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Moïse, Jésus et Mahomet/05

La bibliothèque libre.
Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 92-137).


CHAPITRE V

LA DIGNITÉ HUMAINE


Au début de son œuvre capitale, Montesquieu, auquel nous avons déjà emprunté l’épigraphe de ce livre, distingue soigneusement dans les différentes lois des peuples, celles qui ont trait à la morale générale de celles qui sont purement civiles et politiques. Il veut dire qu’un moraliste qui envisage l’homme dans ce qu’il a d’absolu et abstraction faite de sa position spéciale au sein d’une société donnée, proclamera des préceptes et des règles différents de ceux que donnera un législateur lequel, avant tout, est obligé de tenir compte des conditions où se trouve placée la société particulière dont il s’est chargé de faire l’éducation et le bonheur.

Cette différence entre le moraliste et le législateur est tellement importante, que c’est pour l’avoir méconnue, que des esprits impartiaux et d’ailleurs très bienveillants, sont tombés dans de graves erreurs au sujet de la Bible. Voyez, se disaient-ils, c’est ce livre qu’on nous propose comme le code par excellence, c’est dans ce livre, affirme-t-on, que la dignité humaine se trouve proclamée dans ce qu’elle a de plus noble et de plus relevé, et l’esclavage y est inscrit comme un droit de l’homme sur l’homme ! L’aliénation de la liberté s’y trouve autorisée, permise, consacrée par une série de lois positives qui placent une partie des êtres raisonnables et libres sous la dépendance de l’autre partie !

Il est vrai, la Bible parle de maîtres et d’esclaves ; elle parle de servitude ; elle la réglemente même. Mais s’ensuit-il qu’elle ait méconnu le principe de la dignité humaine ? C’est ce que nous allons examiner.

Sans doute, en se révélant au peuple hébreu pour lui donner en main le fil conducteur des destinées humaines, Dieu aurait pu changer, transformer soudainement son cœur et le disposer à l’acceptation immédiate des lois civiles marquées au coin de la plus parfaite équité. Rien n’est impossible à la toute-puissance divine. Mais, nous l’avons dit, c’était librement qu’Israël devait accepter sa mission, librement qu’il devait la poursuivre et l’accomplir. Dès là que le don de la grâce céleste fût descendu sur lui, non pas tant pour le seconder et le soutenir, que pour lui inspirer des prédispositions spéciales, il n’eût plus été que le peuple favorisé ; il cessait d’être le peuple méritant, le peuple digne d’être admiré pour son dévouement à la cause de la vérité.

Moïse, en fidèle interprète de la volonté de Dieu, ne pouvait donc pas précisément parler à Israël comme ferait un moraliste ; il fallait avant tout qu’il lui parlât sur le ton d’un législateur. Le présent ne devait pas moins l’occuper que l’avenir. Bien plus, c’était par le présent qu’il fallait songer à fonder l’avenir. Rien ne pouvait être précipité, forcé. La voie d’un progrès lent, mais régulier et sûr, était la meilleure à choisir. C’est aussi celle qu’il prend. C’est la voie même de Dieu. Or, que trouve Moïse ? Il trouve l’esclavage en pleine floraison dans le monde. Pour toutes les sociétés d’alors, l’esclavage était une condition d’existence, de prospérité nationale. L’esclave, à cette époque, formait une bonne partie de la fortune mobilière des États, peut-être la plus grande. On échangeait l’esclave de pays en pays ; des transactions commerciales se faisaient sur sa tête ; on le cédait quelquefois pour des produits agricoles. En présence de cet ordre de choses établi, que devait, que pouvait faire Moïse ? Proscrire soudainement l’esclavage ? Mais Israël allait se fonder en nation à côté de celles qui avoisinaient la Palestine : il recherchera l’amitié de ces nations ; il voudra vivre en paix avec elles ; des relations s’établiront, et s’il peut avoir sa croyance, son dogme, ses mœurs à part, lui sera-t-il possible, au même degré, de manquer d’une des bases constitutives de la richesse des peuples qui l’entouraient ? Et puis, ne sait-on pas que toute l’économie sociale des anciens peuples reposait sur l’institution de l’esclavage ? L’agriculture y trouvait ses assises comme son développement ; l’aristocratie ses ressources, son fondement comme sa prospérité ; la classe ilote elle-même y trouvait le plus souvent son contentement ; en un mot, tout, avec cette inique institution, semblait être tellement dans l’ordre, qu’Aristote, le grand Aristote, ne craignit pas de la revêtir des couleurs de la justice et du droit.

Ah ! si, comme Aristote, la Bible, refoulant le sentiment moral, avait applaudi à cette exploitation de l’homme par l’homme ; si elle n’avait prononcé contre elle, tout en la subissant, aucune parole de réprobation ou de condamnation, nous comprendrions que des doutes s’élevassent sur l’excellence des enseignements du Judaïsme, et qu’on vînt lui contester le droit de parler de dignité humaine ! Mais, est-ce bien là ce que fait la Bible ? Ne faut-il pas au contraire être singulièrement prévenu contre elle, pour ne pas s’apercevoir que l’esclavage lui fut chose odieuse, mais chose qu’il lui eût été impossible de déraciner tout d’un coup, à moins de se placer complètement en dehors des conditions où se trouvait alors le peuple hébreu ? Ainsi, quand on la voit restreindre à six ans le droit pour l’esclave d’abdiquer sa liberté, et qu’elle lui fait poser une marque infamante à l’oreille[1], s’il est assez lâche pour se plaire, en s’y rengageant, dans son état de servitude ; quand on la voit, à l’approche de chaque jubilé, proclamer l’indépendance de tout homme asservi, en lui laissant toutefois le droit, la latitude de s’assujettir de nouveau si la misérable condition d’où il sort ne lui a pas mis au cœur un profond sentiment de dégoût et d’horreur[2], peut-on se méprendre sur son intention bien évidente de préparer de loin l’abolition, le tombeau de l’esclavage ? Et, en attendant que cette abolition puisse devenir un fait accompli, voyez comme elle cherche à adoucir la position de l’esclave ! Quels sentiments d’humanité et de bienveillance ne prescrit-elle pas à son égard ? Tandis que les Grecs et les Romains avaient sur leurs esclaves droit de vie et de mort, les Hébreux ne pouvaient les maltraiter, sous peine d’être obligés de les rendre à la liberté [3]Exode, chap. XXI. v. 26 et 27.. Un esclave échappé, il leur était défendu de le renvoyer à son maître[4], et ceux qu’ils avaient en leur possession, ils devaient les convier à tous les festins de réjouissance au repas des dimes, à celui de l’agneau pascal s’ils s’étaient convertis[5], dans tous les cas fallait-il leur laisser le repos du sabbath et des fêtes[6]. Le motif qui avait dicté ces prescriptions, le sentiment intime qui leur avait donné naissance, et qui n’était autre que celui de la fraternité universelle, fut si vite et si généralement compris, qu’un poète, dont l’existence remonte presque au berceau du Judaïsme, ne vit déjà dans les maîtres et les esclaves que les enfants d’un même père. « Non, jamais, dit l’auteur du livre de Job, jamais je n’ai foulé aux pieds le droit de ma servante ni celui de mon serviteur, car le Dieu qui m’a créé ne les a-t-il pas créés également, et n’avons-nous pas tous été formés dans le même sein[7] ? » Le Talmud n’a pas moins bien compris le but direct de ces préceptes humanitaires envers les esclaves, et la preuve, c’est cet aphorisme qui lui est propre : « Celui qui acquiert un esclave acquiert un maître ; il doit l’aimer et le traiter en ami, en frère[8] ». Déjà, avant le Talmud, Ben Sirach avait dit : « Si tu as un esclave, entretiens-le comme ton âme….. Si tu as un esclave, traite-le comme ton frère[9]. »

La question ne doit donc pas être de demander comment l’esclavage a pu être inscrit dans la Bible, mais de savoir si la Bible eût pu abolir l’esclavage d’un trait de plume. Il est des choses qui résistent plus énergiquement que d’autres. Les institutions civiles, surtout quand elles ont la consécration du temps, ne se laissent pas toutes briser avec la même facilité, quelque grande d’ailleurs que soit la contradiction où elles sont avec les règles imprescriptibles de la morale. Dans quel temps a-t-on plus parlé d’égalité et de fraternité que dans le nôtre ? Sur quelle terre ces immortels principes ont-ils jamais trouvé une plus large application que sur la terre d’Amérique ? N’était-ce pas la république des États-Unis que, depuis des années, l’on était convenu de citer partout et toujours en exemple ? Le Christianisme lui-même ne se flattait-il pas hautement d’avoir enfin fondé un État où la piété marchait de pair avec le patriotisme, et dont chaque citoyen était à la fois un croyant profondément religieux et un soldat profondément dévoué ? Et pendant que cette jeune Amérique faisait ainsi l’admiration du monde entier, l’esclavage s’y pratiquait et y était organisé sur une vaste échelle. Même les prêtres y étaient propriétaires d’esclaves. Que dirait le Christianisme si on lui imputait à crime d’avoir, pendant dix-huit cents ans, consenti à vivre dans des pays où se trouvaient des maîtres et des esclaves ; d’avoir souvent siégé dans les conseils où s’élaboraient des règlements qui sanctionnaient cet inique abus ; d’avoir offert ses bénédictions à ceux qui s’en rendaient coupables, et d’avoir lui-même, dans la personne de ses pasteurs, plus d’une fois profité des avantages matériels dont l’esclavage est si productif ? Certes, il tiendrait le langage que nous venons de tenir au nom du Judaïsme. La morale à part, la législation civile à part ; celle-ci se modifiant insensiblement au contact de celle-là et se mettant peu à peu à son unisson avec le progrès des années, voilà ce qu’il nous dirait et avec grande raison. Et cette réponse est précisément la nôtre ; cet argument, nous l’avons nous-même invoqué, indice certain que nous avons touché juste et que la véritable explication s’est rencontrée sous notre plume.

Mais voyons, s’il est vrai, comme nous l’avons avancé, que le Judaïsme a compris parmi ses principes de morale la dignité humaine, s’ingéniant ainsi à préparer une chute inévitable quoiqu’éloignée au fléau de l’esclavage qu’il ne pouvait affronter pour le détruire tout d’un coup. Et en disant Judaïsme nous nous trompons, c’est Pentateuque que nous devrions dire. Car, que la doctrine juive, dans tout le cours de son développement à partir de Moïse jusqu’aux auteurs du Talmud, ait constamment entrevu l’unité d’origine du genre humain, cet énergique contre-poison de l’esclavage, cela ne saurait faire l’ombre d’un doute. La phrase du livre de Job que nous avons déjà citée, ainsi que la parole de Ben Sirach et l’aphorisme du Talmud également cités par nous, l’attestent sans contredit. Et voici d’autres attestations : « N’avons-nous pas, s’écrie le prophète Maleachi, n’avons-nous pas un même père ? Un seul et même Dieu ne nous a-t-il pas créés[10] ? » « Une origine unique, dit ailleurs le Talmud, a été assignée à l’Humanité, et cela pour deux motifs : d’abord pour que le méchant ne puisse pas dire : je suis fils de méchant, et le juste, je suis fils de juste ; ensuite pour maintenir la paix dans le monde et afin que l’un ne réponde pas à l’autre : Mon père est d’une extraction plus noble que le tien[11]. » Enfin que serait-ce si nous prêtions l’oreille au dernier écho parti d’une de ces académies religieuses jadis si répandues sur la terre de Palestine et dans le pays de Babylone, pour écouter un docteur prêchant à ses disciples : « Oui, j’en atteste le ciel et la terre, il n’existe aucune distinction l’origine entre un Israélite et un non-Israélite, entre un homme et une femme, entre un esclave et un homme libre ; l’esprit de Dieu vient reposer sur chacun quand il sait s’en rendre digne[12].

Et en même temps que la doctrine juive a eu une si claire idée de l’égalité humaine, elle a aussi saisi le caractère de dignité dont Dieu a daigné revêtir spécialement notre nature. Nous n’en voudrions d’autres preuves que le gracieux langage qu’emploient les docteurs du Talmud quand ils parlent figurément du premier homme au moment de la création. Ici, par exemple, ils nous montrent Dieu le prenant par la main et le conduisant, au sixième jour, dans le monde déjà animé et peuplé de toutes sortes d’êtres, de plantes, de fleurs et de fruits, de même qu’un hôte aimable introduit son invité dans une salle de festin où il lui a préparé un magnifique repas[13]. Là, allégorisant le verset des Psaumes « Qu’est-ce que le mortel pour que tu te souviennes de lui[14] ? » ils nous représentent Dieu répondant aux anges qui veulent le détourner de créer l’homme : « Mais quoi ! puis-je donc me passer de cet être privilégié ? J’ai répandu sur la terre des animaux de toute espèce ; j’ai peuplé les airs d’oiseaux et la mer de poissons. A quoi sert tout cela sans une créature capable de partager avec moi ma domination sur eux[15] ? Un roi qui posséderait un palais plein de trésors, s’y plairait-il s’il était réduit à y demeurer isolé sans recevoir un ami[16] ? » Là, encore et toujours sous le délicieux voile de la parabole, ils nous font assister au premier entretien que le Créateur eut avec sa créature favorite. En lui ouvrant le jardin d’Eden il lui dit : Regarde bien autour de toi ; considère la beauté des arbres que j’ai plantés. Tout a été arrangé pour toi seul[17]. »

Lorsqu’une doctrine qui s’est inspirée du Pentateuque et qui, en effet, n’avance pas un enseignement, une réflexion sans l’appuyer aussitôt d’un texte, arrive à formuler des pensées aussi nobles et aussi justes sur la dignité humaine, est-il besoin de rechercher si, dans le livre même qui lui a servi de source, aucun caractère, aucune nuance de cette même dignité, n’a été oubliée, méconnue ou seulement laissée dans l’ombre ? On juge d’un terrain par le fruit qu’il porte. Sans aller plus avant, nous pourrions donc poser en principe que le code sinaïque doit porter inscrits sur ses pages, les traits distinctifs de la noblesse humaine, puisque ceux qui ont fait de ce code l’objet constant de leurs études, ont si supérieurement parlé de tout ce qui élève tant l’homme, nous voulons dire cette raison et cette liberté en qui ils font consister le véritable, le plus bel apanage de l’homme sur la terre[18].

Mais pourquoi nous en tenir à des preuves purement indirectes, lorsque les cinq livres de Moïse abondent en témoignages de la haute opinion que, de tout temps, l’on s’est efforcé d’inculquer aux Hébreux relativement à la place qu’occupe l’espèce humaine dans l’œuvre de la création ? Et d’abord, qu’on veuille parcourir les premiers chapitres de la Genèse. Que nous y apprend-on ? Qu’au sixième jour Dieu ordonna à la terre de produire des êtres animés qui pussent fouler son sol de leurs pieds. Jusqu’alors, aucune créature n’était encore venue se poser sur sa surface. Il existait bien des oiseaux et des poissons, mais les uns étaient les habitants de l’air, les autres ceux des eaux. La terre elle-même n’était pas réellement peuplée. Et voici que des animaux sauvages et des animaux domestiques passent à l’existence, ainsi que les reptiles qui rampent dans la poussière.

De toutes ces créatures, Dieu, si nous pouvons nous exprimer de la sorte, ne s’était pas mêlé directement. C’est comme de loin et par un commandement de sa parole, qu’il les a fait sortir du néant.

Mais quand il s’agit de créer l’homme, tout change. Dieu ne parle plus impérativement. Il ne dit plus : « Que cela soit, que la terre produise » ; il semble qu’il veuille adoucir sa voix pour appeler à l’existence l’être destiné à recevoir son image, et en qui il déposera une partie de ses perfections. « Faisons l’homme[19], dit-il, faisons-le de nos propres mains, appliquons notre doigt à son corps, façonnons-le avec une grâce toute spéciale, répandons sur lui un charme encore inconnu, revêtons-le tout entier d’une beauté digne de la mission particulière qu’il aura à remplir. » Rien que cette attention de la part du Créateur de n’avoir voulu commettre à aucun élément le soin de produire le corps de l’homme qu’il a tenu à pétrir lui-même de la poussière de la terre, fait déjà pressentir qu’un être supérieur à tous les autres va venir prendre place dans le monde. On entrevoit clairement qu’un nouveau pas sera fait, qu’on montera d’un degré de plus sur l’échelle de la création, qu’une œuvre tout extraordinaire paraîtra au jour.

Mais le narrateur sacré ne nous laisse pas que ce pressentiment. Il va jusqu’à nous détailler les propriétés par lesquelles l’homme se distingue des autres créatures. Tandis que celles-ci sortent du sein des eaux et de celui de la terre tout animées, et qu’elles reçoivent la vie de la matière même d’où elles ont été tirées, l’homme a besoin qu’un souffle parti d’en haut vienne le vivifier. Ces yeux qu’il lèvera un jour vers le ciel, ce regard avec lequel il contemplera la splendeur du firmament, ce front qu’il pourra porter vers les nues, toute cette figure enfin qui resplendira d’une majesté presque divine, elle est inerte, sans expression, sans grâce, sans éclat, parce que la respiration de Dieu n’a pas passé sur elle. Il faut que Créateur prenne ce corps si admirablement façonné et qu’il lui insuffle la vie de sa propre bouche, pour que l’homme puisse devenir ce qu’il a voulu qu’il fût, une image de Dieu sur la terre.

Ainsi, ce n’est pas par la structure de son corps et par tout ce que l’on peut remarquer de merveilleux en elle que l’homme est homme, mais par l’esprit de vie, Nischmath Haïm, qui lui fut communiqué d’en haut. C’est là la ressemblance qu’il a avec Dieu ; cela seul forme la part divine qui réside en lui, tout le reste n’est que poussière et retournera à la poussière. « Faisons l’homme à notre image à notre ressemblance[20] », cela signifie done : « mettons en lui quelque chose qui ne puisse venir d’ailleurs, quelque chose qui ait besoin d’émaner de nous pour descendre en lui, non pas ce corps qui a sa base, son principe, son élément dans la matière, mais cette âme vivante dont nous sommes la source, l’origine, le type. C’est dans cette âme que nous plaçons notre image, c’est par elle que nous voulons que l’homme soit si grand sur la terre jusqu’à y devenir presqu’un Dieu en regard du reste de la création[21]. » Voyez, en effet, ajoutent les docteurs juifs : « Dieu remplit de son auguste présence l’espace de tous les mondes, et l’âme de même remplit tout le corps humain ; Dieu voit tout et est invisible, et l’âme aussi voit et n’est pas vue ; Dieu est le protecteur du monde entier, et l’âme la protectrice de tout le corps ; Dieu est saint et pur, elle aussi ; le trône de Dieu est dérobé à nos regards et l’âme également se dérobe à nos yeux[22]. »

Disons cependant tout de suite que si l’âme gouverne son petit monde à elle, elle ne saurait le faire de la même façon que Dieu. Dieu trouve en lui-même la raison des lois auxquelles il obéit ; c’est lui qui les a faites, qui se les est imposées, au lieu que l’âme les a trouvées tout appliquées, toutes faites. De plus, pour se conformer à ses lois, l’âme est obligée d’en étudier les règles en Dieu même qui leur sert de principe éternel. De là, il résulte premièrement, que notre âme n’est pas une partie de Dieu en nous, une émanation, un écoulement de la nature divine, comme une vaine philosophie pourrait le prétendre. Si elle était cela, elle serait aussi souverainement législatrice dans notre corps que le Créateur suprême l’est dans l’univers qu’il dirige ; elle aurait conscience d’une puissance illimitée, d’une pensée et d’une volonté infinies qu’elle a jugé convenable, sage d’enfermer dans de certaines bornes, ce que cependant nul homme ne s’est encore imaginé. Secondement, que pour exercer sa souveraineté dans sa sphère à elle, elle a constamment besoin d’être en rapport, en communication directe avec le souverain organisateur des choses et des personnes ; c’est de lui qu’elle s’inspire, c’est à la lumière de cette raison universelle qu’elle s’éclaire, car, encore une fois, elle n’est pas cette raison ni même une portion de cette raison ; elle n’en est que le reflet, je me garderais bien de dire le rayonnement. Et voilà pourquoi le Pentateuque se sert du not kidmouthénou « tourné à notre ressemblance, bezalménou « fait à notre image », quand il parle de l’âme humaine créée par Dieu. Elle est créée, donc elle n’est pas comme le Créateur ; elle est faite à l’image, donc elle n’est pas cette image même ; elle ressemble à Dieu, donc elle n’est pas une partie, une parcelle de Dieu. Et justement, en n’étant que cela, elle a plus de grandeur et de dignité ; n’étant plus une partie, elle est en chacun de nous un tout complet ; elle nous appartient en propre au lieu de s’ajouter, en dehors de nous, à la somme des âmes formant ensemble l’âme du monde. Loin d’être une extension, fût-ce même la sublime extension du Dieu vivant, elle est une personne, se possédant elle-même, libre dans ses pensées, dans ses volontés, dans ses aspirations. De cette façon, elle est vraiment l’image du Créateur, esprit comme lui, comme lui personnelle et maîtresse de ses actions, quoique n’ayant pas les perfections qu’il possède.

En présence de ces traits caractéristiques de la dignité humaine, tels que le livre de la Genèse a aimé à nous la présenter, qui aurait osé croire qu’on en viendrait un jour à reprocher an Pentateuque de n’avoir pas su se rendre compte de l’égalité morale que la femme partage avec l’homme par le fait même de son origine, formée qu’elle est par la même main que lui, animée du même souffle divin, possédant une âme semblable, une âme capable de penser, de réfléchir, de vouloir personnellement ? Pour en arriver à ce reproche singulier, il a fallu nécessairement qu’on fermât les yeux à l’évidence, et non seulement que l’on introduisît dans le récit que le Pentateuque nous fait du berceau primitif du genre humain une distinction qui ne s’y trouve nulle part, mais qu’on ne voulût pas lire ce qui y est écrit. Qu’on veuille bien continuer le texte : « Et Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu l’homme fut créé. Ainsi Dieu fit l’homme, ainsi il fit de la femme. Ensemble il les bénit et leur dit : Croissez et multipliez-vous, peuplez la terre et dominez-la. Dominez les poissons de la » mer, les oiseaux du ciel, la terre et tous les êtres vivants qui s’agitent sur sa surface[23]. » N’est-ce pas comme si le Créateur avait dit : les mêmes avantages que je viens d’accorder à l’homme, je les accorde à la femme ; je leur donne une égale supériorité sur les êtres qui vivent à côté d’eux ; ils tiennent de moi les mêmes privilèges et je les ai revêtus d’une semblable dignité ?

Ce n’est pas ici le lieu de montrer comment, tout en ayant reçu des aptitudes différentes et souvent en opposition entre elles, l’homme et la femme forment cependant un seul tout, possédant l’un ce qui manque à l’autre, apportant en commun, quand ils s’unissent par les liens du mariage, des qualités qui se pondèrent et se complètent mutuellement. Ces recherches et ces observations trouveraient plutôt leur place dans un traité spécial où l’on s’occuperait d’étudier l’harmonie que Dieu a établie dans le couple humain comme en tout le reste, harmonie qui, en nécessitant dans l’un et dans l’autre sexe des dispositions particulières sous le rapport moral comme sous le rapport physique, ne porte néanmoins aucune atteinte à leur égalité, à leur dignité réciproques. Pour nous, il nous suffit d’avoir trouvé ces dernières positivement affirmées dans le Pentateuque, et qui oserait encore en douter après ce que nous venons de citer et d’où il ressort avec la dernière clarté que ce n’est pas sans intention, en parlant de la femme, que le Pentateuque s’est complu dans la répétition des termes mêmes qui lui avaient déjà servi à constater la grandeur originelle de l’homme ? Évidemment, en parlant de la sorte, il a voulu associer la femme à la noblesse native de l’homme, ou plutôt il nous apprend qu’ensemble ils constituent le chef-d’œuvre de la création, et que c’est par eux que Dieu a voulu couronner le magnifique ouvrage dont sa sagesse venait d’amener le terme avec la fuite du sixième jour.

Ce principe de l’égalité morale de la femme si solennellement inscrit au frontispice du Pentateuque, nous le tiendrons maintenant bon pour l’opposer, à l’occasion, à toutes les attaques dont le Judaïsme pourrait être l’objet, soit par suite de sa tolérance pour la polygamie, soit par suite de sa loi autorisant la répudiation et le divorce, loi qui, nous nous hâtons de le déclarer, n’est en rien attentatoire à la dignité de la femme. Nous disons sa tolérance pour la polygamie, car, il va de soi, qu’après avoir commencé par élever la femme à la hauteur de l’homme, il n’a pas pu ensuite venir la rabaisser par principe, en la plaçant dans cet état d’infériorité et de dépendance qu’entraîne forcément après soi la multiplicité des épouses au sein d’un même ménage. Et la meilleure preuve que la faculté d’épouser plusieurs femmes n’a été qu’une simple concession faite par Moïse à l’usage de la polygamie qu’il a trouvé existant chez le peuple hébreu, c’est que lui et son frère Aaron, s’astreignirent à faire tout de suite exception à cet usage. Ils étaient tous deux trop initiés à la pensée divine qui avait présidé à la rédaction de la loi sinaïque où la première parole prononcée relativement au mariage, consacre évidemment la monogamie[24], pour avoir pu se méprendre sur la portée de cette faculté laissée aux Hébreux de leur temps de réunir sous le même toit plus d’une épouse légitime. Ce qu’ils savaient être une concession forcée pour les autres, ils jugeaient prudent et vertueux de n’en pas profiter pour leur propre compte. Ce n’est certes pas Mahomet qui eût fait preuve d’autant de sagesse, de vertu, et, disons le mot, de continence. Il a cru pouvoir donner un exemple diamétralement opposé à celui de Moïse. Jésus, lui, s’il avait eu une tendance pour le mariage n’eût pas agi de la sorte. Il était pour cela trop pénétré du véritable esprit de la Bible. D’ailleurs, ce qui prouve que, de son temps, la polygamie n’existait pas dans la Judée, c’est qu’il n’a pas pour elle une seule parole de réprobation. Et comme il l’aurait solennellement condamnée chez ces pharisiens qu’il aimait si peu, si quelques-uns d’entre eux l’avaient pratiquée !

Ce qui atteste encore que, dès le début, tout en concédant la polygamie, Moïse cherchait déjà à lui creuser une tombe, ainsi que nous l’avons vu faire pour l’esclavage, c’est ce principe posé par lui et déclarant parfaitement égales entre elles toutes les femmes unies à un même mari. Que ces femmes soient esclaves ou libres, dès que le mari se les est attachées, il se doit également à elles toutes. Aucune préférence ne peut être faite. Toutes ont les mêmes droits à l’amour, au respect, et jusqu’à la munificence pécuniaire de leur époux commun[25]. Or, on l’a observé avec raison[26] : chez un peuple cultivateur dont toute la richesse consistait dans les produits du sol, de semblables prescriptions devaient nécessairement avoir pour effet de supprimer la polygamie. Et de fait, l’histoire sacrée enregistre un cas qui vient à l’appui de cette remarque : c’est un parent d’Elimélech refusant d’épouser Ruth pour ne pas morceler son bien[27]. Et Moïse lui-même parle d’un mari qui épouse deux femmes comme d’une chose rare et presque exceptionnelle : « s’il arrive qu’un homme prend deux femmes[28] ! » En général, le grand législateur envisage toujours la maison conjugale comme étant composée des deux époux seulement : « Toi, ta femme[29]. » Ce sont là ses expressions favorites, et quand, il y a aujourd’hui un peu plus de sept siècles, le rabbin Gerson de Mayence, dans un synode tenu à Worms, a formulé et fait arrêter un décret d’excommunication[30] contre tout Israélite bigame, c’est qu’il était assuré que la décision prise aurait universellement force de loi, parce que chacun en Israël verrait en elle le dernier mot de la Bible, et comme le terme où devait venir forcément aboutir une concession due simplement aux mœurs des temps primitifs.

Nous ne parlerons pas sur le même ton de restriction, du divorce et de la répudiation. Ce n’est plus une question de savoir si le divorce ne demeure pas le meilleur remède contre ces unions disparates ou malsaines, telles qu’on en voit souvent se nouer par pur intérêt. C’est assurément une des plus grandes plaies que l’indissolubilité forcée d’un mariage où les deux conjoints apportent ensemble ce qui fera perpétuellement leur désaccord, leur discorde et leur malheur, et nous ne savons rien de plus triste que de semblables situations qui rivent éternellement l’un à l’autre un mari et une femme faits pour se repousser mutuellement et non pour s’aimer, même pas pour se supporter réciproquement. Mieux vaut certes, dans ces cas extrêmes et tendus, rendre la liberté aux parties contractantes. On évite ainsi une immoralité de conduite et jusqu’à des crimes dont nous n’avons eu, de nos jours, que de trop fréquents et affligeants spectacles sous les yeux. Pourquoi obliger quelqu’un, ne serait-ce qu’une fois sur mille ou même sur dix mille, de chercher à sortir violemment d’un état que la loi divine permet de dissoudre et de faire disparaître légalement ? Ce n’est certes pas pour des cas aussi rares que la loi du divorce a été inscrite dans la Bible, et ce qui le prouve, ce sont les nombreuses formalités à remplir, suivant la législation juive, et qui ont rendu effectivement la pratique du divorce excessivement difficile. La nécessité d’écrire la lettre de divorce, de lui donner une teneur déterminée, de la présenter, de l’envoyer de telle ou telle façon, et nombre d’autres formalités dont le Talmud rapporte les détails dans un long traitė[31] qui s’occupe spécialement de la matière, tout cela prouve qu’il ne s’agit pas là d’un acte léger, aussi facile à formuler qu’à exécuter. A entendre même le prophète lors du retour du premier exil, l’acte du divorce était déjà considéré, à cette époque reculée, comme un acte dont la religion avait le droit de gémir quand il ne s’imposait pas forcément, et qu’il n’était que le résultat d’une légèreté de caractère ou d’une variabilité capricieuse du sentiment : « Faites encore ceci, avait dit Maleachi au peuple juif : arrosez de vos pleurs et de vos larmes l’autel du Seigneur. Dieu ne veut plus se tourner vers vos offrandes ni agréer vos holocaustes. Vous en cherchez le motif ? C’est parce qu’il a été témoin entre toi et ta femme de ta jeunesse à laquelle tu as été infidèle, et cependant elle est ta compagne, la femme de ton alliance. Pas un de vous, qui agit ainsi, ne possède un reste de bon sentiment ; pas un ne connaît le caractère divin et sacré de la famille. Autrefois, vous seriez resté fidèle à l’amie de vos jeunes années, car l’Éternel, Dieu » d’Israël, hait le divorce[32]. » Et le Talmud, traduisant presque littéralement ces belles paroles, ajoute : « L’autel du Seigneur dans le temple verse des larmes sur celui qui a le malheur de divorcer avec sa femme[33]. »

Qu’est-ce que Jésus a dit de plus et de mieux répondant aux Pharisiens qui le questionnèrent à ce sujet : « N’avez-vous pas lu que celui qui créa l’homme, au commencement du monde, fit un homme et une femme ; et qu’il est dit : C’est à cause de cela que l’homme quittera son père et sa mère, et qu’il s’attachera à sa femme ; et les deux ne seront qu’une seule chair[34] ? Ainsi ils ne sont plus deux, mais ils sont une seule chair. Que l’homme ne sépare donc point ce que Dieu uni[35]. »

Et pourtant, nous dira-t-on, malgré ce texte de la Genèse qui paraît si sainement interprété, vous permettez le divorce, vous le réclamez même dans des cas donnés ! Et Jésus, répondrons-nous, ne l’autorise-t-il pas lui aussi pour cause d’adultère[36] ? Il est vrai que le Judaïsme, en vue précisément de préserver le mari ou la femme de tomber dans le crime d’adultère, permet la répudiation avant que l’adultère n’ait été commis. Mais encore faut-il, comme l’enseigne expressément Rabbi Jochanan[37], que le motif du divorce soit alors un acte quelconque de déshonneur manifeste dont la femme se sera rendue coupable, ainsi qu’il est écrit : « Si un homme trouve à sa femme une chose honteuse et qu’il lui donne une lettre de divorce, etc.[38]. » Il nous paraît sage et prudent, nous ne saurions assez le répéter, de rendre au mari et à la femme leur liberté réciproque pour empêcher que, sortant illégalement de l’état de mariage, l’un ou l’autre n’en souille la sainte liaison par des écarts de conduite, dont la source première se trouve toujours dans des incompatibilités pouvant résulter ou de caractères à jamais inconciliables, ou de défauts et de vices de corps qui empêchent moralement et physiquement la vie en commun. Les apôtres eux-mêmes ont bien compris cela quand, dans leur simple bon sens et avec la connaissance parfaite qu’ils avaient de l’existence, ils ont répondu à Jésus : « Mais si telle est la condition de l’homme et de la femme », c’est-à-dire, si le seul cas de divorce possible est, selon toi, le crime d’adultère déjà perpétré, et dont d’innocents enfants qui peuvent exister, porteront inévitablement le poids par suite de cette fatale réversibilité qui fait si souvent retomber sur les enfants les fautes des parents, dans ce cas « il ne convient pas de se marier[39]. » Et Jésus n’osant pas encore ouvertement dire ce que Paul[40] proclamera catégoriquement plus tard, leur répond : « Tous ne sont pas capables de cela, mais ceux-là seulement à qui il a été donné…… il y en a qui se font eunuques eux-mêmes pour le royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre ceci le comprenne[41]. »

On ne le comprend que trop, hélas ! On comprend que dans le but d’élever sa morale au-dessus de celle de Moïse par ces paroles bien connues : « Vous avez entendu qu’il a été dit… mais moi je vous dis », Jésus n’a pas craint d’attaquer presque la famille dans ses bases constitutives, en donnant à entendre que peut-être il était effectivement convenable de ne pas se marier. Et voilà où l’on en arrive avec des paroles qu’on avance fièrement, sans s’être bien rendu compte si les principes qu’elles expriment sont en accord ou non avec la réalité des choses existantes.

Mais revenons au Judaïsme et à son désir de faire de la famille l’asile de l’union, de l’amour et de la concorde, le foyer où doivent s’allumer toutes les vertus et tous les dévouements. Ce désir est tellement prononcé chez lui, que, pour en préparer de bonne heure la réalisation, il insiste, avec un accent de recommandation tout spécial, sur le devoir d’initier la jeune fille, dès son plus tendre âge, à la connaissance de tous les devoirs religieux, comme aussi d’appeler l’épouse, en toutes circonstances, à la pratique de ces mêmes devoirs au sein de la maison conjugale. Il veut sans nul doute témoigner par là et de la capacité parfaite où elles sont toutes deux, la jeune fille et la femme en Israël, de concourir au triomphe de la vérité révélée sur le Sinaï au même titre que les hommes, et de l’obligation qui leur est imposée d’y travailler avec le même zèle qu’eux, la même ardeur et la même abnégation. A diverses reprises, il manifeste à cet égard son vœu formel. C’est d’abord à cet instant à jamais mémorable où Moïse doit annoncer aux Hébreux la prochaine révélation du Dieu vivant et les inviter à se tenir prêts à recevoir la Loi au pied de l’Horeb. Hommes et femmes y sont appelés ; cela ressort, disent les docteurs juifs, de cette parole de Dieu à Moïse : Ainsi tu diras à la famille de Jacob, et voici ce que tu annonceras aux fils d'Israël[42] » ; la famille de Jacob, ce sont les femmes; les fils d'Israël, les hommes. C'est ensuite à ce moment décisif où le grand législateur, sentant sa fin approcher, fait un dernier effort pour exciter son peuple à une obéissance constante envers Dieu. Il remet l'immortel code à la garde des lévites et des prêtres et leur dit : «Tous les sept ans, au renouvellement de l'année de jachère, vous le lirez devant Israël qui y sera attentif. Vous assemblerez autour de vous tout le peuple, hommes, femmes et enfants, afin que tous écoutent et apprennent à craindre l'Éternel dont la,loi doit être pratiquée par chacun dans toutes ses prescriptions[43]. » Et qu'on n'aille pas supposer que ce soin de convier la femme à ces réunions importantes où devait successivement s'ébaucher et se sceller la mission du peuple juif, n'ait été qu'une vaine formalité, un acte plutôt de condescendance que de justice et de sérieuse espérance! Non. La tradition affirme positivement qu'on avait tenu à sa présence parce qu'on l'avait jugée, elle aussi, capable d'appliquer sa main délicate à la culture de ce champ sacré où devait être jetée la semence de salut du genre humain; parce que sur les bords de la mer Rouge on l'avait vue, elle la première, acclamer le nom de l'Éternel[44], et que sur la terre d'Égypte, ç'avait déjà été elle qui avait su maintenir le culte des vertus patriarcales dans leur plus grande pureté possible[45].

Que l'on nous découvre encore ailleurs d'aussi larges idées, surtout des idées aussi franchement accusées sur l'aptitude morale et intellectuelle de la femme! Ce ne serait pas dans le Mahométisme qu'on s'aviserait de les chercher, dans cette religion qui fait consister toute la vertu de la femme dans l’obéissance et la soumission, et qui a osé dire aux maris : Vous réprimanderez celles dont vous aurez à craindre la désobéissance, vous les reléguerez à part et vous les battrez[46]. » Et le Christianisme les a-t-il plutôt, ces idées ? Sa doctrine primitive du moins n’en porte aucune trace. A part quelques belles paroles de Jésus sur le devoir de l’union et de la fidélité conjugales, on n’y trouve rien de particulier sur l’aptitude morale et intellectuelle de la femme. Et si l’Église, s’inspirant en cela de la Bible et des traditions juives, a, au demeurant, travaillé à l’émancipation de la femme, elle l’a fait contrairement à l’opinion de saint Paul qui, déclarant le célibat le meilleur et le plus parfait de tous les états, a considéré la femme en sa qualité d’épouse comme créée moins pour le bonheur que pour le malheur de l’homme[47]. Le fougueux apôtre n’a pas craint d’affirmer qu’il fallait la subir et non l’accepter à titre de bienfait de Dieu, se mettant ainsi en opposition évidente avec la Bible et la nature qui s’accordent à nous la présenter sous l’image « d’une aide, d’une vraie compagne[48] ».

Que l’on ne croie cependant pas que nous méconnaissions la grandeur et le mérite vraiment admirables des femmes que l’Église vénère. Non assurément. Mais quelle distance entre elles et les femmes célèbres de la Bible ! C’est en dehors de la société et dans une sphère qui n’est plus celle de l’humanité que les premières se sont tenues pour s’immortaliser. C’est en renonçant aux plus tendres affections de la famille, souvent en les brisant impitoyablement, qu’elles sont arrivées à se placer si haut. Elles ont pu faire la gloire de la religion, être un témoignage de la sanctification qu’une piété ardente donne à l’âme humaine, mais elles n’ont jamais été et ne seront jamais ni la couronne ni les promotrices de la civilisation. Le mysticisme peut se trouver fier de les compter au nombre de ses disciples, mais le progrès social n’a rien recueilli de l’héritage qu’elles ont laissé sur la terre en la quittant. L’exemple même de leurs belles vertus ne saurait être universellement recommandé, parce qu’en se généralisant, il risquerait de tarir les sources mêmes de la vie.

Combien au contraire est plus recommandable l’exemple présenté par les femmes célèbres de la Bible ! Ainsi Déborah n’est-elle pas l’héroïne accomplie qui se dévoue tout à la fois à la cause de la patrie et à celle de la religion ? En parcourant la Palestine d’un bout à l’autre pour présider ici l’exercice de la justice, pour appeler là Israël sous les armes, pour réveiller partout le sentiment de la piété endormie dans les cœurs, faisant comprendre aux uns qu’il est temps de s’arracher aux discordes intestines pour s’unir contre l’ennemi commun, persuadant aux autres que le Dieu de Jacob va se lever comme autrefois en sortant de Séir et en s’avançant des champs d’Edom[49] », n’a-t-elle pas montré qu’il faut savoir joindre l’action à la prière, le courage civique à la vertu théologale, si l’on veut, quoique femme, se distinguer et conquérir une place dans l’histoire ? Il est beau de chanter des louanges au Seigneur, et qui les a jamais plus magnifiquement chantées que Déborah, mais il est encore plus beau de les chanter au retour d’une victoire qui a rendu l’indépendance à la patrie opprimée…

Est-ce que de même la prophétesse Hulda[50] n’a mis au service de son pays toutes les ressources de son esprit cultivé pour faire renaître la foi en Dieu, que les progrès sans cesse croissants de l’idolâtrie menaçaient alors d’éteindre en Israël ? Quand elle eut bien étudié la Loi, quand elle se fut assez pénétrée du sens des prophéties qui y sont enfermées, ne chercha-t-elle pas à en propager la connaissance avec un zèle tellement manifeste, que les ministres du roi Josias et le grand-prêtre Hilkia crurent devoir s’adresser à elle pour apprendre les mesures de salut propres à détourner du peuple hébreu la colère céleste ? Son excessive piété, qui lui avait valu le don de la prophétie, ne lui commanda pas de s’enfermer dans un monastère, ni de s’abîmer dans des extases sublimes peut-être, mais certes inutiles à la société ! Hulda se rend accessible à tous, et la Bible, qui se plaît à nous raconter qu’elle avait été mariée à Sallum, fils de Tikwa, de même que Déborah l’avait été à un certain Lapidoth, a voulu évidemment nous indiquer par ce détail, que la femme juive n’a pas besoin de faire vœu de virginité pour devenir l’amie de Dieu, ou, comme on dirait ailleurs, l’épouse du Seigneur. C’est au sein de la famille qu’est son rôle. La famille est le premier champ ouvert à son activité. Son époux est son unique, son plus fidèle, son plus tendre ami sur la terre, comme l’Éternel l’est au ciel. Ses enfants forment le riche diadème de son front, le sachet de baume placé sur son cœur. C’est au milieu de ces êtres chéris qu’elle peut véritablement se sanctifier, et si la crainte de Dieu remplit encore son âme, elle devient à la fois l’orgueil de la religion et l’espoir de la patrie.

N’est-ce pas précisément sous ces couleurs que le poète juif aime à nous dépeindre la femme selon l’esprit de la Bible ? « Elle est, dit-il, un trésor pour celui qui l’a trouvée ; son époux se confie en elle, et pendant qu’il lutte au dehors contre les difficultés de la vie, elle lui prépare au foyer domestique la coupe de consolations et de joies où il noiera ses chagrins, ses amertumes, ses douleurs et ses mécomptes. Tout prospère sous son œil vigilant, sous sa main industrieuse ; tout est reluisant de blancheur et de propreté ; elle revêt tout de sa grâce. Ce n’est pas elle qui se reposerait sur les soins d’une servante. L’aurore la trouve debout, distribuant le pain à sa maison, le travail à ses filles ; elle est là qui les encourage, qui les surveille, qui les anime de sa parole, de son regard ; sur tous leurs ouvrages elle imprime son doigt agile, et elle donne elle-même l’exemple de l’activité. Chaque saison la trouve préparée. Elle ne redoute pour sa famille ni les chaleurs de l’été ni le froid de l’hiver ; comme un vaisseau infatigable, elle lui amène régulièrement ses provisions. Et quand elle voit que le ciel bénit son travail, que son époux s’applaudit de son zèle et que ses enfants font l’admiration générale, oh ! alors, contente et heureuse, elle trouve encore à côté de son expression de reconnaissance envers Dieu, une larme de commisération pour le pauvre qui frappe timidement à sa porte. De cette même main qui a su tant travailler et tant produire, elle lui tend une aumône généreuse qu’elle sait accompagner d’une de ces bonnes paroles qui font naître dans les âmes affligées le calme, la résignation et la paix[51] ».

Que nous vient-on, après cela, parler de gynécées et de harems, en traitant de la condition de la femme juive, telle que la lui font les Saintes-Écritures ? Est-ce que jamais condition de femme libre, même dans notre dix-neuvième siècle, a été entourée d’une auréole semblable et célébrée sur un ton de poésie aussi brillant ? C’est un idéal, nous le voulons bien, mais un idéal proposé à l’épouse israélite et qu’elle doit avoir constamment sous les yeux pour s’en rapprocher, pour y modeler ses pensées et ses actions. Rien que pour le concevoir, il a déjà fallu que le poète eût une haute idée de l’aptitude morale de la femme, de la dignité non équivoque de sa nature et de son caractère, de l’indépendance conjugale dont elle est en droit de jouir, et dont elle jouissait effectivement au sein de la nation juive. C’est l’exemple qu’il a sous les yeux qui lui donne la conception de l’idéal, c’est la réalité dont il est témoin qui le transporte vers la contemplation du type, et ce n’est certes pas au milieu d’une société où la femme se fût trouvée reléguée au dernier rang, qu’il lui serait venu la pensée d’en tracer un portrait aussi élevé, aussi achevé, lequel alors n’eût été qu’une amère ironie, une sanglante injure, et non un chant élogieux méritant de passer à la postérité la plus reculée.

Dignité de l’homme, dignité de la femme, c’est donc pour le Judaïsme une seule et même chose. L’homme seul, s’écrie le Talmud, aurait-il besoin de vivre et non la femme[52] ? » La dignité de l’un n’est ni plus ni moins excellente que celle de l’autre. L’homme et la femme ayant été créés à l’image de Dieu, tous deux tirent de là leur noblesse respective, cette noblesse qu’ils possèdent au même titre et qui se trouve revêtue de caractères identiques. Aussi allons-nous voir la doctrine israélite les confondre dans le même respect. Et ce respect de la dignité humaine prise en général, la doctrine israélite a soin de le formuler très catégoriquement.

Il trouve sa première expression dans la loi sur l’homicide. « Celui qui verse le sang d’un homme, par l’homme son sang sera versé, car l’homme est fait à l’image de Dieu[53]. » N’attentez pas à la vie de celui qui porte en lui une empreinte divine ; il a été mis sur la terre pour y être une marque de la sagesse du Créateur ; il l’y représente en quelque sorte ; il est presque lui-même un Dieu en regard des êtres placés au-dessous de lui et desquels un abîme le sépare, puisque pour aller de lui à eux, il faut passer tout d’un coup de la matière à la pensée, de l’instinct à la réflexion, de la force aveugle à la liberté. Donc, gardez-vous de toucher à ce chef-d’œuvre pour le faire tomber de son piédestal, pour l’abattre d’une main homicide ; vous toucheriez à la majesté même de Dieu. Dieu n’a-t-il pas placé l’homme sur la même ligne que lui quand, sur le Sinaï, il a proclamé les dix commandements ? « Je suis l’Éternel, votre Dieu », c’est ce qui se trouve d’un côté des Tables de la Loi ; vous ne commettrez point d’homicide », c’est ce qui se trouve de l’autre côté, le cinquième commandement vis-à-vis du premier, afin que l’on sache bien que commettre un homicide c’est attaquer Dieu, c’est presque le renier dans la plus auguste manifestation de sa sagesse créatrice sur la terre.

La seconde expression qu’a revêtue dans le Judaïsine le respect de la dignité humaine, est la défense qui nous y est faite de jeter un regard de mépris sur un de nos semblables, quelque pauvre, quelque misérable qu’il puisse être. « C’est manquer » au devoir que de dédaigner son prochain[54], » « Dieu s’offense » du mépris qu’on déverse sur une humaine créature[55]. » L’égalité de nature n’a-t-elle pas été indistinctement donnée à tous les hommes ? Tous ne sont-ils pas issus du même principe et la même fin ne les attend-elle pas ? Quand le riche et le pauvre se rencontrent, pour parler le langage des Écritures, l’un pourrait-il se prévaloir sur l’autre d’une plus haute noblesse d’extraction ? Un même Dieu ne les a-t-il pas faits tous deux ? Le plus ou le moins de fortune, une position plus ou moins élevée, plus ou moins influente dans le monde, ce n’est pas en cela que gît notre distinction, notre grandeur originelle ; ce n’est pas à des supériorités aussi matérielles, aussi inconstantes, aussi fragiles et aussi périssables que Dieu a pu associer son image qu’il déclare positivement avoir placée dans l’homme. Or, c’est cette image qui commande le respect. Là où le Créateur l’a mise, sont entrées à sa suite la sainteté et l’inviolabilité. Que pourrait donc faire la possession des richesses et celle d’avantages physiques, moraux ou intellectuels même très marqués ? Rendraient-elles l’image de Dieu moins sacrée chez celui qui les aurait en quantités et en qualités moindres ? Que l’on accorde plus d’attention au savant qu’à l’ignorant, l’homme opulent qu’au déshérité de la fortune, soit. La science a bien droit à quelques égards en plus, et la fortune, par l’influence dont elle dispose, ne mérite nullement d’être mise au ban de l’estime publique. Le Judaïsme, cette religion éminemment sociable et qui met tous ses efforts à unir ensemble l’idée et la vie, se fût bien gardée de proscrire ce qui, en réalité, existe dans l’organisation des sociétés. Ce n’est pas lui qui aurait jamais dit en généralisant d’une façon magistrale : « qu’il » est plus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, qu’il ne l’est qu’un riche entre dans le royaume des cieux[56]. » Il n’a point de ces dédains sublimes plus théoriques que pratiques. La doctrine juive déclare digne d’estime tout ce qu’il a plu, tout ce qu’il plaira à Dieu de laisser surgir dans le monde ; et comme le pâtre s’y trouve à côté du philosophe, comme le pauvre y coudoie le riche, comme les sceptiques et les incrédules y occupent leurs places aussi bien que les croyants, que tous ensemble, par l’âme qui les anime, portent sur eux le cachet de leur origine divine, le Judaïsme ne comprend pas pourquoi on ne respecterait pas dans les uns ce nom d’homme qu’ils possèdent au même titre que les autres. Des degrés dans l’amitié, dans l’attachement, dans l’affection, cela se comprend ; mais le mépris pour les pauvres de science, de foi ou de fortune, comment cela pourrait-il se justifier ? « Ne dédaignez donc aucun homme, concluent les docteurs juifs[57]. Que la bénédiction du plus vulgaire, du plus commun d’entre les mortels ne vous soit pas chose indifférente, ni sa malédiction chose futile à vos yeux[58]. » Écoutez plutôt ! « Un jour Rabba, pour avoir plaisanté indignement une femme, reçut d’elle cette violente apostrophe : « Puissent tous tes vaisseaux s’engloutir ! » Le saint homme, qui craignit l’effet de cette malédiction, se hâta de jeter à la mer quelques bijoux précieux. Mais rien n’y fit ; la malédiction s’accomplit tout entière. Rabba perdit ses navires dans des tempêtes successives[59]. »

Voici enfin une troisième marque du respect que le Judaïsme professe pour la dignité humaine. Ce sont les nombreuses garanties dont il a essayé d’entourer l’exercice de la justice en matière criminelle. Partant du principe de la légitimité de la peine de mort, il arrive cependant bientôt à en restreindre extrêmement l’application, par suite de l’excessive sévérité qu’il prescrit dans l’acceptation des faits articulés contre l’accusé. Nous disons articulés, car, en aucun cas, on n’acceptait des preuves de nature. L’aveu même de l’accusé ne suffisait pas ; il fallait absolument que des témoins se produisissent et vinssent déposer, après avoir vu de leurs propres yeux la perpétration du crime. Encore ne condamnait-on pas le coupable si les témoins avaient oublié de lui représenter la gravité de l’action qu’il allait commettre, s’interposant ainsi généreusement une dernière fois entre lui et la malheureuse victime. Et puis, dans la crainte qu’un sentiment d’inimitié, de haine personnelle, eût pu quelquefois inspirer et dicter de fausses dépositions, on obligeait les témoins à prêter, eux les premiers, la main à l’exécution du condamné. On espérait ainsi, en les forçant à verser un sang peut-être innocent, les faire revenir d’un instant possible de surexcitation passionnée !

Toutes ces précautions, vraiment dignes d’être remarquées, ne disent-elles pas assez le prix que le Judaïsme attache à la vie d’un homme ? Est-il encore besoin. après cela de citer cette parole du Talmud : « Un Sanhédrin qui fait tomber une tête dans l’espace de sept années n’est pas digne de siéger au sanctuaire de la justice ? » Rabbi Eliézer ajoute : « Un Tribunal qui prononce la peine de mort une fois tous les soixante-dix ans mérite le nom de Tribunal meurtrier[60]. »

Si la vie d’un homme est chère au Judaïsme, sa liberté lui est tout aussi précieuse. C’est à peine si on parle de prison dans le Pentateuque. Par contre, il y est dit positivement que, si une accusation est portée contre quelqu’un, les juges doivent commencer par faire les recherches les plus minutieuses[61] ; il y a là l’honneur, la réputation, la liberté d’un citoyen à sauvegarder ; de légers indices ne suffisent pas pour le traduire au tribunal ; il en faut de graves, de sérieux. Ce n’est pas tout. Les juges ne peuvent être choisis ni parmi les vieillards, ni parmi ceux qui ne sont pas pères de famille, dans la crainte que leur cœur soit rebelle aux sentiments de pitié et de commisération. Quand on n’a pas soi-même des enfants, ou qu’avec l’âge on s’est trop endurci aux épreuves de la vie, involontairement on ne juge plus avec la même équité. Par une raison inverse, un juge inexpérimenté et qui est dans toute la fougue de la jeunesse, ne doit pas être admis à soutenir une accusation. Celle-ci à son tour doit être examinée mûrement, longuement, par des hommes réfléchis qui ne prononceront la sentence qu’après une consciencieuse appréciation des débats contradictoires. Enfin, le jugement rendu, s’il se trouve être en faveur de l’accusé, il est acquis pour toujours. Le tribunal ne peut plus en appeler. Une erreur dans la procédure ne saurait être invoquée que pour faire casser une condamnation. Dans ce cas seul on y prête quelque attention, on lui accorde du poids, on en revient pour examiner le tout à nouveau[62].

C’est ainsi que le Judaïsme, sans compromettre le caractère sévère et inviolable de la justice, recommande, quand il s’agit d’en appliquer les inflexibles lois, la circonspection, la douceur et même la générosité et la pitié. La justice ne saurait être paralysée ; il faut que son bras s’étende sur le coupable, que l’expiation suive de près la faute ; mais le magistrat chargé de la distribuer ne doit pas être cruel ; à la rigidité avec laquelle il l’exerce, doit se mêler chez lui un sentiment de constant respect pour la dignité du condamné. Il ne faut pas, dit l’Écriture, qu’il oublie que c’est un frère qui est devant lui, sans cela il pourrait venir à le mépriser[63]. La punition qui frappe, relève au même instant ; c’est comme le feu du creuset qui purifie l’or, ou comme le marteau qui scorifie le fer. C’est pourquoi encore, ajoute la Bible, vous devez respecter jusqu’au corps du supplicié et vous garder d’en faire l’objet d’une exposition ignominieuse : « Quand la société se sera vengée sur le meurtrier, hâtez-vous de le faire enterrer, car le laisser pendre la nuit au gibet, serait une insulte à Dieu et une souillure pour le pays qui vous est échu en héritage[64]. C’est déjà assez qu’il ait fallu effacer, faire disparaître de la terre une image vénérée du Créateur. Qu’on n’ajoute pas à cette triste nécessité, l’horreur d’une dégradation publique.

Par toutes ces diverses recommandations, n’est-il pas aisé de voir, que c’est avec une sorte de terreur que le Judaïsme touche à l’homme, pour lui infliger, soit une peine afflictive, soit une peine purement pécuniaire ? Le sentiment qu’il a du droit de chacun à la pleine jouissance de sa liberté, à la possession paisible des biens qu’il a acquis, à la faculté de disposer de son existence comme il l’entend, lui fait dicter des ménagements sans nombre à l’égard de ceux qui se trouvent sous le poids d’une accusation. Plutôt rester en deçà de la mesure du châtiment que d’aller au-delà, tel est son principe favori, et n’était que la Société peut être attaquée dans ses bases constitutives par d’audacieux scélérats, qui sait si jamais il lui eût accordé le pouvoir de retrancher quelqu’un de son sein ? Du moins tend-il, comme nous croyons l’avoir établi, à rendre les exécutions capitales le moins fréquentes possible.

Qu’y a-t-il d’étonnant après cela que la langue hébraïque ne possède aucun mot qui corresponde à celui de torture ? Comment jamais l’idée d’appliquer la question serait-elle venue à des juges, auxquels il était expressément ordonné de chercher à acquitter, à sauver plutôt qu’à condamner[65] ? L’aveu même de la faute ne servant de rien, qu’est-ce qui aurait pu pousser, dans le Judaïsme, à l’invention de ces sortes de supplices, mille fois plus affreux que la mort, et dont la description nous fait encore frémir malgré la distance qui nous sépare de l’époque où ils furent en usage ? Rien que d’exposer le cadavre étant réputé chose maudite, comment eût-on permis d’écarteler ou de traîner sur la claie de malheureuses victimes dont les membres épars, brisés et broyés, eussent encombré et souillé les lieux publics de leurs restes ensanglantés ?

D’ailleurs, on sait ce qui a contribué à donner à la torture ses plus atroces perfectionnements. La haine religieuse en a toujours été le plus fécond artisan. Or, ce que le Judaïsme réprouve sans contredit avec le plus d’énergie, ce sont les persécutions en matière de foi. L’idée qu’il avait conçue de la dignité humaine le plaçait, sous ce rapport, à un point diamétralement opposé à celui où se trouvent les deux religions qui se sont greffées sur sa tige. Sans doute on lit dans le Pentateuque le fait tristement célèbre d’un homme mis à mort pour avoir violé la loi du sabbath. Mais qu’on ne se trompe pas sur la portée de ce fait absolument isolé, surtout qu’on n’aille pas y chercher un acte de persécution religieuse. Il faudrait, pour le faire, ignorer la constitution même de la société hébraïque. Dans cette société, la loi religieuse et la loi civile se confondaient ; ensemble, ces deux lois formaient la base de l’État. C’était, si l’on veut, une théocratie, pourvu que l’on ne donne pas à ce mot le sens que l’on a coutume d’y ajouter. Tandis qu’en thèse générale, une théocratie suppose la domination de la caste des prêtres parmi lesquels on choisit de préférence les monarques et les rois, ici, chez les Hébreux, il y avait séparation complète entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Les prêtres étaient relégués dans le temple dont ils avaient à eux seuls l’administration, celle de l’État leur étant complètement fermée ; et, si à un moment de l’histoire nous voyons l’encensoir et le sceptre réunis dans une seule main, dans celle de Simon Machabée, ce n’a été que parce que le peuple l’avait ainsi formellement demandé en signe de reconnaissance pour d’éclatants services rendus à la patrie par les enfants de Mathatias. Mais l’esprit de la loi était tellement opposé à une semblable réunion de pouvoir, qu’un docteur célèbre[66] ne manqua pas de profiter de la première occasion pour revendiquer le retour à la séparation traditionnelle. Cependant, malgré cette séparation, l’élément religieux faisait partie intégrante de ce qui était jugé nécessaire à la constitution et à la prospérité de l’État. Dieu demeurait toujours le chef du peuple juif, son législateur, son roi ; ses commandements devaient être ponctuellement suivis et la violation de l’un d’eux sévèrement punie ; plus même le commandement était essentiel et fondamental, plus le châtiment en devenait rigoureux en cas de désobéissance, et c’est ainsi que la violation du sabbath, du sabbath qui avait pour le développement de la société hébraïque une si haute importance, pouvait et devait être punie de mort. En agissant avec une si extrême rigueur, l’État se considérait comme étant en situation de légitime défense ; ne pouvant se laisser tuer lui-même, il s’arma du glaive contre celui qui avait osé attenter à sa vie. Était-ce là de l’intolérance, de la persécution religieuse ? C’était identiquement ce que font toutes les sociétés qui, après s’être constituées à leur guise par une législation appropriée à l’état intellectuel et moral de la nation, se hâtent d’édicter la peine de mort contre les perturbateurs de l’ordre établi. Elles. ne feraient pas cela, qu’elles se condamneraient elles-mêmes, qu’elles se suicideraient. Être intolérant c’est toute autre chose c’est dénier sa part de salut éternel à quiconque ne se nourrit pas de nos convictions religieuses ; c’est hair et considérer comme ennemi, quiconque ne vient pas se ranger sous la bannière de notre foi ; c’est regarder d’un œil de dédain et ne pas estimer à notre valeur propre, quiconque est séparé de nous par la croyance intime du cœur.

Rien qu’à cette définition de l’intolérance, on pressent déjà que le Judaïsme s’inscrira en faux contre elle. Comment autoriserait-il ou tant de mépris ou tant de dédain, lui qui prise si haut la dignité de l’homme ? Est-ce que la différence de croyance peut donc influer en quelque chose sur le respect que l’on doit à l’image de Dieu partout où on la rencontre sur la terre ? Ah ! si les uns se trouvaient, dès leur naissance, déchus de leur dignité, si, au sortir du sein de leur mère, une main créatrice leur avait enlevé leur noblesse native en les marquant du sceau de la réprobation, nous comprendrions qu’ils ne pussent revendiquer des droits égaux à ceux des non-réprouvés ! Mais ce système de la réprobation est précisément celui que le Judaïsme repousse de toutes ses forces, en niant formellement le péché originel. Si Adam et Ève, par leur désobéissance, ont amené un malheur dans le monde, ç’a été celui de la mort. Avant leur péché, une autre fin que celle qui l’attend aujourd’hui était réservée à l’homme. Eût-il vécu éternellement, ou eût-il seulement vécu plus longtemps ? La Bible est muette à cet égard, et il ne nous est pas permis d’interpréter son silence. Nous le serait-il plutôt de dire qu’à partir de ce moment l’homme est devenu moins noble, moins estimable aux yeux de Dieu, qui n’a plus voulu se mettre en rapport avec lui que par l’intermédiaire d’un rédempteur ? Le Judaïsme ne le pense pas, par la simple raison qu’il ne voit aucun texte qui appuie cette doctrine. Avant comme après le péché, l’homme est resté le fils de Dieu[67] ; la mort en plus, une mort, une mort certaine, inévitable, c’est tout ce qu’il y a de changé pour lui ; mais sa liberté, il la possède comme auparavant ; mais sa raison lui est restée pour puiser la lumière à la source de toute lumière : l’intelligence divine ; mais sa conscience lui est demeurée avec cette heureuse lucidité, laquelle, s’il ne la trouble pas volontairement, lui fait voir, sous leur vrai jour, la vie et la vertu, .le juste et l’injuste. Pas plus qu’auparavant, l’homme ne porte au-dedans dé lui la source du mal. Le mal se trouve dans le monde extérieur, ou, comme dit l’Écriture[68], en dehors de la maison du cœur, devant sa porte. C’est là qu’il dresse ses pièges, qu’il tend ses filets ; c’est de là qu’il lance ses traits perfides ; mais l’homme peut, en toute occasion, déjouer les uns, éviter les autres et échapper aux derniers ; il peut résister ´au mal, le vaincre, le subjuguer, parce que son âme en naissant n’est entachée d’aucune souillure.

Liberté personnelle, indépendance de résolution et de conduite, supériorité évidente sur le reste de la création, perfection naturelle quoique relative des facultés de l’âme, toutes choses que nous avons constatées comme appartenant au premier homme à l’heure de sa venue dans le monde, l’homme après le péché, selon la doctrine du Judaïsme, n’en fut en rien privé. Le rapport immédiat où il se trouvait avec Dieu qui a été sa providence, son juge rémunérateur, son père bienfaisant avant le péché, ce rapport n’a pas été brisé depuis. Il s’est continué de famille en famille, de génération en génération, s’est étendu sur tous les individus avec la propagation de l’espèce humaine, et existe aujourd’hui entre Dieu et ce qui sur la terre porte le nom d’homme. Dès lors, quelle différence y. a-t-il lieu d’établir entre l’habitant des bords du Rhin et celui des rives du Mississipi, entre le montagnard des Carpathes et celui des Apennins, entre un enfant de l’Asie et un enfant de l’Afrique ? Dieu ne se met-il pas partout et de la même manière en communication avec les mortels ? N’est-ce pas à sa raison que leur raison s’illumine ? N’est-ce pas au principe du bien qui se personnifie en lui que leurs vertus rendent hommage ? Que cette vertu ne soit pas d’une égale pureté chez tous, qu’ils ne soient pas tous civilisés au même degré, que les progrès intellectuels varient de l’un à l’autre sur une très large échelle, que la plupart même d’entre eux soient dans une profonde ignorance au sujet des vérités de la foi, en quoi cela peut-il porter atteinte à leur dignité d’homme ? Dieu ne nous a point créés parfaits, mais seulement perfectibles, et avec la liberté qu’on nous a laissée de marcher à la perfection dans la mesure de notre volonté et de nos capacités respectives, il est naturel que nous n’y arrivions pas tous avec la même facilité, ni dans la même plénitude. Ainsi en est-il, dit la doctrine israélite, d’un peuple auquel on a donné d’excellentes lois, mais qui ne moraliseront jamais également tous les individus, ainsi il en est du genre humain en général : « Telle, pour citer sa gracieuse comparaison, telle la pluie printanière se répand sur chaque tige d’herbe d’une prairie où cependant il finit par se trouver tout à la fois des tiges vertes, des jaunes, des noires et des blanches, telle la loi révélée ne se flatte pas d’épurer complètement tous les cœurs, ni d’élever au même niveau toutes les intelligences[69] », et néanmoins, tous les fidèles groupés autour d’une même croyance sont frères et se doivent entre eux un amour, un respect et un attachement mutuels. De même pour l’humanité prise dans son ensemble. Là, la religion est la croyance au Dieu éternel ; le dogme, les principes immuables de la morale ; les lois cérémonielles, le culte de la vertu.

Ces trois points qu’on pourrait aisément appeler des points de rencontre, on dirait que la Sagesse divine se les est ménagés exprès, pour ramener parmi les hommes, l’union et la concorde que la grande variété des religions tentait d’en chasser. Il est de fait que la civilisation en progrès s’est emparée de ces trois points, et les a posés comme fondement de la tolérance universelle qu’elle prêche envers les croyances. Nous ne sommes pas médiocrement heureux de constater que le Judaïsme les a distingués le premier, et, les plaçant au-dessus des convictions religieuses particulières à chaque peuple, en a fait le centre d’où devaient s’échapper et les sentiments de fraternité que les hommes nourriraient les uns pour les autres, et les aspirations légitimes de chacun d’entre eux d’avoir part aux félicités de la vie future : « Les Justes de toutes les nations, auront le » salut éternel[70] », « aime ton prochain comme toi-même[71] » ; voilà à cet égard son double enseignement, et cet enseignement prouve bien que la doctrine juive, si elle revendique pour Israël la jouissance de toutes les félicités du ciel[72], n’a pas entendu les refuser complètement à ceux qui ne s’inclinent pas sous l’autorité du code sinaïque. A qui professe son credo, elle promet avec certitude la couronne de l’immortalité, mais elle ne va pas jusqu’à damner celui qui le répudie. Les membres de la grande famille humaine lui sont comme autant de personnalités distinctes, lesquelles, en raison de la liberté dont elles jouissent, peuvent plus ou moins se rapprocher de la vérité religieuse, mais qui aussi, pourvu qu’elles restent des êtres moraux, aimant et pratiquant la justice sur la terre, n’encourront pas la réprobation divine. Ce sont les différentes tiges d’herbe d’une même prairie qui s’approprient plus ou moins les bienfaits de la pluie printanière. Comme cette pluie ne cesse pas de tomber sur elles régulièrement et de leur offrir, chaque année, le moyen de reverdir sous l’action de sa féconde humidité, ainsi Dieu demeure constamment en communication avec tous les habitants du globe ; aucun n’est réprouvé absolument ; aucun n’est indigne d’être appelé son fils, bien que tous ne lui rendent pas des hommages qui lui soient également agréables. La diversité de leurs croyances dogmatiques ne détache pas sur le fond sacré qui leur est commun, nous voulons dire sur la ressemblance qu’ils ont tous avec le même type. N’ayant pas de souillure native dans l’âme, ils n’ont pas besoin qu’une foi spéciale vienne les purifier avant qu’on leur accorde le droit de s’asseoir au banquet de la vie sociale comme à celui de la vie immortelle. N’étant point tombés, ils n’ont pas besoin d’être relevés au préalable par cette même foi ; n’étant pas livrés au mal, ils n’ont pas besoin d’elle pour être rachetés. Frères par la naissance, ils restent frères durant leur existence entière, l’un absolument semblable à l’autre, possédant tous le pouvoir de se rapprocher de Dieu par l’amour du bien et la pratique de la justice, de gagner le ciel par le mérite de leurs bonnes œuvres et le gagnant toujours avec certitude, s’ils s’attachent à la Loi sinaïque qui est toute justice, toute vertu, toute vérité ; par conséquent, tous prochains et obligés de se respecter, de se soutenir, de se protéger, de s’aimer, de s’aider mutuellement, comme feraient les fils d’un même père, les enfants qui vivent et meurent à l’ombre d’un même toit paternel[73].

Est-ce bien de cette façon que le Christianisme et l’Islamisme ont entendu la dignité humaine et ce qui en est le corollaire : la tolérance universelle ? Il est permis d’en douter rien qu’à considérer la part active que l’une et l’autre religion attribuent, qui à la prédestination, qui au fatalisme, dans la conduite de nos actions. Où réside notre grandeur si nous ne sommes plus les maîtres de nous diriger, de nous conduire comme il nous plaît ? Une fleur ne penche pas plus vite sa tête et se flétrit au contact d’un vent inclément, que ne le fait notre liberté à la plus légère pression qui s’exerce sur elle. D’un autre côté, nous aurions beau jeu contre ces deux doctrines, si nous voulions juger de leurs principes sur la dignité humaine par les nombreux actes de fanatisme et de persécution religieuse que l’histoire a enregistrés durant le temps qu’ils tenaient le sceptre de la domination. Mais outre que l’on ne doit jamais faire peser sur aucune doctrine la responsabilité des excès commis en son nom, il nous répugne encore de toucher de la main à des plaies aussi hideuses et que, de part et d’autre, on a toujours intérêt à laisser se cicatriser. Il est fort prudent de tirer le voile sur des atrocités commises au temps passé ; c’est une garantie contre leur retour, et il n’y a que l’écrivain haineux qui puisse se complaire à la rouvrir d’une plume vindicative.

Combien, au contraire, nous serions heureux de voir le Christianisme et le Mahométisme continuer l’enseignement traditionnel de la Synagogue sur la reconnaissance de la dignité de l’homme et sur le respect qu’elle doit inspirer ? Ce serait une gloire de plus pour le Judaïsme. Mais quelle distance entre leurs vues à cet égard et les siennes ! C’est aux deux pôles opposés que l’on se sent soudainement transporté en les écoutant tour à tour. Ainsi, tandis que la doctrine israélite déclare l’homme,. par son état de nature, noble et grand par toutes les excellentes dispositions dont son âme se trouve douée, il n’est plus, selon la doctrine chrétienne et la doctrine musulmane, qu’un être dégradé, déchu de sa noblesse, et chez lequel la pensée et le désir du mal prédominent sans cesse. Au lieu d’une créature supérieure aux autres et mise par Dieu dans le monde pour servir de trait d’union entre le ciel et la terre, résumant en elle tout ce qui a pu se détacher de l’essence divine pour passer dans un corps, nous n’avons plus qu’un malheureux être livré de bonne heure à l’empire d’un diable ou d’Eblis[74]. Que parlez-vous de liberté, de raison et de conscience, ces traits distinctifs auxquels nous avons reconnu l’homme selon le Pentateuque ? Tout cela est effacé, anéanti ; l’esprit du mal a passé dessus ; cet esprit règne en maitre chez l’homme, et de son souffle délétère, flétrit en nous, dès le jour de notre naissance, toutes nos perfections et en empêche, en arrête l’épanouissement. Partout, le rapport de l’homme avec Dieu est rompu, car le Créateur ne voudrait et ne pourrait pas s’unir à un être dégradé. A quoi d’ailleurs nous servirait cette union, puisque nous sommes incapables de tenter quelque chose de bon, étant descendus de notre rang élevé ? A l’égalité entre les hommes par rapport à leur commune aptitude de concevoir et d’aimer le vrai, le beau et le bien, les deux religions ont substitué une égalité d’incapacité de s’élever jamais aussi haut. Le mot reste le même, mais la chose est changée du tout au tout. Il peut y avoir là une grande ressource d’humilité, mais, à coup sûr, le sentiment de la dignité court risque de s’y perdre.

Cependant l’homme ne peut rester séparé d’avec son Créateur. Le rapport rompu doit être renoué. Jésus de son côté et Mahomet du sien se chargent de le faire. L’un, en mourant pour l’humanité, la rachète par le sacrifice de son sang ; il devient son Rédempteur ; il la sauve des suites terribles du péché originel. L’autre se donne comme l’envoyé de Dieu pour accomplir le même dessein. Il est moins sublime de dévouement, mais il prétend néanmoins être l’unique prophète du Seigneur appelé à détruire l’empire du mal, à chasser Eblis et à lui fermer désormais l’accès des cœurs par une barrière invincible : l’obéissance au nouveau livre, le Coran.

Mais voici la grande question. Tout homme est-il indistinctement sauvé par la venue dans le monde d’un de ces deux libérateurs ou de tous deux à la fois ? Nullement. Une condition est nécessaire pour jouir du bénéfice de la rédemption, c’est de croire à la divinité de la mission dont ils se sont dit être chargés. Celui-là seul qui a de la foi en eux, peut être seul par eux relevé de sa chute. Que résulte-t-il de là ? Que tous les membres du genre humain ne se valent plus entre eux. Moi qui ne crois pas en Jésus, je suis et je reste, comme dit Bossuet, « maudit dans mon principe ; ma naissance est gâtée et infectée dans sa source ; l’image de Dieu est effacée en moi ; c’est à peine si le nom d’homme me demeure ». Vous qui ne croyez pas en Mahomet, vous êtes à jamais « condamné à subir la domination du mal ; toutes vos intentions les meilleures sont des suggestions du malin esprit, duquel un vrai croyant ne saurait jamais assez se méfier ; toutes vos convictions ne sont plus que des opinions, car la vérité ne peut entrer dans votre intelligence ; le vice est votre élément naturel, vous ne savez respecter ni les liens du sang, ni la foi jurée ; partout et toujours vous serez farouche et criminel[75]. »

O sainte fraternité, que vas-tu devenir ? Où iras-tu établir ton asile inviolable ? En présence de cette prodigieuse diversité d’opinions et de croyances, qui est le résultat si naturel des dispositions variées de nos cœurs et de nos esprits, pourquoi veut-on poser l’uniformité des convictions religieuses comme condition à ton règne parmi les hommes ? Trouveras-tu, je ne dis pas une nation, mais une famille seulement où tu pourras implanter un rameau d’olivier ? Vois où en sont arrivés ceux qui ont voulu faire tout dépendre de la profession d’un article de foi ! Jésus, cet homme au caractère si doux et si indulgent, n’a-t-il pas été poussé, comme malgré lui, à déclarer la guerre à ceux qui ne croyaient pas en sa divinité ? N’a-t-il pas dit de sa propre bouche que le credo sur lequel il allait fonder son édifice, deviendrait un brandon de désordre pour les maisons et les familles jusqu’alors les plus unies ? « Ceux qui ne sont pas pour moi sont contre » moi… Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix » sur la terre ; je suis venu apporter non la paix, mais l’épée, car je suis venu mettre la division entre le fils et le père, entre la fille et la mère, entre la belle-fille et la belle-mère. Et on aura pour ennemis ses propres domestiques[76]. »

Ces paroles si dures, combien il a dû en coûter au fils de Marie de les prononcer. Mais telle est l’inflexibilité de la logique, qu’elle arrache souvent des accents dont on est soi-même épouvanté. C’est pour être parti du faux principe consistant à faire de la foi en sa divinité la pierre de touche de la valeur des hommes, que Jésus ou ses successeurs sont arrivés à une aussi triste conséquence.

On ne s’attend pas à ce que Mahomet, qui est parti du même principe déplorable, ait marchandé davantage l’expression de la conséquence qui en découle si rigoureusement. Avee un cœur moins humain et des sentiments moins empreints de clémence, le fondateur de l’Islamisme a dû passer tout de suite à l’offensive, à l’attaque contre les infidèles qui lui apparaissaient tous comme des êtres indignes. Se résigner à voir sur la terre, pour les y laisser vivre tranquillement, des hommes qui se refusent obstinément à effacer une prétendue tache originelle par l’acceptation d’une croyance spéciale ; se borner à prédire la scission qui se ferait entre ces hommes et ceux qui s’attacheraient à la nouvelle foi, cela pouvait être le fait d’une âme aussi généreuse que l’a été celle de Jésus ; mais à Mahomet la résignation passive ne pouvait convenir ; il lui fallait l’action, la persécution, l’extermination. Aussi, voyez avec quelle fureur il y excite, il y pousse ! « Lorsque vous rencontrez des infidèles, » eh bien ! tuez-les au point d’en faire un grand carnage ; en » tout cas, enchaînez-les bien, combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de tentation[77]. » Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de tentation ! c’est bien là la grande erreur qui consiste à placer la source du mal dans l’homme et non dans le monde extérieur, à ne voir partout, depuis le péché d’Adam, que des âmes corrompues, et à déclarer pour telles toutes celles qui ne veulent pas acheter leur régénération, leur purification, au prix d’une foi nouvellement importée.

Et s’il en est ainsi de ces âmes durant leur existence terrestre, si elles sont vraiment dans un état d’abjection, si elles ne méritent que dédain, mépris, persécution, que sera-ce donc lorsqu’elles se présenteront, lorsqu’elles paraîtront devant Dieu au jour du jugement ? Pourront-elles espérer de s’asseoir à l’ombre du Très-Haut, et de se délecter de la contemplation du Père Éternel ? Naïve question ! A qui l’on a commencé par dénier la conception même de l’idée de vertu et de justice, comment lui promettrait-on ensuite une récompense ? Dès que la foi seule peut nous remettre en possession des magnifiques aptitudes dont nous fumes primitivement doués pour aimer, rechercher et pratiquer le bien, l’absence de cette foi est un signe non équivoque de notre damnation. Il n’est nullement nécessaire de presser sur ce point le Christianisme et le Mahométisme pour avoir leur conclusion. Cette parole de Jean : « Quiconque croit au Fils possède la vie éternelle, mais quiconque ne croit pas au Fils ne verra pas la vie, la colère de Dieu demeure sur lui[78] » ; cette autre parole plus connue et non moins significative : «Hors de l’Église point de salut », ne sont-elles pas de la plus écrasante évidence ? La doctrine mahométane ne dit-elle pas avec une tout aussi accablante clarté : « Pour les infidèles, ils seront les aliments du feu. Autant d’or que la terre en peut contenir, ne saurait les racheter du châtiment cruel. Ils n’auront point de défenseur[79]. »

Que le Judaïsme est plus admirable quand il assure sa part de salut à tout homme vertueux, qu’il soit chrétien, musulman ou même païen[80] ! Nous n’aurions pas osé dire qu’il est plus généreux, dans la crainte d’ôter à la tolérance qu’il proclame son vrai caractère, qui est précisément d’être, non pas une concession mais un principe, non pas une faveur mais un devoir. Lorsque l’on a reconnu à l’homme la liberté personnelle, lorsqu’on lui a accordé, avec toute l’indépendance qu’elle comporte, la faculté de se diriger à son gré, de donner ou de refuser son adhésion à telle ou telle idée, à tel ou tel dogme, parce que la philosophie et la religion sont des champs où chacun peut se mouvoir à son aise sans craindre d’empiéter sur le terrain d’autrui, il ne peut plus s’agir ensuite de venir marchander au dissident l’estime particulière, la considération publique et même la protection des lois. Avec le droit de disposer de son cœur et de sa pensée intime comme il l’entend, le croyant nous échappe complétement ; il s’élève à une sphère où il demeure seul avec Dieu, véritable et unique juge de sa conscience, et d’où la société ne peut le faire descendre pour le contraindre à la confession, à l’acceptation d’une foi sociale, en pesant sur lui par la menace de ne pas l’admettre sans cela à la jouissance des bénéfices de la loi civile. Quand nous traiterons en détail des diverses sortes de devoirs, nous montrerons combien le Judaïsme est resté fidèle à ce principe général, en étendant une égide également protectrice sur tous les habitants de la Palestine, sur les nationaux comme sur les étrangers, sur l’Hébreu comme sur le non-Israélite. La parfaite unité d’origine que le Judaïsme assigne aux hommes, l’égale dignité dont il les met si facilement en possession, ne pouvait guère lui permettre de voir en eux autre chose que les membres d’une seule et même famille, dont Dieu est et demeurera à jamais le père ; par suite, de réclamer pour eux une même justice sur cette terre et des espérances identiques dans l’autre monde, espérances et justice dont il appartient à eux seuls de régler la mesure, ici comme ailleurs, par le mérite ou le démérite de leurs actions respectives.

  1. Exode, chap. XVIII, v. 5 et 6.
  2. Lévitique, chap. XXV, v. 44.
  3. (3)
  4. Deut., chap. XV, v. 11 ; Ib., chap. XV, v. 18.
  5. Ex., chap. XII, v. 44.
  6. Exode, chap. XX, v. 10.
  7. Job, chap. XXXI, v. 13 et 15.
  8. Traité Kedouschin, page 20, et Jad Hachsaka de Maimonides : Des esclaves, chap. VIII et IX.
  9. Ecclésiastique, chap. XXXIII, v. 31 et 32.
  10. Maleachi, chap. V. v. 10.
  11. Traité Sanhedrin, p. 38.
  12. Tana debé Eliahou, voir plus haut. p. 62, Note.
  13. Talmud, Traité Sanhedrin, p. 39.
  14. Ps., chap. VIII, v. 5.
  15. Voir Midrasch Rabba sur Genèse, ch. V.
  16. Midrasch Jalkout, sur Ps., chap. VIII, v. V.
  17. Midrasch Rabba sur l’Ecclésiaste, VII, ch. VII.
  18. Voir Maimonide Jad Hachsaka Hilchoth Teschouba, chap. V.
  19. Genèse, chap. 1, v. 26.
  20. Genèse, ch, 1, v. 26.
  21. Psaume 8 paraphrasé.
  22. Talmud, traité Berachoth, p. 10.
  23. Genèse, chap. 1, v. 28.
  24. Genèse, chap. II, v. 24.
  25. Exode, chap. XXI. v. 10.
  26. Munk, Palestine, p. 203, et Franck Adolphe dans ses Études orientales.
  27. Ruth, chap. IV, v. 6.
  28. Deut., XXI, v. 15.
  29. Comparez Ex., chap. XXI, v. 3 : Nombres chap. II, v, 17 ; Deut., chap. V, v. 21, chap. XXII, v. 7, XX, v. 7, XXV, v. 5, avec les chap. XXI. v. 15 et XXIV v. du même 5e livre de Moise.
  30. Eben Hadzer, chap. 1, § 9.
  31. Celui de Guittin.
  32. Maleachi, chap. II, v. 31 et suivants. Comparez : chap. V, v. 18 et suivants.
  33. Talmud, traité Guittin, page 90.
  34. Genèse, chap. II, v. 24.
  35. Math., chap. XIX, v. 4 et suivants.
  36. Math., chap. V, v. 32.
  37. Talmud, traité Guittin, loc. cit.
  38. Deut., ch. 2. v. 1.
  39. Math., chap. XIX, v. 10.
  40. Épitre aux Corinthiens, chap. VII, v. 32 et suivants.
  41. Math., chap. XIX, v. 11 et 12.
  42. Exode, chap. XIX, v. 3, avec commentaire de Raschi. Ce commentaire est lui-même tiré du Midrasch Rabba sur Schemoth, chap. XXVIII.
  43. Deut., chap. XXXI, v. 10 et 12.
  44. Voir Midrasch Raba sur la section de Beschatach.
  45. Midrasch Raba, sur Schemath.
  46. Coran, ch. IV.
  47. Épitre aux Corinthiens, v. 32 et suivants.
  48. Genèse, chap. V.
  49. Juges, ch. V.
  50. II. Rois, ch. XXII.
  51. Proverbes, ch. XXXI.
  52. Traité Choulin, p. 34.
  53. Genèse, ch. IX, v. 6.
  54. Proverbes, ch. XI. v. 12.
  55. Proverbes, ch. XIV, v. 21.
  56. Voir Marc, ch. X, v. 25 ; Luc, ch. XVIII, v. 2 ; Math., ch, XIX. Comparez Coran, ch. VII, v. 38. Au moins Mahomet, en se servant de cette comparaison devenue fameuse, ne l’applique, comme déjà faisait le Talmud, qu’aux seuls impies et incrédules.
  57. Traité des principes, ch. IV, § 3.
  58. Talmud, Traité Méguilah, p. 15.
  59. Talmud, Traité Baba Bathra, p. 153.
  60. Talmud, Traité Makkoth, p. 7, et Maimonide, même matière, chap. 1, v. 10.
  61. Deut., chap. XV, v. 15.
  62. Voir pour tout ce qui a rapport à la jurisprudence criminelle, Maimonide lad Hachsakah, chap. II. §§. 3 et 5 ; et chap. V, IX, X, XVIII. Voir aussi Talmud, traité Sanhedrin, pages 17, 33 et 42.
  63. Deut., chap. XXV, v. 3.
  64. Deut., ch. XXI, v. 23.
  65. Nombres XXXV, v. 21 et 25. Voir aussi Talmud Pesachim, 12.
  66. Eléazar ben Pachoura. Selon une autre tradition : lehonda ben Guedidim. La revendication eut lieu sous le règne de Jean Hyrcam, fils de Simon, et a été la cause de l’inimitié entre les princes Machabéens et les Pharisiens (voir Graetz, Histoire des Juifs, 3 volume, page 100).
  67. Ps. 2, 7 ; 82, 6. (2) Genèse, ch. VI, v. 7.
  68. Genèse, ch. VI, v. 7.
  69. Midrasch Raba, sur Haazinou.
  70. Maïmonide, Jad Hachsaka Hilchoth, Teschouoah, ch. III.
  71. Lévitique, chap. XIX, v. 19.
  72. Lévit., chap. XIX.
  73. Voir Proverbes, chap. XIV, v. 31, chap. XXIV, v. 11.
  74. Épitre aux Romains, chap. VII, v. 20 et 21 ; Coran, chap. XVIII, v. 48.
  75. Coran, ch. XXIV, v. 45, ch. LIII, v. 30, ch. 59, v. 21 et 22.
  76. Voir Math., ch. 10, v. 34, 35 et 36. Luc, ch. 12, v. 51.
  77. Coran, ch. XLVII et ch. VIII.
  78. Jean, ch. III, v. 18 et 36.
  79. Coran, ch. Il et ch IX.
  80. Talmud, Traité Abodath Elilim, pages 3 et 10, Guittin, p. 56.