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Mon berceau/Saint-Eustache

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Bellier (p. 105-114).


SAINT-EUSTACHE


RUINES MENAÇANTES — CRYPTES EMPOISONNÉES — OU SONT LES MILLIONS ? — CURÉ BIEN COIFFÉ.

Voilà que tout à coup l’actualité me force de consacrer une chronique à l’église Saint-Eustache et je ne crois pas en avoir fini, pour le moment du moins, avec les églises du premier arrondissement.

Cette belle église est la plus haute et la plus vaste de Paris, après Noire-Dame et la hauteur colossale de ses voûtes lui donne à l’intérieur un aspect imposant ; elle fut élevée, dit-on, sur l’emplacement d’un ancien temple de Cybèle, et nous verrons tout à l’heure comment les bonnes traditions du paganisme y fleurissent toujours, n’ayant seulement que changé de nom.

Eustache lui-même, le patron célèbre des couteaux à 13 sous, ne paraît qu’un saint de fantaisie ; Jean de Lannoy, surnommé le dénicheur de saints, l’a bien prouvé pour un grand nombre de ses congénères : n’insistons pas.

Longtemps battus en brèche par Saint-Germain-l’Auxerrois, les curés de Saint-Eustache n’étaient pas riches au Moyen-Age, et suivant un dicton populaire : « il fallait être fou pour être curé de Saint-Eustache » ; depuis, ces braves gens se sont rattrapés dans les grands prix, la suite de cette histoire va vous le prouver.

Autant l’église est terne au-dehors, autant les grandes colonnes, sans architecture bien définie, d’une construction moderne, mais qui s’élancent hardiment vers le ciel, font de l’intérieur un superbe vaisseau. La croix est droite et l’on ne tenait déjà plus compte, à la fin du xvie siècle, de l’inclinaison traditionnelle qui se retrouve dans toutes les vieilles églises. Les détails, la partie meublante — révérence parlée — sont bien curieux et bien amusants. Voici d’abord le beau tombeau, dans une chapelle, de Jean-Baptiste Colbert, ministre d’État, mort en 1683 ; puis la modeste plaque en marbre rouge placée dans une autre chapelle, en 1883, par la Société des compositeurs de musique en l’honneur de Rameau.

Mais ceci n’est que le côté artistique ; ce qui est vraiment extraordinaire, c’est — comment dirai-je — le côté folichon et profondément pratique des affiches et des troncs, que l’on retrouve à chaque pas, sur chaque colonne, devant toutes les chapelles remplies de reliques plus ou moins authentiques, de saints et de saintes plus ou moins authentiques eux-mêmes : mais à quoi bon y regarder de si près, pourvu que ça rapporte !

Voici d’abord de grandes affiches qui nous parlent du Miracle de la Sainte-Hostie en 1290 ! Je n’y vois pas d’inconvénient ; puis voici les troncs devant les restes de saint Pierre l’exorciste ! celui qui n’a pas les clefs ; voici le tronc pour le vœu national de Montmartre, concurrence au Chat-Noir, pour les confréries de la bonne mort, ce qui est du dernier gai, puis pour les offrandes de Carême : lait et beurre à la collation, abstinences.

J’ai même remarqué un tronc pour l’entretien de l’église, ce qui est un comble dans cette église infortunée que ses curés laissent tomber en ruine depuis cent ans.

Bâtie sur une ancienne chapelle dédiée à sainte Agnès, la crypte qui a son entrée sur la rue Montmartre, a conservé le nom de la dite sainte et remonterait, dit-on, à la première église ; par un hasard singulier, Saint-Eustache, oubliée par Veuillot dans ses « Odeurs de Paris », a toujours été plus ou moins empoisonnée par des parfums violents qui lui retirent bon nombre de fidèles au nez délicat.

Pendant la Révolution, les dames de la Halle y introduisirent une forte odeur de marée ; ensuite la fameuse crypte de Sainte-Agnès fut louée par le curé à un marchand de fromages en gros qui asphyxiait les personnes qui étaient dans l’église.

Depuis 23 ans, la crypte est louée à un marchand d’oranges en gros ; or, comme cette crypte va sous une partie de l’église, vous flairez d’ici la forte et terrible odeur qui s’en dégage et qui plus d’une fois trouble et incommode les gens qui entrent dans l’édifice, surtout en été.

La terrible insurrection des Pastoureaux au xive siècle, alors que le maître de Hongrie, leur chef, prêchait, mitre en tête, comme un évêque, au beau milieu de l’église, n’est rien à côté de ce que nous voyons de tout à fait lamentable et extraordinaire dans l’éghse actuelle, depuis le commencement du siècle, et c’est précisément ce que je vais essayer de faire toucher du doigt, à propos de la petite note ci-dessous qui vient de paraître dans les journaux :

« Le préfet de la Seine va soumettre au conseil municipal la demande d’un crédit de 50,000 francs pour des réparations urgentes à l’église Saint-Eustache. La demande du préfet s’appuie sur les considérations suivantes : l’église Saint-Eustache est classée parmi les monuments historiques ; elle est le plus beau spécimen de l’architecture de la Renaissance ; il y a un véritable danger pour la sécurité publique à laisser le monument s’effriter et tomber en ruines. Enfin, si la ville fait des sacrifices sérieux, l’État accordera une subvention proportionnelle. L’intervention de l’État est subordonnée à la participation de la ville dans les frais de restauration des édifices municipaux. Une commission composée de M. Darlot, conseiller municipal, de l’architecte de la ville et de membres de la fabrique, a d’ailleurs reconnu la nécessité d’exécuter sans retard une série de travaux pouvant être évalués à 200,000 francs. Une restauration complète absorberait, au jugement de cette commission, une somme de 430,000 fr. environ. »

Eh bien, ou cela ne sera pas, ou le conseil municipal de Paris ne sera plus le premier conseil républicain de France[1].

Depuis longtemps l’église Saint-Eustache menace ruine dans certaines de ses parties, des pierres sont tombées, des accidents graves se sont produits, des passants ont été blessés et toujours le conseil de fabrique, fort riche, s’est refusé à faire les réparations, prétendant que le monument étant historique, c’était à l’État et à la ville de le réparer.

Oui, certainement, si M. le curé de Saint-Eustache ne jouissait pas de revenus énormes, d’une fortune illicite, ni plus ni moins que les couvents du Moyen-Age, et cela en plein Paris, à la fin du xixe siècle, au nez et à la barbe de nos conseillers municipaux. C’est à n’y pas croire.

Je m’explique en posant très respectueusement une seule question à M. le curé de Saint-Eustache :

— Est-il vrai que sous le nom de : presbytère, vous louez pour votre compte ou pour celui de l’église :

1o Les cryptes immenses de Sainte-Agnès à un marchand d’oranges en gros ?

2o Tout le groupe de maisons entre l’église et l’impasse Saint-Eustache et qui porte le no 1 de la rue Montmartre ? Il y a là un quincaillier, un marchand de nouveautés, un épicier, un marchand de parapluies, un autre de comestibles-primeurs, puis il y a les trois et quatre étages des dites maisons que vous appelez par un euphémisme charmant : mon presbytère.

S’il est vrai, Monsieur le curé, que vous ou la fabrique, louiez tous ces immeubles pour le compte de l’église, en remontant seulement au Concordat, en 1801, et en admettant que vous n’en retiriez que 50,000 francs, mettons même 25,000 fr. par an, à intérêts composés, doublant tous les 14 ans, c’est une somme fort respectable de MILLIONS dont vous devez compte à quelqu’un ; car enfin, il n’y a pas à sortir de là, vous n’entretenez pas l’église, vous ne la restaurez point, où est passé l’argent ? Il y a ce fameux Concordat : vous êtes payé par le gouvernement et cette constitution d’un fief religieux de cette importance en plein Paris est inadmissible, car vous savez parfaitement que l’église est une propriété nationale qui ne vous appartient pas.

Vous le voyez bien. Monsieur le curé, vous n’avez point besoin des 430,000 fr. de la Ville ou de l’État, puisque depuis le commencement du siècle, votre fabrique et vous, avez joui d’immeubles qui ont dû vous rapporter des millions et encore des millions.

Où sont ces millions ? j’attends votre réponse.

Je voudrais encore vous poser, toujours très respectueusement. Monsieur le curé, deux petites questions :

— Est-il vrai que vous gardiez dans les immenses cryptes qui s’étendent sous l’église et même hors l’église, en plus de celle de Sainte-Agnès, dont j’ai parlé tout à l’heure, des ossements qui ont leur place tout indiquée à la grande nécropole parisienne des catacombes ? Ces ossements-là, au moins, ne risqueraient pas tout à la fois d’être profanés ou d’empoisonner le quartier.

Est-il vrai — mais ce doit être là une pure calomnie — qu’à la messe de minuit, le jour de Noël, faisant venir quelques cabotins pour chanter avec âme, vous ravaliez votre église au rang d’un simple café-concert, en faisant payer à la porte un franc, 20 sous, aux pauvres diables qui viennent pour se réchauffer un peu le cœur et les membres engourdis, dans la naïveté de leur foi ?

Quel est donc l’article, le paragraphe particulier du fameux Concordat qui déclara qu’il faut avoir 20 ronds en poche pour aller admirer l’Enfant-Jésus dans sa crèche, la nuit de Noël ?

Mais il est évident que tout cela est faux, que vous n’encaissez les loyers d’aucun immeuble rue Montmartre, que vous n’avez aucun million et que vous êtes pauvre comme Job.

Je le souhaite ardemment, car, en vérité, si c’était vrai, ce serait bien écœurant et il faudrait en appeler de nouveau à la cravache du Nazaréen pour chasser les marchands du temple.

Je veux finir sur un souvenir moins triste : de tout temps les curés de Saint-Eustache ont passé pour des lurons à poigne et pour des despotes dans leur quartier.

Quand on faisait trop de bruit devant l’église, ils ne dédaignaient pas, au bon vieux temps, d’aller faire le coup de poing devant le porche, pour la plus grande joie des dames de la halle, leurs fidèles clientes, ou bien clientes fidèles, comme vous voudrez.

Or donc, un jour Jean de Pont-Alais, acteur et auteur de mystères, ayant fait du bruit avec son tambour sur la place, pendant la messe, le curé quitte son église et vient donner un grand coup de pied dans le derrière du pauvre diable ; mais celui-ci ne perd pas la carte et coiffe incontinent le curé de son tambour en le reconduisant dans l’église ; on pense si le bon peuple du premier arrondissement d’alors se tordait de rire.

D’autres affirment que l’homme s’appelait simplement Jean Alais et que, vers 1730, on voyait encore à la pointe Saint-Eustache une grande pierre posée sur un égoût, en forme de petit pont et que l’on appelait le Pont-Alais. Il aurait mis là la pierre et, pour se rembourser d’une somme qu’il avait prêtée au roi, il faisait payer un denier sur chaque panier de poisson que l’on apportait aux halles.

Il voulût, dit la légende, être enterré sous cette pierre, dans l’égout du ruisseau des halles.

Quoi qu’il en soit de ce Jean Alais ou du Pont-Alais son combat homérique avec le curé de Saint-Eustache devait être bien amusant et je comprends que les dames de la halle en aient conservé la tradition. Pensez donc, un si joli coup de tampon !

C’est bien ce qui prouve que l’impartiale histoire sait toujours mettre le petit mot pour rire à côté des souvenirs ou des figures de prêtres les plus sinistres.


  1. Hélas, anjourd’hui tout est consommé, et le conseil municipal s’est laissé rouler une fois de plus par les curés.