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Moïse, Jésus et Mahomet/09

La bibliothèque libre.
Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 233-249).


CHAPITRE IX

RÉSURRECTION


La résurrection est une dernière façon d’affirmer la persistance de l’âme après le trépas. C’est aussi le dernier dogme dont il nous reste à parler dans cette partie de notre livre. Ce dogme a été admis par les trois religions sémitiques sans grande divergence d’opinions, et il était naturel qu’il le fût. Comme toutes les trois se fondent sur la Bible et qu’elles y puisent leurs inspirations et leurs déductions de foi, il eût été par trop surprenant qu’elles n’eussent pu arriver à se mettre d’accord quand il s’agit d’une croyance aussi nettement formulée que l’est celle à la résurrection des morts. Que sur la question de la Providence, sur celle de la liberté humaine et encore sur celle de l’existence du mal, le Christianisme et le Mahométisme diffèrent en quelque chose d’avec la religion juive, cela tient sans doute à ce qu’ils n’ont pas su entrer aussi avant qu’elle dans l’esprit des Saintes Écritures, obsédés qu’ils étaient du désir de fondre dans la vérité sinaïque des éléments tirés d’ailleurs. Il ne suffit pas d’entendre le texte sacré et de savoir le translater de la langue sainte dans sa langue propre. Ce ne serait là qu’une science de mots. Il faut encore le rattacher en l’expliquant à ce qui précède et à ce qui suit, et en faire cadrer la signification avec l’ensemble du système dont il est lui-même l’anneau qui l’y rattache. Disons-le sans ambages : il faut, pour démêler le sens vrai des enseignements bibliques, se placer toujours à un point de vue exclusivement spiritualiste. Là est la clef de voûte de tout l’édifice du Judaïsme. Quoi donc de plus naturel que les erreurs où sont tombées celles des doctrines religieuses venues après lui, et qui n’ont pas su se dégager assez du paganisme matérialiste ! On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon. Quelques soins qu’elles prissent de mitiger les idées païennes acceptées par elles, avec quelque art qu’elles en préparassent l’alliage avec l’idée juive, elles ne pouvaient réussir à en faire un tout compacte et homogène. Autant aurait-il valu entreprendre de mêler ensemble l’eau et le feu. Si pourtant un semblable alliage a pu être essayé par le Christianisme et le Mahométisme, ce n’a jamais été que sur des points de croyance qui ressortaient plutôt de l’ensemble du système biblique qu’ils ne s’y trouvaient catégoriquement énoncées, comme, par exemple, le mélange de l’antique destin avec la nouvelle Providence, l’existence d’un prince des ténèbres à côté de la liberté humaine.

La même chose aurait-elle pu avoir lieu ou seulement se tenter pour le dogme de la résurrection ? Non. Ce dogme se présente dans la Bible avec la plus excessive clarté. Point d’interprétation possible à son égard. Nul moyen de la marier à quelque élément étranger. En se rangeant à lui, Jésus et Mahomet durent le faire passer de l’ancienne loi dans la nouvelle, dans celle qu’ils prétendaient donner comme une révélation à eux particulière, avec la signification qu’il avait toujours eue. Et il n’avait jamais signifié qu’une chose : le réveil des morts. Cette parole prononcée, le dogme se trouvait affirmé. On pouvait en douter, mais alors on sortait de la Bible. Ici point de milieu, point d’à peu près du genre de ceux que Bossuet s’évertuait tant à découvrir, pour prouver la nécessité d’une seconde révélation. Le dilemne se trouvait nettement posé. C’était la foi à la résurrection ou bien c’en était la négation. Si donc les premiers Hébreux y ont déjà cru, c’est de la même manière que nous y croyons aujourd’hui, et le Christianisme et le Mahométisme n’ont encore une fois rien innové, rien perfectionné, rien amélioré au sujet de ce dogme qui est essentiellement israélite. Ils n’ont fait que la répandre plus au loin.

Mais le dogme de la résurrection est-il bien d’origine biblique ? On le conteste, et on ne craint pas d’en faire remonter la source à un dogme identique qui avait cours chez les sectateurs de Zoroastre. Opposerons-nous prétention à prétention, et affirmerons-nous que ce fut, au contraire, de la doctrine israélite que cet article de foi a passé aux Babyloniens et aux Perses ? Un semblable emprunt n’aurait pas été impossible, puisque ces peuples avaient tenu les Hébreux, pendant près d’un siècle, sous la plus étroite domination. Mais nous n’irons pas aussi loin, car nous croyons que la fréquente mention que Zoroastre fait de la croyance à la résurrection atteste toute l’ancienneté de ce dogme. On n’invente pas, surtout on ne réussit pas à accréditer du jour au lendemain une croyance aussi capitale ; c’est tout au plus si l’on peut se permettre à certains moments marqués par une recrudescence de ferveur religieuse, de l’amplifier, de l’embellir, d’en broder le canevas d’un dessin un peu plus riche et plus varié qu’auparavant. Croire que les morts se relèvent du sépulcre, et qu’un sommeil qui semblait devoir être éternel va tout d’un coup se dissiper devant un réveil qui fera surgir de leurs tombeaux tous les trépassés, avouons qu’il faut pour cela témoigner d’une foi robuste, et que, si ce n’est pas la parole de Dieu qui affirme l’accomplissement d’un aussi prodigieux événement, tout un long système d’éducation religieuse n’est pas de trop pour le faire accepter, comme elle a eu lieu effectivement chez les Perses et les Babyloniens, où la croyance à la résurrection a précédé de très loin l’événement de Zoroastre.

Chez les Hébreux d’avant l’exil, cette croyance avait existé également. Nous en avons d’abord pour preuve Ezéchiel qui fut un des exilés mêmes. Que dit ce prophète ? Il raconte qu’emporté sur les ailes d’un ange, il fut déposé dans la vallée, sans doute celle près du fleuve Kebar, où eut lieu sa première vision[1]. Cette vallée était pleine d’ossements humains. Là, sur un ordre de Dieu, il commanda à tous les cadavres auxquels avaient appartenu ces ossements de se reconstituer, de vivre et de marcher, sous l’inspiration d’un souffle que le Seigneur allait faire passer sur eux. Et cela eut lieu. Et le prophète, s’adressant ensuite à ceux qui l’avaient écouté parler : C’est un symbole pour la maison d’Israël ; de même que ces cadavres, elle ressuscitera, elle sortira de son tombeau, elle renaîtra à la joie, au bonheur, elle sera rétablie dans la terre sainte. Pour parler sur un ton aussi aisé devant une foule attentive à ses discours, ne fallait-il pas qu’Ezéchiel fût assuré d’avance de la facile et profonde impression qu’il produirait sur elle ? Si ç’avait été la première fois qu’il faisait entendre cette grande, cette étonnante vérité de la résurrection, se serait-il exprimé de la sorte ? Le langage figuré, nous le savons, est le langage favori des prophètes. Mais ici, c’est plus qu’une figure, c’est déjà son application. Il fallait croire à la réalité de la résurrection pour en accepter ainsi l’image reportée sur une espérance aussi belle que le relèvement d’Israël. Ezéchiel n’établit pas le dogme de la résurrection. Il en parle comme d’une croyance acquise, enracinée dans les cœurs. Il le prend tel qu’il existe, lui prête une signification, le traduit en symbole. Donc, le peuple le connaissait déjà et en avait fait sincère profession de foi. Autrement, comment aurait-il entendu quelque chose à la comparaison du prophète ? De deux objets comparés, il faut bien que l’un soit entrevu clairement et avec une incontestable évidence, si l’autre doit recevoir de lui quelque clarté. L’ombre ne saurait projeter la lumière. La restauration prochaine de la nation juive, s’appuyant du dogme de la résurrection, suppose celui-ci hors de doute et depuis longtemps accrédité, sans quoi elle aurait pris pour appui un fragile roseau. Et ainsi nous concluons non seulement qu’il est certain que les Hébreux croyaient à la résurrection, puisque Ezéchiel l’avait prise pour symbole, mais qu’indubitablement ils avaient dû en faire de tout temps un de leurs importants articles de foi. Pour faire renaître l’espoir au cœur de ces malheureux exilés qui ne se consolaient pas d’être éloignés de Sion, le prophète s’empare d’une croyance populaire pour la symboliser, et, devant les ruines presque encore fumantes du Temple de Jérusalem, et au sein de la triste réalité d’un esclavage qui ne venait guère que de commencer, il trouve moyen de redonner du courage à tout un peuple désespéré de se voir abandonné de Dieu.

Mais il y a plus. S’il était vrai que les Hébreux n’eussent fait connaissance avec la croyance à la résurrection qu’après leur arrivée dans la Babylonie et la Perse, il faudrait que nulle part dans la Bible, il ne se trouvât trace de ce dogme avant le coup fatal porté à la Palestine par l’orgueilleux Nabuchodonosor. A tout le moins, faudrait-il que, durant les phases par lesquelles a passé le peuple israélite depuis Moïse jusqu’à cette malheureuse journée qui, en l’an 599 avant l’ère vulgaire, vit descendre le faible roi Joachim du trône de Jérusalem et marqua le triste départ des dix mille premiers captifs, on n’eût jamais prononcé aux oreilles des Hébreux le mot de résurrection. Et que dirait-on si nous établissions que Moïse lui-même l’avait déjà prononcé, et cela dans ce chant suprême, résumé de toute sa pensée sur le présent et sur l’avenir d’Israël que l’on a appelé avec raison le chant du cygne et qu’il a recommandé à la mémoire de tous, hommes, femmes, enfants, vieillards, esclaves et affranchis ? Et la chose est telle que nous la faisons entrevoir. Ouvrez ce chant admirable et, au milieu des plus belles considérations sur la justice divine, présenté dans un langage à la fois simple et sublime, vous entendez la voix même de Dieu s’écrier : « C’est moi, moi seul qui suis et nulle autre divinité ne se trouve à mes côtés ; je fais mourir et puis je rappelle à la vie[2]. »

« Faire mourir et puis ressusciter », une semblable locution placée dans un semblable discours, Dieu lui-même annonçant cette vérité comme il annonce la vérité de son existence et de son unité, n’était-ce pas assez pour donner à entendre que la vie serait un jour rendue aux morts dans les conditions identiques à celles où ils l’avaient possédée la première fois ? Une autre idée que celle de la résurrection pouvait-elle se trouver au fond de cette phrase prononcée si solennellement ? Si elle ne devait signifier que le fait ordinaire de la naissance et du décès, on ne l’aurait pas présentée avec autant d’apparat. Qui donc pouvait douter que le même Créateur qui donne la vie, n’eût aussi la puissance de l’ôter ? Mais ce qu’il fallait attester, ce qu’il fallait proclamer, c’était que cette puissance était telle, qu’elle pouvait faire sortir de la tombe celui qu’elle y avait précipité, comme une première fois elle l’avait appelé du néant de l’existence. Et c’est ce pouvoir illimité de Dieu que Moïse a affirmé et qu’il a voulu célébrer dans son chant suprême, lorsque son émotion le trahissant soudain, la parole lui échappe et, à sa place, c’est le Seigneur lui-même qui proclame la grande vérité de la résurrection : « C’est moi, moi seul qui suis et > nulle autre divinité ne se trouve à mes côtés ; je fais mourir › et puis je rappelle à la vie[3]. »

Que dirait-on encore si, sortant du Pentateuque, nous trouvions notre dogme péremptoirement enseigné dans les livres rédigés postérieurement ? Voici qui date du temps de Samuel : « l’Éternel précipite dans le Scheôl et en fait aussi sortir[4]. Ces mots viennent immédiatement après ceux cités textuellement du Pentateuque : « Je fais mourir et puis je rappelle à la vie. » C’est la même idée. En plus seulement, nous assistons ici, en imagination, au réveil des trépassés, et nous les voyons remonter sur la terre avec toute leur personnalité. Ce ne sont pas de nouveaux individus qui renaissent à la vie. Ces âmes qui reviennent à la lumière du soleil ne vont pas animer des corps qui leur sont étrangers, en un mot, la résurrection n’est pas la métempsycose. Non. Les mêmes personnes qui ont été frappées de mort, seront rappelées à l’existence, et telles elles étaient avant de mourir, telles elles seront au grand jour de la résurrection, lorsque Dieu les aura retirées du Scheôl. À ce moment, elles retrouveront leurs corps et elles revivront de la vie terrestre, exposées sans doute encore aux misères et aux faiblesses inséparables de l’existence matérielle, mais pouvant s’y soustraire plus facilement qu’autrefois, par suite des vertus et des perfections morales qu’elles avaient acquises sur la fin de leur vie passée, et qui leur ont été laissées en possession pour leur servir de talisman et d’instrument de bonheur, durant leur nouveau passage sur le globe.

Que m’importerait-il, en effet, de revivre après ma mort dans un autre homme, ainsi que le veut la métempsycose, si, perdant la conscience de ce que je fus autrefois, je dois recommencer les mêmes combats suivis des mêmes défaites, les mêmes luttes suivies des mêmes défaillances, les mêmes espérances suivies des mêmes mécomptes ! Quelle belle consolation de revenir sur la terre privé de toute l’expérience, de toutes les qualités, de tous les biens de mon âme que j’avais amassés au prix de tant de peines, de privations, de labeurs et d’études ? Serait-ce bien encore moi qui revivrais alors ? Ce ne serait même plus un autre moi-même qui reviendrai ; ce serait une existence étrangère qui ne tient plus à moi par aucun lien, et autant vaudrait une destruction complète qu’une renaissance où il ne me resterait plus aucun souvenir de ce que je fus en quittant la terre. Admettez, au contraire, avec la doctrine juive, que la résurrection est la promesse de notre retour sur le globe avec tout un trésor de science, d’amour et de sagesse acquis dans les deux mondes où nous avons successivement vécu ; admettez que ce que notre âme avait appris avant de monter au ciel et ce qu’elle a appris au séjour des immortels où se sont dévoilées à elle la justice et la bonté de Dieu, admettez que tout cela lui demeure en propriété alors qu’elle sera revenue animer le corps qu’elle possédait jadis, et vous comprendrez combien est sacrée et légitime notre aspiration de renaître à la vie après l’accomplissement des temps !

Or, c’est cette aspiration et pas une autre qui se trouve au fond des paroles du livre de Samuel prononcées par la pieuse Annah et que nous avons transcrites plus haut. Au moment où la sainte femme exaltait la puissance de l’Éternel qui l’avait rendue mère après tant d’années d’anxieuse attente, elle se transportait en esprit à l’époque où, par une manifestation de cette même puissance, le Seigneur remplirait une autre attente, celle de la résurrection. En bénissant Dieu d’avoir accédé à son vœu, elle songeait déjà aux actions de grâce qui s’échapperaient de toutes les poitrines quand, au jour du jugement dernier, se réveilleront les trépassés ayant cette fois au cœur un amour inaltérable pour le Dieu qui a également rempli le désir avec lequel ils s’étaient endormis de renaître tôt ou tard à la vie. Il fallut donc que ce désir fût bien généralement répandu chez les compatriotes et contemporains d’Annah, pour que la vertueuse épouse en eût ainsi associé le futur accomplissement à sa joie présente ! Et de fait, lorsqu’on voit, deux siècles et demi plus tard, le prophète Joël donner sa fameuse description du jugement dernier et menacer tous les peuples ennemis d’être un jour rassemblés dans la vallée de Josaphat pour y être punis des sentiments haineux qu’ils nourrissaient contre Israël, peut-on douter que ce dernier n’ait été de tout temps profondément pénétré de la croyance à la résurrection[5] ?

Deux siècles et demi ! Que de dogmes, dira-t-on, peuvent se fonder, se créer, que d’idées religieuses s’emprunter et puis se nationaliser dans un espace de deux cent cinquante ans ! Sans doute, mais durant ce long intervalle même, y eut-il une seule époque qui aurait pu favoriser la création, l’emprunt ou l’acceptation d’un nouveau dogme importé du dehors ? On ne naissait pas alors ou on fréquentait peu les pays habités par les peuples de la haute Asie qui devinrent les sectateurs de Zoroastre, et d’où on prétend que la croyance à la résurrection est originaire. De l’époque du grand-prêtre Élie et de Samuel jusqu’à celle qui a vu naître et prêcher le prophète Joël, les rois Saül, David et Salomon régnèrent d’abord. Ce n’est pas de leur temps qu’un dogme du genre de celui de la résurrection eût pu être introduit en Palestine si déjà il n’y avait existé. C’était plutôt le culte extérieur que la partie dogmatique de ce culte qui faisait l’objet des soins et des soucis de ces monarques, des deux derniers surtout. Et après eux, à quoi assistons-nous ? A une décadence, à un dépérissement graduel du sentiment religieux, nouvel obstacle à l’importation comme à l’édification d’un dogme inconnu. Toute une suite de rois impies se succèdent sur les trônes de Samarie et aussi parfois de Jérusalem ; la foi menace de s’éteindre ; elle jette une lueur intermittente sous Josaphat et Joas d’une part, sous Jéhu de l’autre. « Il n’y a presque plus dans le pays ni vérité ni ni charité ni connaissance de Dieu. Le parjure, le mensonge, le vol, l’impudeur ont fait irruption de tous côtés. La Loi divine est foulée aux pieds. Prêtres et fidèles sont corrompus : l’un ne rougit plus devant l’autre, l’un ne reproche plus à l’autre son péché, son infidélité, son crime. Un souffle d’impiété a passé sur les âmes ; elles se sont flétries sous le souffle du vin. Israël est devenu comme une génisse revêche. sauvage, rebelle, indomptable[6]. » C’est le prophète Osée qui s’exprime de la sorte, Osée contemporain de Joël. Était-ce bien là le moment propice à l’affermissement d’une croyance récemment introduite ou à introduire ? Loin de là, et, lorsqu’on songe qu’ensemble ces deux prophètes, pour faire revenir le peuple de ses funestes égarements, lui parlent d’un grand jour de Visitation, de réprimande et de punition, Jom Tohéha, qu’ils appellent aussi tout simplement Jom Adonaï le jour du Seigneur, ne prend-on pas l’assurance que l’idée de la résurrection et, par elle, la foi au Jugement dernier, était vivace au fond des consciences ! N’était-ce pas, parce qu’on y croyait encore, comme on croyait encore à tout quelque peu malgré l’impiété générale, et parce qu’on y avait autrefois sincèrement cru en Israël, que la menace du Jugement dernier a pu être évoquée comme elle le fut alors ?

Mais l’ancienneté tout à fait biblique du dogme de la résurrection ressort aussi des discours prononcés par le prophète Isaïe. Il faut voir avec quel plaisir ce prophète aime à s’arrêter sur la venue future de ce « jour-là[7], ainsi qu’il le nomme, du jour où retentira la grande trompette, où la lune rougira, où le soleil se voilera devant le majestueux éclat avec lequel Dieu Zébaoth paraîtra sur la montagne de Sion et sur Jérusalem pour y régner à jamais ; de ce jour où Dieu passera en revue l’année des cieux dans le ciel, les rois de la terre sur la terre, pour rendre à ces derniers selon ce qu’ils auront mérité… C’est alors que le globe s’ébranlera sur ses bases, qu’il chancellera comme fait un homme ivre, comme une cabane exposée aux vents déchaînés. Ce sera le moment de la Visitation, après que tous les grands de la terre auront été rassemblés comme on rassemble des prisonniers pour les enfermer dans une fosse verrouillée sur leurs têtes… On pourra alors s’écrier : Que sont devenus tous ces maîtres ? Des cadavres qui ne reviendront plus à la vie, des ombres qui ne reprendront plus de consistance. Car à peine, Seigneur, les aura-tu rappelés à l’existence que promptement tu les fera périr de nouveau, et cette fois ils seront bien anéantis, jusqu’à leur dernier soupir. Mais quant à vous, enfants de Sion, vos cadavres revivront et avec les vôtres le mien se relèvera aussi. Réveillez-vous, et réjouissez-vous, habitants de la poussière ! La rosée du ciel sera en ce jour une rosée vivifiante, et la terre rendra les trépassés qu’elle avait reçus[8]. »

Ce n’est pas le second Isaïe qui parle ainsi, mais le premier du temps d’Ezéchias, longtemps, cent cinquante ans, avant qu’Israël n’allât en captivité chez les Babyloniens et les Perses auxquels on voudrait qu’il eût emprunté l’idée de la résurrection. Ce dogme, comme on le voit, est déjà alors magnifiquement décrit ; il fournit matière à des discours d’une éloquence presque hors ligne, et il est déjà traduit en symboles. Pour avoir pu servir à cela il avait donc fallu que le peuple en fût pénétré, comme on l’est d’une antique croyance. Voilà pourquoi il aimait à le trouver sur les lèvres de ses prophètes.

Citerons-nous enfin les paroles de Daniel ? Cela ne servirait à rien, puisque les écrits de Daniel sont postérieurs à la captivité babylonienne. Et l’on ne saurait être plus clairement explicite que Daniel l’a été sur le dogme de la résurrection : « Plusieurs de ceux qui dorment maintenant dans la poussière se réveilleront, ceux-là pour la vie éternelle, ceux-ci pour une honte et un opprobre éternels. » Et pour confirmer ce semble, encore davantage, cette vieille et constante prédiction, Dieu apparaît en tout dernier et dit à Daniel : « Quant à toi, le terme de ta vie approche ; tu iras te reposer avec tes pères, et, sur la fin des jours, tu reprendras le cours de la destinée[9]. » Heureuse espérance dans laquelle s’endorment aujourd’hui encore tous les hommes de foi en Israël !

Ainsi énoncé et affirmé par la Bible, le dogme de la résurrection est devenu article de fervente croyance dans la Synagogue, dans l’Église et dans la Mosquée. Moïse et les prophètes d’une part, Jésus de l’autre, et Mahomet en dernier, ont tour à tour parlé de la réalisation du grand jour[10]. Cependant si tous parlent de l’avènement de la résurrection, il existe chez eux quelques divergences sur la manière dont ils en ont présenté respectivement les résultats. Et voici comment. Dans la Synagogue on enseigne que le moment de la résurrection suivra de près l’arrivée du Messie. C’est pour goûter les nouvelles joies, les nouvelles facilités d’existence amenées par l’époque messianique que les morts doivent se réveiller et sortir de leurs tombeaux. « Le corps retrouvera alors tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté, jouissant d’une béatitude idéale ; la terre lui versera en abondance ses dons les plus riches ; le droit et la justice y règneront. Ce sera la bienheureuse époque de la paix universelle. Le loup demeurera avec l’agneau ; la panthère est couchée auprès du lion et se laissera conduire par un enfant ; le nourrisson à la mamelle joue dans la caverne de la vipère, et l’enfant sevré étend sa petite main vers l’antre du basilic[11]. »

Ainsi, ces paroles d’Isaïe décrivant l’époque messianique, sont présentées par la Synagogue comme décrivant les suites immédiates de la résurrection. Celle-ci coïncidera donc bien avec l’autre. Or, la venue de Jésus, pas plus que celle de Mahomet, n’ayant amené la résurrection si positivement annoncée dans les livres saints, on se trouva forcé d’en reculer l’avènement jusqu’à la fin du monde. Et c’est de cette façon que, dans l’Église comme dans la Mosquée, naquit la croyance qui n’a jamais trouvé accès en Israël, celle qui place le réveil des morts à une époque de suprême et total désastre. La fin du monde arrivera-t-elle ou n’arrivera-t-elle pas ? Il nous suffit de savoir qu’aucun prophète n’en a jamais fait mention, pour que notre pensée ne s’arrête même pas sur un événement que la bonté créatrice de Dieu semble ne devoir jamais laisser s’accomplir[12]. C’est là d’ailleurs une croyance toute païenne. Lucrèce en parle[13]. On a voulu, pour la justifier théologiquement, s’appuyer du terme biblique de Achrith Hajamim, « fin des jours ». Mais qui ne sait que cette expression est une figure, un simple trope dans le langage sacré ! Elle n’a jamais signifié autre chose que l’avenir. Tous les prophètes s’en sont servis dans ce sens[14], et le prophète Joël, en faisant le tableau de la résurrection, marque positivement qu’elle n’aura pas lieu à la fin du monde, quand dit : « En ce jour, le vin doux ruissellera…… et Dieu règnera à Sion. Jérusalem sera redevenue sacrée, et les étrangers ne la fouleront plus d’un pied impur[15] ».

Mais cette Jérusalem sera peut-être la Jérusalem céleste dont l’Église parle encore aujourd’hui si fréquemment ! Ce n’est pas là l’opinion de Jean l’Évangéliste ou le Théologien, comme on l’appelle aussi, l’auteur de l’Apocalypse où il est dit en termes formels : « La nouvelle Jérusalem sera le tabernacle de Dieu avec les hommes ; il y habitera avec eux ; ils seront son peuple et Dieu lui-même sera leur Dieu[16]. » Le célèbre allégoriste, on le voit, n’a pas osé aller aussi loin qu’on l’a fait après lui. « La Jérusalem de l’avenir est donc bien une vraie ville, l’antique ville de Sion repeuplée d’adorateurs du vrai Dieu, et autour de laquelle le Seigneur dressera des tentes pour y abriter tous les peuples, des tentes dont l’éclat remplira le monde entier[17]. » Toutes ces images et tant d’autres semblables, sont vraiment une représentation énergique de l’accomplissement des prophéties suivant lesquelles, à la venue du Messie et après la résurrection, les nations de la terre afflueront vers la sainte montagne qui s’élèvera comme une bannière de ralliement pour elles toutes et non pas, encore une fois, pour Israël seul.

Et malgré tant d’évidence sur les suites de la résurrection, malgré surtout la phrase si explicite au sujet de Daniel qui reviendra ici-bas reprendre le cours de sa destinée, le Christianisme et le Mahométisme se sont refusés à admettre, après la résurrection, la continuation d’une existence terrestre. C’est évidemment leur triste théorie de la fin du monde qui les a amenés à cela, et nous savons maintenant comment ils sont arrivés à cette désolante théorie elle-même. A cause d’elle, il leur a fallu transporter, corps et âme, dans des béatitudes toutes célestes, les justes ressuscités, et assigner aux méchants corps et âmes encore, le séjour d’un enfer éternel. On soupçonne aisément que les deux nouvelles religions, avec leurs idées particulières sur la nature des récompenses et des châtiments dans la vie future, n’aient pas eu à faire de grands efforts pour arranger ainsi les choses, lors de la résurrection. Nous avons vu le Christianisme admettre pour le corps humain la possibilité de monter au ciel après s’être transfiguré. En conséquence de ce principe, il enseigna catégoriquement, que l’effet immédiat de la résurrection sera de transporter tous les corps ressuscités, par delà ce monde écroulé sur ses bases, dans le monde futur où ils aborderont au moyen de la transfiguration[18]. Le Mahométisme n’a même pas recours à la transfiguration. Il n’éprouve aucun embarras à faire passer de la terre dans le ciel toute la partie matérielle de notre être. Il professe hardiment l’opinion que les ressuscités iront prendre possession, qui du Paradis, qui de l’Enfer, avec les corps mêmes qui leur auront été rendus[19]. Plus sage que ses deux filles, la religion juive a eu soin d’écarter du monde futur toute idée de corps, même transfiguré. Par là, il lui a été permis, tout à la fois, de laisser aux ressuscités des derniers jours la terre pour habitation, et de confondre avec l’époque de la résurrection l’époque messianique. Avoir pu ainsi éviter, d’un côté, la désespérante théorie de la fin du monde, et de l’autre, avoir pu engendrer dans les cœurs l’espérance de voir les générations passées sortir de leurs tombeaux, pour s’asseoir à ce banquet social qu’elles avaient aidé à préparer par des efforts qui s’étaient trouvés, ou mal récompensés, ou précocement éteints par la mort ou le martyre, n’est-ce pas assez pour faire aimer et augmenter universellement son dogme de la résurrection ? Ne se trouve-t-il pas, quelque chose de large et de souverainement consolant dans cette idée de sa part, de présenter un jour les bienfaits conquis par la civilisation en progrès, à ceux qui ont aidé à les amener sur la terre sans avoir pu en jouir ?

Nous en avons fini avec la partie dogmatique des trois religions filles de la Bible. Nous allons passer à leur morale tant théorique que pratique. Quand nous aurons montré encore comment le Judaïsme comprend l’obligation du devoir et les règles de conduite qui en découlent ; quand nous aurons fait voir en quoi ici aussi Moïse a servi d’initiateur à Jésus et à Mahomet, tout en restant, comme modèle, supérieur à l’imitation parfois pâle et incomplète qui a été faite de son enseignement, il deviendra une fois de plus évident, que les assises de la civilisation se trouvent tout entières dans le Judaïsme qui sera finalement appelé à en couronner l’édifice dans l’avenir.

  1. Voir le commentaire de Kimchi sur le 37e chapitre d’Ezéchiel.
  2. Deut., chap. XXXII, v. 39.
  3. Voir Deut., chap. XXXII, v. 39. et Talmud, traité Sanhedrin, p. 91.
  4. Samuel, chap. II, v. 6.
  5. Joël, chap. IV.
  6. Osée, chap. IV.
  7. Isaïe, chap. XXVII.
  8. Isaïe, chap. XXIV, v. 19 à 23, v. 9. et chap. XXVI, v. 1, 13, 14 et 19.
  9. Daniel, chap. XII, v. 2 et 13.
  10. Comparez avec les citations bibliques faites par nous, ce qui se trouve dans Mathieu, chap. XXIV, Luc, chap. XXI, et le Coran, chap. XCIX, chap. L et chap. LXXVI.
  11. Voir Immortalité de l’âme chez les Juifs, traduction Isidore Cahen, p. 61.
  12. L’auteur de l’Ecclésiaste, chap. 1, v. 4, semble même poser en principe la conservation éternelle du monde.
  13. Dans son poème, v. 105.
  14. Voir notamment Jérémie, chap. XLVIII, v. 46 ; Ezéchiel, chap. XXXVIII, v. 16 ; Osée, chap. III, v. 5, et Daniel, chap. X, v. 14.
  15. Joël, chap. IV, v 17.
  16. Apocalypse de Saint Jean, chap. XX et XXI.
  17. Immortalité de l’âme, traduction Isidore Cahen, p. 108.
  18. Voir dans la Liturgie catholique le Dies iræ.
  19. Coran, chap. XXXVI.