protestaient. C’était une injure qu’on leur faisait en abîmant l’image qu’elles Se faisaient de leur héros, avec ce grotesque.

L’inspecteur Petit-Jean fut tout de suite appelé à la barre. Il était au courant, naturellement, de la déposition de sir Philip. Le président en retraça les grandes lignes, dans son interrogatoire.

— Il y a beaucoup à retenir, déclara le témoin, dans la déposition de sir Philip. Pour mon compte, depuis que je me suis mis à la recherche de Mister Flow, dont j’ai été le premier à signaler le retour dans nos parages, j’ai fait le même chemin que l’honorable déposant. Seulement, je suis parti du point opposé. Il a remonté du plus loin pour aboutir à Mr. J. A. L. Prim et moi je suis parti des derniers événements pour redescendre jusqu’à Milan où je me suis trouvé en face, comme lui, dudit Mr. Prim. Pas plus pour moi que pour lui, il ne fait de doute que Prim et Mister Flow sont le seul et même individu ! Mais là où je suis obligé de me séparer de sir Philip, c’est dans la question Durin. Prétendre que Mister Flow, c’est Durin, c’est affirmer l’impossible. La présence de Durin ici en est une preuve suffisante et j’espère bien vous amener moi-même un de ces jours ce Mr. Prim, qui est l’auteur des derniers cambriolages dont j’ai eu à m’occuper, au cours de ces dernières semaines. Mister Flow avait, à Milan, trompé étrangement la confiance de sir Archibald et de lady Skarlett. Il ne faut pas s’en étonner. Il est passé maître dans cette sorte de bluff. Et nous avons été, à la police, trop souvent ses victimes pour marquer la moindre surprise de l’ascendant qu’il avait pris sur ses hôtes. Si bien que, lorsque deux ans plus tard, c’est-à-dire cet été, il s’est présenté, en l’absence de sir Archibald, à lady Skarlett, il n’est pas étonnant que celle-ci lui ait réservé son meilleur accueil. Vous entendrez tout à l’heure lady Skarlett comme témoin. Il est bon qu’elle soit instruite des dangers qu’elle a courus à côté de ce redoutable personnage. La présence, à Deauville, de Mister Flow me fut révélée, comme on l’a écrit dans les journaux, par la façon toute particulière dont ont été forcés les coffres-forts de la villa des « Charmilles » et du Royal. L’instrument qui a servi est unique et appartient en propre à celui que nous traquons depuis si longtemps. Les cambriolages de Deauville se trouvaient ainsi signés de Mister Flow. Je retrouvai Mister Flow dans l’affaire de la cité Rougemont et il n’est pas impossible qu’il faille encore lui attribuer le coup du boulevard Boieldieu, à Rouen, dans l’hôtel de M. Jacob. Les empreintes relevées attestent, comme à la villa des « Charmilles », comme à la cité Rougemont, que l’opérateur était accompagné d’une femme, comme il est souvent arrivé à Mister Flow. Et maintenant, monsieur le Président, il me reste à vous apprendre comment j’ai pu identifier Mister Flow dans Mr. Prim. Mes recherches dans l’appartement de M. Abraham Moritz m’ont fait découvrir, tout dernièrement, un objet qui avait échappé à Mister Flow dans sa fuite rapide et dans le moment qu’il cherchait l’escalier de service. Cet objet, le voici. C’est un bracelet-montre, acheté à Rouen par un gentleman qui accompagnait lady Skarlett !

À ces mots, je ne fus point maître de retenir un soupir qui était presque un gémissement et je n’osai regarder le petit chef-d’œuvre d’horlogerie que l’inspecteur faisait passer au tribunal.

— Vous pensez que, dès que j’eus obtenu un aussi précieux renseignement, je ne fus pas long, monsieur le Président, à découvrir J. A. L. Prim, lequel était descendu alors au Royal de Deauville et ne quittait plus lady Skarlett. Son but était, de toute évidence, de s’emparer des bijoux de cette dame, estimés à plus de vingt millions. L’affaire était trop belle pour l’abandonner après l’avoir manquée une première fois à Milan. Il était réapparu à Deauville pour tenter à nouveau le coup en l’absence de sir Archibald et il aurait certainement réussi si |e domestique de confiance de lady Skarlett n’avait gardé les bijoux dans sa ceinture. Ce J. A. L. Prim, du reste, était arrivé au Royal sans bagages. Il ne disposait dans l’instant d’aucun moyen. Il n’a point payé sa note et, dans une courte apparition qu’il fit à Paris-Plage, accompagné de lady Skarlett qu’il promenait le long de la côte, il se signala encore par la façon désinvolte dont il quitta le Palace, sans payer l’appartement, renvoyant la note à lady Skarlett, qui la croyait réglée et était descendue rejoindre son compagnon. Lady Skarlett ne doit plus ignorer aujourd’hui les singuliers agissements de Mr. Prim. Peut-être avait-elle déjà pu le juger au cours de son voyage, car elle rentra seule à Deauville. Réduit à ses propres ressources. Mister Flow retrouvait, le soir même, à Paris la complice à laquelle je faisais allusion tout à l’heure et tentait le coup de la cité Rougemont. Le lendemain, on retrouvait sa piste au Havre. Il se jetait dans le bassin du Commerce, ce qui fut une occasion pour lui de goûter aux douceurs du yachting. Enfin, nous le retrouvons avec l’auto rouge à Angoulême… J’ai relevé un instant sa trace en Bretagne. Je le crois maintenant à Paris. Monsieur le Président, encore un petit mot : lors de l’affaire de la cité Rougemont, nous avons pu découvrir comment Mister Flow et sa compagne avaient échappé aux agents en pénétrant dans le théâtre des Nouveautés par l’entrée des artistes. Nous avons même pu repérer les fauteuils qu’ils avaient occupés jusqu’à la fin de la représentation. Sous l’un de ces fauteuils, j’ai trouvé un mouchoir, un mouchoir d’homme dont les initiales ne nous disent rien pour le moment, mais qui pourraient peut-être bien nous servir un jour. Il se peut, toutefois, que ce mouchoir ait été perdu par quelque autre personne tout à fait étrangère à l’affaire… Enfin, tel quel, le voilà !

Et l’inspecteur sortit de sa poche un mouchoir que je considérai avec un effroi encore inégalé…

— Quelles sont les initiales ? demanda le président.

A. R. entrelacés, monsieur le Président !…

A. R., en effet, cela ne semble correspondre à rien…

C’est alors que cette brute de Durin se souleva et prononça, au milieu d’une explosion de rires et pendant que je faisais un effort surhumain pour ne pas m’effondrer.

A. R., MAIS CE SONT LES INITIALES DE MON AVOCAT, monsieur le Président ! Cet homme-là (il désignait le témoin) ne va tout de même pas prétendre que c’est mon avocat qui a fait le coup !

La salle était dans une joie oui tenait de l’hystérie. Moi, je devais faire une jolie grimace, car ces dames riaient aussi en me regardant. Le cynisme de Durin me glaçait les moelles. C’était vraiment pousser un peu loin l’audace dans ce jeu terrible où il roulait, comme dans la farine, police, magistrat et jusqu’à son défenseur ! Je n’avais vraiment pas de chance ! Je n’étais venu à Deauville qu’avec un mouchoir. J’avais ensuite acheté du linge à Rouen aux initiales de J. A. L. Prim. mais il fallait que le seul mouchoir de Me Antonin Rose fût justement dans ma poche, lors de l’affaire de la cité Rougemont et que je le laissasse tomber ! J’en avais encore les reins brisés quand l’huissier introduisit lady Skarlett.

Je n’avais pas revu Helena depuis Lion-sur-Mer, où elle était passée près de moi si indifférente. Depuis, je n’en avais pas reçu un mot. J’étais persuadé qu’elle m’avait laissé complètement « tomber ». Cependant, je sentis son parfum avant même qu’elle ne m’eût frôlé et ma pauvre cervelle chavira à l’évocation de tant de scènes qui avaient senti ce parfum-là !

Son entrée, certes, avait fait sensation. Elle était, comme presque toujours, d’une beauté à la fois fatale et souriante et un murmure d’admiration accompagnait ses pas.

Et, comme toujours, divinement mise, avec un brin d’originalité et d’exotisme qui était sa marque et la sortait des vulgaires beautés, esclaves de la mode. Elle portait haut la tête, mais sans ridicule ostentation et ne paraissait nullement gênée d’avoir à se montrer et à s’expliquer dans un milieu si nouveau pour elle, je veux dire si nouveau pour lady Helena.

M’avait-elle vu ? Je ne saurais l’affirmer, mais ce que je puis dire, c’est qu’elle n’eut, par la suite, aucun regard pour le banc de la défense où cependant elle savait que j’étais assis. Elle regardait Durin et son fugitif sourire avait l’air à la fois de l’encourager et de le plaindre. Les questions du président ne faisaient que résumer la déposition précédente à laquelle lady Skarlett, sans le moindre embarras, donnait son plein assentiment.

— Ce Mr. Prim nous a beaucoup trompés ! prononça-t-elle, avec le léger accent qu’elle ne prenait souvent que par coquetterie. C’est un vilain homme ! A very nasty man ! Il avait été si aimable à Milan ! Nous ne le connaissions pas. Il nous avait été « introduit » dans une soirée chez le général Benito. Il nous rendait beaucoup de petits services. Il nous était bien utile pour le bridge de l’après-midi. Enfin, c’était un ami. Quand je le revis à Deauville, je fus enchantée en vérité et je l’écrivis tout de suite à mon mari. Figurez-vous que je ne pouvais plus m’en débarrasser. Il finissait par me fatiguer. Je ne pourrais pas dire si cet homme était Mister Flow, no, ou un autre, mais c’était un vilain homme et qui avait de mauvais desseins. Je crois bien que c’est lui qui a essayé de voler mes bijoux ! Et puis, il est arrivé sans bagages, sans linge, sans argent. Il m’a raconté une histoire de malles égarées. Cela « résonnait chatouilleux » vraiment ! Je lui ai prêté des effets de sir Archibald et j’allai avec lui en commander d’autres à Rouen. Il mangeait à ma table sans rien payer jamais. Il devait à tout le monde, dans tous les bars et il buvait comme un poisson. Et il jouait. Je supportais ce monsieur à cause de mon mari qui allait revenir et qui serait heureux de le trouver pour l’action-bridge et aussi parce qu’il avait été à peu près convenable avec moi. Mais, à Paris-Plage, il commença à être à la limite, en vérité ! Je voulus repartir tout de suite. Dans l’auto, il a été presque shoking, yes, undecent. Alors, j’ai arrêté et je lui ai ordonné de descendre. Vivement, Sharp ! Il n’a pas voulu descendre. Et il essayait de se faire pardonner. J’ai fait comme si je pardonnais, mais, à la première stop, comme il descendait le premier, je suis repartie toute seule en vitesse !… Je l’ai laissé sur la route, yes !… C’est un vilain homme !… Je n’ai jamais beaucoup aimé son « figoure » !…

— Et qu’avez-vous à dire de Durin ?…

— Oh ! comme mon mari, je n’ai jamais eu à m’en plaindre. Je l’ai toujours trouvé correct dans le service et il était très dévoué à sir Archibald. Je ne puis m’expliquer cette sotte affaire d’épingle de cravate que par une sotte galanterie. Il « portait » un grand flirt avec la femme de chambre d’une de mes amies, Mrs. Tennyson ! Il a fait le cadeau à la femme de chambre, à Maid. Enfin, je ne le crois pas très intelligent, je crois à son repentir sincère.

Là-dessus, Durin éclate à nouveau en sanglots.

— Consolez-vous, Arthur. Dont cry, my man, je serais très heureuse de vous revoir dans la maison…

Ils échangèrent tous deux un regard que je n’oublierai jamais !

— Vous ne croyez pas, madame, que Durin soit le fameux Mister Flow ?

Elle se mit à rire, mais à rire !… et toute la salle rit encore avec elle…

Alors Durin se prit à rire, lui aussi, à travers ses larmes et d’une façon si bêtasse que la joie de toute la salle en redoubla :

— Reconnaissez-vous ce bracelet-montre ?…

— Mister Prim l’a acheté devant moi chez un bijoutier de Rouen…

— On l’a retrouvé dans l’appartement cambriolé rue Rougemont.

Alors, monsieur le Président, Mr. Prim a démontré que Durin ne pouvait pas être Mister Flow !

Cette phrase, qu’elle prononça en regardant Durin avec un sourire où je fus le seul à démêler une certaine joie sournoise, fut pour moi un subit trait de lumière. Maintenant, je comprenais tout. Et Durin, qui me jeta un rapide regard, vit bien que je n’avais plus rien à apprendre. Tout le sens de mon aventure tenait dans les quelques mots que lady Helena venait de laisser tomber de sa lèvre amusée. Durin avait eu besoin d’un alibi, car il savait qu’il serait attaqué par sir Philip. Cet alibi, je le lui avais fourni comme un niais et à quels risques et périls ! J’avais été entre les mains de cet homme et de cette femme le Mister Flow dont ils avaient eu besoin pour que Durin pût supporter sans broncher l’assaut terrible du Skarlett junior. Et, maintenant qu’ils n’avaient plus besoin de moi, Durin ne gênait plus pour me faire comprendre, d’un coup d’œil, que la comédie était terminée…

Ah ! c’était du bel ouvrage ! Une fois de plus, Mister Flow s’était surpassé ! Il avait eu besoin d’un cambrioleur, il avait pris son avocat ! C’était tellement fort que personne ne pouvait y penser ! J’imaginai les heures de gaieté que j’allais leur fournir dès qu’ils se retrouveraient seuls tous les deux. Déjà, devant moi, ils affichaient l’aventure savoureuse !

À cette idée, ma prostration s’était changée en une rage muette, mais forcenée. Hélas ! je ne pouvais qu’étouffer d’impuissance…

— Vous n’êtes pas souffrant, maître ?

Ces paroles du président me rendirent à moi-même en me faisant entrevoir l’abîme que je côtoyais dans une ivresse de vertige et je m’efforçai de prononcer quelques paroles qui me fissent rentrer dans mon rôle judiciaire. Je n’y réussissais point. On crut que la chaleur m’avait incommodé et le président, hâtivement, termina l’affaire :

— Le sursis est accordé, maître.

Je me levai. J’avais retrouvé des forces pour fuir. Cependant, je ne fus pas peu étonné de la charitable insistance avec laquelle sir Archibald, qui se trouvait près de moi, m’accompagna dans la salle des Pas-Perdus. Il me proposa de me faire reconduire à domicile dans son auto. Je le remerciai en balbutiant des paroles inintelligibles. Mais il me donna sa carte en me priant de venir le voir, le soir même, si je le pouvais, au Cambridge, où il était descendu.

— Et si vous voulez nous faire le plaisir d’accepter à dîner, je vous en serais particulièrement obligé. Je voudrais vous parler de Durin !

Persuadé que je serais parfaitement désagréable à lady Helena en acceptant, je lui promis ma visite.

Lors, Helena sortait de la salle d’audience en causant avec des amies qui l’avaient accompagnée et parmi lesquelles je reconnus Mrs Tennyson. Sir Archibald me présenta à ces dames. Je m’inclinai devant lady Helena avec une hautaine dignité tout à fait ridicule. Elle n’eut point l’occasion de s’en amuser. Elle était tout à sa conversation et à ses coquetteries devant une galerie qui se pressait pour l’admirer. Jamais je n’ai senti, comme à cette minute, la toute petite chose que j’étais. Du fond de mon humilité outragée de stagiaire, je la haïssais à en mourir. Et l’homme que j’avais été tout de même pour elle en arrivait à douter qu’il eût tenu dans ses bras cette merveille indifférente.

Quand je me présentai, à huit heures, au Cambridge, on me conduisit à l’appartement de sir Archibald. J’y fus reçu par Durin, qui était déjà rentré en fonction : « Sir Archibald vous prie de l’excuser quelques minutes. Je profite, mon cher maître, de cette occasion pour vous remercier… »

— Ça va, Durin !

Et je lui montrai la porte…

— Ça ira encore mieux, me dit-il, quand je vous aurai remis vos honoraires… de la part de sir Archibald…

Et il me tendit une enveloppe que je glissai dans ma poche. Je l’avais bien gagnée.

— Merci tout de même ! fit-il.

Quand il eut disparu, j’ouvris l’enveloppe. Cinq mille.

Tout n’est qu’heur et malheur. Cette petite somme me fit plaisir, car elle arrivait bien. Je n’eus que le temps de la faire disparaître. J’avais devant moi l’homme aux yeux pâles.

— Vous excuserez lady Skarlett, me fit mon hôte. Elle est un peu souffrante. La petite séance de cet après-midi l’a beaucoup fatiguée. Si vous le voulez bien, nous irons dîner en ville. Voulez-vous que nous marchions un peu ?

Comme nous sortions de l’hôtel, j’eus le temps d’apercevoir lady Helena qui, en toilette de soirée, montait dans une auto où se trouvait déjà Mrs. Tennyson. Et j’entendis des rires… Ah ! la damnée femelle !…

Sir Archibald paraissait n’avoir rien vu. Je restai deux heures avec lui. Je n’ignore plus ce que c’est que l’esprit puritain. Il ne m’entretint que de Durin, de la nécessité de sauver une âme qui n’était point foncièrement pervertie et des responsabilités du maître vis-à-vis de ses serviteurs. Comme je l’écoutais sans l’interrompre, ma conversation lui plut. Et il m’invita à venir chasser le grouse dans ses propriétés d’Écosse.

Je répondis vaguement à sa politesse. Je pris le chemin de chez moi, fort agité, riche de souvenirs et de cinq mille francs, mais injuriant lady Helena férocement, comme un roulier qui vide son cœur devant une catin.

Au coin de la rue et du boulevard Saint-Germain, une auto stationnait. Au bruit de mes pas, une forme féminine se pencha à la portière ; « Rudy ! »

Je bondis. J’étais dans les bras d’Helena. « Ah ! chéri darling ! » La portière avait été refermée sur notre étreinte forcenée.

Nous passâmes une partie de le nuit dans je ne sais plus quel Terminus, au Palais d’Orsay, je crois. Avant de me quitter, elle me dit :

— Nous quittons Paris demain. Sir Archibald t’a invité à venir chasser le grouse. Dans quelques semaines, tu recevras une lettre. Viens, Rudy ! Viens ! je t’en conjure ! ne m’abandonne pas !

Ce sont toutes les explications que nous eûmes. Le mois suivant, je m’embarquai à Boulogne par une mer démontée. Je fus très malade pendant la traversée. Je le fus davantage après.