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Mon berceau/Le Tout à l’Égout

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Bellier (p. 373-385).

Le tout à l’égout


Sa nécessité absolue — la campagne des vidangeurs — la statue de Durand-Claye.

i

Depuis trois mois, les puissantes compagnies de vidange de Paris, qui possèdent un véritable monopole, ont fait mener, dans une partie de la presse, une campagne vigoureuse contre le tout à l’égout ; cela ne leur portera pas bonheur, car l’opinion publique, un instant hésitante, est aujourd’hui enfin éclairée sur les bienfaits du tout à l’égout et sur les graves dangers, surtout en cas d’épidémies, du vieux système des fosses.

Aussi bien, puisque la lumière se fait et que le calme commence à renaître dans les esprits, c’est le moment de parler d’une question qui intéresse à un si haut point toute la population du département de la Seine.

Je vais commencer par poser nettement la question, pour qu’il n’y ait point d’erreur possible :

1° Il ne faut pas contaminer la Seine avec les eaux d’égout. C’est entendu, quoique les porte-paroles des vidangeurs aient bien exagéré cette contamination, dans un but facile à saisir. Il suffit de visiter le grand égout collecteur lui-même pour en être convaincu.

2° Il faut que tous les habitants de Paris et de la banlieue aient de l’eau pure, de source, à boire. C’est encore entendu et tout le monde est d’accord sur ces deux points, qui n’ont rien à voir avec la solution normale et nécessaire du tout à l’égout.

On n’a pas fait Paris en un jour, et si l’on avait apporté un peu plus de bonne foi dans la discussion, on aurait avoué que le gouvernement et la Ville travaillent activement à ce double résultat.

En effet, les travaux d’adduction de l’Avre et de la Vigne sont fort avancés, l’aqueduc de Saint-Cloud, sur la Seine, est terminé, et de ce chef les Parisiens vont bientôt avoir une excellente eau de source qui viendra se joindre à ses aînées. De plus, on étudie les moyens d’amener à Paris d’autres sources : le Loing, le Lunain et même une partie des eaux du lac de Genève. Je ferai remarquer, en passant, que si nous allons avoir l’eau de l’Avre et de la Vigne à Paris, c’est en grande partie grâce à l’énergie et à la ténacité de M. Yves Guyot, alors ministre des Travaux publics, que nous le devons.

Enfin la question du tout à l’égout et de la salubrité de la Seine est étudiée et en partie résolue, avec non moins d’esprit de suite, par les ingénieurs de l’administration, attendu que les travaux du pont de Colombes-Argenteuil, destiné à l’adduction des eaux d’égout de Paris à Achères, sont fort avancés et que le jour n’est pas loin où les plaines stériles d’Achères seront enrichies et transformées par les eaux d’égout de Paris ; un beau boulevard va réunir Colombes à Argenteuil et le grand canal des eaux d’égout sera installé sous ce boulevard.

Comme on le voit, la double solution des eaux de sources pures amenées à Paris et des eaux d’égout conduites à Achères, après Gennevilliers, en dehors de la Seine, est donc bien près d’être en partie un fait accompli. Voilà ce que l’on ne dit pas et ce qu’il faut savoir, car cela vaudrait mieux que de monter la tête aux habitants de la banlieue pour la seule fortune des vidangeurs ; là, comme dans toutes les autres questions d’ailleurs, les intérêts de Paris et de la banlieue sont absolument connexes et identiques.

Ce serait encore demi-mal si ces mêmes vidangeurs ne faisaient pas courir les plus graves dangers à la santé publique, en voulant maintenir quand même l’antique procédé des fosses dans nos caves.

Depuis le commencement de l’année, je me suis livré à une longue et minutieuse enquête sur le tout à l’égout et j’en appelle aujourd’hui à tous les ingénieurs, chimistes, hygiénistes et docteurs de bonne foi, je suis bien convaincu que sur le terrain scientifique pas un ne démentira les lignes suivantes :

Allez à n’importe quel jour de l’année — par les temps d’humidité, c’est effrayant — sur les hauteurs de Saint-Cloud ou de Montmartre, vous verrez Paris écrasé par une calotte épaisse et intense de vapeurs, de brouillards.

Prenez ces vapeurs et analysez-les, vous verrez qu’elles renferment le germe de toutes les épidémies en cours, de toutes les pestilences et qu’elles sont un manteau sinistre qui recouvre Paris comme un drap mortuaire.

Pourquoi ? C’est bien simple, vous n’avez qu’à me suivre le jour et surtout la nuit sur le toit des maisons, où j’ai failli vingt fois me rompre le cou pour mener à bien mon enquête, car je n’ai pas un goût très développé pour les exercices dangereux des pompiers.

Eh bien, vous verrez et surtout vous sentirez au-dessus de chaque maison qui possède le vieux système des fosses, à la hauteur des cheminées, un ou plusieurs tuyaux d’appel descendant dans les fosses et empoisonnant tout l’air de la capitale.

Dans les vieux quartiers, il y a des centaines de toits où il serait impossible de rester dix minutes sans tomber asphyxié et cependant on est en plein air, au dessus des maisons, à la hauteur d’un septième étage, en général.

Voilà ce que produisent les fosses, c’est-à-dire qu’elles jettent nuit et jour des milliards de miasmes, de microbes, d’agents mortels dans l’atmosphère de Paris, qu’elles rendent infecte et insupportable et c’est miracle, en vérité, que Paris ne soit pas plus malsain, avec un pareil système, à peine digne du Moyen-Age.

Quel est le remède à cet état de choses ? Il n’y en a qu’un, qu’un seul, vous entendez bien, c’est le tout à l’égout, complet, parfaitement organisé, sans restriction, car avec lui cette atmosphère délétère n’existe plus.

— Mais c’est la disparition des vidangeurs.

— Ça m’est égal, j’aime mieux cela que le choléra ou la fièvre typhoïde en permanence à Paris.

Qu’on nous amène assez d’eau de source pour la consommation de Paris et du département, oui, qu’on trouve autour de Paris assez de terrains d’épandage, ce qui est facile d’ailleurs, pour ne pas contaminer la Seine, oui encore ; mais pour l’amour de Dieu, qu’on ne continue pas à nous empoisonner avec les fosses d’aisances.

On a parlé d’un canal coûteux pour conduire les eaux d’égout à la mer, c’est encore une mauvaise plaisanterie des vidangeurs ; les terrains pauvres, les plaines relativement arides ne manquent pas aux environs de Paris, qui seront fort heureux d’être transformés par ces matières fertilisantes.

— Mais vous allez empoisonner la province, répliquent les vidangeurs.

— Allons donc, est-ce que cet engrais dilué est plus dangereux que le fumier et que le noir animal, plus ou moins en putréfaction encore, que l’on répand sur les champs ? Et ne savez-vous pas que l’on peut facilement aujourd’hui stériliser et rendre inoffensives les eaux d’égout avec l’électricité et cela à bon marché ?

Pour achever de purifier complètement la Seine, ce n’est pas un égout latéral à la mer qu’il faudrait faire, mais bien Paris port de mer ; cela ne coûterait pas si cher, serait infiniment plus utile à notre commerce et, au fur et à mesure que la Seine serait approfondie jusqu’à 8 et même 9 mètres dans l’avenir, elle entraînerait toutes les matières organiques et serait toujours pure.

Mais voilà, c’est trop simple et puis Paris-Port-de-Mer serait la sécurité et la prospérité de Paris, de la France entière et c’est pour cela, sans doute, que l’on n’en veut pas.

Si donc nous venons de passer, cet été, l’épidémie cholérique sans trop de mal, c’est parce que le tout à l’égout commence à fonctionner et l’on peut dire hautement, sans crainte de se tromper, que ce grand ingénieur, que cet innovateur de génie, que cet illustre collaborateur d’Alphand, que M. Durand-Claye, en un mot, a été le bienfaiteur de Paris et a bien mérité de la grande cité.

Un comité s’était formé pour lui élever une statue ; ce comité, devant les criailleries des vidangeurs, fait le mort ; il a tort, qu’il se montre, qu’il recueille des souscriptions. Pour nous, au Premier arrondissement nous sommes prêts à lui prêter notre appui, à ouvrir nos colonnes à cette souscription pour élever à Durand-Claye une statue digne de lui, avec, au-dessous, comme inscription :

À DURAND-CLAYE
LE PROMOTEUR DU TOUT À l’ÉGOUT
LE BIENFAITEUR DU DÉPARTEMENT
LES PARISIENS RECONNAISSANTS

ii
SON VOTE DÉFINITIF PAR LE CONSEIL MUNICIPAL DE PARIS ET LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS — TRIOMPHE DE LA SCIENCE, DE l’HYGIÈNE ET DU BON SENS SUR LES VIDANGEURS.

La question est enfin élucidée et jugée et il paraîtrait oiseux d’y revenir s’il n’était pas intéressant de préciser encore quelques points douteux dans l’esprit d’un certain nombre de nos lecteurs. Et puis, le Premier arrondissement a bien le droit d’être satisfait d’avoir été l’un des premiers à démasquer la campagne des vidangeurs et des tripoteurs d’affaires, qui en tenaient absolument pour le canal du tout à la mer.

On a accusé la Ville et l’Administration de marcher avec une extrême lenteur et il s’est même trouvé, à la Chambre, un député qui, gardant courageusement l’anonyme, a interrompu le représentant du gouvernement pour lui crier : « Oui, dans quarante ans ».

Je n’ai pas une admiration bien profonde pour les lenteurs administratives et pour toute la paperasserie officielle ; cependant, il faut bien reconnaître que le reproche, cette fois, n’est pas aussi justifié qu’on voudrait le faire croire. Si l’application définitive et complète de l’admirable plan de Durand-Claye ne s’est point faite en un jour, si elle demande quelques années et non pas quarante ans, il ne faut pas oublier les résistances irréductibles que l’on a trouvées, en province, toutes les fois que l’on a voulu capter une source ou une partie seulement du débit d’une rivière : témoins les campagnes si ardentes menées par les riverains contre l’adduction de la Vigne et de l’Avre.

Il ne faut pas oublier que l’argent, le plus souvent, a fait défaut, et que l’on a été obligé d’attendre de nouveaux crédits, de nouvelles sommes disponibles.

Enfin, il ne faut pas oublier que l’on a déjà beaucoup fait ces dernières années dans cet ordre d’idées.

Est-ce que les merveilleux réservoirs de la Vanne à Montrouge, établis sur les catacombes ne sont pas là, excitant l’admiration de tous les ingénieurs qui les visitent ? Est-ce que le Château d’Eau de Montmartre ne fonctionne pas régulièrement ? Est-ce que les travaux d’adduction de l’Avre et de la Vigne ne sont pas à la veille d’être terminés, comme je le faisais remarquer plus haut ? Est-ce qu’il ne va pas en être de même pour les travaux d’adduction des eaux d’égoût dans la plaine d’Achères ?

Je ne veux pas dire par là qu’il faille s’endormir, que tout soit terminé, loin de moi une pareille pensée ; je crois au contraire que, forte des 299 voix de la Chambre, l’administration doit tout faire pour achever promptement le plein fonctionnement du tout à l’égoùt, mais je dis qu’il y a injustice à nier tout ce qui a été fait dans les dernières années.

Les porte-paroles des vidangeurs insistent fortement sur les dangers de l’épandage sur des terrains déterminés et trouvent tout naturel d’aller chercher à grands frais du guano en Amérique, pour fumer nos terres.

J’avoue que je ne comprends pas du tout cette différence subtile, car enfin je suppose que les microbes existent dans tous les modes de fumiers possibles, lorsqu’il s’agit de matières organiques et si l’on ne voulait pas nier de parti pris l’évidence, on n’aurait qu’à consulter les chimistes et les hygiénistes, qu’à lire le discours du préfet de la Seine, en séance du Conseil municipal du vendredi 21 octobre 1892, pour savoir que les déjections, avec le tout à l’égout complet, ne seront que dans la proportion de 3/4 de mètre cube pour cent mètres cubes d’eau. Lorsqu’il en sera ainsi, la fumure du tout à l’égout sera encore infiniment plus inoffensive que les diverses fumures en usage. Or, comme à l’heure présente, sur 147 600 chutes, il n’y a encore que 34 679 tinettes filtrantes et 7 398 seulement allant directement à l’égout, on voit tout de suite que les adversaires du tout à l’égout l’attaquent de parti pris, sans se rendre un compte exact de son fonctionnement.

Il est démontré que ce mode d’engrais n’est pas dangereux, mais que bien au contraire la terre agit sur lui par une double et immédiate action qui consiste dans l’absorption des matières fertilisantes et dans la filtration de l’eau. La démonstration en est faite à Gennevilliers, où les épidémies sont inconnues depuis l’application du système d’irrigation avec les eaux d’égout de Paris, où la population devient plus dense chaque jour, attirée par la richesse que charrient avec elles les eaux de Paris, où enfin les terrains ont passé de quelques centaines de francs à l’hectare à 10 000 et même souvent 20 000 francs.

Voilà des faits que tout le monde peut contrôler chaque jour et dont les vidangeurs se gardent bien de tenir compte.

Une partie de la banlieue a eu le choléra, cet été, elle l’a donné à Paris ; elle ferait beaucoup mieux, comme l’a si bien dit le préfet, de ne pas s’empoisonner elle-même et de ne pas nous empoisonner par action réflexe, avec ses puits ; elle ferait mieux d’avoir une voirie potable, car la saleté sans nom des rues et voies de communication, dans la banlieue, est légendaire ; elle ferait bien mieux enfin de mener la campagne sage, honnête et pratique, cette fois, en faveur d’une représentation proportionnelle et suffisante au sein du Conseil général : alors, elle aurait une élite d’hommes capables de défendre ses véritables intérêts, et elle ne deviendrait plus la proie d’une poignée de vidangeurs aux abois.

Il me reste à percer à jour une dernière manœuvre, de façon à ce que l’on sache bien à quoi s’en tenir sur sa valeur. Les députés de la vidange ont beaucoup parlé du canal à la mer, mais ils se sont bien gardés de dire que le canal serait un simple tuyau en maçonnerie, souterrain et qu’il coûterait des centaines de millions. Ils se sont bien gardés de dire qu’en privant ainsi les environs de Paris de l’épandage dans un rayon plus ou moins grand, 10 lieues si vous voulez, ils feraient perdre à la culture intensive, aux maraîchers et même à la grande culture des sommes qui ne tarderaient pas à se chiffrer, elles aussi, par des centaines de millions, que l’on peut et que l’on doit économiser sur les engrais que nous allons chercher à l’étranger. Ils se sont bien gardés d’ajouter surtout que le canal de Paris-Port-de-Mer, c’est-à-dire la Seine aménagée et approfondie jusqu’à la mer, était le moyen encore le plus simple de l’assainir définitivement. Ils auraient pu mettre des chiffres sous les yeux de leurs collègues et leur prouver que Paris-Port-de-Mer coûterait infiniment moins cher que leur fameux conduit souterrain, lequel appauvrirait une partie de la France au point de vue des engrais, coûterait des sommes extravagantes et, en définitive, ne servirait à rien.

Ils se sont bien gardés de parler de tout cela, d’élever le débat à la hauteur patriotique qu’il comportait, ils n’ont pas voulu donner la seule solution pratique et possible de l’assainissement de la Seine, en réclamant Paris-Port-de-Mer, parce qu’ils savent bien que ce canal serait pour nous un admirable instrument de lutte contre la concurrence anglaise.

Mais c’est égal, jusqu’à la dernière minute je voulais espérer qu’un homme de cœur se lèverait pour dire ces choses et cravacherait de sa rude éloquence et de son ardent amour du pays tous les vidangeurs anglo-saxons de tendance, qui pullulent en France. Cet homme ne s’est point trouvé. La solution du tout-à-l’égout a été heureusement résolue il est vrai ; mais les débats ont été étriqués, et Paris-Port-de-Mer, le mot magique pour l’avenir et la grandeur de la France, ce mot, qui est la terreur de l’anglais, n’a pas été prononcé. C’est là ce qui m’attriste profondément et me fait douter de l’énergie et du patriotisme de ceux qui devraient avoir pour mission de nous enseigner ces mâles vertus[1].

  1. Dans sa séance du mercredi 15 mars 1893, le Conseil municipal de Paris a voté par 60 voix sur 61 — le jésuite Odelin représente l’unité qui proteste — un emprunt de 116 millions pour l’exécution intégrale de l’assainissement de Paris, c’est-à-dire du tout à l’égout, avec tout l’ensemble de travaux que comporte le plan général.
    On ne saurait trop louer le Conseil municipal à propos de cette sage résolution.