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Molière (Lafenestre)/6

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(p. 117-142).


VI

PASSIONS ET CARACTÈRES

Molière était trop sensible et trop passionné pour ne point apporter, dans ses observations, la vivacité de sentiment qui lui était habituelle et pour ne pas communiquer cette vivacité aux êtres fictifs que son imagination, si bien outillée, faisait ensuite mouvoir sur les planches. Il était, d’autre part, trop sensé par nature, et trop réfléchi par éducation, pour ne pas vouloir donner, à ces êtres fictifs, une ressemblance aussi exacte que possible avec des êtres réels, par la vérité de leur extérieur comme de leur esprit, de leurs actions et de leurs paroles. Vivant lui-même, dune vie forte et complète, par les sens et par la pensée, par le cœur et par le cerveau, dans le réel et dans l’idéal, lorsqu’il projetait, hors de lui, ces créations de son intelligence, ce n’était qu’après leur avoir communiqué la plénitude d’existence qui bouillonnait en lui.

De là, dans la plupart de ses personnages, cette exubérance communicative qui éclate et s’exprime par la franchise, claire et rapide, d’un langage net, facile, abondant où transperce, sous les travestissements et incarnations divers, la personnalité, riche et débordante, du poète sans cesse égayé ou attristé. De là aussi, chez les mêmes personnages, grâce à la conscience scrupuleuse et opiniâtre qu’il apporte en ses études complémentaires sur leurs caractères, situations sociales et familiales, habitudes morales, intellectuelles, professionnelles, une réalité d’existence objective, visible et palpable, qui leur donne, pourtant, des physionomies bien particulières. C’est ainsi que vivent ensemble, dans une famille réelle, des enfants d’humeurs opposées et d’esprits différents, mais qui portent tous, néanmoins, par quelque détail physique ou intellectuel, la marque indéniable de leur paternité commune.

On peut donc, assez facilement, suivre, à travers son œuvre objective, l’évolution des passions et des sentiments personnels qui aiguisèrent sa pénétration et déterminèrent ses jugements dans son travail d’observation. L’amour sensuel et l’amour tendre qui, jusqu’au bout, charmèrent et empoisonnèrent sa vie, lui donnaient, sur les effets de cette passion, une clairvoyance extrême. Il saisit donc avec prédilection toutes occasions d’en dépeindre les ravissements et les angoisses, les confiances et les jalousies, les exaltations et les désespoirs, les emportements et les délicatesses, les noblesses et les lâchetés, tout ce qu’il a connu, tout ce qu’il a senti si profondément chez les autres parce qu’il l’avait connu et senti en lui-même.

Depuis le joyeux Étourdi, où ce nigaud et fou de Lélie, avec toutes ses imprudences et pétulances, par hâte de posséder sa belle esclave, manque, à tout coup, de la perdre, jusqu’au Malade imaginaire, où ce maniaque et sot d’Argan, par égoïsme et pusillanimité, se laisse capter son héritage par la vilaine Béline, quelle variété, aimable ou ridicule, d’amoureux et d’amoureuses, de fanfarons, de dupes et hypocrites d’amour, de tout âge, de tout rang, de toute humeur, de toute profession, dont la suite se déroule en ses comédies bouffonnes ou tragiques !

L’autre passion qui, chez lui, domine, avec ou après l’amour, est celle du théâtre. Il en aime le métier comme il en aime l’art. Il se plaît sur les planches, d’abord en comédien, parce que son ardeur de vivre éprouve une ivresse joyeuse à se travestir, se transformer, s’incarner, en des êtres divers et nouveaux. Il s’y plaît comme auteur, observateur, juge et justicier, parce que c’est de là qu’on peut parler le plus haut et le plus clair, communiquer à un plus nombreux public, par le rire ou l’émotion, ses propres sentiments et ses propres pensées, le charmer, le divertir, l’instruire, le moraliser. Dès ses débuts, il montre et il prouve qu’il comprend sa profession dans toute l’étendue de ses attraits, de ses devoirs, de ses influences. Et c’est dans cette passion pour le théâtre qu’il fortifie une autre passion plus haute encore, celle de la vérité humaine qu’il y veut transporter, la passion du naturel, de la franchise, de la simplicité, et, partant, la haine de tous les mensonges, hypocrisies, charlatanismes. Et c’est, à son tour, cette passion impérieuse pour la vérité, qui, en se portant, avec une même curiosité. sur tous les mondes, lui permet, en très peu de temps, d’y saisir et d’y fixer un tel nombre de types généraux et autour de ces types supérieurs, une telle quantité de types secondaires.

Molière, de retour à Paris, se trouva dans un milieu mondain et bourgeois, janséniste et cartésien, où l’étude et la connaissance de l’homme sentimental et moral semblaient la première des nécessités, la plus agréable et noble des occupations. On sait quel engouement pour les Portraits, en vers ou en prose, était alors de mode dans les livres comme dans les salons. Il s’enhardit vite, dans ce contact, à pousser à fond ses analyses psychologiques ; peut-être même y perdit-il un peu trop le goût et l’amour des choses extérieures, qui persista mieux chez les libres compagnons de sa jeunesse, La Fontaine, Cyrano, d’Assoucy, Chapelle, Bernier.

Mais s’il néglige parfois ou dédaigne la peinture physique de ses personnages, s’il nous laisse trop souvent ignorer leur âge, leur tempérament, leur profession, s’il oublie ou évite, presque toujours, de les engager dans une intrigue continue, réelle ou romanesque, dont l’intérêt remporterait sur celui de leurs caractères, en revanche, avec quelle pénétration, quelle force, quelle souplesse il analyse et reconstitue ces caractères ! La variété des types qu’il a fixés ainsi n’est pas moins prodigieuse que la précision et la sûreté avec lesquelles il les a fait agir et parler en concordance logique et soutenue de leur nature avec le milieu ou ils évoluent. Le plus souvent, ce caractère est défini, par quelques traits vifs et décisifs, sitôt que le personnage entre et parle ou que son nom est prononcé. Dès les premières scènes, parfois dès les premiers mots, l’exposition est donc faite ; nous savons à quel genre d’originaux nous aurons affaire. On n’a plus qu’à attendre les développements de cette originalité, d’abord dans les gestes et le langage de l’individu lui-même, puis dans leurs conséquences sur sa famille, ses amis, ses relations, et sur le dénouement de l’action engagée. Si nombreux que soient des acteurs multiples sur une scène agitée dans les pièces à tiroirs, comme les Fâcheux, la Critique, l’Impromptu, la Comtesse d’Escarbagnas, si complexe que soit leur état intellectuel et moral, comme celui de Tartufe, Don Juan, Alceste, Elmire, Célimène, le psychologue attentif, l’observateur consciencieux pousse à fond, d’un même zèle scrupuleux, l’exposé détaillé de leur personnalité, soit dans le croquis net et vif d’une apparition passagère, soit dans l’étude, soigneusement dessinée et modelée, d’une plus longue pose sous une plus forte lumière.

Si Molière, pour peindre l’aspect physique des gens est trop avare de ces termes pittoresques dont nous sommes devenus si prodigues, en revanche, il n’oublie guère de nous faire connaître leur atavisme familial et social, et même leur origine ethnique. Les provinciaux et les étrangers qu’il mêle, en ses fantaisies internationales, aux Parisiens et aux Français, y gardent l’accent et l’esprit de leur terroir. Aussi souvent que l’occasion s’en offre, ils y parlent leur langage, leur patois, leur jargon. M. de Pourceaugnac et Mme d’Escarbagnas, malgré leurs prétentions au purisme de la capitale, se trahissent, plus d’une fois, par des idiotismes limousins et des locutions saintongeaises. Les gens du commun, ou ceux qui les singent, y mettent naturellement moins de façons. Le comédien vagabond, qui a vécu avec eux, se garde bien de leur forger, littérairement, un langage conventionnel. C’est en vrai et bon patois de Picardie et de Languedoc, que Lucette et Nérine viennent assaillir Pourceaugnac ahuri. Et si le subtil conducteur des mystifications parisiennes, le Napolitain Sbrigant, attend les intermèdes pour parler italien, il ne manque pas d’afficher d’abord son dédain pour ce Paris « où l’on ne peut faire un pas sans trouver des nigauds qui vous regardent et se mettent à rire », et de rappeler, avec malice, son origine, pour inspirer confiance à sa bonne dupe : « Vous regardez mon habit qui n’est pas fait comme celui des autres, mais je suis originaire de Naples, tout à votre service et j’ai voulu conserver un peu et la manière de s’habiller et la sincérité de mon pays. »

Molière, comme on l’a dit, a-t-il traversé les Alpes, fait un séjour à Naples, traversé les Pyrénées, fait un séjour à Madrid ? On en doute. Ce qui est sûr, c’est qu’à Paris, à Lyon, dans les villes du Midi, il a vu jouer des pièces italiennes et espagnoles, il n’a cessé de vivre au milieu d’Italiens et d’Espagnols ; c’est qu’il lisait et parlait les deux langues. Avait-il aussi quelque teinture d’allemand ? C’est possible. Dans l’Étourdi, Mascarille, déguisé en loueur de chambres garnies, jargonne le franco-tudesque avec un accent bien amusant, comme les deux soldats suisses qui voudront séduire M. de Pourceaugnac travesti en vieille.

Parisiens ou provinciaux, Français ou étrangers, ils sont peints en quelques mots, avec des habitudes, des défauts, des préjugés qui n’ont guère changé. Voici, dans le Sicilien, le gentilhomme français qui, présenté comme peintre à la maîtresse du gentilhomme de Messine, l’embrasse en la saluant : « Hola, Seigneur Français, cette façon de saluer n’est point d’usage en ce pays. — C’est la manière de France ! — La manière de France est bonne pour vos femmes, mais pour les nôtres, elle est un peu trop familière ». Don Pèdre, pour Adraste, est « un jaloux maudit, ce traître de Sicilien, notre brutal ». Mais quand le Sicilien s’étonne à son tour de trouver Adraste jaloux, celui-ci, pirouettant sur ses talons, lui répond avec une désinvolture versaillaise : « Les Français excellent toujours dans toutes les choses qu’ils font, et, quand nous nous mêlons d’être jaloux, nous le sommes vingt fois plus qu’un Sicilien ». Ailleurs, par instants, il semble que Molière se fasse même l’écho des jugements qu’on porte volontiers sur nous, à l’étranger, avec trop de justesse, et n’hésite point à nous faire dire nos vérités par l’Eraste des Fâcheux :

Hé, mon Dieu, nos Français, si souvent redressés,
Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés ?…

L’étendue de son expérience, l’impartialité de sa philosophie se manifestent donc par le nombre et la diversité des types qu’il juxtapose, d’après les modèles offerts en tous lieux, dans tous les mondes où l’ont conduit les vicissitudes de son existence. Quelle que soit la catégorie dans laquelle il les choisisse, il est rare en outre, qu’il n’en montre pas, simultanément ou successivement, des exemplaires différents, les uns risibles, les autres estimables.

Dans la première nouveauté, par exemple, qu’il offre aux Parisiens, les Précieuses ridicules, ce sont, de suite, la noblesse et la bourgeoisie opposées face à face. Le milieu provincial où il les renferme, pour ce coup d’essai, justifiera ses hardiesses. Les vrais gentilshommes s’y tiennent encore dans la coulisse, mais leurs valets, parés de leurs plumes, ont endossé, en les exagérant, leurs travers et leurs défauts, fatuité, vantardise, affectation d’esprit, impertinence et insolence. Les cinglements d’étrivières que leur prodigue le satirique ne s’adressent aux rustres que pour mieux atteindre leurs maîtres. Ne sont-ce pas aussi les nobles pédantes, les bas-bleus des alcôves aristocratiques, qui sont bien et dûment frappées sur le dos des « pecques » provinciales et bourgeoises, de Mlles Cathos et Madelon ? Mais, en même temps, dans la personne du papa Gorgibus paraît ou plutôt réapparaît (nous le connaissons dès le Moyen âge), le vrai bourgeois français, homme simple, loyal, cœur naïf, d’une expérience modeste, mais sûre. C’est ce brave homme qui, sous des formes plus ou moins lourdes ou grossières, ridicules même et grotesques, va devenir, dans toute l’œuvre postérieure, le représentant de ce bon sens national, qui finit toujours par nous remettre en équilibre et santé, après les crises intermittentes de nos exaltations et folies chevaleresques, religieuses ou antireligieuses, monarchiques ou démagogiques.

Le satirique devient plus libre vis-à-vis de la cour, dans le choix et la présentation de ses types, à mesure que le roi l’y encourage. Voici bientôt, dans les Fâcheux, toute une bande de seigneurs authentiques, qui défile, bourdonnante et agitée. Rien que des étourneaux ou maniaques, très importuns pour ceux qui n’ont pas le temps de les entendre, mais d’un égoïsme banal, superficiel et inoffensif. C’est l’amateur de théâtre, bruyant et vantard, qui encombre la scène et juge à tort et à travers, c’est l’amateur de musique, compositeur de ballets, qui assomme les gens de ses ariettes, le duelliste enragé, toujours en quête d’un second, le joueur de piquet, qui raconte ses coups manques, l’amant sentimental qui vous vient poser des questions d’amour, le chasseur forcené dont les interminables récits ont la longueur et la solennité des tirades épiques.

Le salon littéraire de la Critique assemble enfin de vraies femmes du monde, l’une, la maîtresse de la maison, Uranie, indulgente et douce, l’autre, sa cousine Élise, plus maligne et ironique, toutes deux intelligentes et charmantes, vis-à-vis de la prude et dédaigneuse Climène « la plus grande façonnière du monde…, ce qu’on appelle précieuse, à prendre le mot dans sa plus mauvaise signification ». L’aristocratie masculine est aussi représentée, dans ce cénacle, en partie double. Le détracteur de l’École des Femmes, maladroit et prétentieux, est un de ces marquis, décidément voués au ridicule, un de ces messieurs du bel air qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui. Son défenseur est le judicieux et fin chevalier Dorante, qui défend avec feu, pied à pied, contre la précieuse et contre son venimeux champion le critique Lysidas, ses libres idées sur les droits de l’auteur comique et les soi-disant règles de l’art, les idées de Molière assurément. Chemin faisant, il sait aussi défendre, avec esprit et justesse, la société cultivée contre les préjugés du pédantisme intellectuel.

Pourtant, ce ne sont là encore que des figures épisodiques dont nous n’apercevons qu’une face dans une occasion courte et spéciale. Les caractères plus complets de l’homme et de la femme de cour, avec leurs vertus et leurs vices, l’ensemble de leurs qualités et défauts, ne se développeront à plein que dans le Misanthrope et Don Juan. En ces deux types virils, Alceste et Don Juan, aussi imposants que les héros tragiques dont ils ont la grandeur passionnée, il semble bien que le poète, dans l’exaspération lucide de sa lutte engagée contre tous les mensonges, ait voulu, face à face, condenser, incarner tout ce qu’il avait observé d’honnêteté délicate et fière ou de corruption insolente et cynique chez certains gentilshommes. Avec une supériorité croissante d’analyse et de recomposition, il n’en fait plus des caractères tout d’une pièce, ne nous révélant qu’une part d’eux-mêmes, la plus extérieure, la plus visible. Si par la hauteur simple de ses vertus, l’équitable noblesse de ses indignations, la sincérité poignante de ses souffrances morales, Alceste inspire à tous les esprits droits la sympathie et le respect, il ressemble assez au commun des hommes par ses faiblesses vis-à-vis de la femme aimée et par les brusqueries intempestives de sa loyauté maladroite, pour qu’il puisse être taxé de folie et d’inconvenance par les pruderies et mensonges du savoir-vivre mondain ; il reste donc suffisamment ridicule aux yeux de tous ceux qu’il humilie par sa supériorité morale pour leur fournir prétexte à le dauber.

Don Juan, non plus, n’est pas exclusivement odieux. Impossible de pousser plus loin l’égoïsme sensuel et la dépravation sentimentale. Aucun des devoirs communs ne compte pour lui. Nulle pitié pour les femmes qu’il déshonore, nul respect pour son père qu’il bafoue, nul souci des serments offerts ni des engagements pris. C’est avec la même désinvolture impertinente et fanfaronne qu’il mystifie ses créanciers et qu’il brave les foudres du ciel. L’athéisme léger et brutal du roué jouisseur exagère en lui toutes ses conséquences. Au fond, comme les héros byroniens, comme tant de sectaires déclamateurs, est-il bien sûr de son athéisme ? Ne serait-il pas fâché qu’il n’y eût nulle part une force inconnue contre laquelle il soit possible à son orgueil de se mesurer de pair à pair ? On le dirait vraiment à la joie chevaleresque qui éclate dans son invitation au convive de pierre, dans la satisfaction confiante avec laquelle il reçoit son signe de tête approbateur, l’accueille et le sert à sa table, et lui promet de lui rendre sa visite. On l’eût pensé déjà, dans la scène du pauvre, lorsque, à la fois touché par l’humble héroïsme de cet affamé qui préfère la mort au blasphème, il lui jette un louis d’or avec un accent de vraie pitié et ce mot d’Humanité qui semble, sur les lèvres ironiques de l’intelligent libertin, malgré lui trop ému, comme le désir et le pressentiment d’une conception plus large et plus haute des forces mystérieuses qui gouvernent la vie.

Ainsi que les libertins bretteurs de Versailles, ses modèles, ce grand seigneur pourri garde, en ses déportements, une séduction de manières, une crânerie généreuse et désintéressée de courage qui, par instants, nous trompent et nous attendrissent. Cette même vanité du point d honneur, point d’honneur espagnol aiguisé par la finesse française, qui le rend incapable d’un remords et d’un repentir, devant la Mort et devant Dieu, comme de lâchetés honteuses pour un grand seigneur, lui ordonne d’exposer sa vie pour le premier venu que les malandrins attaquent dans un bois. Par la contradiction de ses actes et de ses pensées, par ses incohérences intermittentes d’impitoyables froideurs et de chaleureuses pitiés, celui-là reste encore bien un homme réel et vivant, comme il y en avait alors, comme il y en aura toujours.

Dans le personnel, masculin ou féminin, qui entoure Alceste et Don Juan, apparaissent aussi d’autres types, très variés, avec les qualités ou les défauts des gens de cour. Sans parler du doux Philinte, la contre-partie d’Alceste, politesse poussée jusqu’à la flatterie, indulgence voisine de l’indifférence, parfait galant homme, d’ailleurs, que de vérité encore dans Oronte, le poète-amateur, sa fausse modestie, sa suffisance irritable, dans la fatuité des deux marquis, Acaste et Clitandre ! De même que Philinte est devenu le type idéal de l’égoïsme aimable, du savoir-vivre mondain, l’exquise et perfide Célimène sera l’idéal de la coquetterie professionnelle, le modèle des Dalilas de salon, insatiables et impitoyables, dont la froideur savante se plaît à endormir et livrer au désespoir, quelquefois à la mort, les Samsons, comme les Alcestes, trop naïfs et trop tendres. La prude Arsinoé vaut moins qu’elle encore, puisque sa bégueulerie n’est qu’un masque hypocrite à cacher tous les vices de l’intrigante dépravée, et les autres « chères madames » qui se pressent à ses réceptions nous inspireraient un dégoût général pour cette société distinguée, sans la présence de la modeste et spirituelle Eliante. Celle-ci répand, dans cette atmosphère empestée de jalousies et de médisances, un salutaire parfum de sincérité, de loyauté, d’intelligence qui suffit à nous rappeler, avec les belles colères d’Alceste, que parmi les fleurs malsaines, dans tous les mondes, peuvent croître et s’épanouir des fleurs assez fraîches pour enchanter les yeux et le cœur du philosophe le plus pessimiste. Après le Misanthrope, les marquises, courtisans et femmes nobles ne reparaîtront plus guère dans les dernières œuvres, qu’en des rôles moins apparents, quelquefois franchement grotesques ou cyniquement odieux. Mme de Sotenville et Mme d’Escarbagnas ne sont que des sottes ridicules, affolées de vanité nobiliaire, mais Angélique, née de Sotenville, et la marquise Dorimène qui enjôle M. Jourdain, comme son homonyme avait déjà épousé de force Sganarelle, ne sont plus que d’affreuses drôlesses, libertines et rapaces. Quant au beau comte Dorante c’est déjà presque un filou, avec l’étoffe d’un rufian.

Quoiqu’en dise J.-J. Weiss, un peu misogyne ce jour-là, dans ses fines et profondes causeries sur le poète, les douces et fières silhouettes de femmes dans le genre d’Élise et d’Éliante ne sont point rares chez Molière, dont la triomphante et débordante gaîté fait trop oublier la sensibilité délicate. Au contraire on les rencontre un peu partout, même dans les comédies bouffonnes, surtout dans les comédies-ballets où le goût de la sentimentalité romanesque que Molière n’avait jamais perdu et qui règne encore à la cour, trouve plus libre carrière. N’a-t-il pas, dans Don Juan, avec la touchante figure de l’Espagnole Dona Elvire, donné le portrait le plus complet de ces grandes dames passionnées et pieuses, d’une dignité si hautaine et si tendre dans les faiblesses de l’amour, les sacrifices du devoir, les retours vers la vertu ? Il semble qu’en reprenant pour elle le nom de la noble amazone que Don Garcie tourmentait de sa jalousie, et la faisant torturer par les trahisons et les insultes de Don Juan, Molière ait songé à créer un type de patricienne tragique comme il avait créé dans Sganarelle celui d’un rustre comique. Dans les plaintes éloquentes de cet amour trahi, dans les objurgations désespérées de cette piété résignée, après le sacrifice accompli, retentit la voix des héroïnes cornéliennes, Camille et Pauline. C’est aussi celle des grandes pécheresses contemporaines, Mme de Longueville, Mlle de la Vallière, etc.

On néglige trop peut-être, à ce point de vue, l’étude de ces comédies-ballets qui tiennent une si grande place dans l’œuvre du poète (13 pièces sur 33).

Il n’est presque aucun de ces scénarios ingénieux, le plus souvent improvisés, intermèdes et mascarades, où le génie réaliste et comique de Molière ne se révèle, soit par de vraies comédies intercalées au milieu des pantomimes, soit par des personnages plus ou moins ridicules mêlés aux héros et héroïnes pseudo-antiques des pastorales amoureuses et légendes mythologiques. Dans les intermèdes joués et dansés, accompagnés de madrigaux et d’épigrammes, nous voyons revivre la cour toute entière de Versailles et de Saint-Germain, parmi un luxe unique de décors naturels ou artificiels, avec ses habillements et ses travestissements somptueux jusqu’à la folie, étranges jusqu’à l’extravagance, avec sa prodigalité de politesses affectées, de flatteries prodigieuses, assaisonnées d’ironies exquises et d’allusions perfides. Nous y admirons encore quelque chose de mieux ; sous les costumes baroques d’une Grèce empanachée, c’est, comme chez Racine, une peinture, tantôt vraie, tantôt idéale, des sentiments les plus élevés qui animaient encore tant de belles âmes dans ce milieu choisi. C’est dans la Princesse d’Élide, Mélicerte, les Amants magnifiques, Psyché, qu’il a fait parler aux pères et aux mères affectueux et indulgents, aux amoureux jeunes et sincères, aux épouses chastes et aimantes, le langage le plus noble à la fois, et le plus délicat.

La société moyenne, le monde bourgeois, régulier ou irrégulier, est pourtant celui que Molière connaît le mieux. Il y a grandi, il y a vécu, il en a conserva les habitudes de sens pratique, de franche parole, de libre raillerie. Il a gravi lui-même tous les échelons de cette échelle sociale qui monte des bas-fonds populaires au zénith éblouissant de la cour du Roi-Soleil. Il a vu combien, suivant la hauteur des degrés, leur éloignement des bas-fonds, leur rapprochement du sommet, les groupes inégaux composant cette masse laborieuse et ascendante, présentent de diversités, combien les vices et les travers, communs à tous les hommes, s’y montrent sous des aspects variés. Aussi est-ce dans cette catégorie d’individus et de professions que les types traditionnels sont par lui rajeunis et modernisés avec l’intelligence la plus complète des changements de temps et de lieux, et que les caractères nouveaux, saisis sur le vif, pour la première fois, s’y offrent en plus grand nombre.

Il semble d’abord s’en tenir à ces types généraux, sortis des traditions antiques ou médiévales, qui avaient suffi à la Renaissance italienne et à la Renaissance française, et que les successeurs de Hardy avaient déjà parfois remaniés avec bonheur. Mais combien il apporte plus de franchise dans le rappel de ces fantoches surannés à la vraisemblance et à la réalité ! Les plus grotesques se conforment vite aux exigences d’une société plus calme et plus polie. Le Miles Gloriosus, le Capitan bravache, le Matamore Tranche-montagne qui, depuis Plaute jusqu’à Corneille, avaient amusé tant de générations par leurs énormes fanfaronnades qu’applaudissaient hier encore les bretteurs et les aventuriers de la Fronde, se rabaissent aux vantardises prudentes du poltron Sganarelle. L’ancien Parasite, si lourdement servile et glouton, se donne des allures mondaines, en ajoutant à sa paresse et à son avidité la science de vices plus lucratifs : ce seront Monsieur Tartufe et le comte Dorante, des filous d’excellentes manières. Le Pédant, cet inévitable et encombrant personnage des comédies et farces, aussi bien en France qu’en Espagne, Italie, Angleterre, parce qu’en effet, depuis la Renaissance, il encombrait partout les écoles, les cours et les villes, les familles et les compagnies, ne disparaît pas aussi vite que ses acolytes, parce qu’il ne disparaît point, en effet, du monde où vit l’auteur. Mais, en se transformant, il se raffine, se spécialise, se multiplie. C’est sous les aspects les plus variés qu’il renaît avec sa suffisance et ses cupidités. Pour avoir jeté aux orties sa robe de magister, pour s’être lavé et décrassé, il n’en reste pas moins insupportable et ridicule. Voici donc le grammairien citateur, Métaphraste, l’inspecteur des Inscriptions publiques, Caritidès, le péripatéticien dogmatique, Pancrace, le pyrrhonien détraqué, Marphurius, le critique aigre et jaloux, Lysidas, les Docteurs solennels, Doyens de la Faculté, Médecins de la Cour, Tomes, Desfonandrès, Macroton, Bahys, Filerin, leurs stupides confrères Diafoirus père et fils, leur parodiste Sganarelle. Voici le poète courtisan Oronte, les gens de lettres professionnels, doucereux et vindicatifs, dans le salon des savantes parisiennes, comme le sot précepteur, M. Bobinet, dans le salon des amateurs provinciaux. Aux pédants intellectuels, littéraires et scientifiques, on peut ajouter quelques pédants juristes, comparses de second plan auxquels la brièveté de sa vie n’a pas permis sans doute au railleur d’adjoindre des chicaneaux d’un rang supérieur, l’huissier Loyal et le notaire Bonnefoy, suffisamment dignes de leur nom, et les avocats et procureurs, dansants et chantants, que consulte, sur son cas de polygamie, leur confrère Pourceaugnac.

Des érudits spécialistes, philosophes, médecins, jurisconsultes, ont, depuis longtemps, constaté la sûreté des informations avec laquelle Molière préparait et menait toutes ses attaques contre les faussetés et sottises qui compromettaient, alors comme aujourd’hui, l’autorité et le prestige des professions les plus respectables. Non seulement il n’a point exagéré les vices et travers qui étaient alors communs dans le corps médical et dans les coteries littéraires, mais, dans le langage qu’il prête à leurs représentants, il apporte une étonnante connaissance de leurs habitudes et de leurs procédés, de leur vocabulaire professionnel et technique. C’est avec le même scrupule qu’il recherche l’exactitude des formes et du langage dans le détail de ses fantaisies même les plus extravagantes. Un envoyé du Sultan à Paris, assistant à la cérémonie turque du Bourgois gentilhomme, « ne trouva que deux choses à redire, la première que le personnage du Muphti ne devait jamais sortir de la gravité qu’il avait affectée en entrant sur le théâtre, parce que les gambades et caracoles ne conviennent point à un Muphti, la deuxième, que la bastonnade que l’on donne à M. Jourdain ne se donnait pas de cette manière. Et il dit comme il faloit la lui donner ».

Un certain nombre des autres caractères communs à toutes les classes sociales dont Molière étudie l’action dans la famille avaient depuis longtemps paru sur les théâtres. Les pères tyranniques et avares, les jouvenceaux et les fillettes rebelles à leur autorité, les vieillards grognons et amoureux, les valets rusés et les femmes d’intrigue au service des passions juvéniles, avaient déjà fourni à l’Antiquité et à la Renaissance des types fort accentués, mais d’une uniformité banale et fatigante. En les corrigeant et amplifiant d’après nature, en les replaçant dans la réalité complète de leur milieu, Molière en fit d’abord des êtres nouveaux, mais il fit mieux encore, il en augmenta le nombre, et, en développant, avec une méthode, une logique, une ampleur, une sûreté jusqu’alors inconnues, l’action de leurs travers et de leurs vices sur la famille tout entière, il créa vraiment la grande comédie sociale et morale.

Que de types définitifs, au moins pour les traits principaux, avant Balzac, il a déjà fixés dans ses scènes de la vie privée à Paris et en province ! D’abord, suivant leur fortune, suivant leur éducation et leur entourage, que de degrés entre ces bourgeois ! Les uns, gens de métier, comme MM. Josse, Guillaume, Dimanche, à peine sortis de la plèbe, d’autres, mieux parvenus, à leur aise, mais encore mal dégrossis et décrottés, tels que le Sganarelle du Cocu, ceux mêmes de l’École des Maris et du Mariage forcé, puis quelques-uns vraiment cossus, gros marchands, rentiers, propriétaires, férus de gentilhommerie, se frottant à la noblesse, s’en faisant rouler et duper. Arnolphe, Georges Dandin, M. Jourdain : enfin, un peu plus haut, plus rapproches ainsi du grand monde sans échapper encore, sauf rares exceptions, à son dédain ou son mépris, les médecins, gens de lettres, hommes de robe, que nous avons déjà rencontrés parmi les fils et petits-fils des antiques Pédants, et ces amusants comédiens et ces belles comédiennes auxquels gens de la cour et bourgeois doivent également leurs plus agréables distractions, qu’ils applaudissent et qu’ils flattent, mais sans beaucoup les estimer.

Toute cette roture, si diverse et si remuante, est plus naturelle et plus simple dans l’expression de ses sentiments, plus libre et plus franche dans l’exercice de ses qualités et de ses vertus comme dans les manifestations de ses vices et de ses travers, moins sensible au ridicule que les classes supérieures et, partant, s’y prête davantage. C’est le monde que Molière a connu le mieux. C’est celui dont il nous a donné la peinture la plus complète, opposant les figures sympathiques aux figures grotesques ou odieuses, l’esprit calme et sensé à l’esprit troublé et faussé, et mêlant parfois, dans le même individu, comme son expérience le lui enseigne, le bien et le mal, l’intelligence et la sottise, les manies visibles et les souffrances intérieures.

Don Juan personnifiait l’égoïsme aristocratique dans ses plus odieux excès, Arnolphe, Orgon, Tartufe, Georges Dandin, Pourceaugnac, Jourdain, Argan, seront les figures principales qui vont personnifier l’égoïsme des classes moyennes. Autour d’eux, autour de leurs vanités, petitesses, ambitions, prétentions, manies et folies, tyrannies ou lâchetés, s’agite une foule de comparses, victimes naïves ou révoltées, dupes ou exploiteurs, flatteurs ou censeurs de leurs actes et paroles qui, souvent, personnifient eux-mêmes d’autres formes de cet égoïsme. Les aventures et mésaventures auxquelles les exposent leurs infirmités intellectuelles ou morales, tourneraient, le plus souvent, malgré leur apparence risible, au drame larmoyant ou même à la tragédie sanglante, si la raison imperturbable du poète comique et son expérience aiguisée des conditions fatales de la vie n’y mettaient toujours bon ordre au moment critique. C’est à ces tournants de la sensibilité, où la raillerie joyeuse et indulgente va dégénérer en quelque ironie amère et désespérée, où l’indignation et la pitié du spectateur accepteraient sans surprise la conclusion d’un dénouement douloureux, que se révèle, avec le plus d’éclat ou finesse imprévus, l’inimitable puissance de son rire ou de son sourire. C’est le coup de vent léger, c’est le clair et vif rayon de soleil qui, subitement, dispersent la menace d’orage et nous laissent tranquillement achever la route, sans nouvelle inquiétude ni mauvais souvenir.

Avec quelle promptitude ingénieuse il écarte, de suite, l’idée noire, l’image lugubre, les mots sombres de mort, meurtre, maladie, dès qu’ils se présentent, même en plaisantant ! Ah ! les anciens spadassins ou galants de la tragi-comédie sont maintenant bien reçus avec leurs tirades emphatiques d’amoureux désespérés !

LÉLIE

Je suis un chien, un traître, un bourreau détestable….
Va, cesse tes efforts pour un malencontreux
Qui ne saurait souffrir que l’on le rende heureux.

Après tant de malheurs, après mon imprudence
Le trépas me doit seul prêter son assistance.

MASCARILLE.

Voilà le vrai moyen d’achever son destin
Il ne lui manque plus que de mourir enfin
Pour le couronnement de toutes ses sottises.

(Étourdi, V, x).
ASCAGNE.

Si rien ne peut m aider, il faut donc que je meure ?

FROSINE.

Ah ! pour cela, toujours il est d’assez bonne heure.
La mort est un remède à trouver quand on veut,
Et l’on s’en doit servir le plus tard que l’on peut.

(Dépit, IV, i).

À plus forte raison, lorsqu’il s’agit des gestes et des actions. Il faut, à tout prix, que rien ne soit fait d’irréparable, de lamentable, il faut que tout le monde, devant ces petites ou grandes misères humaines, reprenne, avec l’équilibre de ses pensées, l’indulgence ou l’oubli salutaires qui rendent le goût et le plaisir de vivre. Aussi, quand les vieillards dupés, les maris trompés, les amoureux trahis, les maniaques bernés, malgré leurs faiblesses, leurs erreurs, leurs ridicules, deviennent, à force de souffrance, sympathiques et touchants, avec quelle rapidité, souvent brusque et brutale, Molière les dérobe à nos tentations d’apitoiement ! Tantôt c’est par quelque coup de théâtre, dénouement imprévu d’une intrigue invraisemblable, intervention d’une puissance extérieure, conclusion fatale d’une situation inextricable, qu’Arnolphe, Orgon, Georges Daudin, sont rejetés meurtris et désolés, comme Alceste, dans les coulisses de la réalité. Tantôt, c’est dans la fantaisie bouffonne d’un ballet échevelé que Jourdain, Pourceaugnac, Argan, toujours mystifiés, s’étourdissent eux-mêmes sur les suites de leurs erreurs vaniteuses ou de leur sotte pusillanimité.

Au milieu de ces crises sentimentales ou familiales, le sentiment de la vie active, naturelle et confiante, est sans cesse entretenu par d’autres personnages sympathiques. Ce sont tantôt de jeunes amoureux et fiancés, si sincères dans leurs dépits et raccommodements, si honnêtes dans leurs désirs, si respectueux et généreux, presque toujours, même dans leurs querelles les plus vives avec leurs parents ; tantôt, des conseillers prudents et modestes, hommes de sens rassis et de langage mesuré, que les liens du sang ou ceux de l’amitié retiennent auprès des détraqués et des affolés, vis-à-vis des drôles et des fripons, pour prêcher la tolérance et rétablir la paix.

Néanmoins, le rôle le plus effectif, pour la résistance aux idées fausses et la défense du sens commun, n’y est point confié à ces aimables parleurs, discrets et modérés, trop polis pour ne pas atténuer, dans les mots, le fond même de leurs sentiments. Pour lancer la saillie, vive et brève, qui s’enfonce rapidement, comme un dard, dans l’oreille et dans la raison, pour trouver la locution sonore et imagée, la formule tranchante et péremptoire, le proverbe décisif, jailli d’une expérience séculaire, qui tranche la question et clôt le débat, il y faut des esprits plus simples et des bouches plus libres. Parmi les bourgeois, ce seront les moins cultivés, les plus récemment sortis des fortes racines plébéiennes, ravivant chaque jour encore leur bon sens pratique au contact familier des bonnes gens, Gorgibus, Sganarelle, Mme Jourdain, Chrysale, qui parleront le plus franc. Ils ne le feront, d’ailleurs, qu’en des moments de colère, lorsque, devant trop d’inepties ou trop de scandales, la moutarde leur monte au nez, avec ces exagérations de langage qui, en pareil cas, dépassent naturellement la pensée, et qui les rendent tout d’abord ridicules ; mais comme ils font bien de se moquer du qu’en dira-t-on ! Plus nous rions d’eux, plus la verdeur vivace de leur raison droite s’implante avec force en notre mémoire, et, par conséquent, dans notre réflexion.

Et pourtant, ces honnêtes prud’hommes semblent encore trop réservés et modérés au censeur impitoyable qui veut cracher leurs vérités à la face des bourgeois aussi bien qu’à celle des gentilshommes. Le plus souvent, ses vrais porte-voix sont pris dans le peuple même, les moins cultivés selon les règles, les mieux instruits souvent par les épreuves de leur vie. D’abord les paysans, l’honnête Pierrot, jugeant si bien la frivolité du courtisan, se jetant bravement à l’eau pour sauver le plus misérable d’entre eux, qui l’en récompense de suite en lui soufflant son amoureuse, puis le madré Sganarelle, le fagotier ivrogne, qui, devenu médecin par force, parle, consulte, guérit aussi bien que les docteurs les plus huppés.

Plus importants sont encore, parce qu’ils sont plus initiés aux affaires de la famille dont ils deviennent les confidents et conseillers, les valets et les servantes. Sans doute, de longues traditions en avaient légué à Molière, comme à ses prédécesseurs immédiats, des types déjà variés et très modernisés par l’Italie et l’Espagne. Il n’oubliera jamais ni les spirituels Toscans, ni les rusés Napolitains qui servent si bien ou desservent leurs maîtres dans la Commedia dell’Arte. Sbrigani et Scapin resteront jusqu’au bout ses plus précieux agents d’intrigues. Il oubliera encore moins l’honnête écuyer Sancho Panca dont les sages proverbes eussent épargné au Chevalier de la Triste Figure tant d’avanies, s’il les avait écoutés, non plus que tous les graziosos, effrontés ou mielleux, forts en gueule ou gongorisant, qui gambadent, se déguisent, se jouent de tous et d’eux-mêmes à travers les imbroglios de Lope de Vega et qui ont déjà fourni à Scarron ses fameux Jodelets.

Combien vite pourtant cette valetaille, toujours maligne et ingénieuse, et même, parfois, bonne à pendre, change d’esprit et de cœur en prenant, avec des noms français, des caractères français ! Est-ce à dire que chez nous, au XVIIe siècle, il n’y eut, parmi les gens de maison, des infidèles et des coquins ? Assurément non, mais ce qu’on y trouvait aussi, et fréquemment, comme on le sait par documents, ce que Molière avait vu, en province, c’étaient des domestiques, dignes de ce nom, élevés et mourant dans la même maison, dévoués corps et âme à leurs maîtres, véritables membres de la famille, et, à ce titre, y gardant leur franc parler, surtout dans le Midi, avec une franchise parfois grossière, mais loyale et désintéressée, souvent utile et écoutée. Dès le Dépit amoureux, Gros-René, vis-a-vis de Mascarille, annonce la substitution de la bonhomie française, raisonnante et expansive, à la malignité napolitaine, subtilisante et dissimulée. Un peu gauches et naïfs, mal dégrossis assurément, parfois même assez butors et nigauds, lorsqu’ils arrivent de leur village (Madelon, Alain, Georgette, etc.), mais naturels dans leurs défauts comme dans leurs qualités. Peu à peu, ils s’assouplissent, en s’accoutumant au service, et lorsqu’ils deviennent, sans rien perdre de leur sincérité, avec leur perspicacité villageoise et leur langue bien affilée, les confidents des enfants, faisant excuser leur hardiesse par leur dévouement, nous ne pouvons que les remercier de leur intervention. En applaudissant Dorine, Nicole, Toinette, Sganarelle, nous applaudissons encore cette gaîté saine et vaillante, qui résiste à toutes les extravagances intellectuelles et à toutes les décompositions morales des milieux supérieurs, trop oisifs ou trop agités, trop égoïstes ou trop raffinés. C’était le gros et utile bon sens que Molière reconnaissait à sa fidèle servante La Forêt, lorsqu’il lui lisait ses pièces avant de les présenter à la ville et à la cour.