Moïse, Jésus et Mahomet/12-2

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Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 393-426).

§ II
LA PATRIE

Représentez-vous maintenant l’enfant ayant reçu par les soins de son père cette mâle éducation qui trempe si supérieurement le caractère, et par les soins de sa mère cette autre éducation non moins fortifiante, mais qui tranche plutôt sur un fond de bonté et de douceur que sur un fond de sévérité ; ajoutez à cette double éducation l’instruction que le Judaïsme veut qu’il acquière ; puis laissez-le sortir de la famille pour entrer dans la société. Comment s’y posera-t-il ? Que sera-t-il, que fera-t-il pour sa patrie, pour ses concitoyens, pour ceux qui vivent constamment avec lui sous la protection des mêmes lois, ou qui ne viennent que momentanément s’abriter sous le toit de l’édifice social dont il aime lui-même à se couvrir ? Car, dans le pays où l’on est né, où l’on a été élevé, où l’on aime de respirer, de vivre, il n’y a pas seulement que des frères qui aient avec vous une communauté de croyances religieuses et politiques ; il s’y trouve aussi des contradicteurs, des adversaires, des dissidents ; on y rencontre même des ennemis ou cachés ou déclarés, et jusqu’à des étrangers qui ont conservé leur affection à d’autres contrées et ne font que traverser votre terre natale dont ils prennent en passant le suc pour s’en retourner dans leurs foyers. Comment se comportera donc l’enfant devenu homme dans toutes ces diverses situations que peut lui créer le contact de tant d’individus différents, avec leur manière de penser et d’agir, tantôt en accord, tantôt en désaccord avec la sienne ?

C’est bien ici que l’éducation de la famille se fait sentir avec ses fruits bons ou mauvais, selon qu’elle aura été bien ou mal dirigée. En effet, si le père a toujours su se montrer à la hauteur de son devoir, le fils aura appris à vivre d’une vie de dévouement et de sacrifice, n’estimant rien tant que la constance et le désintéressement dans le travail, la justice et l’équité dans les transactions, la tolérance, le respect et l’affabilité dans ses rapports sociaux. Par sa mère, il aura su s’embellir de qualités sinon plus nécessaires et plus estimables, du moins plus délicates et plus attrayantes. Si la mère a été une épouse fidèle et chaste, elle aura pu donner à l’enfant qu’elle a élevé cette retenue et cette décence qui, transportées dans les manières, dans les actions et dans les paroles, répandent sur l’ensemble des qualités acquises un charme inexprimable. Si la mère a su lui inspirer cette délicatesse de sentiment dont elle est elle-même douée, l’enfant saura toujours s’élever au-dessus des plaisirs comme des misères du monde pour se complaire plutôt dans les beautés de la nature et la contemplation de la vérité, que dans la possession des richesses qui mènent si facilement à l’orgueil, à la fatuité, à la morgue ; si sa mère a su lui mettre de la sensibilité au cœur, il jouira de toutes ces délices que procurent la compassion éprouvée pour les pauvres et la charité distribuée sans bruit et sans vanité ; si, enfin, elle a pu lui donner ces belles vertus qu’on nomme le calme et la patience, il se sentira certainement toujours armé, comme d’une triple cuirasse, contre l’infortune, contre l’intrigue, contre la méchanceté des hommes et contre leur empressement si coupable d’interpréter malicieusement les meilleures intentions. Une fois qu’il aura conçu un louable projet, il y saura persister, malgré les obstacles qui en pourraient retarder l’exécution, et il attendra patiemment que le soleil de la justice puisse luire dans tout son éclat.

Et toutes ces qualités, la doctrine juive veut qu’elles dominent chez l’enfant au moment où entre dans la vie active du monde et où il cherche à conquérir une place dans la société. Elle veut d’abord qu’il soit dévoué aux intérêts de sa patrie. Elle n’a pas besoin de lui recommander de l’amour pour elle : pourquoi n’aimerait-il pas sa patrie, puisqu’il aimait ses parents ? Ces êtres qu’il chérissait tant et que la mort a maintenant ravis à son affection, ne se trouvent-ils pas là, reposant sous ce sol qu’il foule de ses pieds ? N’y a-t-il pas ici un champ que son père prenait un si noble plaisir à cultiver ? Ne voit-il pas là l’appartement que sa pieuse mère embellissait de sa présence ? Tout ce qui est autour de lui ne lui rappelle-t-il pas de chers souvenirs ? Tout près est un monticule sur lequel il avait l’habitude de s’asseoir avec ses bons parents quand il recevait leurs conseils ; un peu plus loin se montre un sentier où il se promenait avec eux ; puis la maison paternelle avec ce qu’elle lui rappelle de son enfance écoulée, de ses premières émotions, de ses candides aspirations dans un âge plus tendre. Et s’il ne peut pas se détacher du foyer domestique, se détacherait-il plus aisément de la patrie, ce grand foyer où se sont réchauffés ceux-là mêmes à qui il doit tout ce qu’il est, qui lui ont donné avec l’existence les moyens de la rendre heureuse et agréable. Cette loi tutélaire qui a protégé les auteurs de ses jours, ce bras qui s’est levé pour eux quand on les attaquait dans leur honneur ou dans leur repos, cette main qui d’un côté s’est étendue sur leurs têtes pour les préserver d’iniques persécutions, et de l’autre s’est offerte à eux pour les soutenir et les guider, cette loi, ce bras et cette main qui sont la patrie elle-même, le trouveraient-ils indifférent le jour où un danger menacerait de les affaiblir, de les paralyser ou de les enchaîner ?

Dans un cœur qu’enflamme l’amour de la famille, rien n’est plus naturel que l’amour de la. patrie. La patrie est une véritable famille, un peu plus étendue, il est vrai, que celle qui a écouté nos premiers vagissements, voilà toute la différence ; mais non moins que la première, elle a pris soin de nous, et c’est même grâce à elle que notre enfance a pu recevoir ce qu’il était indispensable qu’elle reçut. L’instruction qui nous a été offerte, c’est la patrie qui nous l’a dispensée ; le sentiment de la liberté qu’on nous a inspiré, c’est à la patrie que nous en sommes redevables, et si nous avons le sentiment de notre dignité d’homme, c’est parce que nous avons été élevés dans un pays qui sait en même temps se respecter et se faire respecter.

Le beau nom de patrie n’appartient donc pas seulement à la terre qui nous a vu naître, mais encore à celle qui nous a pris sous sa protection, qui nous nourrit aujourd’hui de ses produits et nous couvre de l’égide de sa sage législation. La contrée qui a la garde des tombeaux de nos ancêtres nous est chère ; celle qui nous ouvre un asile hospitalier ne nous l’est pas moins ; celle enfin qui nous aide à vivre en hommes, nous l’est au même titre. Partout où il y a quelque chose de nous : cendres de nos pères ou de nos enfants, garanties de nos franchises et de nos libertés, source de notre bien-être moral et intellectuel, là est notre patrie. L’homme doit savoir se naturaliser dans tous les endroits du globe où on lui octroie ce qui lui est nécessaire pour le déploiement des facultés de son âme. Le cosmopolitisme est une vraie vertu, car ce mot ne signifie pas être indifférent à tout, mais aimer tout, être attaché à tout ce qui nous met en position de remplir notre mission sur la terre. Et c’est précisément ce cosmopolitisme que la Synagogue a sauvé, prêché et encouragé, voulant par là affirmer l’obligation où est l’homme de se dévouer corps et âme au pays qui lui accorde aide et protection et favorise le développement de ses plus nobles aspirations. « Ainsi vous parle par ma bouche, avait dit autrefois le prophète Jérémie au peuple hébreu descendu à Babylone, ainsi vous parle l’Éternel Zebaoth, le Dieu d’Israël : Bâtissez-vous des maisons et habitez-les ; plantez des jardins et récoltez-en les fruits ; concourez à la prospérité des villes où vous avez été menés ; priez pour elles et ne séparez pas votre paix de la leur[1]. »

A son tour, Guedaliah, fils d’Achikam, disait à ceux qui étaient demeurés dans la Judée : « Soyez en repos et sans aucune inquiétude. Vous êtes tributaire des Chaldéens ; ils vous veulent du bien, servez-les donc et demeurez fidèles au roi de Babylone[2]. »

Qui ne sait combien Israël a toujours eu à cœur de suivre ces chaleureuses recommandations ? Sans essayer de mettre ici en relief ce qu’il fait aujourd’hui pour ses patries respectives, avec quelle sincère affection il les chérit, de quelle main ferme il tient en leur nom le drapeau sur le champ de bataille, avec quelle ardeur désintéressée il recherche, il invente, il cultive tout ce qu’il soupçonne devoir contribuer à leur grandeur et à leur prospérité, ne pouvons-nous pas signaler dans l’antiquité juive plus ou moins reculée, des Joseph, des Mardochée, des Daniel, des Chasdaï-Iben-Schabrut, des Abarbanel, qui tous ont donné des preuves non douteuses de leur admirable façon de comprendre l’amour de la patrie ? Ce que le premier a fait pour l’Égypte et les deux derniers pour l’Espagne, personne ne l’ignore. On n’ignore pas davantage le bel acte de patriotisme accompli par Mardochée qui sauva Assuérus d’un assassinat comploté contre lui, ainsi que le dévouement sincère et inviolable avec lequel Daniel a servi Nabuchodonosor et trois de ses successeurs immédiats. Tant il est vrai, qu’à toute époque le Judaïsme a su inspirer à ses fidèles ce profond attachement que l’on doit au pays dans lequel on jouit du bénéfice de lois protectrices et sagement libérales.

En même temps que cet attachement, il a su aussi leur inspirer ces heureuses dispositions à l’obéissance et à la soumission envers le chef de l’État, qui inspire le respect pour ses décrets et ordonnances, comme pour les lois promulguées en son nom ou avec son approbation, et la vénération pour la manière dont s’exerce, avec son concours, la justice distributive. Parfaites ou non, les formes de gouvernement acceptées par le peuple ou établies par lui, toutes les applications d’une justice régulièrement instituée et fonctionnant sans corruption ni partialité, sont sacrées, inattaquables et inviolables dans la pensée du Judaïsme. « Craignez Dieu et le roi[3] », dit-il. « Chaque pays, affirme-t-il encore, est en droit de se régir par la législation qui lui convient le mieux[4]. » Une fois proclamée, cette législation s’impose à tous les citoyens, et personne n’ose y toucher. Qu’elle se perfectionne elle-même par la voie plus ou moins lente du progrès. Mais la pousser violemment en avant, c’est vouloir mettre ses propres vues à la place de celles du pouvoir public. Et contre ce pouvoir se renfermant toujours dans la légalité, il n’est pas plus permis de se révolter que contre l’autorité de Dieu qui est celle même de l’éternelle justice.

Mais ce ne sont là, pour la plupart, que des devoirs négatifs à remplir envers la patrie. Le Judaïsme n’a cependant pas que ceux-là à recommander. Il invite encore les citoyens d’un même État, à concourir activement à son bien-être, à sa gloire morale comme à sa prospérité matérielle. Or, l’État n’est pas un être qui se pose devant nous, détaché de tout le reste, ayant ses intérêts à part, ses ambitions à part, ses aspirations à part. Par lui-même, il n’est absolument rien ; c’est une personne fictive, purement nominale. Ce qui le fait être et exister, c’est la somme des habitants qui sont venus se serrer autour de lui et se placer sous sa tutelle. Son bonheur résulte donc directement du leur ; leur grandeur c’est la sienne ; quand ils vivent en paix entre eux, il est en paix aussi ; quand leur niveau intellectuel s’élève, le sien s’exhausse pareillement ; il souffre de leurs souffrances ; il s’abaisse au degré de moralité où ils descendent ; en un mot, il y a bien plus qu’échange entre eux et lui : il y a la relation du principe à la conséquence, du germe au fruit. Les citoyens sont le principe, l’État la conséquence ; si le principe est mauvais, que peut être la conséquence ; si le germe est gâté, que sera le fruit ?

Travailler à la prospérité de la Patrie, cela revient donc à dire s’efforcer d’amener la prospérité des citoyens. Et si ces derniers remplissent bien les obligations qu’ils se doivent mutuellement, avec quelle rapidité ne s’établira pas le bonheur de l’État ! Quelles majestueuses proportions ne prendra pas la grandeur nationale ! A quel point de dignité et d’influence morale et politique ne parviendra pas la patrie ! Mais quelles sont au juste ces obligations, selon le Judaïsme ? Il serait fastidieux de les énumérer une à une. Contentons-nous d’en développer les trois principales bien connues et sous lesquelles toutes, en général, viennent se ranger. Ce sont : les obligations envers le concitoyen, quant à son honneur, quant à ses intérêts et quant à sa personne.

Puisque la paix de l’État est la base essentielle de l’ordre qui y doit régner, quoi de plus nécessaire d’abord que de ménager, en toutes circonstances, l’honneur de son concitoyen ? Ce n’est que justice lorsqu’on condamne une action douteuse et qu’on blâme une entreprise repréhensible. Encore n’est-il pas toujours opportun ni indispensable de le faire en public. À de détestables projets, audacieusement conçus, une répression exemplaire, rien de plus légitime. Mais pourquoi châtier avec virulence de petits défauts faciles à corriger. C’est surtout contre cette manie de médire, de colporter de méchants propos sur le voisin, de le calomnier et de le faire rougir, que s’élèvent les docteurs israélites, parce qu’ils savent qu’avec elle aucune tranquillité, aucune union, aucune concorde n’est possible. « Trois pécheurs descendent aux enfers et n’en remontent plus, et l’un d’eux est celui qui porte atteinte à l’honneur de son semblable[5]. »

Ayant introduit la discorde dans ce monde, il ne peut prétendre à la paix dans le monde futur. « Il faut, continuent-ils dans leur délicieux langage, il faut que l’honneur de notre prochain nous soit aussi cher et aussi sacré que notre propre honneur[6] » ; plus même, « que nous craignions d’y toucher comme nous craindrions de toucher à l’honneur d’un maître vénéré[7] ». « Ne jamais suspecter les intentions de personne, se mettre en garde contre tout soupçon injuste et gratuit, prêter à tout ce qui se pense et se pratique autour de nous de charitables intentions[8] », ce sont encore là quelques-uns de leurs aphorismes favoris. Et à celui qui agit de la sorte, ils promettent les plus belles récompenses. « Un jour, racontent-ils, un Galiléen s’était engagé au service d’un Jérusalémite. Après trois années de travail, il se disposa à rentrer dans sa famille et il demanda le salaire de son travail. C’était de l’argent qu’il devait recevoir. Le maître s’excusa de ne pouvoir lui en donner sur le moment. Eh bien ! dit le domestique, donnez-moi en échange des fruits, ou une de vos nombreuses pièces de terre ou bête de somme, ou tout au moins quelque meuble. Tout lui fut refusé. Las d’avoir si longtemps et si inutilement insisté, le serviteur s’en retourna tristement rejoindre ses pénates, aussi pauvre qu’il était quand il les quitta la première fois. Quelque temps après, le propriétaire muni de l’argent du salaire, et ayant encore sur lui de nombreux cadeaux, prit le chemin de la Galilée. Et quand il eut payé sa dette, il dit, à l’honnête ouvrier : Qu’aviez-vous donc pensé de mon refus obstiné ? — Mais je supposais véritablement que, malgré vos apparentes richesses, vous ne possédiez plus rien, ainsi que vous sembliez me le faire entendre. — Et vous ne vous étiez, mon ami, nullement trompé. J’avais consacré effectivement à Dieu tout mon avoir pour lui demander d’inspirer à mon fils Hyrcan le goût des études sacrées. Depuis votre départ je me suis fait relever de mon vœu, et puisque vous n’aviez pas suspecté mes intentions, que le Seigneur veuille aussi vous être favorable au jour du jugement[9]. »

Si nous voulions encore parler du respect que l’on doit témoigner au vieillard, au savant même très jeune, au maître qui nous a instruits et de la science et de l’expérience duquel, comme disent les Rabbins[10], nous n’eussions même profité qu’une seule fois dans notre vie, quels beaux préceptes bibliques et talmudiques n’aurions-nous pas à enregistrer[11] ?

Mais passons sans nous arrêter davantage sur ce premier chef de devoirs pour arriver à ceux concernant l’intérêt de notre concitoyen. Ici, d’abord, même formule que pour ceux regardant son honneur, c’est-à-dire même défense de biaiser pour arriver, par des chemins détournés, des voies indirectes et cachées, à le tromper. « Que le bien de ton voisin te soit aussi cher que le tien propre[12] », c’est-à-dire encore, suivant l’explication des docteurs juifs, « ne laisse s’accréditer aucun doute sur la façon probe et honnête dont il a fait l’acquisition de ce bien ; mets-toi à sa place, prends à cœur les soupçons immérités qu’on se plaisait, sous ce rapport, à élever contre lui ; considère ces soupçons comme si tu en étais l’objet, et efforce-toi d’en montrer l’injustice et la fausseté. »

A plus forte raison, est-il défendu d’abuser de l’ignorance de notre prochain. Et par là, la doctrine israélite n’entend pas seulement la défense biblique de « se servir de faux poids et de fausses mesures[13] » ; elle veut encore parler de ces mille moyens de tromperie que des caractères légers peuvent regarder comme innocents, mais que la sévère moralité des docteurs juifs n’aurait pu légitimer, ni même excuser. « Ainsi, pour rapporter leur propre langage, quelqu’un se présente à vous et vous demande de lui donner l’instruction en payant. Si vous pouvez satisfaire à son désir, ne vous ménagez pas et recevez aussi sans ménagement le salaire qu’il vous offre pour prix de vos peines. Mais si vous ne vous sentez pas capable de l’instruire convenablement, renvoyez-le tout de suite, de peur qu’en acceptant de l’argent, vous ne vous rendiez coupable d’un vol à son égard[14]. »

Autre exemple qui étend le dol jusque sur des fallacieuses paroles et des supercheries d’intention : « N’insistez pas près de quelqu’un pour lui faire prendre place à votre table, si vous êtes, d’avance, sûr qu’il ne mangera pas ; ne lui offrez pas des cadeaux que vous êtes certain qu’il refusera ; enfin, ne lui présentez rien que vous ne puissiez, de gaîté de cœur, lui voir accepter, et ne songez jamais à l’induire en erreur[15]. » Actions et paroles, pensées et volontés, que tout soit franc, ouvert, loyal de vous à lui. La prescription est catégorique et formulée dans les termes suivants par le célèbre Maïmonide. « Gardez-vous de tromper votre semblable, ne fût-ce même qu’en intention ; pas une parole, pas une syllabe, pas une pensée qui touche à la supercherie, de près ou de loin, ne doit s’élever dans votre cœur, ni sortir de votre bouche. La vérité, la droiture, que ce soient là les seuls mobiles de vos inspirations[16]. »

Dieu n’a-t-il pas fait l’Univers assez vaste pour que chacun puisse venir y prendre sa place au soleil ? Même dans un seul État, dans une même patrie, les ressources de l’industrie sont assez variées et assez fécondes, pour permettre à ceux qui vivent à nos côtés de les exploiter comme nous le faisons personnellement, dans le but d’en tirer un gain légitime qui fournisse d’abord à la nourriture de chacun et à son entretien et qui, dans la suite, permette encore d’acquérir l’aisance et la fortune, par des voies honnêtes. Loin de contrarier donc, en quoi que ce puisse être, l’établissement de notre concitoyen, loin de nous ingénier à lui nuire dans ses spéculations, loin de chercher à le discréditer, comme on dit par esprit de concurrence, nous l’accueillerons sans envie et avec une âme sympathique, allant quelquefois jusqu’à lui aider à mener une affaire à bonne fin, en nous rappelant l’énergique apostrophe avec laquelle les Rabbins ont flétri ce qu’ils nomment « le mauvais œil », c’est-à-dire la jalousie, cette jalousie qu’ils considèrent avec raison comme une source de ruine et de mort pour l’homme et la société[17].

Nous voici arrivés à la dernière catégorie des devoirs, à ceux qui se rapportent à la personne de notre concitoyen. Il est certain que ce dernier s’appartient dans toute sa personne, dans son corps et dans son âme, absolument comme je prétends m’appartenir dans tout ce que je suis. Enfant et n’ayant pas encore complète conscience de sa propriété personnelle, serait-il jeté comme à l’abandon sur la terre et mis à la discrétion du premier venu qui voudrait se l’approprier. On ne s’avisera certes pas de soutenir cela, après ce que nous avons dit plus haut des devoirs qui incombent aux parents envers les enfants. On doit être maintenant convaincu que les protecteurs naturels de la famille sont le père et la mère, et que le toit domestique est un asile inviolable où aucune puissance du monde n’a le droit de s’introduire pour arracher à l’autorité paternelle ceux que Dieu a commis à sa garde. Deux fois le Pentateuque revient sur la possibilité d’une semblable iniquité, et deux fois il décrète la peine de mort contre la perpétration d’un pareil crime. « Celui qui vole une personne la vendre en esclave, si le crime est avéré, le voleur soit frappé de mort[18]. » « Si l’on surprend quelqu’un ayant volé une personne d’entre ses frères, d’entre les enfants d’Israël, pour la violenter ou pour la vendre, que la peine capitale soit infligée au voleur et que le mal disparaisse du milieu de toi[19]. » Énergique protestation datée de plus de trente siècles contre le rapt d’enfants qui a trouvé, de nos jours, des apologistes[20].

Devenu homme, c’est alors que notre concitoyen, avec la pleine conscience de ce qu’il vaut et de ce qu’il est, s’appartient véritablement. On a vu, dans la première partie de ce livre, ce qu’est, pour la doctrine juive, la liberté d’un homme, ce qu’est sa dignité, ce que sont sa foi religieuse, ses opinions, ses convictions quelles qu’elles puissent être, et comme tout ensemble est sacré, inattaquable, au-dessus de toute aliénation et de toute prescription. Ainsi encore paraît au Judaïsme, le corps même de l’homme ; aucune atteinte ne peut lui être portée ; aucune violence imméritée ne peut être exercée contre lui ; aucune blessure ne peut lui être faite. C’est surtout de blessure que la doctrine juive a horreur, et il serait fort instructif de montrer ici jusqu’à quels minutieux détails les docteurs israélites sont descendus pour bien spécifier les cas où il y a « plaie et blessure », suivant l’expression du Pentateuque[21]. Contentons-nous de dire ici que les Rabbins considèrent comme telles la plus légère égratignure qui occasionne l’écoulement du sang. Nulle part, dans aucune autre religion, on n’a cherché autant que dans le Judaïsme, à inspirer l’horreur du sang. Il était sévèrement défendu aux Hébreux de manger le sang d’un animal immolé, de le boire, ou d’en faire le moindre usage. « Il faut le répandre sur la terre comme de l’eau[22]. » La terrible punition du Chareth[23] était réservée à celui qui enfreignait la défense de manger du sang[24]. C’est une sorte d’épouvante qu’on voulait donner au peuple juif à la vue du sang, afin de le préserver à jamais de ces mœurs cruelles et sanguinaires dans lesquelles s’étaient toujours complues les farouches peuplades de l’antiquité.

Respecter le corps de notre prochain dans la liberté de ses mouvements quand rien ne nécessite de le charger de chaînes, le laisser tranquillement, sainement se développer et se transporter où il lui plaît, chaque fois qu’il n’y a pas force majeure de l’arrêter et de lui mettre des entraves, ce sont là les devoirs qui résultent de droits positifs. Mais n’y en a-t-il pas d’autres encore qui ne se fondent sur aucun droit, et qui n’en sont pas moins moralement obligatoires ? Si ; il y a d’abord le devoir qui commande de couvrir le corps de notre prochain, quand nous le voyons dans un état de nudité qui l’expose à souffrir des rigueurs de la froide saison. Il y a ensuite le devoir qui nous oblige de lui donner à manger quand il a faim, à boire quand il a soif. Puis vient le devoir qui nous ordonne de lui prodiguer nos soins en cas de maladie, de le protéger en cas de danger, de l’assister, de le soutenir, en cas de faiblesse et de chute. Vient enfin le devoir qui prescrit de lui donner la sépulture après que la vie l’a abandonné. Ce sont autant d’actes d’humanité que nul, à vrai dire, n’est en droit de réclamer de nous, mais que nous ne devons pas moins accomplir avec empressement lorsque l’occasion nous y sollicite. Ce qui doit nous servir en toute occasion d’exemple pour nous guider et nous faire agir, c’est Dieu même. « Dieu ne relève-t-il pas ceux qui sont tombés ; n’aide-t-il pas à se redresser à ceux qui sont courbés ; n’habille-t-il pas ceux qui sont nus ; ne visite-t-il pas les malades ; n’ensevelit-il pas les morts ? Son serviteur Abraham étant malade, il lui envoie trois anges pour le réconforter ; son prophète Moïse va mourir, il s’occupe de sa sépulture. Dieu est miséricordieux ; soyons-le de même ; il est plein de pitié ; soyons donc pleins de pitié[25]. »

Et pourquoi ne pas nous efforcer de faire éclore en nous ces tendres sentiments ? N’aimerions-nous pas qu’on nous les témoignât, si nous nous trouvions nous-mêmes dans l’infortune ou dans la douleur ? « Je veux t’enseigner un principe général, dit Maïmonide ; il est ordonné dans le Pentateuque, de prêter appui et secours à celui qu’on rencontre sur la route essayant en vain de relever son âne tombé sous la charge ; voici la règle qui découle de ce commandement : chaque fois que tu voudrais que l’on te secourût toi-même si pareil accident t’arrivait, tu dois te hâter aussi de voler au secours de ton voisin. Ce n’est pas par voie de réciprocité que tu dois agir de la sorte, mais parce que tu dois aimer ton prochain comme tu t’aimes toi-même. Un prince d’Israël ne peut pas plus que toi se soustraire à cette obligation[26]. »

Pour passer du corps à l’âme, avons-nous besoin d’une transition bien ménagée ? N’est-ce pas la partie spirituelle qui constitue la véritable personne humaine ? Voyons donc ce que nous devons à cette noble portion qui fait être notre prochain véritablement ce qu’il est vis-à-vis de nous : une créature pouvant se prévaloir des droits que nous avons à respecter, si nous ne voulons pas encourir les rigueurs ou le blame de la justice éternelle. Nous nous garderons bien de revenir sur ce que nous avons déjà dit à cet égard dans le chapitre où nous avons traité de la dignité humaine. Nous ne parlerons ici que d’un seul droit de l’âme, mais qui a le suprême avantage, s’il est respecté, d’être la garantie du respect de tous les autres, c’est le droit à l’instruction.

Il pourra paraitre paradoxal d’affirmer que chaque citoyen est en droit de réclamer l’inappréciable bénéfice de l’instruction tant de la part du gouvernement que de celle de ses concitoyens. Rien cependant n’est plus vrai ni plus légitime. C’est surtout du côté de la patrie que la chose est de la dernière évidence. Que faisons-nous pour la patrie ? Nous nous dévouons à elle. Il n’y a rien que nous ne nous empressions de sacrifier sur ses saints autels. Nous comprimons si elle nous le demande et nous étouffons nos plus chères affections. Nous nous arrachons à la tendresse de nos épouses, aux baisers de nos enfants, pour voler là où l’on trame des complots contre sa sécurité, nous opposons attaque à attaque, nous nous tenons sur la brèche de ses murs, l’épée au poing, pour repousser l’invasion de l’ennemi. Apparemment elle nous doit quelque chose en retour de ce dévouement et de cette fidélité à toute épreuve que nous lui témoignons. C’est même parce que nous savons qu’elle veille à notre repos et au repos de notre famille, que nous n’hésitons pas à nous sacrifier pour ses intérêts. Derrière la grandeur de la patrie, nous voyons notre grandeur propre, derrière la paix dont elle jouit nous trouvons la nôtre. C’est donc bien d’elle que nous nous attendons à recevoir les éléments de notre prospérité, et, parmi ces éléments, l’instruction ne figure-t-elle pas au premier rang ? Y a-t-il rien qui égale les lumières qui peuvent éclairer notre esprit, quand un enseignement fécond vient le vivifier ?

L’instruction est la clef de voûte du bonheur privé et du bonheur public. Tout en dépend, tout s’y rattache : entente du devoir et par contre intelligence du droit ; modération dans les désirs ; volonté toujours pleine de résignation ; pensées pures et honnêtes ; probité dans les transactions ; calme et prudence dans les paroles ; affabilité et aménité dans les rapports avec le prochain, tout en découle comme d’une source intarissable ; c’est là un fait que personne n’ignore. Dans plus d’une page de ce livre, nous nous sommes appliqués à faire ressortir l’extrême importance de l’instruction. Qu’on nous permette seulement de citer de nouveau les paroles suivantes, par lesquelles la doctrine juive a élevé à la hauteur d’un devoir pour la patrie ou pour ses représentants directs, la nécessité de distribuer un enseignement régulier au peuple : « Que tous les sept ans, prêtres et lévites lisent publiquement la Loi en présence de tout Israël, afin qu’il puisse l’écouter, la comprendre, l’apprendre et s’habituer à la pratiquer[27]. » C’était là une obligation indispensable dont chacun était en droit de réclamer l’accomplissement dans le cas où le chef de l’État eût négligé de s’y conformer.

Devoir pour la patrie, la propagation de l’instruction ne s’impose pas avec une moindre rigueur à chaque citoyen en particulier. Ici encore le Judaïsme est explicite : « Ce que l’homme apprend, qu’il l’enseigne aux autres, car n’est-il pas écrit : Vous leur ferez partager vos connaissances ? Ainsi avait fait Ezra. Il s’appliqua d’abord à comprendre la Loi ; puis, il enseigna à Israël le commandement et le droit[28]. » En défendant ma patrie, est-ce que je ne défends pas en même temps chacun de mes concitoyens ? Et comme je contribue à son bien-étre, il doit, lui aussi, faire en sorte de contribuer au mien. J’ai pour moi la force du corps ; je porte les armes contre l’ennemi je cultive la terre ; je suis prolétaire ; je travaille à ma façon et je contribue, dans la mesure de mes facultés, à la prospérité générale ; que lui, de son côté, qui a reçu le savoir ou la fortune en partage, les mette à ma disposition comme moi je mets journellement mes bras à la sienne ; qu’un échange se fasse entre lui et moi ; j’aide à lui fournir ses besoins matériels ; qu’il m’aide à satisfaire à mes besoins moraux, et intellectuels je m’entretiens du prix de mon travail ; qu’il réclame le prix du sien également pour s’entretenir. Mais, pour l’amour de Dieu, qu’il ne me laisse pas croupir dans l’ignorance, qu’il ne garde pas pour lui seul les trésors de science qu’il a pu amasser. Égoïste d’un autre temps, qu’il ne me refuse pas de connaître, à mon tour, ce précieux avantage qui constitue les charmes de la vie et la vraie splendeur de la vertu, deux choses qui ne se révèlent jamais à une intelligence complètement inculte. Nous y gagnerons tous : lui, moi et même la patrie qui possèdera des enfants à la fois instruits et doués de bons sentiments.

Le droit à l’instruction existe donc bien véritablement. Mais quand on y a satisfait, tout est-il fini entre la patrie et le citoyen, et réciproquement de citoyen à citoyen ? Rigoureusement, oui. La stricte justice n’en demande pas davantage. Mais la charité se contente-t-elle de si peu ? Car c’est encore peu pour elle que d’avoir aidé à la diffusion des lumières. Tel homme, quelque instruit qu’il soit, ne sait pas toujours tenir habilement le gouvernail de ses actions. D’une part l’inexpérience, de l’autre l’entraînement et la passion, quelquefois l’impossibilité matérielle de vivre dignement faute de moyens pécuniaires, tout cela contrebalance bien souvent les bienfaits de l’instruction et même les neutralise en quelque sorte. En d’autres termes, la contagion du vice et les écueils de la pauvreté ne sont pas de ces minces obstacles qui puissent s’effacer comme d’eux-mêmes te disparaître devant les progrès de l’esprit humain. Sans doute, à mesure que la raison se développe et s’éclaire, la vertu a plus de chanees de s’accréditer parmi les hommes. Mais que de chutes auront encore lieu jusqu’au moment où elle sera complètement victorieuse. Quant à la pauvreté, elle est, hélas ! un abaissement[29] qui ne se nivelle pas du jour au lendemain. Nous oserions bien répéter après la Bible : « Les pauvres ne cesseront pas d’être dans » votre pays[30]. » Non, certes, que nous voulions, à l’imitation de François d’Assise, faire de la pauvreté presque une institution sociale, l’organiser dans l’État en bandes régulières, disciplinées, ayant leurs mendiants attitrés qui vont quêtant de maison en maison au profit de l’Ordre, et dans le but d’offrir à l’opulence une occasion de mérite. La parole biblique, interprétée de la sorte, a été très étrangement défigurée ; elle signifie tout simplement que l’inégalité des conditions durera probablement aussi longtemps que le monde, puisqu’elle est le résultat direct de l’inégalité native des aptitudes morales et intellectuelles parmi les hommes.

Mais c’est précisément parce que le Judaïsme a pressenti que la condition des pauvres ne sera pas de sitôt près de se transformer du tout au tout, et que, d’un autre côté, il a vu et calculé la lente marche avec laquelle la vertu et la vérité s’avancent vers leur triomphe final, qu’il insiste tant sur le devoir de témoigner de l’amour à celui qui se livre aveuglément à l’erreur et au vice, ou qui gémit dans l’étreinte cruelle de la pauvreté. « Réprimandez avec courage votre prochain, de peur que votre silence ne vous soit imputé à péché[31] ; soutenez votre frère qui tombe dans l’indigence ; prêtez-lui main-forte et donnez-lui à vivre[32] », voilà la double recommandation qu’il fait à ses fidèles. Et en dehors de ces devoirs, il n’y a effectivement plus rien à tenter, à entreprendre en faveur du concitoyen. En premier lieu. l’instruire ; en second lieu, le suivre dans les essais qu’il fait pour surmonter les difficultés de la vie, l’encourager alors, lui servir de mentor s’il le faut, l’avertir à temps des dangers qu’il court, et lui offrir une main amie, ferme en même temps que solide ; en dernier lieu, enfin, partager ses douleurs, le consoler dans ses afflictions, le soulager dans sa misère, que peut-on faire davantage ? Toute la charité n’est-elle pas épuisée et peut-elle aller plus loin ?

Mais, dit la doctrine juive, une qualité essentielle qu’il faut posséder pour exercer de cette façon la charité, c’est la modestie. La fierté et l’orgueil nous poussent ordinairement à dédaigner nos semblables, et à mépriser presque les pauvres et les malheureux. Aussi Dieu ne peut-il supporter l’homme orgueilleux qui est un attentat vivant contre la majesté divine. Car, voyez l’énorme différence, disent les Rabbins : « Voyez la différence qui se trouve entre Dieu et l’homme orgueilleux ! Dieu qui est élevé au-dessus de tout, se plaît à s’occuper de ceux qui sont au-dessous de lui, tandis que l’orgueilleux se drape volontiers dans sa fierté et regarde à peine celui qui se traîne misérablement à ses pieds[33]. » « Aussi Dieu gémit-il sur l’homme orgueilleux[34] » ; « il ne saurait l’inspirer de son esprit qui ne descend que sur l’homme modeste[35] » ; « enfin, l’orgueilleux n’est rien moins qu’un idolâtre, un rénégat, un constructeur d’autels impurs[36]. » L’amour vrai pour le prochain a pour compagne inséparable la modestie. Cette vertu était celle de Moïse, celle de tous les prophètes, de ces prophètes qui ont tout entrepris et tout osé, pour ainsi dire, par charité pour leurs semblables[37].

La franchise n’est pas moins nécessaire que la modestie et l’humilité. C’est, enseignent les docteurs israélites, c’est être l’ami de quelqu’un, que de se montrer franc avec lui. L’hypocrisie est le défaut réputé par eux le plus capital. « Il est défendu, disent-ils, il est défendu à l’homme de dissimuler sa pensée sous de flatteuses paroles. Que ta bouche soit toujours d’accord avec ton cœur. Ton extérieur doit ressembler à ton intérieur et tes lèvres ne doivent traduire que ce qui est réellement dans ton âme[38]. » « Parmi les trois personnes que Dieu hait le plus, les Rabbins rangent celle qui a un caractère dissimulé[39]. » « Qu’on se garde bien, dit Maimonide, de porter rancune à son prochain et de se taire. Ainsi avait agi Absalon, ce fils dénaturé, avec son frère Ammon et un jour vint qu’il le tua[40]. » Mieux vaut blâmer et censurer son prochain quand il le mérite, que de le louer d’un peu de bien qu’il a pu faire. Rabbi Simon, fils d’Éléazar, se plaisait à répéter cette sentence à ses disciples : « Vous pouvez avoir des amis qui vous réprimandent et d’autres qui vous décernent force éloges ; chérissez les premiers et méfiez-vous des derniers. Les uns veulent votre bonheur, les autres votre malheur. »

La discrétion dans la charité est une conséquence naturelle de la modestie et de l’humanité. L’aumône faite en public, ouvertement, pour attirer les regards, pour gagner des applaudissements, est chose blâmée par le Judaïsme ; il menace même d’une punition du ciel une semblable pratique de l’aumône. Que signifie, dit-il, ce verset final de l’Écclésiaste : « Dieu traduira devant sa justice toute œuvre de l’homme, même le bien qu’il fait ! Ce bien, c’est le bien relatif, mais toujours blâmable, résultant de l’aumône faite publiquement et sans discrétion aucune. Faire l’aumône, c’est se créer de grands mérites, mais à condition de la faire en secret[41]. Rabbi Jannaï voyant quelqu’un enfreindre ce devoir capital lui dit : Mieux certes aurait valu que tu t’abstinsses de venir de cette façon en aide à ton concitoyen[42]. Et Rabbi Jachanan d’ajouter : « Dieu publie journellement les noms de deux personnes estimées très heureuses : celui du pauvre qui rend un objet trouvé, et celui du riche qui dime son blé en secret[43]. »

Enfin, on s’élève au suprême degré de l’amour du prochain, lorsqu’on s’emploie pour son concitoyen pauvre comme on s’emploierait pour soi-même ; qu’on lui offre non seulement le secours de son argent, mais encore l’appui de sa personne ; qu’on lui prodigue ses conseils ; qu’on n’aspire pas tant à le soutenir momentanément, qu’à le mettre en mesure d’améliorer sa position, en lui fournissant les moyens de se relever de son état d’indigence et quelquefois de chute morale. « Distribuer l’aumône c’est bien, mais prêter aux nécessiteux c’est mieux[44]. Quand tu donnes au pauvre, ne le fais pas de mauvais cœur ; ouvre-lui largement ta main, et soulage-le selon ses besoins ; Dieu te bénira pour cela dans ton travail et dans toutes tes entreprises[45]. Mais il est préférable que tu le fortifies et que tu essaies de l’élever jusqu’à toi pour le faire vivre de ta vie propre, vie de probité, d’activité, de lutte, vie d’honneur et de dignité. C’est pourquoi, prête-lui de l’argent pour qu’il puisse racheter et cultiver de nouveau le champ dont il fut obligé de se déposséder pour donner à sa famille le pain de la misère. Et cet argent, prête-le lui sans intêrêt en numéraire, ni intérêt en nature. Que dois-tu désirer ? De lui faciliter sa pénible existence. Eh bien ! ne le rançonne pas tout en ayant l’air de lui rendre service. »

« Fût-ce ainsi que Dieu agit avec toi quand il te retira du pays d’Égypte, et qu’il te mena au pays de Canaan pour t’y établir et t’y constituer en nation grande, glorieuse, redoutée et respectée[46] ? Sois donc pour ton compatriote pauvre ce que Dieu a été pour toi : plus qu’un consolateur, un libérateur ; allège-lui le fardeau de l’indigence et même, s’il se peut, brise ce joug de dessus son cou. T’a-t-il donné son manteau en gage, rends-le lui au coucher du soleil : il en a peut-être besoin pour se garantir des fraîcheurs de la nuit. Si tu l’emploies en qualité de journalier, ne profite pas de sa dépendance à ton égard pour lui diminuer son salaire ; paye-le toujours intégralement et de suite à l’achèvement de son travail ; tu sais qu’il est pauvre, craintif et timide ; il pourrait donc intérieurement t’accuser devant Dieu, et un grand péché reposerait ainsi sur ta tête[47]. »

Les Rabbins essaient de pénétrer encore plus avant dans l’esprit d’une charité bien comprise. Rabbi Isaac enseigne : « Celui qui fait l’aumône aux pauvres reçoit six bénédictions et celui qui lui donne une bonne parole en reçoit onze. Celui qui veut faire l’aumône, Dieu lui en fait toujours trouver le moyen pratique ; il lui fera même trouver, ajoute Rabbi Nachmann, des pauvres qui méritent réellement de recevoir ce qu’il donne, et qui feront à son intention des prières qui seront autant de bénédictions pour sa famille, car, en récompense d’une charité noblement pratiquée, on a des enfants instruits et qui seront renommés autant par leur science que par leur fortune. Rabbi Méir dit : Si quelqu’un t’objecte que Dieu ferait mieux de nourrir lui-même les pauvres, que de promettre des récompenses à ceux qui le font à sa place, tu répondras qu’il ne laisse subsister les pauvres que pour devenir une occasion de mérite pour l’homme riche. Turnus Ruphus fit un jour la question suivante à Rabbi Akiba : Si votre Dieu aime les pauvres autant que vous le dites dans votre religion pourquoi ne s’occupe-t-il pas personnellement de les entretenir ? A quoi l’intelligent docteur répondit par la réflexion même de Rabbi Méir que nous venons de citer, et il ajouta cet ingénieux apologue : Un roi a un fils qui lui cause beaucoup de mécontentement ; dans la colère qu’il ressent un jour contre lui, il ordonne de le jeter en prison et de le priver de toute nourriture absolument. Un ami du roi enfreint pourtant cette défense et nourrit régulièrement le malheureux fils. Chaque jour, il lui apporte à boire et à manger. A quelque temps de là le roi, sentant son courroux apaisé, se souvint de son fils. Il est bienheureux de le retrouver en vie, et comble de présents celui qui le lui ai conservé comme malgré lui[48]. »

Quelle admirable et féconde charité que celle qui a su dicter de semblables paroles ? Et qu’ont les Évangiles de plus beau et qui surpasse dans sa portée ces préceptes et ces exemples d’amour fraternel ? Ah ! que Jésus avait aisé de faire son beau discours sur la montagne avec de pareils modèles devant les yeux, et le cœur pénétré de tant de nobles enseignements qu’il avait puisés dans la Loi, dans les prophètes et dans les écoles religieuses de la Palestine ! Oui, tout, absolument tout, lui est venu de là. Ce sont quelquefois d’autres expressions, d’autres figures, mais le fond est le même. C’est le fond juif par excellence. Jugeons-en par un bref tableau comparatif.

Jésus dit : « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux[49]. » Et ailleurs : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur[50]. » L’humble de cœur, les pauvres en esprit, ne sont-ce pas ces hommes dont Isaïe, bien avant Jésus, avait parlé en ces termes au nom de Dieu : « Celui que je regarde sur la terre, c’est l’humble en esprit[51] », dont Sophonias aussi avait parlé en s’écriant : « Que tous les humbles se mettent à rechercher l’Éternel qui les exaucera[52] » ; dont le prophète Amos avait enfin exalté le mérite quand il a dit au roi Amaziah : « Moi non plus je ne suis pas fils de prophète, mais un simple berger, émondeur de sycomores[53] ! » Les pauvres en esprit, ne sont-ce pas ceux que les docteurs juifs célèbrent quand ils s’expriment sur eux de la manière suivante par la bouche de Rabbi Josué ben Lévy « Viens et considère combien sont grands devant Dieu les pauvres en esprit ! Ils ont autant de mérite que s’ils offraient à Dieu toutes espèces d’holocaustes. Jamais leurs prières ne sont rejetées[54]. »

Quand Jésus ajoute : « Heureux les débonnaires, car ils hériteront de la terre[55] », qu’a-t-il fait autre chose que reproduire littéralement la parole du Psalmiste[56] ?

« Plusieurs qui étaient les premiers seront les derniers, et ceux qui étaient les derniers seront les premiers[57]. » C’est Marc qui met cet apophtegme dans la bouche de Jésus. Le Judaïsme le possède dans les mêmes termes et présente sous la bien touchante forme que voici : « Rabbi Josué étant malade eut un évanouissement. Quand il revint à lui son père lui demanda : Qu’as-tu vu ? Le fils répondit : J’ai vu le monde renversé ; les premiers étaient les derniers et les derniers les premiers. » Rabbi Josué lui dit : « Mon fils, tu as vu le vrai monde[58]. »

Jésus continue « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde[59]. » Rabbi Gamaliel dit de son côté : « Celui qui exerce la miséricorde envers les hommes gagne la miséricorde du ciel[60] », et les deux contemporains avaient puisé leurs belles sentences à la même source biblique ; de Dieu, le Pentateuque dit : « Il est clément et miséricordieux[61] », et il ajoute : « Tu marcheras dans ses voies[62] », d’où le Talmud a pu tirer cette recommandation : « Dieu est miséricordieux, soyez-le également[63]. »

« Heureux ceux qui sont persécutés, car le royaume des cieux est à eux[64]. » Que se trouve-t-il là de plus que dans cette parole de Rabbi Abouha ? « Que l’homme ne se plaigne pas d’être parmi les persécutés[65] », parole si bien complétée par cette autre : « Se laisser outrager et ne pas outrager, accepter les insultes et ne pas répondre, faire tout par amour et se réjouir des souffrances endurées injustement, cela s’appelle être le serviteur du Dieu d’amour[66]. » Et le Midrasch ajoute au nom de Rabbi José : « Il est écrit : Dieu recherche le persécuté[67]. Dieu le recherche dans les trois cas suivants : Un juste persécute un juste, Dieu est avec le persécuté ; un méchant persécute un juste, Dieu est avec le persécuté ; un méchant persécute un autre méchant, Dieu est avec le persécuté ; en un mot, le persécuté, quel qu’il soit, méchant ou juste, est toujours aimé de Dieu et devient l’objet de sa prédilection[68]. »

Jésus dit encore : « Que votre parole soit oui, oui, non, non[69]. » N’est-ce pas là exactement l’enseignement de la Synagogue ? « Que ta réponse affirmative ou négative soit toujours la sincère expression de la vérité[70]. »

Jésus continue : « Si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l’autre[71]. » Mais le tendre Jérémie n’avait-il pas déjà classé parmi les bienheureux celui qui savait présenter sa joue à l’insulteur[72] ? Mais le courageux Isaïe n’avait-il pas raconté comment il avait su lui-même présenter le dos à ceux qui voulaient le frapper, et la joue à ceux qui voulaient le défigurer[73] ? » David aussi ne s’était-il pas déjà écrié : « Ils ont labouré sur mon dos et y ont tracé des sillons à leur volonté[74] ? »

Jésus dit encore : « Si quelqu’un veut plaider contre toi et t’ôter ta robe, laisse lui encore ta tunique ; et si quelqu’un te veut contraindre d’aller une lieue avec lui, fais-en deux[75]. » Mais qu’est-ce là autre chose qu’une gracieuse forme donnée à la pensée biblique sur la nécessité de se montrer en toute circonstance calme, humble et modeste, pensée qui, du temps de Jésus, s’était déjà fort admirablement personnifiée en Hillel, ce docteur aux sentiments si doux et au caractère si angélique ?

Jésus dit enfin : « Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi[76] » Eh ! n’est-ce pas la prescription même de la morale juive ? Mille sentences identiques avaient cours chez le peuple hébreu. En voici une entre autres : « Si tu as secouru un pauvre le matin et que le soir il s’en présente un second, donne lui encore. Ainsi il est écrit : Au lever du soleil aie soin d’ensemencer ton champ, et lorsqu’il se couche appliques-y encore ton bras[77]. »

Mais attendez ; Jésus ajoute : Vous avez entendu qu’il a été dit : « Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi[78]. » Quoi ! la doctrine juive ferait une distinction entre ami et ennemi, entre compatriote et étranger, entre coreligionnaire et dissident ! Elle ne rendrait obligatoire tous ces devoirs que nous venons d’énumérer qu’envers des frères, des frères selon le cœur et la communauté de sentiments, des frères selon la foi et la communauté de croyance, des frères selon la patrie et la communauté d’intérêts ! Et elle tomberait véritablement sous ce reproche sanglant formulé par Jésus : « Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense en aurez-vous ? Les païens n’en font-ils pas autant ? Et si vous ne faites accueil qu’à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens n’en font-ils pas autant[79] ? »

Eh bien ! on va voir quelle odieuse calomnie on a élevée là contre la morale juive. On avait peut-être besoin d’un parallélisme, et on n’a pas craint de lui donner pour corps un insigne mensonge.

Non ! le Judaïsine ne fait point de distinction entre coreligionnaire et dissident. Nous ne raisonnons plus, nous ne voulons plus discuter ; nous citons pour confondre l’accusation avec plus d’autorité. Qu’on lise donc : « Ne repousse pas le païen indigent lorsqu’il vient glaner dans ton champ, et qu’il ramasse le blé que tu y auras oublié ou volontairement abandonné. Nourris ton frère dans sa pauvreté, soit qu’il partage tes convictions religieuses, soit qu’il professe un culte différent du tien ; visite les malades dissidents comme tu le fais des malades qui sont de ta religion ; rends à tous indistinctement les derniers devoirs d’une manière égale, afin de concourir au maintien de la paix universelle, car il est écrit : La bonté de Dieu et sa mansuétude s’étendent sur toutes les créatures, et ailleurs Les voies de la Thorah sont des voies agréables et ses sentiers mènent à la paix[80]. Dieu habille ceux qui sont nus[81], fais comme lui ; Dieu visite les malades[82], fais comme lui ; Dicu console les affligés[83], fais comme lui ; Dieu enterre les morts[84], fais comme lui.

» Dans tes transactions, ne fais nulle différence entre un coreligionnaire et un dissident, ee dernier fût-il même idolâtre[85]. Si tu inclines la mesure ou si tu fais pencher la balance, tu transgresses un commandement formel[86] qui défend de faire ainsi sans aeception de personne, tant au point de vue de la nationalité qu’à celui de la croyance religieuse. En général, sois doux, mesuré, poli avec tout homme. Ainsi faisait le célèbre Rabbi Jehouda ben Zaccaï, qui était toujours le premier à saluer même un païen dans la rue[87]. »

Non ! le Judaïsme ne fait point de distinction entre un ami et un ennemi. Qu’on veuille encore prendre la peine de lire : « Si tu rencontres le bœuf de ton ennemi ou son âne égaré, ramène-les lui[88] Ne te propose jamais de payer en retour le mal que l’on te fait ; sois confiant en Dieu ; il sera ton protecteur et ton défenseur[89].

» Lorsque ton ennemi est devant toi pour se décharger de ce qui lui pèse trop, et que ton ami réclame, d’un autre côté, ton secours pour prendre une charge sur les épaules, commence par aider ton ennemi[90]. Si on t’afflige ne songe pas à affliger, si on t’offense ne réponds pas ; supporte tout avec calme ; c’est alors que tu seras compté au nombre de ceux dont il est dit que leur éclat ressemble à celui du soleil levant[91]. »

Telle fut la vertu de Job, et c’est pourquoi il a pu se rendre le témoignage suivant : « Non, je ne me suis jamais réjoui du malheur de mon plus cruel ennemi ; l’infortune qui s’est abattue sur lui n’a point fait tressaillir mon cœur de contentement et de satisfaction. Un semblable sentiment n’a jamais pénétré dans mon âme ; constamment j’ai défendu à ma bouche de s’exprimer mal sur le compte de mon ennemi ou de le maudire dans son existence[92]. Et le Talmud rapporte : « Un jour Mar Oukba envoya faire savoir à Rabbi Éléazar qu’il avait le moyen de livrer à la justice pour les faire châtier des ennemis qui sans cesse le poursuivaient et s’acharnaient sur lui. N’en fais rien, lui fit répondre le doux Rabbi, car souviens-toi de ce qu’a dit David : J’ai constamment mis un frein à ma bouche pour empêcher ma langue d’accuser mon adversaire[93]. Mar Oukba obéit, mais il n’en fut pas moins toujours persécuté et tourmenté par ses ennemis. De nouveau il envoya vers Rabbi Eliézer qui lui cita alors cette parole du Psalmiste : Sois calme et espère en Dieu[94][95]. »

Ces textes sont-ils assez clairs, et, en leur présence, que devient l’accusation fulminée par Jésus contre l’enseignement de la Synagogue ? Enfin pour elle, l’étranger non plus n’est pas un paria ; il serait même permis de dire qu’elle veille sur lui avec plus de sollicitude encore que sur le compatriote, par la raison toute simple qu’elle le sait timide dans un pays qui n’est pas sa patrie. Il est certes beau de voir ainsi le Judaïsme entourer de soins plus tendres celui qu’il soupçonne avoir besoin d’une protection plus spéciale. La veuve et l’orphelin obtiennent déjà de sa part une attention toute particulière. Privés de leur protecteur naturel, ils se voient couverts de son égide de bien plus près que le reste des citoyens. « Dieu est le père des veuves et des orphelins[96]. C’est lui qui se charge de soutenir leurs droits contre d’injustes oppresseurs, et qui aussi punit ces derniers en leur faisant sentir les effets de sa colère, rendant leurs propres femmes veuves et leurs enfants orphelins[97]. »

Et c’est précisément cette protection toujours attentive et éveillée qui est accordée à l’étranger. Continuez à lire pour être complètement édifié : « Tu n’opprimeras pas l’étranger et tu ne le violenteras pas ; souviens-toi que tu fus un jour toi-même étranger sur la terre d’Égypte ; si tu opprimais l’étranger, il crierait vers moi et j’écouterais ses plaintes et ses gémissements…[98] » Il te sera comme un vrai compatriote, tu l’aimeras comme tu t’aimes toi-même ; je l’ordonne ainsi, moi, l’Éternel[99]. » « Il sera ton égal devant la loi et


(1) Psaumes, chap. XXXVII, v. 7. (2) Talmud, traité Guittin, p. 7. (3) Psaumes, chap. LXVIII, v. 6. (4) Exode, chap. XXII, v. 21, 22 et 23 et Deutéronome, chap. X, v. 19. — (5) Ibid., ibid. — (6) Lévitique, chap. XIX, v. 34. devant le droit[100]. » « Enfants d’Israël, sachez qu’il n’y a qu’une législation pour vous et pour l’étranger qui demeure avec vous ; c’est une législation perpétuelle, invariable, venue de Dieu pour toutes vos générations, sans différence entre vous et l’étranger ; qu’il n’y ait pour lui et pour vous qu’un droit[101], car l’Éternel votre Dieu est le Dieu des dieux, le dominateur des dominateurs, le Dieu grand, fort et redoutable, qui ne fait acception d’aucun visage, qui ne se laisse point corrompre. Marchez donc dans les voies de ce Dieu, soutenez l’étranger, soyez son appui et son conseil. Quand vous moissonnerez vos blés et que vous vendangerez vos vignes, ne grappillez pas dans les unes et ne coupez pas totalement les autres ; laissez les coins de vos champs, ou les gerbes oubliées ou les raisins tombés, laissez-les au pauvre et à l’étranger[102]. » « Ne le trompez pas, ne lui déniez rien, ne l’abusez pas par le mensonge ; si vous violez son droit, vous êtes plus coupable que si vous violez le droit d’un israélite. Vis-à-vis de ce dernier, explique le Talmud, tu ne commets qu’un péché, tandis que tu en commets deux à l’égard du premier[103]. De plus, si, pareil à un de tes compatriotes, il vient à s’appauvrir, vole promptement à son secours ; offre-lui, à lui aussi, les moyens de se relever. Prête-lui de ton argent sans intérêt, et ne tire aucun profit des vivres qu’il t’emprunte en avance[104]. Mais si, au lieu de cultiver la terre à tes côtés, il parcourt ton pays pour l’exploiter et qu’il vienne te demander à emprunter de l’argent pour étendre le cercle de ses spéculations commerciales, tu peux accepter de lui l’intérêt qu’il t’offre, les besoins de l’agriculture n’étant plus ici en jeu ; dans ce cas, rien ne t’empêche de recevoir le prix de ton argent prêté[105]. » « Cependant, quelles que soient tes relations avec lui, que la franchise et la probité y président ; étends sur lui les mêmes sentiments d’amour que tu accordes à ton compatriote. Il a les mêmes titres à ton affection ainsi qu’à ta protection ; c’est là un commandement positif de ta religion[106] ; elle te cite partout en exemple Dieu qui a dit : J’aime l’étranger ; et qui a voulu que le précieux bénéfice des villes de refuge ne fût pas plus refusé à l’étranger qu’à l’israélite[107]. »

Après toutes ces citations, dont on ne voudra certes pas contester l’immense portée, il nous est bien permis de demander qui des deux, du Judaïsme ou du Christianisme a, le premier, déclaré, suivant la parole de Guizot : « Que l’étranger est un homme et qu’il possède les droits inhérents à la qualité d’homme aussi bien que le compatriote ? » Non que nous aspirions à diminuer, en quoi que ce soit, la gloire de la religion chrétienne, envers laquelle nous tenons à être plus juste que Guizot ne l’a été envers la religion juive. Mais nous ne voulons pas que l’on feigne d’ignorer que le Christianisme a puisé tout l’esprit de charité, dont il est plein, dans la doctrine juive, dont il a sucé le lait dans son berceau. A la faveur de circonstances spéciales, plus d’une fois déjà indiquées dans ce livre, les destinées de la fille, dans ses rapides progrès, ont été plus brillantes que celles de la mère. Mais la mère n’a-t-elle pas toujours le droit de prendre sa part dans le succès qui a été le lot de la fille ? Et telle justement se pose la religion israélite vis-à-vis de la religion chrétienne ; elle applaudit des deux mains à ce qu’elle lui voit faire de bon ; elle reconnaît en cela son enfant, fruit de son sein ; toujours elle lui a conservé son cœur de mère, tout en gémissant parfois profondément de ses écarts ; elle sait qu’il est parti un apôtre au-devant d’elle pour tâcher de lui gagner le genre humain, ou plutôt de le gagner à la cause même de l’Humanité. Depuis, elle le suit du regard, protestant contre ses égarements quand il en a, s’affligeant de ses infidélités lorsqu’il lui en donne le douloureux spectacle, et se félicitant avec lui de tous les nobles triomphes qui lui arrivent, à condition toutefois qu’il sache en rapporter le principe et l’origine à leur source maternelle.

C’est sous cette condition encore que nous sommes prêts aujourd’hui à reconnaître que le Christianisme a fait énormément pour l’expansion de l’esprit de charité dans le monde. Pourvu qu’on ne ravisse pas à la législation mosaïque l’honneur d’avoir, la première, songé à prescrire le devoir, la charité en opposition avec l’égoïsme païen, et qu’on laisse à la Synagogue le mérite d’en avoir favorisé le développement le plus large, cela nous suffit. La vérité avant tout. Or, c’est la vraie vérité que le Judaïsme a, le premier d’entre tous les systèmes religieux, parlé de charité, et c’est encore la vraie vérité qu’il a cherché à en appliquer les fécondes inspirations, alors que, dans l’univers entier, on ne savait pas ce qu’était l’amour du prochain.

  1. Jérémie, chap. XXIX, v. 5 à 7.
  2. Jérémie, chap. XL, v. 9.
  3. Proverbes, chap. XXIV, v. 21.
  4. Talmud, traité Baba Kama, page 113.
  5. Talmud, traité Baba Meziah, p. 18, Sanhedrin, p. 68.
  6. Pirké Aboth, chap. III.
  7. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XXVII.
  8. Pirké Aboth, chap. I.
  9. Talmud, traité Schabbat. p. 127.
  10. Pirké Aboth, chap. VI.
  11. Lévitique, chap. XIX, v. 32 et Talmud, traité Pesachim, p. 113.
  12. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XVII.
  13. Lévitique, chapitre XIX, v. 36.
  14. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XVII.
  15. Talmud, traité Choulin, p. 94.
  16. Iad Hachsacka Hichath Déath, chap. II.
  17. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XVI.
  18. Exode, chap. XXI, v. 16.
  19. Deut., chap. XXIV, v. 17.
  20. A propos de l’enfant Mortara (1859).
  21. Exode. chap. XXI.
  22. Lévitique, chap. XVII.
  23. Voir ci-dessus, page 404.
  24. Deut., chap. XII.
  25. Talmud, traité Sotah, page 14.
  26. Iad Hachsaka Heilchath Rozéach Uschmirasch Nefesch, chap. XIII.
  27. Deut., ch. XXXI, v. 12 et 13.
  28. Aboth de Rabbi Nathan, ch. XIII.
  29. Nous entendons le sens physique du mot.
  30. Deutéronome, chap. XV, v. 11.
  31. Lévitique, chap. XIX, v. 17.
  32. Lévitique, chap. XXV, v. 35.
  33. Talmud Sota, p. 4.
  34. Talmud Haguiga, p. 5.
  35. Nedarim, p. 38. p. 5.
  36. Sota, p. 5.
  37. Talmud Baba Mesah, p. 49 ; Joma, p. 72.
  38. Pesachim, p. 103.
  39. Maïmonide Iad Hachsaka Hitchath, Déath, chap. VI.
  40. Aboth de Rabbi Nathan, chap. XXIX.
  41. Talmud, traité Baba Bathra. p. 9.
  42. Talmud, traité Haguigah, p. 5.
  43. Talmud, traité Pesachim, p. 113, et Prov., chap. XXI.
  44. Talmud, traité Kidouschin, p. 39. et traité Soukah, p. 29.
  45. Deut., chap. XV.
  46. Lévit., chap. XXV, v. 35 à 39 paraphrasés.
  47. Deut., chap. XXIV, v. 10 à 16.
  48. Voir Talmud, traité Baba Bathra, pages 9 et 10. Comparer Midrasch Raba sur Schemoth, p. 31.
  49. Matth., chap. V, v. 3.
  50. Matth., chap. XI, v. 29.
  51. Isaïe, chap. LXVI, v. 2.
  52. Sophonias, chap. II, v. 3.
  53. Amos, chap. VII, v. 44.
  54. Talmud, traité Sotah, p. 5.
  55. Matth., chap. V. v. 3.
  56. Psaumes, chap. XXXVII, v. 11.
  57. Marc, chap. X. v. 31.
  58. Talmud, trait Pesachim, p. 50.
  59. Math., chap. V. v. 7.
  60. Talmud, traité Schabbat, p. 151.
  61. Exode, chap. XXXIV, v. 6.
  62. Deut., chap. XXVIII, v. 9.
  63. Talmud, traité Schabbat, p. 133, et Talmud, traité Sotah, p 44.
  64. Math., chap. V, v. 10.
  65. Talmud, traité Baba Kama, p. 93.
  66. Talmud, traité Guittin, p. 36, et Iamah, p. 23.
  67. Ecclésiaste, chap. III. v. 15.
  68. Midrasch Kabileth, chap. XLV.
  69. Mathieu, chap. V, v. 37.
  70. Talmud, traité Baba Meziah, p. 19 ; comparez Maïmonide Iad Hachsaka Hilchoth Déath, chap. V, v. 13.
  71. Math., chap. V, v. 39.
  72. Lamentations, chap. I, v. 27.
  73. Isaïe, chap. I, v. 6.
  74. Psaumes, chap. CXXIX, v. 3.
  75. Matth., chap. V, v. 40 et 41.
  76. Matth., chap. V. v. 42.
  77. Aboth de Rabbi Nathan, chap. III.
  78. Math., chap. V, v. 43, et Talmud, traité Soukah, p. 29.
  79. Mathieu, chap. V, v. 46 et 47.
  80. Guittin, pages 59 et 61, et Maimonide Iad Haschsakah, Hilchoth Melachim, chap. X, v. 12.
  81. Genèse, chap. III.
  82. Genèse, chap. X.
  83. Genèse, chap. XXV.
  84. Exode, chap. XXXIV.
  85. Talmud, traité Baba Kama, p. 113 et Maïmonide Iad Hachsakah Hilchoth Guenéba, chap. I. v. 1, Hilchoth Guesélah, chap. I, v. 2.
  86. Deut., chap. XXV, v. 14 et 15.
  87. Traité Berachoth, p. 17 et traité Makkatk, p. 28.
  88. Exode, chap. XXIII, v. 4 et 5.
  89. Proverbes, chap. XX, v. 22.
  90. Talmud, traité Baba Méziah, page 32.
  91. Traité Guittin, page 36 et traité Iomah, page 23.
  92. Job, chap. XXXI, v. 29 et 30.
  93. Psaumes, chap. XXXIX, v. 2.
  94. Psaumes, chap. XXXVII, v. 7.
  95. Talmud, traité Guittin, p. 7.
  96. Psaumes, chap. LXVIII, v. 6.
  97. Exode, chap. XXII, v. 21, 22 et 23 et Deutéronome, chap. X, v. 19.
  98. Exode, chap. XXII, v. 21, 22 et 23
  99. Lévitique, chap. XIX, v. 34.
  100. Lévitique, chap. XXIV, v. 22.
  101. Nombres, chap. XV, v. 15.
  102. Lévitique, chap. XIX, v. 9 et 10.
  103. Talmud, traité Berachoth, p. 58.
  104. Lévitique, chap. XXV, v. 35.
  105. Voir Talmud, traité Baba Meziah, p. 70.
  106. Maïmonide Iad Hachsakah, Hitchoth Melachim, chap. X, § 10.
  107. Maïmonide Iad Hachsakah, Hilchoth Déath, chap. VI.