Moi quelque part/03

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La Soupente (p. 18-45).


MES VOISINS

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Ils ne sont pas gênants, ils ne sont pas tout le jour à me casser leur piano dans les oreilles.

Pour les découvrir, il faut que je monte au grenier et pousse la tête à la lucarne. Cette fumée là-bas, par-dessus les sapins, c’est François le Boiteux qui souffle dans son âtre. Cette tache de rouge entre les seigles, c’est la grange où Pélagie élève ses volailles. Et derrière ce bouquet de chênes, ce quelque chose de brun qui sort d’entre les branches, puis y replonge, il m’a fallu regarder longtemps avant de comprendre que c’était le moulin d’Isidore qui faisait tourner ses ailes.

Phrasie, ma propriétaire, est ma voisine la plus proche. Son toit émerge à gauche, là où la bruyère fait le gros dos. Que je me rende chez elle en coup de tête, furieux pour une serrure qui grince, ma colère a le temps de réfléchir en route. Je pensais crier, je dis : « Bonjour, Phrasie, » et je passe.

Les autres, je sais qu’ils habitent quelque part, au delà des marais, des sapins, ou des champs. Je les vois le dimanche avant la messe, quelquefois en semaine, au milieu de leurs terres.

— Vous coupez du seigle, dis-je, lorsqu’ils coupent du seigle.

Nous causons. Quand il pleut et qu’il a fait sec, nous constatons : « Quelle bonne petite pluie ! » Au moment de semer, si le soleil tarde, nous souhaitons qu’il se hâte.

Mais nous ne calomnions pas le temps, à tort et à travers.
Ma propriétaire.

Son mari mort, elle n’a pas dit : « Je suis contente, » mais depuis elle n’a plus à soigner un ivrogne.

Son étable a prospéré : elle a maintenant trois vaches et six enfants qui travaillent avec elle.

C’est elle qui ensevelit ceux qui meurent au village, elle aussi qui emmaillote ceux qui viennent. De la naissance à la mort, on peut dire que chacun dans la région lui montre, au moins une fois, son derrière. À cause de ce métier, ceux qui ne l’aiment pas, la disent un peu sorcière. Je n’en crois rien.

Da ferme qu’elle me loue appartenait autrefois à ses parents. Elle y est née ; elle l’a rachetée pour six cents francs : quatre cents d’une vache, deux cents d’un cochon. Elle compte bien y revenir plus tard quand ses enfants l’auront quittée. Elle me la prête en attendant.

Si durable qu’il paraisse, ce provisoire m’agace. J’ai toujours aimé faire des choses définitives. De son côté, bien que je la paie, elle se défend mal d’une certaine rancune ; elle m’en veut de disposer avant elle d’un bien qui est le sien.

Elle dit : « Ma maison. » Je riposte : « Ma maison. »

Il y a entre nous des épingles qui piquent.

Et puis, comment voulez-vous qu’un Monsieur de la ville cultive à son gré sa bonne terre ?

Elle goûte de l’œil mon purin. Quoique je mange, il est toujours trop maigre.

— Tiens, remarque-t-elle, vous avez semé là des carottes, moi, j’y aurais mis des betteraves.

L’enclos de mes volailles l’inquiète. Il n’y pousse rien. Que de terre perdue !

— Ensemencez cela, conseille Phrasie ; le sol se repose trop, la bruyère va le reprendre.

— Mais non, Phrasie, mes poules l’engraissent, vous retrouverez cela plus tard.

— Vous croyez, Monsieur ?

Elle s’en va rassurée. Mais dans huit jours, elle reviendra avec ses inquiétudes.

Le panier au bras, comme si elle portait au village le beurre et les œufs de la semaine, Phrasie vient rôder autour de son bien. Elle croit que je ne la vois pas. Elle se donne l’air de marcher vite, mais tous les trois pas, elle s’arrête.

Elle vérifie si le grand cerisier a conservé toutes ses branches, si rien ne cloche à la potence du puits, si le vent n’a pas définitivement raflé cette tuile qui branlait l’autre jour. Elle dédaigne mes choux qui sont plus gros que les siens.

Je l’appelle pour qu’elle entre.

Contente de voir, elle est furieuse de ce qu’elle voit. Le trou du plancher n’a-t-il pas grandi depuis la dernière fois ? Et tous ces clous qui martyrisent son mur !

— Tiens, fait-elle, vous avez pendu un nouveau cadre.

— Oui, Phrasie, et j’en ai d’autres.

Phrasie pince les lèvres.

Un mois durant nous avons boudé.

Une nuit le vent avait raflé la tuile.

— Il faut la remplacer, Monsieur.

— Cela vous regarde, Phrasie.

Ni l’un ni l’autre ne bougeant, la pluie par le trou pourrissait le plancher.

Un matin, encore au lit, j’entends qu’on marche au-dessus du grenier. Phrasie parlait bas à la grosse voix de son aîné qui est maçon.

Quand je me lève, il y a une tuile neuve.

Phrasie passait par là :

— Eh bien, Monsieur, vous l’avez remise.

— Oui, oui, Phrasie, et elle tient, je vous l’assure.

Phrasie sourit. Nous sommes tous deux contents.

La centenaire.

Celle-là, je ne la connaissais pas encore.

Je bêchais. Sa grande forme me prend tout à coup mon soleil. Plantée droit, elle m’examine avec des yeux ronds qui brillent en bleu comme les cailloux qu’on ramasse dans le sable, après la pluie.

Elle a passé cent ans.

Si elle connaissait le mot, elle me dirait :

— L’âge est une convention.

Fi du fauteuil, où les gâteux de la ville tiennent leur rôle de centenaire. Elle est debout — sans bâton puisqu’elle a ses jambes.

Elle n’a pas le nez crochu, ni le menton d’une sorcière. Elle ne crache pas ; elle ne tousse pas ; ses lèvres découvrent trois dents qui feraient encore leur effet dans le sourire d’une jeune fille.

Sa peau se crevasse comme le fond desséché d’un marais, mais elle n’a pas plus de rides que les vieilles, plus jeunes, et Fons, son fils, en montre autant.

Elle dédaigne le bonnet ; de loin on croirait qu’elle en porte, tant ses cheveux sont blancs ; une mèche restée rousse lui tient lieu de ruban par derrière.

Elle parle et sa voix ne chevrote pas comme chez les artistes qui jouent les vieilles au théâtre.

— Elle m’appelle : Mon petit.

— Vous avez soixante ans, juge-t-elle de Marie qui en compte trente à peine.

Pour elle, jusqu’à cinquante, les hommes sont des enfants ; à quatre-vingts on commence à vivre. Vieillir, on ne le fait pas : on meurt.

Une fois, elle a cru mourir : il y a longtemps, le jour où son homme est revenu mort sur une charrette. Elle n’a pas réussi. Maintenant elle ne pense qu’à une chose : vivre.

— Dans cinq ans, le fils de ma Trees fêtera ses noces d’argent. J’y serai.

Elle a vu beaucoup de choses : des vaches crever, d’autres venir et des cochons de quoi remplir l’église. Que de foin elle a retourné, que d’épis noués en gerbe ! Elle a vu défricher la bruyère où se dresse maintenant le château du baron qui est mort. Elle a vu restaurer le couvent des Trappistes, rebâtir le clocher de Westmalle, la foudre précipiter sur sa ferme, la cime du grand chêne, qui a eu le temps de refaire ses branches.

Et les gens dont elle se souvient et que l’on ne connaît plus !

— Elle a dansé avec Fritz le braconnier qui en son temps canarda deux gendarmes :

— On lui a coupé la tête : j’en rêve encore.

Je ne lui demande pas, comme aux centenaires de la ville, ce qu’elle pense de Napoléon. Je suppose qu’elle s’en moque.

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Les Baerkaelens


Comme leur nom, ils sont bien de leur pays.

Ils tiennent une auberge. L’enseigne dit : À mi-chemin, parce qu’on est toujours à mi-chemin de quelque chose. C’est en plein champ, à ras de la chaussée, près de la route qui mène au couvent des Trappistes. Le train s’arrête en face.

La première fois que j’y buvais ma chope : « Qu’on le surveille, » ont-ils dit. Ils se méfiaient de ce monsieur. À présent qu’un étranger survienne et qu’ils aient à faire, ils me le confient d’un clin d’œil. Nous sommes amis.

J’ai cru d’abord que le grand gaillard qu’on appelait Fons était le père ; celle qu’on appelait Mélanie, sa femme ; et Benooi, un long maigre, leur enfant. En réalité, ils sont frères et sœur, presque du même âge, tous trois célibataires.

Il y a encore le père Baerkaelens, mais il est un peu vieux pour qu’on en tienne compte. On le respecte autant que la patraque d’horloge qui depuis longtemps oublie de marquer l’heure ; mais il n’a pas plus d’importance.

Sa seule mission semble d’empêcher ses enfants de vivre de leurs rentes. Ils sont riches ; à trois, ils ont bien cinquante mille francs.

— Quand le père sera mort, dit Benooi, nous bâtirons une petite ferme et nous vivrons à notre aise avec une seule vache.

— Et pourquoi pas dès à présent ?

— Ah ! voilà.

Ce serait sans doute trop long à expliquer.

En attendant, ils triment comme des pauvres. Ils ont sept vaches, un cheval, plusieurs veaux, trois cents poules, des nichées de porcs. Ils cultivent des champs, vendent des graines, des semences, des épices. Ils logent des voyageurs, ils entreprennent des charriages. Le soir Fons rentre de son labour, harassé ; Mélanie dans son comptoir a pris la migraine ; Benooi, le moins solide, ne sent plus ses jambes, qu’ils doivent encore établir des comptes, rafistoler leurs outils, allumer le four et cuire le pain pour les voisins qui ne se donnent pas cette peine.

L’auberge sert également de salle d’attente aux voyageurs.

Il y a dans un coin une table avec de l’encre pour les écritures qu’on fait quand on expédie des marchandises. C’est Mélanie qui s’en charge, quelquefois Benooi, rarement Fons, car Fons, qui est distrait, laisse filer le train sans lui confier les bagages. On en retrouve quelquefois au bout d’une semaine, sous des ballots de foin, dans la grange.

— Je ne suis pas chef de gare, répond Fons.

Les dimanches d’été on sort les tables pour les promeneurs de la ville. Ils arrivent en vélo ; ils veulent boire de la bière des Trappistes, du vin des Trappistes, et aussi de ce lait qui ne serait peut-être pas si bon s’ils savaient qu’en semaine on le verse aux pourceaux. Tout le monde se mêle de servir, Mélanie, Fons, Benooi, Vader lui-même qui prend son temps. Le soir chacun vide sa poche sur le comptoir : cela fait beaucoup de sous.

Ils ne détestent pas l’argent, car puisqu’ils travaillent, il faut que ça rapporte. Mais ils ne sont pas avares. Qu’une vache crève :

— Bast, on en rachètera une autre.

Et si la tête d’un voyageur leur déplaît, qu’il cherche ailleurs : ils n’ont pas de place.

Ce sont les Baerkaelens qui ont facilité mon établissement dans le pays. Benooi m’apprend comment on élève des poules, Fons comment on s’y prend pour avoir un beau jardin. En hiver, ils m’enseigneront à tresser des paniers.

Je suis libre d’acheter mes denrées où je veux. Mais il n’y a rien qu’ils ne vendent. Tout mon argent passe chez eux.

Cimentée d’intérêt, notre amitié se calle, solide.
Le père Baerkaelens.

Sa place est dans un fauteuil à l’auberge.

Tout le monde l’appelle « Vader » sauf les vieux qui savent encore son nom : Martin. Les gens de la ville disent : « Monsieur Baerkaelens ». Ce « Monsieur » le flatte, mais en même temps l’exaspère.

Il a quatre-vingts ans. L’an dernier, il en avait soixante-dix-neuf, l’an prochain, il en aura quatre-vingt-un, mais on le retrouvera toujours le même. Ce patriarche a la peau rose d’un enfant. Tendue sur le front, elle y brille comme une vitre. À la fin de la semaine, il est un peu plus vieux, à cause des picots blancs de ses joues qu’il ne rase que le dimanche.

Quand il marche, il se tient droit, mais il ne déplace plus très vite ses jambes. Depuis qu’un vertige l’a culbuté au fond d’un ruisseau, on le force à se servir d’une canne. Il s’en sert : il la porte sous le bras ; ailleurs elle serait gênante.

Vader n’est jamais malade, seulement, comme il dit, il a quelquefois des fadeurs. Au déjeuner il se taille dans un grand pain quatre tranches qu’il beurre grassement et enfourne avec deux œufs. Les autres, qui se contentent de leur lard sur une croûte, le regardent manger. Tout à l’heure, dans un coin de la cour, le front contre le mur, il ira rendre le surplus qui lui pèse.

— Vader vomit, dira Mélanie.

Mais elle ne se dérangera pas. Puisqu’il a su s’empiffrer, il saura bien lui-même chercher le verre d’eau pour se remettre.

Quand ils parlent d’affaires, les enfants écartent leur père comme un marmot, car loquace et vantard, il répète tout ce qu’il entend, et de travers.

Pour le reste, il est libre. Qu’il fasse son tour au champ ou se carre dans son fauteuil, il ne compte plus. Il est si peu intéressant qu’il le devient.

À l’auberge, pour qu’il serve à quelque chose, on a mis à sa portée une clochette.

Quand des clients entrent, il sonne avec majesté.

Après le dîner Vader se met au lit et fait sa sieste. Sa chambre n’a qu’une issue : sur la salle de l’auberge. À son réveil on peut le voir entrer par une porte, sortir par une autre, tenant son vase qu’il veut vider lui-même.

Automate d’une horloge, il montre ainsi qu’il est 2 heures.

Benooi.

Le dimanche soir en hiver, Benooi frappe à notre porte et vient nous tenir compagnie. Quand il n’y a pas de lune, il en amène un peu dans sa lanterne. Il la souffle en entrant.

— Bonsoir à tous deux, dit Benooi.

Sans autre façon, il enlève son manteau, retire ses sabots, glisse les pieds bien au chaud dans le four de la cuisinière. Quand ses chaussettes fument, il trouve tout naturel de les tirer. Il arrive que ses pieds soient assez propres. Il chipote ses cors :

— Ils sont durs, dit-il.

Il nous faut les tâter. Pour peu, il nous inviterait à lui montrer les nôtres. Ainsi à trois autour du feu, Benooi qui se grille les pieds, Marie qui aime la société, et moi que celle de Benooi ne dérange guère, nous faisons la causette. Si nous ne trouvons rien à dire, sans nous creuser la cervelle, nous nous taisons.

— Vous soupez avec nous, n’est-ce pas, Benooi ?

— Ça dépend, dit Benooi, qu’est-ce qu’il y a ?

Si je disais : « des tartines, » Benooi aurait juste fini de souper.

— Du riz au lait, Benooi.

— Bon ça, fait Benooi.

Vite dans ses sabots, il est le premier à table.

Ni Fons ni Benooi ne portent la moustache. Rasé de frais, si son costume allait mieux, Benooi aurait assez bien l’air d’un Anglais très maigre.

Peut-être bien qu’il se serait marié, si la chose s’était trouvée ainsi, mais il avait déjà sa sœur : une femme, c’est assez dans un ménage.

Resté chaste, Benooi est devenu gourmand.

— Sucrez votre café, Benooi.

Tout de même, je veux bien.

Il s’en donne trois morceaux et en garde un quatrième comme cuiller pour tourner dans sa tasse.

Ce qui intrigue Benooi, ce sont mes cadres et mes sculptures. Il n’a jamais vu de statues que dans les églises ou sur des cheminées, sous des globes : des vierges ou des saints. Il désigne une Joconde :

— Une belle Vierge, dit Benooi.

— Une belle Vierge, fait-il encore, pour une Princesse Inconnue.

J’ai beaucoup de ces Vierges, il me croit très dévot. Mais pourquoi, à toutes ces Vierges, n’a-t-on pas mis une auréole ?

Un Penseur de Michel-Ange l’a longtemps chiffonné. À cause du siège, il a d’abord pensé à saint Pierre. Mais saint Pierre tient des clefs et puis il porte la barbe.

— C’est plutôt un guerrier, dit Benooi ; voyez sa cuirasse ; peut-être saint Sébastien.

— Oui, Benooi, saint Sébastien.

— Ou plutôt saint Donat, qui préserve de la foudre.

— Oui, Benooi, plutôt saint Donat.

À 9 heures, quand passe le tram, Benooi paraît toujours surpris. Il se lève :

— Et moi qui dois encore verrouiller toutes mes étables !

Tandis qu’avec une allumette il refourre un peu de lune dans sa lanterne, il pense à la joie de se mettre au lit :

— On se fait un bon creux. On tire la couverture jusqu’au-dessus de la tête, on ne laisse qu’un petit trou pour respirer, puis on dort. C’est bon…

— Exquis, Benooi.

— Oui, mais quelquefois les draps sont bien froids…

Il frissonne, il regarde Marie qui chauffée pour le lit, cherche déjà les boutons de sa jupe.

— Vous, dit-il, vous avez de la chance ; vous êtes deux. Vous pouvez vous toucher tant que vous voulez, vous réchauffer l’un à l’autre, comme des poussins, ou de petits cochons.

Et quand il dit : « Petits cochons, » il ne pense pas, je vous l’assure, ce que vous pensez.

Mélanie et Fons.

Qu’elle torde son linge, remmaille des bas, porte dans un seau le lait de ses vaches, je la vois en empereur romain. Elle en a le profil, la lèvre qui méprise, les joues où se boursoufle la graisse des décadences. Sourcils froncés, c’est Tibère qui se fâche. Costumé en femme, dans un comptoir, Caligula s’amuse à vendre, Dieu sait quel poivre aux paysannes. Un jour, j’ai vu Néron sourire au ventre étripé d’un chrétien : on avait tué le cochon.

Avec de petites loques, de petites rognures, des bouts de chemise qu’elle coud ensemble, Mélanie confectionne quelque chose. Je la complimente sur ce paillasson.

— Ce n’est pas ça, dit Mélanie ; c’est une couverture pour cette pauvre Pélagie qui est malade.

D’aumône serait mince, s’il n’y avait pour l’accompagner un paquet de linge neuf, une bouteille de vin rouge et un gros jambon, dont je bave.

Les mardis, Mélanie part avec ses paniers livrer le beurre et les œufs, aux clients de la ville. Elle a sa jupe à plis des dimanches, son châle à pointe et sur sa toque une rose en tissu rouge. Quelquefois une migraine l’empêche de partir. Benooi la remplacerait très bien, mais personne n’y songe, et c’est Fons, le distrait, qui va. Jusqu’à son retour on tremble dans la ferme : Fons s’embrouille dans ses comptes, Fons remet le beurre où il faut les œufs, Fons acquitte la note et oublie de ramasser l’argent. Un jour il est revenu sans beurre, sans argent, sans paniers : il les avait déposés quelque part.

Ce paysan a des distractions de poète : son poème, c’est la chasse.

Quand Fons part pour le labour, il emporte son fusil qu’il dépose à portée dans le creux d’un buisson. Les yeux au ciel où passent les perdrix, il oublie la terre où traîne la charrue. Heureusement que Lice la jument s’y entend à tirer toute seule un sillon bien droit. Le soir, Fons accroche son fusil dans l’espèce d’armoire qui lui sert d’alcôve. Soudain il se lève :

— J’entends des voleurs, annonce Fons, qui file en braconnier.

Quand il entre chez nous, il tire de sa carnassière tantôt une grive, tantôt un lapin, parfois un lièvre : « Voilà pour vous, » et va droit à la cheminée où se trouve mon tabac.

Crotté de boue ou trempé de sueur, Fons à la chasse n’a jamais ni chaud ni froid : il a une température spéciale : il chasse.

L’une après l’autre, il sort ses bêtes, qu’au bout de leurs pattes, je les soupèse.

J’en ai les doigts tout rouges.

— Celle-ci, dit Fons, je la guettais depuis huit jours.

— Oui, Fons, comment cela ?

Et le voilà parti. Il raconte, il mime. Les chaises deviennent des buissons ; sous la jupe de ma femme il y a un gîte ; il recommence son affût derrière la table ; il épaule, son chien attend que le coup parte.

Poète, il introduit dans ma chambre la Campine entière, avec ses bêtes, ses terriers, ses sapins et Fons, le chasseur, qui chasse au milieu.

— Et maintenant, si vous mangiez quelque chose ?

— Je veux bien, dit Fons, si vous avez du hareng.

Pour Fons, il y a toujours du hareng. Il le veut bien grillé, croustillé dur, et d’une seule pièce, de la tête à la queue, il croque ce charbon.

— Quand j’ai mangé du hareng, dit Fons, je me sens fort comme un bœuf.

Bien d’aplomb sur ses bottes, Fons se redresse, puis il s’en va, fort comme ce bœuf.

Le chien de Fons s’appelle Black, ce qui signifie noir. Il le sait mieux que moi. Il connaît l’anglais et le cultive en de vieux journaux qu’on lui rapporte de la ville.

Il aime à lire. Je lui passe des livres, qu’il étudie les soirs d’hiver, près de l’âtre.

Il a lu tous mes Balzac :

— Ce que j’aime dans Balzac, dit Fons, ce sont les paysans.

— Et ceux de Zola, Fons ?

— Peuh ! fait Fons.

Quand Fons parle à Benooi, il dit : « Garçon. » — « Garçon, » répond Benooi. Pour Mélanie, « Garçon » serait faux, et « Fille » peut-être indécent. Elle reste « Mélanie ».

Mélanie dit tantôt « Garçon », tantôt « Fons », ou « Benooi ». Mais il y a une différence. Elle ne dirait pas à « Garçon » ce qu’elle confie à « Fons ».

L’un de l’autre devant les étrangers ils disent « notre Fons », « notre Benooi », « notre Mélanie. »

C’est doux comme des frères qui s’embrassent.

La cuisine.

Dans la cuisine où ils mangent :

— Regarde, dit Marie, ces cendres sur le pavé ; c’est sale.

— On a fait un grand feu, Marie.

— Et sur les chaises, tous ces sacs de farine…

— Benooi va cuire le pain, Marie.

— Il y fait noir.

— C’est la faute à l’auvent qui chipe le jour de la fenêtre.

— Cela pue la vache.

— Elles sont à côté, Marie.

— Et ce plafond qui sème son poivre dans les assiettes.

— Il est vieux, Marie.

— N’importe, dit Marie, je ne comprends pas comment ils peuvent manger dans cette cuisine.

— Ils ont faim, Marie.

Repos.

Pour dormir, les Baerkaelens ont chacun leur réduit. Ils l’appellent une chambre et en effet, sans compter les murs, les planchers, les portes, il reste un peu de place pour une chaise et le lit. Chacun a la sienne dans la partie de la ferme dont il tient la surveillance : Vader au rez-de-chaussée près du coffre-fort, Mélanie contre l’étable où sont les vaches, Benooi non loin des hangars aux cochons.

La chambre de Fons est en bois ; c’est une ancienne armoire. Le matelas en remplit le bas. Pour que ce soit vraiment une chambre, Fons y a pendu un Christ avec son buis et tous les soirs il y accroche son fusil. Seulement pour tirer sa culotte, il doit se tenir dans la chambre à côté, qui n’est elle-même qu’un couloir fort encombré parce que Benooi y remise sa farine.

— La nuit, dit Fons, je dors mes portes ouvertes.

Comme les autres, Fons couche sur de la paille d’avoine qui est plus douce que celle du blé. Les matelas, les vrais, bourrés de laine, sont dans les chambres où logent les étrangers.

Cette laine où l’on se vautre, qui sert indéfiniment, dégoûte Fons.

— Moi, dit-il, quand j’ai sué plein ma paillasse, on la rechange.

N’approchez pas de Fons le matin quand il sort de son armoire. Si amis que l’on soit, il vous regardera de travers. Laissez-le d’abord déplier ses jambes, aller jusqu’au bout des champs refaire connaissance avec le soleil, les nuages et la terre.

Après il reviendra de lui-même vous sourire :

— Bonjour.

Comme on pourrait, la nuit, leur voler un cochon, une vache ou des poules, ils ont dissimulé dans les étables, à la grange, à l’auberge, des contacts électriques. Il y en a partout, aux fenêtres, aux portes, aux guichets, à tout ce qui dans une ferme peut s’ouvrir ou basculer. Nombreux, les fils s’enroulent à des poteaux, passent sous le sol, se croisent dans l’air. On se croirait dans une vraie gare. Toutes ces complications aboutissent à la sonnerie dans la chambre de Benooi qui, plus nerveux, a le sommeil très léger. Au premier tintement il serait debout. C’est une installation magnifique : un spécialiste de la ville est venu tout exprès. Seulement, il ne faudrait pas le dire, mais depuis le temps, on aurait dû renouveler les piles.
La table.

— J’aime fort les Baerkaeleus, mais ils manquent un peu d’ordre, me dit Marie, qui, elle, a beaucoup d’ordre.

Elle me montre dans la cour, près de la porte de la cuisine, une table où il y a en effet beaucoup de choses :

Il y a du soleil et de la poussière, du sang qui sèche, une poule sans tête. Il y a trois blouses roulées en torchons, un bonnet de Mélanie, un cigare de Benooi. Il y a une mâchoire de porc, un peu de farine sur une tasse, une lanterne rouillée. Il y a des verres, des mouches qui se régalent, des guêpes mortes, d’autres qui pillent les raisins tombés du mur. Il y a une chatte qui allaite ses jeunes, deux vases de nuit, l’un en porcelaine sans rien, l’autre émaillé, rempli de sable pour écurer les cuivres. Il y a le panier de beurre qu’on expédiera tantôt à la ville. Il y a deux choux verts, une betterave cuite, le réticule en soie qu’une promeneuse a confié parce qu’il était trop beau pour l’emporter dans les bois, et que Fons a jeté là.

Elle sert à tout le monde. Mélanie s’y coiffe, Vader s’y rase, Fons y laisse ses cartouches vides, Benooi sa casquette, moi ma pipe quand je me lave les mains dans le seau de la citerne.

Marie elle-même, lasse d’être debout, y a déposé un jour son gros derrière.

— Tu vois, ai-je dit, tu n’as pas d’ordre.

Elle s’est levée tout de suite.

Trees.

Elle est de la famille puisqu’elle est la servante. Deux yeux tirés tout chauds hors de l’âtre. Orpheline, elle a vingt-trois ans et plus de bien que ses maîtres. En ville, avec sa dot elle serait une demoiselle à corset, à gouvernante, à leçons de peinture, beaucoup trop belle pour un monsieur de huit mille francs par an.

Heureusement pour Trees, elle n’est pas de la ville. Elle vient « de l’autre côté du bois », ce qui est encore plus loin que Westmalle.

Elle trait les vaches. Elle bat le beurre. Elle porte sur le dos des sacs à renverser Un homme. Et son gars pour l’avoir aura les bras plus solides que les rentes.

Déracinés.

Un dimanche de kermesse, dans l’auberge pleine de monde, Mélanie m’appelle auprès de deux messieurs, à tête de rustre, mais habillés comme en ville.

L’un s’accompagne d’une femme et d’enfants, l’autre est seul.

— Mon frère Jérôme, mon frère Ernest.

D’où sortent-ils, ceux-là ? Le premier est chef de gare à Bruges, le second est « professeur » à Bruxelles. Il faut entendre instituteur.

Je ne les aime pas ; ils ont beau, les jours suivants, tirer leur redingote, fendre du bois, manger du lard, l’un garde son air de cuistre, l’autre ses allures de bureaucrate.

Ils ne sont plus d’ici. Ce ne sont plus des Baerkaelens.

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La vieille


Elle est toute mince : de dos, un satyre la prendrait aisément pour une fillette ; de face, il faudrait être aveugle. Elle est vieille, elle est sale. La même poussière qui s’encrasse dans le creux de ses meubles, remplit les rainures de son visage en bois mort. Qu’a-t-elle fait de ses cils ? Les dents parties, ses joues s’écroulent vers l’intérieur. Trop de choses ont passé sur ces lèvres, on ne trouve plus rien de ce seuil usé.

Elle vit seule et sa ferme est loin. Jamais elle n’en sort, personne n’y passe. Elle ne sait certainement pas qu’il existe des villes. Si on lui affirmait qu’il y a un train aux Trappistes, elle vous demanderait : « Un train, qu’est-ce donc ? »

— C’est loin, dit-elle, de Westmalle qui est cependant sa paroisse.

C’est tout là-bas de l’autre côté des sapins, où l’on ne voit plus que de la bruyère. Si loin qu’il chasse, Fons ne se risque jamais jusque-là. Pas de chemin : un bout de sentier qui va boire à tous les marécages. En été, avec des bottes, on irait encore ; mais l’hiver, après les pluies, il faut craindre les fondrières, sans parler de ces mousses qui vous aspirent jusqu’aux genoux en vous crachant leur eau d’éponge sale. M. le curé, qui une fois l’an lui apporte le Bon Dieu, parce qu’elle est trop vieille pour le chercher elle-même, a failli un jour s’y noyer : il s’enfonçait déjà. Le sacristain en le dépêtrant, y a laissé un sabot et sa lanterne

La ferme a le même âge que la vieille, ce qui pour une masure en torchis est un bel âge. Elle ne tombe pas tout à fait en morceaux. Elle n’est guère compliquée. Quelques tuiles pour le toit, de la glaise comme murs, une vitre qui sert de fenêtre entre deux ouvertures qui sont des portes. À l’intérieur, un lattis divise la pièce en deux parts : celle de droite pour la femme, celle de gauche pour sa vache. Dans sa chambre, où elle est seule à meugler, la vache a plus de place que la vieille, qui dans la sienne, doit non seulement, comme sa bête, manger et dormir, mais cuire son pain, remiser du fourrage, battre son beurre.

Sa maison étant si petite, ses enfants n’ont pu y tenir : ils sont partis, morts. Son homme aussi, il y a vingt ans. Un soir avant de se coucher, il a pendu sa culotte contre le mur, à un clou : il ne l’a plus reprise ; elle y est encore.

Autrefois, elle avait son homme pour l’aider ; à présent, elle n’a plus qu’une brouette dont les brancards sont brisés. Elle fait tout par elle-même : on n’est jamais trop vieille pour travailler. Elle met cinq semaines à remuer un champ d’un jour.

J’entre chez elle sous prétexte qu’au-dessus de sa porte une enseigne annonce « Herberg », ce qui signifie « auberge ».

— Ce n’est pas ça, dit-elle, c’est du bois pour boucher un trou.

— Tout de même, vous me donnerez bien un verre de lait.

Sa tête branle : « Non… non… » de sa bouche, il sort :

— Oui, je veux bien.

Elle va jusqu’à l’armoire pour prendre un bol, et ce n’est pas très long. Mais pour le lait, il faut qu’elle s’agenouille devant sa table, déplace une chaise, enlève deux paniers, farfouille entre des sacs où, Dieu sait pourquoi, elle a caché sa terrine.

Au moment de me l’offrir, elle reprend le bol parce qu’il y nage une mouche, elle la sauve avec son doigt ; j’aurais préféré la mouche.

— Si vous avez faim, dit-elle, voilà l’armoire.

Elle regarde comment je bois. Trois poules sont entrées et regardent aussi. Je sauve à leur intention une deuxième mouche.

Elle aime beaucoup bavarder ; mais ses idées vont plus vite que ses mots qui se perdent en route.

Je lui montre ses poules :

— Vous n’en avez que trois ?

Elle lève un doigt, puis un autre, puis un autre : cela fait bien trois.

Elle ajoute :

— Il faudrait un coq et mon mari est mort.

Elle veut dire :

— Si mon mari vivait, il me chercherait un coq, ce qui me permettrait d’élever de nouvelles poules.

— Alors, dis-je, voulez-vous que je vous en procure ?

— Oui, fait-elle, un tout blanc et qui boite.

— Qui boite ? Pourquoi ?

Elle ne répond plus.

Comme je vais partir, elle s’étonne de me voir rouler du tabac dans un papier, au lieu de le bourrer dans une pipe. Elle pense à son homme, et à sa pipe.

— Il en avait une, fait-elle.

Elle refuse mon argent, car sans pipe on est pauvre.

— Alors, je vous apporterai un coq.

Avec sa tête, elle fait « non ».

— Oui, dit-elle, un tout blanc et qui boite.

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Le forgeron


Laid, tordu, en tablier de cuir, Léonard a façonné toutes les charrues du village.

Il fait noir dans sa forge, noir avec une grande flamme et le forgeron comme une ombre parmi les étincelles. Quelquefois au-dessus du brasier sa face apparaît tout entière, rouge et nette, avec des yeux qui clignotent et sa barbe remplie de lumière. On voudrait emporter ce Rembrandt pour son mur.

Il vit avec une femme qui n’est pas sa femme et à laquelle il a façonné une série de Vulcains noirs et crépus comme lui.

Au village, pour un autre ce serait un scandale. Mais il est si matois, Léonard, il vous rafistole si volontiers, pour rien, une bêche tordue ou les tronçons d’une chaîne, que les paysans pointilleux ont oublié sa faute.

M. le curé lui-même, qui le confesse, feint de tout ignorer. Il habite non loin de la forge et quand il passe, il entre une minute et va jusqu’au fond dire un bonjour à la mère qui tend à son dernier un beau sein nu de Madone.

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L’abbé Brulant


Nous sommes de la même ville, mais il a fallu que nous fassions un crochet, lui par la Chine, moi par Bruxelles, pour nous rencontrer ici et faire connaissance.

Il portait déjà la culotte du jeune homme quand je n’étais pas encore né. Il a connu le collégien qui devait devenir mon père et folâtré avec une de mes tantes que je croyais une personne plus austère.

— Oh ! pas si austère, dit l’abbé.

Missionnaire, il a révélé le saint nom de Dieu aux Mongols, des sauvages qui ne croient qu’en Bouddha.

— J’étais seul de mon espèce. L’hiver, je me taillais une hutte dans la neige, je grelottais sous des fourrures. En été, je vivais nu, sous une pellicule de soie.

— Et vous aviez une église, une école, des catéchumènes ?

L’abbé fait un grand geste qui ne dit rien.

On le dit un peu fou : il ne pense plus comme ici. L’Occident est beaucoup trop discipliné pour un homme qui a moralisé les sauvages. Malgré Bouddha, je crois qu’il regrette l’Orient, ou peut-être, sont-ce les Mongols qui ont converti leur missionnaire.

Rentré au pays, il a commis une faute. Quelle ? Je serais curieux de le savoir. Des paysans ne la précisent pas.

— L’abbé, dit Benooi, est venu un jour avec sa valise. Il a raconté qu’il venait faire une retraite chez les Trappistes. En réalité, son évêque l’avait envoyé en pénitence. Sa retraite finie, il a pris une chambre chez nous ; le pays lui a plu, il est resté.

La Campine le console de l’Orient. Il y vit libre, comme là-bas, sans remords, en bohème.

Croit-il encore en Dieu ?

L’abbé enjambe un ruisseau. De loin il me crie :

— Je rentre vite : c’est l’heure de mon bréviaire.

Le temps de venir à sa haie et je le surprends qui martyrise du bois à coups de hache :

— Travailler, c’est prier.

Et han ! il tape dur.

— Voyez, je suis comme saint Joseph, fait l’abbé qui rabote une planche.

Demain il forgera du fer et saint Éloi n’aura pas travaillé mieux.

Le paradis est peuplé de personnages dont il imite les saints exemples.

Il les cite en souriant. Mais qu’y a-t-il derrière ce sourire ?

Et comme il expédie sa messe ! Il la dit tous les jours, aux Trappistes, sur un petit autel qu’on lui a réservé. Y assiste qui veut. Courtisan familier, il bouscule le Bon Dieu qu’il ait à s’incarner lestement dans l’hostie. À peine a-t-il quitté l’Évangile, qu’il lève déjà le calice pour l’Offertoire. C’est très commode, le dimanche, pour les chasseurs qui ne veulent pas perdre un long temps à la messe. Leurs chiens attachés tous ensemble dans la cour, ils se rangent autour de son autel, bottés, carnassière au dos, le fusil en travers sur leur chaise. Plus il y a du monde, plus l’abbé se dépêche. À la fin, il crie : « Ite missa est, » comme s’il souhaitait : « Bonne chance. »

La figure de l’abbé est reliée en un vieux cuir brun, mangé de crevasses. Cela résiste à tous les temps. Mais qu’il soulève son tricorne, sa peau en dessous apparaît d’un parchemin si pur qu’on a envie d’y écrire une belle phrase.

Si la soutane de l’abbé avait tous ses boutons, elle en aurait trente-trois. Un jour elle en a quatre, quelquefois deux, mais elle a toujours autant de taches.

Il craint de la salir. Chez lui, quand il travaille, il met, par-dessus, une belle robe de mandarin, en soie bleue, frangée d’or et de boue.

On le voit ainsi, dans son jardin, tirant le rateau, entre ses légumes.

— Il faut, dit-il, respecter la tunique du Christ.

De son voyage en Chine, il a ramené une collection de bibelots dont il est très fier : idoles au ventre d’ivoire, paysages sur papier de riz, menues obscénités en bois qu’il manie avec innocence entre ses doigts consacrés. Il les montre volontiers aux visiteurs qui ont de l’argent. Il tient à ces souvenirs, mais il ne refuse pas d’en vendre : il connaît d’ailleurs tel endroit de la ville où se procurer de nouveaux bibelots, qu’il aura également ramenés de la Chine.

L’abbé est un malin :

— Regardez mon four à pain, dit-il, j’en ai imaginé le modèle.

Il me mène au fond du jardin, devant un tumulus de glaise, avec une cheminée de locomotive et un grand trou au milieu.

— Les paysans ne savent pas cuire leur pain. Le mien est excellent. Goûtez.

Il me tend quelque chose. C’est noir, c’est dur, ça croque : comme charbon, c’est assez réussi.

L’abbé connaît tous les métiers : laissez-le faire. Les ouvriers qui maçonnaient sa maison n’en seraient pas venus à bout, s’il ne leur avait, lui-même, gâché le plâtre. Ingénieur, il ravine son jardin pour y lancer des ponts. Il cultive les tomates, il sélectionne des volailles, il a toujours de grands travaux en train. Il ne lui manque qu’une chose, c’est de les continuer. Pendant qu’il cajole ses tomates, ses poules prennent la morve, et quand il s’occupe de les soigner, ses ponts s’écroulent.

Il semble surtout construire des ruines.

Sa maison toutefois en complète. Elle est même double : deux vestibules, deux balcons, deux fois ce qu’il lui aurait fallu de pièces. Il espérait en louer une partie aux villégiateurs d’été. La première année, ils ne sont pas venus : maintenant c’est lui qui ne veut plus.

Ces chambres, où les souris sèment leurs pilules, ne lui conviennent pas : elles sont beaucoup trop grandes. Il s’en maçonne à sa manière, avec d’anciennes fenêtres, des briques de rebut qu’il achète à mesure chez les démolisseurs.

La porte de son salon provient d’un restaurant : elle est vitrée : la glace de gauche renseigne : « Entrée des … » ; sur celle de droite deux amours se sucent les lèvres. L’un est une petite fille, l’autre très visiblement le contraire.

L’abbé n’aime pas le gaspillage. Son sucre, il l’achète en pain, ce qui est moins cher que de l’acheter en morceaux. Le bloc trône au milieu de la table, reléché par les mouches. Quand il en veut, avec un maillet et un ciseau, il frappe dessus comme un sculpteur qui taille une statue. Les éclats volent par terre où la servante les retrouve et les balaie aux ordures.

Au fait, est-ce bien une servante ? Forte et jeune, elle a la poitrine un peu lourde pour servir un abbé.

— C’est sa nièce, dit Benooi, dont la figure tout à coup devient un morceau de bois.

— Et le petit garçon, Benooi ?

Car l’abbé se réserve, également pour le service, un petit garçon grassouillet, dont les reins comme ceux de la servante sont bien rebondis.

Pour dix francs, chez les Baerkaelens, l’abbé s’est procuré deux bécanes qu’un couple anversois leur avait laissées en gage. À cause de la soutane, il a gardé pour lui la bicyclette de la dame. L’autre, qui est grande, sert à la bonne quand elle se rend au village. Il l’accompagne quelquefois. Les mollets découverts, la servante file grand train. Rouge, le tricorne dans la nuque, la soutane pleine de vent, l’abbé zigzague au loin, en détresse, derrière elle.

— Un jour, chez un brocanteur de la ville, l’abbé découvre une auto, la trouve à son goût et, la machine étant un peu vieille, se décide à la ramener lui-même sur un camion. Ce fut un gros émoi au village : la charge était lourde. On ne reconnut pas d’abord ce charretier qui s’était déguisé en prêtre et tapait sur ses bêtes en leur lançant des « Nom de Dieu… »

C’était une antique guimbarde, haute sur patte, dont le moteur semblait loger l’âme rétive de Rossinante.

À force de limes et de marteaux, il en fait quelque chose qui bouge.

Tout à coup sur la chaussée à cent mètres, j’entends une fusillade, puis un grand ballottement de ferrailles. C’est l’auto de l’abbé qui arrive. Je la saluerai, tout à l’heure, au passage. Mais rien ne presse. Je puis flâner, finir cette lettre, bourrer ma pipe, quand je viens sur ma porte, il est toujours trop tôt.

L’abbé aimait le canotage. Il avait découvert une barque et pour ne pas ramer, y avait adapté une hélice avec le moteur de son auto. Cela marchait très bien.

Un jour, avec sa bonne, comme il voguait sur un canal, aux environs de la Hollande, les douaniers se méfièrent.

— Ils le hélèrent au bord :

— Vous fraudez.

— Pardon, je suis abbé, voyez ma robe.

— Contrebandier.

— Prêtre.

— Nous verrons bien.

On l’enferma dans un cachot : on le retint pendant trois jours. Et aussi la servante.

— Dans le même cachot, Monsieur l’abbé ?

— Oui, et rien que de la paille pour nous deux.

Ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’à tant chercher s’il était prêtre, les douaniers oublièrent de visiter la barque.

— Et naturellement vous ne cachiez rien ?

— Rien, dit l’abbé qui m’offre en souriant un bon cigare de Hollande.

N’importe. Cette mésaventure l’a dégoûté du canotage. Il a démonté sa barque. Quille en l’air, au fond du jardin, elle sert de toiture au poulailler. Il n’a d’ailleurs plus de poules.

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Sélection


Gilles est venu au monde avec des jambes inégales : la droite plus longue que la gauche.

Quand il marche et qu’il s’appuie sur la droite, il paraît très grand, puis tout à coup il s’effondre et devient très petit. Après quoi il remonte : c’est la jambe droite qui est la bonne.

Mais au repos, qu’il veuille des deux pieds à la fois se camper sur le sol, il faut qu’il croque cette bonne jambe ou se déhanche pour l’arrondir en cerceau ; elle le gêne si fort qu’elle devient la mauvaise.

Il frappe dessus.

— Sans cette garce, je serais devenu Trappiste.

Il avait la vocation. Mais l’abbé ne l’a pas voulu et l’admet simplement comme ouvrier de la ferme. Alors, il a pris femme, une laideron, sa cousine, qui louche et que l’on dit un peu idiote. Ils s’aiment, comme on s’aime ici, pour la progéniture. Chaque année, en même temps que la vigne, l’idiote donne son fruit.

Ils en sont au septième. Un boiteux avec une idiote, on s’imagine quels monstres. Et en effet : morveux, campés droit, les yeux francs, ils sont si beaux, ces monstres, que les mamans de la ville en bavent.

P’tite Jeanne est leur avant-dernière. Elle a trois ans, elle est déjà boulotte. Quelquefois elle s’aventure chez le Monsieur et s’amuse à courir sur les pierres rouges du carrelage. Elle n’a pas encore beaucoup d’équilibre. Ronde et soufflée comme une balle, à chaque instant je m’attends à la voir rebondir et la voilà qui se répand comme un bol de lait.

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Les Bohémiens


Ceux-là ne sont pas d’ici, ni d’ailleurs, ni de nulle part. Ils arrivent un soir avec leur maison, l’arrêtent au bord de la route et deviennent pour un jour des voisins. Trop serrés dans la roulotte, ils se répandent en plein air. Leur marmite bout sous les arbres ; les femmes se lavent dehors comme si elles se trouvaient derrière une muraille, sous un toit. L’hiver ils sortent moins ; la porte close, leur cheminée fume.

Ils n’ont pas besoin de charbon ; leur combustible, ils l’achètent à coups de hache dans les sapinières.

Très réservés, ils ne parlent que si le premier on leur souhaite bonjour. Et encore, si ça leur plaît.

Il y a parfois plusieurs femmes pour un seul homme ; souvent plusieurs hommes pour une seule femme, rarement autant d’hommes que de femmes. Mais il y a toujours beaucoup de gosses.

Ces femmes, que sont-elles à ces hommes ? Sœurs, cousines, ou épouses, on ne sait. Peut-être un peu de tout cela en même temps.

Les gosses jouent avec les chiens, ceux-ci revêtus de leur poil comme ceux-là de leurs nippes. Mais tandis que pour les bêtes on hésite, pour les enfants ou voit tout de suite si l’on a à faire à la petite sœur ou à son petit frère.

Les grandes, quand elles ont arrangé la frange de cheveux qui doit se trouver sur le front, le reste peut pendre, elles sont coiffées. Pour se vêtir, elles aiment les couleurs éclatantes, le rouge qui fait bien dans les arbres, le vert qui accompagnera ce qu’elles ont déjà de rouge. D’ailleurs, elles ne sont pas difficiles ; qu’une haie au passage, leur offre quelque frusque ni rouge ni verte, « Merci bien », elles l’acceptent.

Les hommes s’habillent comme tout le monde, en plus sale pourtant, avec un grand luxe de trous et de déchirures. Il n’y a qu’une chose ; pour être tout à fait beau, le pantalon doit s’évaser par le bas. Ils travaillent de préférence à rien ne faire.

Les femmes sont plus actives. Pieds nus, ne cachant rien de leurs mollets, elles vont, d’une ferme à l’autre, présenter des crayons, du cirage, ou simplement la main qu’on la remplisse de quelque chose. Comme les artistes de théâtre, elles ont deux figures : l’une que le Bon Dieu leur a faite et qui sert chez eux, l’autre qu’elles s’arrangent, avec des yeux qui pleurent, pour attendrir les gens. Pendant qu’elles vous occupent à vous la montrer sur le seuil, les marmots vérifient dans la cour si rien ne traîne.

Les paysans n’aiment pas ces maraudeurs. Ils leur répondent avec rudesse et ce qu’ils leur abandonnent, on le prendrait tout de même. Il est beaucoup plus simple de ne pas les croire des voleurs.

À ceux qui s’installent près de ma maison, je fais bon accueil. Je vais les voir. Les femmes enlèvent pour moi leur visage de mendiantes. Elles me reçoivent, les yeux clairs, avec des dents qui rient. Les hommes parlent moins : on dirait mes coqs quand je passe au milieu de leurs poules.

Ils ne m’appellent pas « Monsieur ». Les hommes disent « Baes ». Cela veut dire patron. Les femmes adoucissent : « Baeske » petit patron, ce qui est plus câlin quand on veut obtenir quelque chose.

Ils n’abusent pas. Leurs tartines reçues, comme je n’ai pas de vaches, ils ne m’ennuient pas après un peu de lait. Mon eau leur suffit. Le puits est là dans l’enclos où courent mes poules. Dix fois le jour, ils m’envoient les gosses avec des seaux.

— Baeske, de l’eau.

— Oui, oui, allez.

Je ne demande qu’une chose, c’est qu’ils referment la porte. Leur seau plein, ils rajustent le loquet avec toutes sortes de précautions qui laissent le temps de bien voir. Une heure après, pris de scrupules, ils reviennent s’assurer qu’il tient toujours.

— Baeske, me dit ce moutard, voyez donc le beau clou que j’ai trouvé près de votre étable.

Il me le tend, tout rouillé.

— Garde-la, petit, il est pour toi. Il te servira, tiens, à faire un trou dans ce petit machin que tu as sans doute aussi trouvé près de l’étable.

Le machin c’est un œuf qu’il dissimule dans sa main.

— Oh ! celui-là, fait-il, il n’est pas à vous ; je l’ai trouvé dans le bois.

Et après tout, c’est bien possible.

Quand ils sont sur le point de partir, je tâche de passer par là. Si leur roue s’est ensablée, ils me demandent un coup de main. J’en suis très fier : ils ne le demandent pas à tout le monde.

— Vous feriez mieux, dit Benooi, d’avertir les gendarmes, qu’ils fassent déguerpir cette engeance.

Mais je la préfère, moi, cette engeance aux gendarmes. Mes amis le savent bien. À peine ceux-ci, qui avaient une roulotte verte, m’ont-ils souhaité « au revoir », qu’en voilà d’autres, avec une jaune.

Une veille de Noël, elles semblent s’être donné toutes rendez-vous. À midi, il y en avait dix, le soir il en venait d’autres. Cela forma devant ma baraque, sous les sapins, tout un village de roulottes.

Comme c’était également la Noël pour eux, ils l’ont fêtée à leur manière, en mangeant autour de grands feux allumés sous les arbres. Il faisait doux. Couché depuis longtemps, je les écoutais encore chanter et rire.

Sans compter les gosses et les vieux, ils étaient bien soixante : les femmes des gaillardes, les hommes endentés comme des loups. Et pour tout ce troupeau, ils ne m’ont volé qu’une seule poule et, encore, la plus maigre.

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« Mocheu »


Pour dire vrai, quand je raconte que les voisins m’appellent « Monsieur », je me vante. Ils disent : « Menheer ».

Il y a pourtant un Monsieur : c’est Monsieur Leroi.

M. Leroi est arrivé tout jeune de son pays. On ne comprenait pas sa langue. Les déménageurs le hélaient : « Hé ! Monsieur. »

« Monsieur » est resté, mais plus simple, arrangé pour les lèvres d’ici : « Mocheu » ; et Leroi est devenu Lerooi, comme au lieu de Benoît, Benooi.

La ferme de « Mocheu » fait concurrence à la ferme des Trappistes. « Mocheu » n’est pas exactement un agriculteur : il est agronome. La culture, il l’a étudiée dans les livres. Il s’y connaît mieux que les paysans qui l’étudient sur de la terre. Il innove : ce qu’il sème c’est à la machine ; il fourre dans les champs toutes sortes d’engrais, comme de la laine ou de vieux chapeaux, qui étaient bons chez lui, mais que le sable d’ici rend après des années tels qu’il les a reçus. Cela fait pousser beaucoup de mauvaises herbes.

Les paysans en riraient, mais il y a autre chose.

Venu de si loin, « Mocheu » a des opinions. « Mocheu » ne va jamais à la messe. « Mocheu » ne fait jamais ses Pâques, « Mocheu » n’entre jamais à l’église : il est sorcier.

Vader le sait : il a la preuve.

— Il venait d’arriver, raconte Vader, quand un incendie éclate dans les écuries de Mocheu. Un incendie, ça n’est déjà pas naturel. Dans l’écurie, il y avait deux chevaux. Une première fois, Mocheu se jette et ramène un cheval, une seconde fois il retourne et ramène l’autre cheval. Eh bien, le croiriez-vous, à traverser ainsi deux fois les flammes, pas un seul, entendez-vous, pas un seul de ses cheveux n’avait été touché.

Comment s’étonner après cela s’il pousse dans les champs de « Mocheu » plus d’orties que de seigle ?

Pourtant l’incroyance de « Mocheu » est bonne à quelque chose.

Quand un gars se présente comme valet, à la ferme des Trappistes et qu’on fasse mine d’hésiter :

— Je me présenterai chez Mocheu, dit le gars.

— Restez, dit le frère.

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