Molière, Shakspeare, la Comédie et le Rire/Shakspeare/Du comique de Shakspeare

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 219-220).
Shakspeare

DU COMIQUE DE SHAKSPEARE[1]




La gaîté folle et charmante des jeunes filles n’est pas la même chose que le Rire. Pour la jeune fille folâtre, chaque sensation est un nouveau plaisir et excite une surprise agréable qui fait naître le Sous Rire. Si elles sont plusieurs, le Rire devient un effet nerveux et elles s’enivrent de leurs propres cris. Shakspeare nous présente des personnages animés de cette gaîté du bonheur, tel est Gratiano, tel est Jessica[2].

Loin de rire d’eux nous sympathisons avec un état si délicieux. Pour faire naître cette douce illusion, il emploie souvent l’artifice de Métastase. En ce sens il est tout naturel qu’une âme tendre qui ne se laisse pas rebuter par l’ignoble, préfère le Roi de Cocagne au Misanthrope. Les justes sujets de plainte d’Alceste sont le fil funeste qui le rappelle à la terre. C’est exactement ce que nous avons tous éprouvés à 12 ans quand lisant des comédies en cachette, nous ne cherchions dans la comédie que le Roman (d’amour).

[Mais on ne doit pas intituler le recueil de ces sentiments : jugements sur la comédie. L’ennui détend les cordes de l’âme au point qu’elles ne peuvent plus rendre le son du plaisir. La plus belle musique n’a plus d’effet, ce soir la vivacité est dans la loge. À peine pouvons-nous faire silence pour le sextetto et mon plaisir va jusqu’au délire. Il faut que le plaisir soit préparé par des sensations vives.

Mes maximes sur les arts ne sont point le fruit d’un système et comme telles susceptibles de crouler. Je les ai lues successivement dans mon cœur quelquefois à six mois de distance l’une de l’autre, et elles ne sont liées que par la vérité, car dès le lendemain je les oublie[3].]

Ces sentiments sont fort vrais, mais on ne doit pas les appeler jugements pour la comédie quand il est évident que qui se berce de ces illusions ne peut pas sentir la comédie.

  1. Cette note sur le comique de Shakspeare a été relevée sur les notes manuscrites du Molière de 1812. N. D. L. É.
  2. The Merchant of Venice.
  3. Cette addition entre crochets provient du tome V du manuscrit R. 5896, page 174, où se trouve une première version de cette note sur le comique de Shakspeare. N. D. L. É.