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Molière (Lafenestre)/8

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(p. 172-187).


VIII

LE STYLE

Si le génie comique de Molière, surtout en France, n’a guère connu de détracteurs, il n’en est pas de même pour son style. L’attaque a commencé quelques années après sa mort. « Il ne lui a manqué, dit La Bruyère, en 1689, que d’éviter le jargon et le barbarisme. » Bayle ajoute en 1697 : « Il avait une facilité incroyable à faire des vers, mais il se donnait trop de liberté d’inventer de nouveaux termes et de nouvelles expressions ; il lui échappait même fort souvent des barbarismes. » Puis viennent Fénelon, en 1713, dans sa Lettre à l’Académie et Vauvenargues en 1746, dans ses Maximes et Pensées. Le prélat rend, il est vrai, large justice au sucesseur de Térence qu’il place fort au-dessus de son modèle : « Encore une fois, je le trouve grand, mais ne puis-je parler en liberté sur ses défauts ? En pensant bien, il parle souvent mal ; il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit, en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. Jaime bien mieux sa prose que ses vers… » Vauvenargues, en rappelant les paroles de Fénelon, les aggrave d’un ton tranchant qu’excusent sa jeunesse, sa maladie, sa solitude : « Il y a peu de poètes, si j’ose le dire, de moins corrects et moins purs que lui. »

La critique se calme, ensuite, durant les xviiie et xixe siècles, jusqu’à ce que Schérer, par un article du Temps en 1882, Une hérésie littéraire, réveille, pour longtemps, les discussions et les tempêtes. Le réquisitoire est long, la conclusion est dure : « Il n’y a pas moyen de se dérober à la conviction que notre grand comique est aussi mauvais écrivain qu’on peut l’être lorsqu’on a, du reste, les qualités de fond qui dominent tout. » Un fond qui domine tout n’est peut-être pas d’un style irréprochable pour un puriste si dédaigneux. Mais les juges et les magisters ont aussi leur jargon et Molière eût bien éclaté de rire en écoutant son accusateur énumérer ses crimes en termes si pédantesques. Après avoir repris dans le Misanthrope quelques exemples de négligences qu’on cite sans cesse, constaté les chevilles « continuelles et horribles », les répétitions de mots et de phrases « qui se suivent par voie de juxtaposition, sans se lier, sans se combiner organiquement », les synonymes oiseux, les tautologies, la prolixité, s’alliant à l’afféterie et produisant l’amphigouri, toutes les monstruosités qu’il y voit ou croit voir, Schérer dénonce résolument le coupable à l’indignation vengeresse des grammairiens, philosophes et écolâtres. Horreur suprême ! La phrase de ce criminel « manque toujours de cette complexité organique, dans laquelle chaque idée et chaque membre d’idée s’ordonne et se subordonne ». Il ne construit pas de périodes !… Il développe le sens au moyen de tautologies et de périphrases !… »

Que répondre à ce foudroyant réquisitoire ? Molière s’en fût vengé, sans doute, en le mettant, sans grands changements, dans la bouche de Pancrace, Trissotin, Vadius ou M. Bobinet. Les Moliéristes fanatiques défendirent leur dieu avec colère, la plupart des critiques dramatiques et littéraires rétorquèrent, avec justesse, une partie des accusations. Enfin, en 1908, Brunetière, dans une étude magistrale, d’une franchise indépendante et d’une savante sagacité, a semblé clore le débat à l’honneur du prévenu.

Ce qu’on doit reprocher, tout d’abord, à ces puritains les plus sincères, c’est d’étendre à toute l’œuvre une condamnation qui devrait, en bonne justice, n’en frapper que certaines parties, ou pour mieux dire, quelques détails. C’est d’oublier, ensuite, dans quelles conditions cette œuvre considérable fut presque toujours improvisée, en treize ou quatorze ans, dans l’agitation incessante d’un incroyable surmenage physique et intellectuel, par un homme maladif et irritable, chargé d’énormes responsabilités, harcelé par mille soucis professionnels et personnels. C’est d’oublier aussi que la plupart de ces pièces furent imprimées en hâte, sans que l’auteur puisse les bien corriger, ou même en dehors de lui et malgré lui et que les autres ne le furent qu’après sa mort, d’après des manuscrits non revus ou des brouillons. Bien que « le temps ne fasse rien à l’affaire » il semblerait juste au moins d’accorder au coupable le bénéfice de ces circonstances atténuantes.

La grande cause d’erreur pour tous ces écrivains célèbres, ce fut d’être plus ou moins étrangers ou indifférents, par leurs professions et leurs habitudes, à l’art théâtral. Moralistes ou philosophes, accoutumés à polir lentement, dans le silence du cabinet, en vue de lecteurs choisis, des phrases bien enchaînées, des locutions correctes, où des idées précises se doivent condenser dans une forme resserrée, ils jugent tous les écrits avec leur façon particulière de composer et de rédiger. Or, l’action scénique exige, précisément, deux qualités incompatibles avec l’éloquence soutenue et régulière, la précision dialectique ou descriptive des raisonnements philosophiques et des développements littéraires. Ce que les spectateurs demandent à l’auteur dramatique, surtout à l’auteur comique, c’est que le langage dialogué de ses personnages leur communique, rapidement et clairement, le mouvement des émotions, des sentiments, passions et pensées dont ils doivent être agités, à tel ou tel instant de l’intrigue engagée.

Suivant les caractères de ces personnages et les circonstances où ils agissent leur langage sera déjà très différent. Tantôt, sous le coup d’impressions vives, ce ne seront que saillies, exclamations, interjections, phrases hachées et coupées, laissant en l’air les régimes, et parfois les verbes. Peut-il être alors question d’y retrouver l’armature organique ? Tantôt, surtout s’ils jouent les rôles de conseillers ou justiciers, soutenants d’une thèse, exposants d’une idée, ils pourront sans danger s’épancher en tirades et discours plus suivis. Mais alors même, un bourgeois et un courtisan, un maître et un valet parleront-ils du même ton, avec même syntaxe et même vocabulaire ? Les phrases de Chrysale seront-elles enchaînées, polies, distinguées comme celle de Clitandre ? Les argumentations naïves et embrouillées de Sganarelle auront-elles l’allure héroïque et tranchante des affirmations de Don Juan ? Et, dans la plupart de ces cas, lorsque la pensée a quelque originalité et quelque profondeur, toutes ces répétitions de mots, toutes ces négligences, haltes de l’attention, repos de la pensée, nécessaires à l’orateur pour donner à son auditoire le temps de se reconnaître, comme à lui-même celui de continuer, n’y sont-elles pas excusables, ou, pour mieux dire, utiles, indispensables ? Il y a bien moins de scories, de remplissage, de chevilles, de pléonasmes, il n’y en a pas du tout, si l’on veut, dans les tirades comiques de Racine et de Regnard, ces modèles de vivacité verbale et d’élégance légère : c’est la correction même. Mais les Plaideurs et le Joueur ont-ils la puissance, l’ampleur, l’éloquence chaude et généreuse qui à chaque instant, dans le Tartuffe, le Misanthrope, les Femmes savantes, soulèvent irrésistiblement le rire, l’indignation ou la sympathie ?

L’auteur comique, en outre, n’a-t-il pas le devoir de modifier parfois non seulement son style, mais son vocabulaire ? La Bruyère, comme Boileau, d’ailleurs, Fénelon, Vauvenargues, bien d’autres délicats, après eux, ne pouvaient pardonner à Molière de mettre sur la scène tant de petites gens, et de les faire parler « comme on parle chez eux ». Mais Molière savait bien ce qu’il faisait, et, puisque ses amis l’encouragaient à représenter, en toutes choses, le naturel, pourquoi n’aurait-il vu ce naturel qu’à Versailles et à Paris, dans l’aristocratie et la bourgeoisie ? Ne le trouvait-il pas, plus franc et plus naïf, dans les plébéiens chez qui La Fontaine aussi Fallait chercher ? Et c’est pourquoi Alain, Georgette, Pierrot, Charlotte. Martine, dégoisent en leur jargon, sans souci des solécismes et des barbarismes. Est-ce qu’on leur demandera, à ceux-là, des vers ou de la prose organiques et périodiques ? Leurs solécismes et leurs barbarismes font partie de leurs caractères, comme certaines phrases en galimatias et amphigouris semblent tout à fait bien placées dans la bouche des précieux et précieuses impénitents qui, en dehors même des Femmes savantes, minaudent encore, avec une grâce raffinée, dans Don Garcie, le Misanthrope, la Princesse d’Elide, les Amants magnifiques, Psyché, etc…

Assurément (qui le pourrait nier ?) il est facile de relever, assez souvent, surtout dans les comédies en vers, des chevilles et des remplissages, des enchevêtrements d’incidentes et de relatifs qui prennent, à la lecture et à la réflexion, des apparences de maquis inextricables. Mais, en fait, ces passages, au moins dans les œuvres imprimées de son vivant, sont assez rares. Ce qu’il faut observer, d’ailleurs, c’est qu’à l’audition ces morceaux défectueux ne détonnent point dans l’ensemble, parce que le sens, sous les brouillards de la forme, s’en dégage suffisamment. Le même phénomène ne se produit-il pas dans l’art oratoire ? Les plus grands effets, dans les tribunaux et les parlements, y sont-ils toujours obtenus par les orateurs les plus diserts et les plus lettrés ? Si les incorrections, les répétitions, les incohérences des phrases sonores recueillies par les sténographes n’étaient pas soigneusement corrigées sur épreuves, combien de fameux discours donneraient beau jeu au pédantisme méprisant du moindre instituteur !

Brunetière observe avec justesse que les plus grands écrivains du xviiie siècle, en acceptant, comme principe du style écrit, l’imitation sincère du style parlé, c’est-à-dire du langage naturel dans la vie familière et dans la conversation, s’exposaient à scandaliser « les grammairiens ». Et, ajoute-t-il, « j’entends par ce mot, non point les philologues, mais tous ceux qui pensent, mondains, d’ailleurs, ou pédants, que l’art d’écrire et de bien écrire se réduit à des règles certaines ». Et il cite avec une abondance malicieuse, quelques-unes des métaphores les plus incohérentes, des galimatias et amphigouris les plus stupéfiants qu’on peut relever dans Corneille, Mme de Sévigné, Bossuet, Pascal ; il rappelle que Saint-Simon, et, de notre temps, Balzac et Hugo en sont pleins : « Quelle que soit la cause, tel est le fait : ni Balzac, ni Saint-Simon, ni Molière ne sont toujours corrects. Ils sont toujours vivants. Il se pourrait donc qu’entre l’irrégularité de leur style et l’intensité de vie que nous aimons dans leur œuvre, il y eut quelque relation mystérieuse Et je laisse à de plus heureux d’en trouver la formule…… »

De semblables irrégularités sont facilement relevées dans les arts, chez les plus grands génies : Donatello, Michel-Ange, Rubens, Rembrandt, ne sont pas toujours corrects ; ils sont toujours vivants. Les fleuves et les torrents entraînent avec eux, dans leur cours rapide et inégal, des scories et des détritus qui ne souillent point les rivières paisibles et les canaux bien entretenus, mais c’est à ces fleuves et torrents que les canaux et rivières doivent leurs eaux, le paysage sa grandeur, la campagne sa fécondité.

Il faut, d’ailleurs, distinguer, chez Molière, ses œuvres en prose de ses œuvres en vers, ses grandes comédies de ses farces, et le tout de ses fantaisies et féeries-ballets pour la cour. Dans la prose, celle de ses farces surtout, transcription, aussi exacte que possible, de la goguenardise bourgeoise et de la jovialité populaire desquelles sa jeunesse s’était nourrie, il trouve, semble-t-il, de très bonne heure, dans les traditions de nos vieux conteurs et farceurs, avec l’appoint de la schiettezza toscane et de la verve napolitaine, cette vivacité nette et claire dans les saillies et réparties qui fera de sa prose un instrument admirable rendant, avec une égale finesse de pointe incisive, la vérité du langage chez les gens de toute condition et de toute culture. Que de degrés, que de nuances infinies dans cette prose, toujours alerte et claire, prête à tout dire, dans le grave comme dans le plaisant ! Avec quelle prestesse, quel entrain elle s’adopte à tous les sujets, cette prose souriante ou attristée ! Relisez la discussion littéraire dans la Critique, l’exposition des idées théâtrales dans l’Impromptu, la querelle philosophique du Mariage forcé, les consultations ridicules de l’Amour médecin et de M. de Pourceaugnac. Écoutez, les uns après les autres, les lamentations douloureuses de Dandin et les gémissements grotesques d’Argan, les nobles colères de Don Louis et les risibles indignations d’Harpagon, tous deux pères insultés, les adieux héroïques et résignés de l’amoureuse Dona Elvire, et la gourmade révoltée de l’honnête Mme Jourdain, toutes deux des épouses trahies ! Comme cette prose malléable, imagée ou abstraite, pétulante ou rassise, rapide ou grave, sait bien dire tout ce qu’il faut, le dire à propos, gaillardement, vaillamment !

Si l’effort, quelque gêne et quelque lenteur s’y font parfois sentir, c’est dans les morceaux de sentiment et de morale. Sur ces deux points, même dans la prose, on sent que le gamin de la rue Saint-Honoré, le coureur de provinces, n’a pas été aussi vite maître de sa langue que dans les scènes bourgeoises et populaires. Il lui fallut quelque temps pour se débarrasser des raffinements du langage romanesque et précieux, et pour accommoder à l’usage du théâtre la solidité, trop austère et trop froide, des dissertations et maximes qu’il trouvait dans les moralistes contemporains.

Le même embarras pour exprimer clairement la complication d’un sentiment ou d’une pensée reste plus longtemps visible dans les comédies en vers. On dirait qu’il s’y trouve à la fois embarrassé et servi par les innombrables réminiscences de Rotrou, Corneille, Scarron, Desmarets, qui l’assaillent, mêlées à celles, non moins nombreuses, des Espagnols. Dès ses débuts, élève surtout des ancêtres gaulois, Marot, Mathurin Régnier, et des réalistes contemporains, Théophile, Saint-Amant, Scarron, il s’approprie, avec une aisance et une verve supérieures, la vivacité colorée et la sonorité brillante de leurs meilleurs morceaux. Il ne tardera pas à donner à son vers plus de fermeté et de suite dans les développements de pensée, plus de tenue et de dignité dans l’éloquence des personnages distingués ou moralisants. Par malheur, il perdra, en chemin, quelque chose de cet entrain incomparable qui donne à ses premières pièces, pour les poètes modernes, une valeur technique exceptionnelle. « Il est temps, disait Victor Hugo en 1827, de faire justice des critiques entassées par le mauvais goût sur ce style admirable, et de dire hautement que Molière occupe la sommité de notre littérature, non seulement comme poète, mais encore comme écrivain. Palmas vir habet iste duas…. Racine est un poète, il est élégiaque, lyrique, épique ; Molière est dramatique…. Chez lui, levers embrasse l’idée, s’y incorpore étroitement, la serre et la développe tout à la fois, lui prête une figure plus svelte, plus stricte, plus complexe, et nous la donne, en quelque sorte, en élans. » L’auteur de Cromwell garda, jusqu’à la fin de sa vie, la même admiration pour le style poétique de Molière. À Guernesey, en 1872, il récite, de mémoire, à M. Paul Stapfer, deux scènes de l’Étourdi, les explications orageuses entre Mascarille et Lélie. M. Paul Bourget constate, surtout dans l’École des Femmes et le rôle d’Arnolphe, cette perfection rythmique et verbale du vers dramatique, s’adaptant, avec la même souplesse forte et vibrante, à l’expression d’une sottise ridicule et d’une sensibilité touchante. La même admiration pour la virtuosité de cette période est partagée, par tous les vrais poètes du théâtre en notre temps, depuis Théophile Gautier et Théodore de Banville jusqu’à MM. Catulle Mendès, Jean Richepin, Edmond Rostand, etc…. Il suffît de les lire pour en être convaincu.

À ce point de vue, comme à tant d’autres, c’est une perte déplorable que celle de la fameuse valise où Molière conservait ses manuscrits. On y aurait trouvé, sans doute, l’explication des deux affirmations différentes présentées par les contemporains au sujet de sa façon de travailler. Si nous en croyons Boileau, si nous l’en croyons lui-même, il aurait rimé nombre de ses pièces, à l’improviste, sur commande, par occasion, avec une extraordinaire facilité. Si nous prêtons l’oreille aux témoins de ses labeurs, il faut penser autrement. Le fidèle Lagrange, dans sa notice bibliographique, en 1682, en constatant l’inégalité des ouvrages, l’attribue « à la très grande précipitation » du travail dans certaines circonstances. Quelques années plus tard, Baron, comme nous l’avons déjà dit, par la bouche de Grimarest, ajoute, à l’observation de Lagrange, que Molière était « l’homme du monde qui travaillait avec le plus de difficulté », mais que, d’autre part, il avait un « magazin d’ébauches » où il puisait sans cesse.

Tous ces renseignements ne sont pas aussi contradictoires qu’il semble. Ils peuvent même nous expliquer, si je ne me trompe, et les intermittences de la qualité littéraire dans le cours d’un même ouvrage, et l’anachronisme évident de morceaux juxtaposés, notamment dans les divertissements royaux. Il est tel ou tel morceau de bravoure satirique ou descriptif, dans les Fâcheux, par exemple, ou le Misanthrope, ou les Femmes savantes qui déploie tout à coup la verve brillante de la première période dans un entourage de style plus grave ou plus pénible.

Le Misanthrope, pour les scènes de jalousie est une refonte du Don Garcie avec reprise corrigée d’un grand nombre de vers. On y trouve même un fragment de la traduction de Lucrèce. Les scènes du sonnet et des portraits dans le cercle de Célimène, des marquis ridicules et de Dubois peuvent bien être sorties du « magazin ». Malgré la fermeté générale du style, et son aptitude, dans le Misanthrope et dans le Tartuffe, à exprimer en vers pleins, francs et clairs, les sentiments les plus profonds et les plus compliqués, les idées morales les plus hautes, c’est là pourtant que les puritains de cabinet peuvent signaler justement quelques-uns de ces passages embrouillés, bourrés d’incises, de qui et de que, qui trahissent trop l’effort de l’écrivain. C’est peu de temps avant sa mort qu’il se montrera vraiment le maître incomparable de l’alexandrin théâtral dans les Femmes savantes, comme celui de la prose dans le Malade imaginaire. Quant au vers libre, où son libre génie évoluait avec plus de joie, il avait déjà montré, dans Amphytrion, qu’il savait l’adapter à toutes les nécessités du dialogue et de l’action scéniques avec la même supériorité que l’avait fait son ami La Fontaine pour la narration joyeuse ou morale. Amphytrion fut composé ou achevé à loisir, durant une période d’accalmie matérielle. Il n’en fut pas de même de Psyché dont il dut confier l’achèvement au sexagénaire Corneille. Nous avons vu comment le vieux lion saisit l’occasion offerte d’y prouver sa verdeur opiniâtre :

Tel Sophocle à cent ans charmait encore Athènes.

Dans cette lutte de deux générations sur un terrain poétique et sentimental en dehors de leurs besognes ordinaires, ce fut l’aîné qui l’emporta.

Ces obligations de travail rapide, sans cesse interrompu par des contretemps extérieurs, se révèlent encore dans l’énorme quantité de vers tout faits qui parsèment ses œuvres en prose. Dans le Sicilien, notamment, et dans l’Avare, les alexandrins sont si nombreux et si bien frappés qu’on peut croire à l’intention de versifier plus tard la pièce entière. Mais il n’y a pas que les alexandrins. Les décasyllabiques et les octosyllabiques y sont si fréquents aussi qu’on a pu rétablir des pages entières de vers libres régulièrement entremêlés auxquels il ne manquait que la rime. Cette recherche et cette fréquence du rythme musical dans la prose est aussi l’une de ces inconvenances qui scandalisent Ménage-Vadius. Quelques-uns ont supposé qu’il faisait là des tentatives encore inavouées de faire accepter sur la scène un langage mi-prose, mi-vers, mais d’un nombre toujours harmonieux, qui lui aurait donné les mêmes libertés d’appropriation lyrique et réaliste qu’au théâtre anglais dont il avait, très probablement, entendu parler. Ce n’est peut-être aussi que le résultat de la composition à haute voix, familière aux vrais poètes, mais plus naturelle encore chez un auteur-acteur dont l’idéal de style doit être le style scénique.

Restent contre lui les accusations de jargonner, d’employer des termes bas ou proscrits, des locutions insolites ou surannées, d’estropier les mots courants ou d’en forger de nouveaux. Le fait est que si l’on parcourt les lexiques de Génin et de Livet, on constate que son vocabulaire et ses façons d’en user diffèrent singulièrement des usages adoptés par les écrivains puristes depuis Vaugelas. Pour les termes, il puise à pleines mains dans nos vieux conteurs, dans Rabelais, Montaigne, Amyot, mais surtout dans la langue vivante, la langue familière, sonore, franche, hardie, sans périphrases, des gens du peuple et des paysans, aussi bien que dans celle des gens de lettres et des gens du monde, prédécesseurs ou contemporains, ronsardisants attardés ou malherbistes gourmés, réalistes ou stylistes, burlesques ou précieux. Il garde à cet égard la liberté de Régnier, Théophile, Scarron, Rotrou. Tout dépend, pour lui, des occasions, de l’origine, du caractère, de l’éducation de ses personnages, du milieu dans lequel ils se meuvent.

Et si les mots en cours ne lui suffisent pas, ne lui semblent pas assez expressifs, frappants, colorés, il ne se gêne point, pas plus que les bonnes gens, pour lancer quelque augmentatif, diminutif ou néologisme de circonstance. Sur la vitalité et le mouvement de la langue nationale, il conserve les idées progressives de Rabelais. Du Bellay, Ronsard, vis-à-vis des théories de l’immobilité classique. Qu’importe si bon nombre des mots ou locutions qu’il emploie, archaïsmes qu’il nous a conservés, néologismes qu’il nous a légués, aient été proscrits par les successeurs de Chapelain et de Vaugelas à l’Académie ? « Le Dictionnaire académique, dit encore justement M. Gustave Lanson, vaut pour Racine ; il est trop pauvre pour Molière et La Fontaine, qui ont besoin de signes moins éloignés et moins dépareillés des sensations naturelles. »

Que cette indépendance vis-à-vis de la syntaxe et du vocabulaire patentés aboutisse parfois, dans le feu de l’improvisation, à des incorrections bizarres, inacceptables et non viables, cela est encore vrai. Mais combien cela est plus rare qu’on ne l’a dit, et combien cela est noyé, emporté, oublié dans le flot rapide et clair du mouvement des sensations et des idées ! Les expériences faites au théâtre depuis deux siècles et demi sont décisives. Si incorrect, si pénible que, par instants , puisse être, à la lecture, le style de Molière, lorsqu’il prend vie, sur la scène, lancé par la bouche des acteurs, il passe toujours par-dessus la rampe et va frapper sûrement l’auditoire au point juste d’où jailliront le rire ou l’émotion.

Tous les hommes de théâtre sont d’accord sur ce point, acteurs, auteurs, critiques, amateurs. Sarcey, l’un de ceux qui ont le plus sérieusement répondu à Schérer, rapporte ce mot du vieux Provost : « Molière est le seul homme, au théâtre, le seul, entendez-vous, qui soit toujours facile à dire, tant sa prose et ses vers se plient à l’allure de la conversation. » Suivent quelques exemples de galimatias littéraire que l’oreille et l’esprit acceptent sans effort et qui sont vraiment typiques. Sarcey peut ajouter : « Molière écrit mal, dit M. Schérer. En tout cas, il n’écrit pas mal pour la scène. Car il y a, n’en déplaise à M. Schérer, un style de théâtre, et si l’on a le mouvement dramatique de la période, le relief de la phrase, le coloris du mot, une je ne sais quelle sonorité de langage qui entre par l’oreille jusqu’au cœur, on est, en dépit de toutes les constructions de phrases vicieuses, de tous les mots impropres, de toutes les métaphores incohérentes, de tous les termes surannés et bizarres, on est un écrivain de théâtre, et même un grand écrivain »… Déjà, dans sa préface du Père prodigue, Alexandre Dumas fils avait formulé, d’un ton plus tranchant, cet axiome d’expérience.