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Mon berceau/Conte de Noël

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Bellier (p. 289-294).

CONTE DE NOËL


HISTOIRE VÉRIDIQUE — LA MISÈRE AUTOUR DES HALLES — LES PÉRÉGRINATIONS DE LA « COMÈTE » — TERRIBLE DÉNOUMENT PROVOQUÉ PAR LE DÉNUMENT.

Dans une pauvre mansarde, au sixième étage, sous les toits, dans une des vieilles rues étroites qui avoisinent les Halles, vivaient pendant le grand hiver de 1879, une misérable famille d’ouvriers. Le père, homme de peine, gagnait difficilement sa vie en travaillant chez un commissionnaire du voisinage, et la femme, qui faisait des ménages, était malade, couchée, sur le point d’accoucher de son quatrième gosse.

Enfin le moment de la délivrance est arrivé ; trois jours avant la fête de Noël, elle met au monde un enfant mort et reste mourante sur son grabat, dans la chambre glacée, tandis que Paris est enseveli sous un linceul de neige, qui amortit et éteint tous les bruits qui d’ordinaire montent des halles, cette grande fourmilière humaine.

Le médecin des morts fait sa constatation d’un air distrait, une voisine soigne comme elle peut, misérable aussi, la moribonde et met le petit cadavre dans la comète que le croque-mort apporte le lendemain matin sous son bras.

Les formalités remplies, le père suit le croque-mort ; personne n’a le temps de conduire le petit de la voisine au cimetière, et les voilà partis tous les deux silencieusement à travers Paris, terne, mort, noir, perdu dans la brume épaisse, à peine éclairé par un jour bas que la neige elle-même est impuissante à rendre plus vif.

On va à Ivry ; la route est longue, le froid mord les oreilles des deux hommes et le père ne marche plus derrière le croque-mort, il s’est rapproché et l’on fait un bout de causette.

— Heureusement que mon patron a été un bon zigue, il m’a avancé 20 francs, sans ça on ne pouvait pas enterrer le gosse.

— L’hiver est dur au pauvre monde, dit l’homme noir, avec la résignation joviale des malheureux.

— Pour sûr.

Et comme il a bon cœur, le croque-mort, il offre un verre au camarade chez le bistros.

— À mon tour, dit le père.

— Non, tout à l’heure.

Et sagement, de distance en distance, les deux hommes ne prennent qu’une tournée.

Cependant voilà l’avenue des Gobelins, la place d’Italie, un soleil terne a l’air de ricaner sur la tête des malheureux dont le visage est meurtri, les mains bleuies par le froid.

— Vrai, c’est trop dur, entrons là nous réchauffer un brin. — Et sur la place, en face la mairie du treizième, au coin d’une rue, on prend un verre chez le mastroquet.

Le poële chauffe, les nerfs se détendent, les hommes respirent, et tandis que le sang circule plus librement le croque-mort fume béatement Joséphine.

— Tiens, je vais en faire autant dit le père. Garçon, une tournée.

Il est à peine 9 heures et demie du matin, jusqu’à midi on a bien le temps. Le croque-mort dépose la comète dans un coin obscur, sous la table, et propose une partie de piquet, histoire de se donner le temps de se réchauffer un peu.

— Ça y est.

Et tranquillement les deux hommes jouent et boivent une tournée, à chaque partie perdue par l’un d’eux : Y pas d’erreur, un homme franc comme l’osier doit payer quand il a perdu, et puis le trimballeur des refroidis est un si brave compagnon !

À la nuit tombante les deux hommes, gris comme de simples sujets du Czar, sortent de l’estaminet, se serrent la main avec effusion et rentrent chacun chez eux.

La route est longue, la bise est dure, le pauvre diable ne rentre chez lui que tard dans la nuit et tombe comme une masse auprès de sa femme qui râle.

Le lendemain matin :

— Eh bien, fait tristement l’accouchée, le petit est là-bas ?

— Oui ! — fait l’homme, subitement dégrisé, et tout à coup il se souvient qu’il n’a pas été au cimetière, que la comète est restée sous la table de marbre du bistros et, comme un fou, il descend l’escalier.

Courant, haletant, secoué par le remords, il franchit l’espace, il vole, le voilà.

— La caisse ?

— Ah ! c’est toi, mon vieux, eh bien, t’es propre, ton gosse est chez le commissaire.

Et le bon marchand devin rigole d’un air bête.

Voyant sa mine déconfite, il reprend :

— Bast, ça n’est rien, tiens voilà justement ton croque-mort qui vient prendre un verre… il faut bien tuer le ver, en attendant qu’il nous mange au champ de navets, n’est-ce pas ?

Et fier de son mot, l’homme rit largement.

Voilà le père, le croque-mort et le bistros partis chez le commissaire. L’affaire est grave, mais le chien du commissaire rit de l’aventure comme une petite folle et rend la comète

— Cette fois, ça y est, mon vieux, dit le trimballeur trimballeur de macchabées en manière de conclusion, l’enterrement fini. — Allons prendre un verre ; cette chienne de gelée me creuse.

Et l’on retourna prendre le coup d’adieu chez le chand de vins.

Ils n’étaient pas méchants ces trois hommes, et l’aventure les avait tellement émus, qu’ils pleuraient comme des veaux, en vidant leur verre de rhum.

En rentrant le soir l’homme se dit :

— C’est demain Noël, je vais acheter quéque chose pour les mômes, et il leur acheta, au bazar de l’Hôtel-de-Ville, une catin en carton de quatre sous.

Une fois chez lui, il trouva sa femme morte de froid et d’une péritonite, et les gosses, les yeux dilatés, effarés, pleurant silencieusement devant l’âtre vide.

D’un coup d’œil il comprit la chose, il coucha les enfants, après leur avoir donné le dernier morceau de pain, en se disant à lui-même :

— C’est toi, salaud, poivrot, propre à rien, qui as tué la femme !

Ses larmes tombèrent sur la tête des petits qui gentiment embrassèrent leur père, semblant comprendre sa douleur et ils s’endormirent.

Cela fait, le pauvre homme retira ses souliers pleins de neige fondue, les mit dans la cheminée, y plaça la belle câlin de 4 sous, et avisant un fort clou au plafond, il s’y pendit.

 

Le lendemain matin, en pénétrant dans la chambre, la voisine trouva une femme morte dans le lit, une pâle et pure vision de martyre.

Un cadavre se balançait lentement au plafond, avec des mouvements rhythmiques très doux : c’était le père.

Devant les cendres froides, aux pieds de l’âtre sans feu, image de cette misère et de ce désespoir, les enfants assis par terre tenaient les souliers du père entre les jambes et berçaient tour à tour, avec beaucoup de précaution et de tendresse, la jolie catin en carton.

 

La Ville — cette grande famille — les a élevés ; voilà de cela treize ans passés, demain nous en ferons de bons citoyens et de bons républicains. Et lorsque je revois aujourd’hui les orphelins vigoureux et bien portants, je pense malgré moi à cette lugubre nuit de Noël de 1879, et mes yeux se mouillent, en évoquant ces tristes souvenirs !