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Mon berceau/La Compagnie générale des omnibus de Paris

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Bellier (p. 345-349).

LA COMPAGNIE GÉNÉRALE
DES OMNIBUS DE PARIS


SUPPRESSION DES TRANSPORTS EN COMMUN — UN MONOPOLE ODIEUX — LES PARISIENS REGIMBENT.

Tout comme les diligences, d’antique mémoire, dont je parlais ici-même un peu plus haut, les omnibus ont tenu à ne point rompre les séculaires traditions et à garder leur siège en plein premier arrondissement, sur la place du Théâtre-Français, au numéro 155 de la rue Saint-Honoré, dans un petit entresol bien connu des nombreux voyageurs qui ont eu à porter des plaintes contre les procédés ultra-fantaisistes de la vénérable compagnie.

Elle nous appartient donc à plus d’un titre, actualité à part, et c’est pourquoi je lui consacre la présente chronique.

Il n’y a pas bien longtemps encore, le samedi 20 juin 1891, elle offrait (?) au public 129.498 obligations rapportant, d’après ses calculs même, 4 06 %, impôts non déduits ; si l’on songe que l’on se trouve en face d’une entreprise industrielle à la merci de la cherté des fourrages, d’une épidémie sur ses chevaux, de grèves et du retrait de son monopole, qu’elle fait tout d’ailleurs pour se faire retirer, on conviendra sans peine que peu d’affaires offrent autant de dangers aux capitaux bénévoles et que la plaisanterie du 4 06 %, sans l’impôt, est assez forte… de marc de café, comme disait Balzac.

10 %, je ne dis pas, et encore ce serait à voir, mais, au fait, ce n’est pas de cela que je veux parler aujourd’hui, le public connaît depuis longtemps le tonneau des Danaïdes et c’est à lui à savoir s’il se sent enfin de force à le remplir.

si ce bon public répond à l’appel en question, les omnibus ne seront que fort heureux ou très habiles et cela ne me regarde point, je n’en ai cure ; mais où la chose devient tout à fait grotesque, c’est lorsqu’ils ont la prétention grande d’empêcher tout transport en commun dans Paris.

Vous avez bien lu ? je n’invente rien, quoique cela puisse paraître phénoménal ; ainsi de braves gens ramènent le matin des Halles les fruitières de Paris chez elles avec leur cargaison de carottes et de limandes, transport en commun, vous dis-je, la compagnie générale des omnibus s’y oppose et attaque ces pauvres gens qui n’en peuvent mais… mais vous ne transportez point les légumes, les fruits, le poisson et les mollusques, aimable compagnie, mais vous n’allez point à domicile et encore moins aux Halles à 4 heures du matin.

Ça ne fait rien, réplique-t-elle, je ne veux pas de transports en commun dans Paris, en vertu de mon monopole. En vérité, ce serait à pouffer de rire, s’il n’y avait pas tant d’intérêts sacrés — ceux des humbles — menacés par ces prétentions funambulesques.

Attendez, ce n’est pas tout, une voiture cueille les gosses pour les conduire au lycée, le matin de porte en porte, et les rendre le soir à leurs respectives familles, c’est encore du transport en commun, les omnibus interviennent et mettent le holà !

Un monsieur meurt et sa famille veut le faire transporter en dehors des fortifications dans une longue voiture ad hoc, la compagnie universelle, générale et géniale des omnibus intervient encore, car il y a dans le coupé, par-devant, un prêtre, un enfant de chœur et la veuve du défunt : c’est du transport en commun au premier chef cela, mossieu, vive le monopole, que le macchabée voyage seul ou sinon, moi, compagnie des omnibus, je m’y oppose.

N’allez pas répliquer par les convenances, le respect dû aux morts, la famille, la religion, la liberté de chacun… et le monopoles des transports en commun, qu’en faites-vous ? Si vous l’oubliez, la compagnie est là pour vous le rappeler brutalement !

C’est beau la forme, le capital, la puissance de l’argent, de la routine et du monopole, mais enfin il ne faudrait cependant pas pousser cette démonstration par l’absurde, entreprise par la compagnie elle-même depuis quelque temps, par trop loin, car le Conseil municipal de Paris, aussi débonnaire qu’il soit, aussi bien que la population, pourrait peut-être finir par se réveiller et par envoyer promener les omnibus et leur fameux monopole d’un revers de main.

Aussi bien les commerçants, les petits boutiquiers de tous les quartiers excentriques de Paris, affolés par les menaces de la compagnie, rédigent-ils en ce moment des pétitions où les signatures s’alignent par milliers ; au nom du bon sens et de la justice, espérons que le Conseil municipal les écoulera d’une oreille favorable[1].

J’allais clore ces courtes notes, écœuré de tant de bêtise jointe à tant d’arrogance de la part de la compagnie générale des omnibus, lorsque l’on me dit à l’instant que ladite compagnie va demander la suppression du chemin de fer de ceinture ; concurrence déloyale à son monopole, transport en commun, etc., etc., je vous fait grâce du reste, vous connaissez la litanie.

Ça me fait rire, mais je cours voir si c’est vrai et je termine en disant : pour une compagnie qui a un fier toupet, on peut dire que celle des omnibus a un fier toupet !


  1. Ceci était écrit en juin 1891, depuis la compagnie a commis mille antres abus et aujourd’hui il est question de supprimer toutes les lignes en dehors des anciennes barrières, c’est elle qui le dit ; les quartiers excentriques ont la ceinture et n’ont pas besoin de têtes de ligne. La Compagnie des Omnibus est bien le monopole qui s’est rendu le plus odieux aux Parisiens par ses allures cavalières, tranchantes et grossières.