Mon roman/Partie 2/Livre 7

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Traduction par H. de l’Espine.
Hachette (tome IIp. 1-213).
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DEUXIÈME PARTIE


LIVRE VII.


CHAPITRE I.

Ce n’avait pas été sans beaucoup d’insistance de la part de Giacomo, que Riccabocca avait consenti à s’établir dans la maison recommandée par Randal. Non que l’exilé eût conçu le moindre soupçon fâcheux contre le jeune homme, excepté celui que partageait Giacomo, savoir, que l’intérêt de Randal pour le père prenait sa source dans une admiration bien excusable et bien naturelle pour la fille. Mais l’Italien avait l’orgueil qui sied au malheur, il lui répugnait de contracter des obligations, et il redoutait la pitié de ceux auxquels était connue sa grandeur passée. Néanmoins, son affection pour sa fille et la crainte que lui inspirait son ennemi triomphèrent de ses scrupules.

Riccabocca, physiquement le plus brave des hommes, tandis que sur certains points il en était moralement le plus timide, redoutait moins le comte comme ennemi que comme amant de sa fille. Il se rappelait la merveilleuse beauté de son parent, ses succès auprès des femmes, il le savait versé dans l’art de corrompre et complètement dépourvu de conscience. Riccabocca s’était malheureusement accoutumé à faire si peu d’estime du sexe féminin, que même le caractère élevé et pur de Violante ne lui semblait pas une sauvegarde suffisante contre la ruse et l’audace d’un intrigant habile et sans scrupule.

Riccabocca se demandait avec anxiété s’il devait ou non confier à Violante la nature du danger qu’il redoutait pour elle. Il lui avait dit vaguement que c’était à cause d’elle qu’il désirait le secret et la retraite, mais cela pouvait signifier bien des choses ; d’ailleurs quel danger pouvait l’atteindre lui-même sans menacer sa fille ? Cependant en dire davantage c’était agir en opposition avec ses propres idées et ses maximes machiavéliques. Dire à une jeune fille : il y a un homme qui est venu en Angleterre tout exprès pour te plaire et t’épouser ; pour l’amour du ciel, prends garde à lui ; il est merveilleusement beau ; il réussit dans tout ce qu’il entreprend. « Cospetto ! s’écria tout haut le docteur, tandis que ces avertissements se formulaient dans la chambre obscure de son cerveau, un tel avis aurait perdu Cornélie elle-même, alors qu’elle n’était encore qu’une vierge innocente. » Il résolut donc de ne rien dire à Violante de l’intention du comte, mais de guetter l’ennemi, et d’être, ainsi que Giacomo, tout yeux et tout oreilles.

La maison qu’avait choisie Randal plut sur-le-champ à Riccabocca. Elle était isolée, située sur une petite éminence ; des fenêtres du premier étage on apercevait la grande route. Elle avait autrefois servi à un pensionnat et était entourée de hautes murailles qui renfermaient un jardin et une pelouse assez grands pour prendre de l’exercice. Les portes étaient massives, fermées par de gros verrous et avaient un petit guichet grillé, ouvrant et fermant à volonté, au moyen duquel Giacomo pouvait inspecter les survenants avant de les admettre dans l’intérieur.

On loua une vieille servante dans le voisinage. Riccabocca renonça à son nom italien et abjura son origine. Il croyait parler assez bien la langue anglaise pour pouvoir passer pour un Anglais ? Il prit le nom de Richmouth (traduction libre de Riccabocca[1]). Il acheta une espingole, une paire de pistolets et un gros chien de garde. Ainsi approvisionné, il permit à Giacomo d’écrire à Randal un mot qui lui annonçât leur arrivée.

Randal vint sans perdre de temps. Grâce à la facilité qu’il avait de s’adapter aux caractères les plus différents, et à sa grande habitude de dissimuler, il lui fut aisé de plaire à mistress Riccabocca, et d’augmenter la bonne opinion que l’exilé avait déjà de lui. Il causa avec Violante de l’Italie et de ses poètes ; il promit de lui apporter des livres ; il commença, bien que d’un peu loin, car les manières de Violante lui imposaient, les préliminaires de la cour qu’il s’était promis de faire à la jeune héritière. Il se mit tout d’abord sur le pied d’un hôte familier, arrivant chaque jour à la nuit tombante, après son travail de bureau, et se retirant le soir. Au bout de quatre ou cinq jours, il avait fait de grands progrès auprès de tous. Riccabocca l’examinait attentivement, et devenait pensif après chacune de ses visites. Enfin un soir que le docteur et mistress Riccabocca se trouvaient seuls dans le salon, Violante s’étant retirée de bonne heure, le premier dit en remplissant sa pipe :

« Heureux l’homme qui n’a pas d’enfants ! trois fois heureux celui qui n’a pas de filles !

— Mon cher Alphonse ! » s’écria mistress Riccabocca levant la tête de dessus la manchette à laquelle elle cousait un bouton. Elle n’en dit pas davantage ; c’était là le plus vif reproche qu’elle adressât jamais à son mari lorsqu’il proférait ses odieuses et cyniques maximes. Riccabocca alluma sa pipe, lâcha trois grosses bouffées de tabac et reprit :

« Une espingole, quatre pistolets et un chien de garde nommé Pompée, qui n’eût fait qu’une bouchée de Jules César en personne.

— Il est certain qu’il mange beaucoup, ce Pompée, dit mistress Riccabocca, mais enfin s’il vous tranquillise !

— Il ne me tranquillise pas le moins du monde, madame, reprit tristement Riccabocca, et c’est là que je voulais en venir. La vie que nous menons ici est extrêmement fatigante, et fort peu digne. Et moi qui n’avais demandé au ciel que le repos et la dignité ! Mais si Violante était une fois mariée, je n’aurais plus besoin d’espingole, ni de pistolets, ni de Pompée. Et c’est cela qui me tranquilliserait, cara mia. »

Riccabocca était maintenant plus communicatif avec Jemima qu’avec Violante. Lui ayant une fois confié un secret, il avait toute raison de lui en confier d’autres ; il lui avait donc parlé des craintes qu’il éprouvait au sujet de Peschiera. Elle posa son ouvrage et, prenant affectueusement la main de son mari, lui répondit :

« En vérité, mon ami, puisque vous redoutez si fort (bien qu’à mon avis sans sujet) cet homme pervers et dangereux, ce serait en effet la chose la plus heureuse du monde que de bien marier notre chère Vidante, parce que, voyez-vous, si elle était mariée à une personne, on ne pourrait plus la marier à une autre, et vous n’auriez plus rien à craindre de ce comte.

— Vous ne sauriez mieux dire. C’est une grande consolation, après tout, que de se confier à sa femme, fit Riccabocca.

— Mais, dit l’épouse après un baiser de remercîment, mais où et comment trouverons-nous un mari du rang de votre fille ?

— Là ! là ! s’écria Riccabocca reculant son fauteuil jusqu’à l’autre bout de la chambre, voilà ce que c’est que de confier ses affaires ! votre secret ne vous appartient plus ; c’est ouvrir la boîte de Pandore ; on est trahi, ruiné, déshonoré, perdu !

— Comment ? Mais, mon ami, il n’y a ici personne qui puisse nous entendre ! dit mistress Riccabocca avec douceur.

— C’est un hasard, madame, un pur hasard. Si vous contractez l’habitude de babiller sur un secret lorsqu’il n’y a personne là, comment pourrez-vous jamais résister lorsque vous serez excitée par le plaisir de le dire à tout le monde ? Vanité, vanité de femme ! Aucune femme n’a jamais pu résister au rang, jamais ! » Le docteur continua de déclamer pendant une demi-heure, et ne se laissa apaiser qu’à grand’peine par les assurances repentantes et multipliées de mistress Riccabocca, qu’elle ne se dirait pas même à elle-même que son mari eût jamais occupé un rang plus élevé que celui de docteur. Riccabocca, secouant la tête d’un air de doute, reprit :

« J’ai renoncé à toute pompe et à toutes prétentions. En outre, le jeune homme est bien né ; il a de l’énergie et une ambition latente. Il est parent du plus intime ami de lord L’Estrange ; il paraît attaché à Violante. Il me semble que nous ne pourrions mieux faire. Si en effet Peschiera craint que je ne rentre dans mon pays, et que je doive à ce jeune homme de savoir pourquoi et à quel propos, eh bien ! la reconnaissance est la première vertu des grands.

— Vous voulez parler de M. Leslie ?

— Sans doute ! De qui voulez-vous que je parle ? »

Mistress Riccabocca appuya la tête sur sa main d’un air pensif et répondit :

« Maintenant que vous m’avez dit cela, je l’observerai avec des yeux différents.

Anima mia, je ne vois pas comment la différence de vos yeux pourra changer l’objet qu’ils observent ! grommela Riccabocca en secouant les cendres de sa pipe.

— Tout objet change lorsqu’on l’examine d’un point de vue différent, reprit modestement Jemima. Ce fil me semble excellent lorsque je songe à coudre un bouton ; il ne vaudrait rien pour attacher Pompée dans sa niche.

— Sur mon âme, la voilà raisonnant par comparaison, s’écria Riccabocca étonné.

— Et, continua Jemima, lorsque je songe à un homme, comme à celui qui doit assurer le bonheur de cette chère enfant, puis-je le regarder comme je ferais l’hôte aimable d’une soirée ? Ah ! croyez-moi, Alphonse, je n’ai pas la prétention d’être aussi sage que vous, mais quand une femme examine ce qu’un homme promet d’être pour une autre femme, sa sincérité, son honneur, son cœur ; croyez-moi, elle est plus sage que le plus sage des hommes. »

Riccabocca continua de regarder Jemima avec une surprise et une admiration sincères. Il est certain que depuis qu’il avait ouvert son cœur à celle qu’il appelait sa meilleure moitié, l’esprit de celle-ci semblait s’être étendu et aiguisé.

« Ma chère amie, dit le sage, je déclare que Machiavel n’était qu’un sot en comparaison de vous. Et j’ai été aussi stupide que la chaise sur laquelle je m’assieds, de me priver pendant tant d’années des consolations et des conseils d’une si… Mais, corpo di Bacco ! ne me parlez plus de rang ; et maintenant, au lit. Il ne faut pas chanter victoire avant d’être hors du bois, » murmura l’ingrat et soupçonneux personnage en allumant sa bougie.


CHAPITRE II.

Riccabocca ne put se confiner entre les murs du jardin, comme il y avait condamné Violante. Reprenant ses lunettes et enveloppé dans son manteau, il entreprenait de temps à autre une sorte d’expédition de reconnaissance, bornée cependant à un très-proche voisinage, car il ne perdait jamais de vue sa maison. Sa promenade favorite était une petite colline fort proche, couverte de broussailles rabougries. Là il s’asseyait souvent, perdu dans ses pensées, jusqu’à ce que les pas du cheval de Randal se fissent entendre sur la route, à l’heure où le soleil, rouge et entouré de vapeurs, se couchait dans le ciel d’automne.

Au pied de la colline, à deux cents mètres environ de la demeure de l’exilé, se trouvait la seule habitation en vue ; un charmant cottage, quelque peu imité de la Suisse, avec un toit de chaume et de jolies fenêtres en saillie, entourées de grands rosiers et de plantes grimpantes. De cette hauteur, il dominait le jardin du cottage, et son œil d’artiste avait dès l’abord été ravi du goût exquis avec lequel était orné et dessiné ce jardin. Malgré la saison avancée, il avait encore le sourire de l’été ; les arbres verts y étaient si brillants et si variés, et les quelques fleurs qui restaient si vigoureuses et si belles ! Du côté du midi était une sorte de galerie couverte de bois rustique ; des plantes grimpantes commençaient à en garnir les colonnes. En face de cette galerie se trouvait une fontaine, qui rappela à Riccabocca celle du Casino abandonné ; elle y ressemblait en effet singulièrement. C’était la même forme circulaire, entourée de la même ceinture de fleurs, mais ici le jet d’eau variait chaque jour, fantasque et multiforme comme les ébats d’une naïade, tantôt s’élançant droit comme un pin, tantôt semblable à un convolvulus, parfois lançant avec son écume argentée une fleur rouge ou un fruit doré, semblable à un enfant qui s’amuse d’un jouet. Près de la fontaine était une volière assez grande pour enclore un arbre. L’Italien apercevait de loin les riches couleurs des oiseaux, tandis qu’ils volaient d’un côté à l’autre du grillage, et il entendait leurs chants joyeux qui contrastaient avec le silence de la population libre des airs, rendue muette par l’approche de l’hiver.

Ce jardin faisait les délices de l’Italien, toujours sensible à la beauté sous toutes les formes. Il oubliait en le contemplant ses craintes pleines d’angoisses et ses tristes souvenirs.

Tandis que Riccabocca cherchait ainsi à se distraire, Randal n’avait été empêché ni par ses travaux officiels, ni par ses projets sur le cœur et la fortune de Violante, de travailler à réaliser son dessein de marier Frank à Mme di Negra. Un rayon d’espoir avait suffi pour enflammer le jeune et confiant amoureux ; et la manière artificieuse dont Randal lui avait rapporté sa conversation avec mistress Hazeldean, avait fait évanouir toute crainte du déplaisir paternel, dans un esprit toujours disposé à s’abandonner à la tentation du moment ; Béatrix, bien qu’elle n’eût pas d’amour pour Frank, subissait de plus en plus l’influence des arguments et des représentations de Randal, et cela d’autant plus que son frère devenait sombre et même menaçant, à mesure que les jours s’écoulaient, sans qu’elle pût lui fournir aucun indice sur la retraite de ceux qu’il cherchait. Ses dettes aussi étaient pressantes. Ainsi que l’avait conjecturé Randal dans son mépris de l’humanité, les scrupules d’honneur et de fierté qui lui avaient fait déclarer qu’elle n’apporterait pas à un mari ses embarras pécuniaires, commençaient à fléchir sous la pression de la nécessité.

Elle n’opposait plus à Randal que de faibles objections, alors qu’il lui conseillait de ne pas attendre la découverte incertaine d’où devait dépendre son douaire, mais de s’assurer à la fois, par une union secrète avec Frank, la liberté et la sécurité. En même temps, quoiqu’il eût d’abord présenté au jeune Hazeldean le douaire de Béatrix comme un moyen de se justifier aux yeux du squire, il lui fut aisé d’abandonner cette considération, qui avait toujours refroidi plutôt qu’excité l’esprit ardent et le noble cœur du pauvre officier des gardes. Randal pouvait d’ailleurs, en toute vérité, dire que, lorsqu’il avait demandé au squire s’il désirait que la femme de Frank eût une grande fortune, le squire avait répondu : « Cela m’est indifférent. »

Ainsi encouragé par son ami, par son propre cœur et par l’accueil affectueux d’une femme qui certes eût pu tourner des têtes plus sages et plus solides que la sienne, Frank se jeta tête baissée dans le piège qui lui était tendu. Et quoiqu’il fût encore bien éloigné de vouloir proposer à Béatrix de l’épouser sans le consentement et à l’insu de ses parents, cependant Randal, en laissant une nature bonne, il est vrai, mais toute d’impulsion, et étrangère à la moindre discipline, aux prises avec la première passion vive qu’elle eût ressentie, se croyait certain du résultat. Rien n’avait été plus aisé que de dissuader Frank de faire dans ses lettres la moindre allusion à Béatrix, car, disait l’adroit imposteur, « bien que nous soyons assurés du consentement de mistress Hazeldean, et du pouvoir qu’elle aura sur votre père, lorsque la chose sera une fois faite, cependant nous ne pouvons nous fier au squire ; il est vif et emporté ; il pourrait venir à Londres y voir Mme di Negra, laisser échapper quelques expressions violentes qui la blesseraient et la rendraient pour jamais sourde à vos vœux ; et peut-être ensuite serait-il trop tard s’il se repentait, comme il le ferait certainement. »

En attendant, Randal, faisant trêve à ses habitudes d’économie, donna, à l’hôtel de Clarendon, un dîner dans lequel il réunit Frank, M. Borrowell et le baron Lévy.

Cette araignée, qui chassait si adroitement ses mouches au travers de toiles si nombreuses et si embrouillées, était encore obligée d’amuser Mme di Negra avec des assurances que les fugitifs qu’elle cherchait seraient tôt ou tard découverts. Bien que Randal eût ôté à la marquise l’idée qu’il connaissait les exilés (les personnes auxquelles il avait songé différaient complètement, lui avait-il dit, de sa description ; il lui avait même présenté un vieux maître de chant avec une fille au visage couleur de bistre, comme étant les Italiens qui avaient causé son erreur), Béatrix avait été obligée, pour prouver à son frère son désir sincère de lui venir en aide, de présenter Randal au comte. Randal, de son côté, n’était pas moins désireux de connaître son rival et même de gagner sa confiance.

Tous deux se rencontrèrent chez Mme di Negra.

Il y a quelque chose d’étrange, de presque magnétique dans le rapport qui s’établit soudain entre deux natures mauvaises. Réunissez deux hommes honnêtes, et il y a dix à parier contre un qu’ils ne se reconnaîtront pas comme tels ; des différences de caractères, de manières, d’idées politiques pourront les faire se mal juger ; mais réunissez deux hommes pervers et sans principes, de ces hommes qui, nés dans un grenier, auraient fini aux galères ou sur un gibet, et ils se comprendront par une sympathie instantanée. Les yeux de Franzini, comte de Peschiera, et ceux de Randal Leslie ne se furent pas plutôt rencontrés, qu’un éclair d’intelligence jaillit des deux côtés. Ils causèrent de choses indifférentes, du temps, de la cour, des ministres, etc., etc. Ils saluaient et souriaient, mais pendant ce temps chacun d’eux épiait, sondait le cœur de l’autre, mesurant sa force à celle de son interlocuteur, et se disant : « Cet homme est un coquin fort remarquable ; serai-je capable de lutter contre lui ? » Ce fut à un dîner qu’ils se virent pour la première fois, et, selon l’usage anglais, Mme di Negra les laissa seuls à la fin du repas.

Alors le comte de Peschiera aborda indirectement et avec prudence le sujet de l’entrevue.

« Vous n’avez jamais été sur le continent, mon cher monsieur, dit-il. Il faut vous arranger de façon à venir me voir à Vienne. Je reconnais la splendeur de la société de Londres ; mais, honnêtement parlant, il y manque la liberté qui règne dans la nôtre, une liberté qui unit la gaieté au bon ton. Comme votre société est mêlée, il y a d’un côté effort et prétention de la part de ceux qui n’ont pas le droit d’en faire partie, et de l’autre fausse condescendance et froide arrogance chez ceux qui entendent tenir à distance leurs inférieurs. Chez nous, tous étant d’une noblesse reconnue et ayant un rang fixé, la familiarité s’établit tout d’abord. C’est pourquoi, ajouta le comte avec son fin sourire français, c’est pourquoi Vienne est pour un jeune homme la ville par excellence, la ville des bonnes fortunes.

— De tels endroits sont un paradis pour les oisifs, mais un purgatoire pour les gens sérieux. Je vous avoue, mon cher comte, que je manque du loisir nécessaire à l’homme qui aspire aux bonnes fortunes, tout autant que des grâces personnelles qui les obtiennent sans effort ; et Randal s’inclina en manière de compliment.

— Ainsi donc, se dit le comte, les femmes ne sont pas son côté faible. Quel est-il ? Morbleu ! mon cher monsieur Leslie, si j’avais pensé comme vous il y a quelques années, je me fusse épargné plus d’un embarras. Après tout, l’ambition est la plus aimable des maîtresses, car, avec elle, on en est toujours à l’espérance et jamais à la possession.

— L’ambition, répliqua laconiquement Randal, qui se tenait sur ses gardes, l’ambition est le luxe du riche, mais la nécessité du pauvre.

— Ah ! pensa le comte, c’est comme je l’avais d’abord pensé ; il en veut à l’argent. » Puis, passant la bouteille à Randal, après avoir rempli son propre verre qu’il vida lentement : « Sur mon âme, mon cher, dit le comte, le luxe est en effet plus agréable que la misère, et je suis résolu de faire au moins une tentative du côté de l’ambition ; je vais me réfugier dans le sein du bonheur domestique, me marier, m’établir. Sans l’ambition, il faudrait mourir d’ennui. À propos, mon cher monsieur, j’ai à vous remercier du concours que vous avez promis à ma sœur pour chercher un de nos proches parents qui s’est réfugié dans ce pays, et qui se cache même de moi.

— Je m’estimerais heureux de vous être utile dans ces recherches ; mais, je vous avoue avec regret que jusqu’ici ma bonne volonté a été inutile. Il me semble cependant qu’un homme de ce rang devrait être aisé à découvrir, ne fût-ce que par le moyen de votre ambassadeur.

— Notre ambassadeur est loin d’être de mes amis ; et, quant au rang, il ne saurait être un indice, car mon parent a renoncé au sien depuis qu’il a quitté son pays.

— Il ne l’a pas quitté tout à fait volontairement, je suppose ? dit Randal en souriant. Excusez ma curiosité, mais je serais bien aise que vous m’expliquassiez (plus clairement que ne font les bruits publics) comment un homme qui, dans une révolution, avait tant à perdre et si peu à gagner, a pu s’embarquer sur ce fragile esquif dont l’équipage n’était composé que d’aventuriers sans cervelle et de professeurs visionnaires.

— Des professeurs ! répéta le comte, justement ; à mon avis, vous avez mis le doigt sur la réponse à votre question ; non pas qu’il n’y eût parmi nous des hommes de grande naissance tout aussi fous que la canaille. Je suis d’autant plus disposé à satisfaire votre curiosité, que cela pourra vous aider dans les recherches que vous voulez bien faire pour moi. Vous saurez donc que mon cousin n’était point né pour le rang qu’il a occupé. Il n’était que parent éloigné du chef de notre maison. Élevé dans une université italienne, il s’y distingua à la fois par son savoir et ses excentricités. C’est là, je suppose, que, méditant des contes de bonnes femmes au sujet de la liberté, il contracta ses idées de carbonaro sur l’indépendance de l’Italie. La mort successive de trois personnes lui donna, jeune encore, une position et des honneurs qui eussent satisfait tout homme en possession de son bon sens. Que pouvait-il gagner à l’indépendance de l’Italie ? — Lui et moi nous étions cousins ; nous avions joué ensemble dans notre enfance, mais nos vies s’étaient depuis séparées ; son accession à ce haut rang nous rapprocha naturellement. Nous nous liâmes intimement, et vous pouvez juger combien je l’aimais, dit le comte en détournant légèrement son visage du regard sagace et observateur de Randal, vous jugerez combien je l’aimais, quand je vous aurai dit que je lui pardonnai de jouir d’un héritage qui, sans lui, m’eût appartenu.

— Ah ! vous étiez après lui le plus proche héritier ?

— Oui, et c’est une dure épreuve que de se trouver tout proche d’une grande fortune et de la manquer.

— C’est vrai, » s’écria impétueusement Randal.

Le comte leva alors les yeux, et ces deux hommes lurent dans l’âme l’un de l’autre.

« Peut-être, pour certains hommes, eût-il été plus dur encore, reprit le comte après une courte pause, de pardonner au rival qu’à l’héritier.

— Au rival ? Comment cela ?

— Une jeune fille qui m’avait été destinée par ses parents, bien que nous n’eussions pas été fiancés officiellement, j’en conviens, devint la femme de mon cousin.

— Connaissait-il vos prétentions ?

— Je lui dois la justice de dire que non. Il vit la jeune fille et en devint aussitôt épris. Les parents de ma fiancée furent éblouis. Le père me fit demander. Il s’expliqua, s’excusa ; il me représenta, avec assez de douceur, certaines peccadilles de ma jeunesse comme la raison de son changement, et il me demanda non-seulement de renoncer à sa fille, mais encore de taire au nouvel amant de celle-ci les espérances que j’avais nourries.

— Et vous y consentîtes ?

— Oui.

— Ce fut généreux de votre part. Il faut, en effet, que vous ayez été bien attaché à votre parent. De la part de l’amant, je ne le comprends pas ; peut-être, mon cher comte, me l’expliquerez-vous mieux de la part de l’homme sans préjugés.

— Je suppose, dit le comte de son air le plus roué, que nous sommes tous deux des hommes du monde ?

— Certainement, répliqua Randal absolument du ton dont Peachum eût sollicité les confidences de Locket.

— Eh bien donc, reprit le comte en jouant avec ses breloques, j’avoue que, comme homme du monde, puisque je ne pouvais épouser la jeune fille (et cela m’était démontré), j’étais bien aise de la voir mariée à mon riche parent.

— Cela devait naturellement vous rapprocher encore de votre cousin.

— Ce garçon a vraiment beaucoup d’esprit ! » pensa le comte, mais il ne fit point de réponse directe.

« Enfin, pour abréger, mon cousin se trouva plus tard compromis dans des conspirations dont l’insuccès a été connu de tous. Ses projets furent découverts, lui-même dénoncé. Il prit la fuite, et l’empereur, en séquestrant ses biens, m’attribua, par une rare et singulière faveur, la moitié du revenu de ses domaines pendant un temps indéterminé ; l’autre moitié ne fut pas non plus formellement confisquée. Sa Majesté, sans nul doute, désirait ne pas voir s’éteindre un nom illustre ; et si mon cousin et sa fille mouraient en exil, moi, Franzini, comte de Peschiera, loyal sujet de l’Autriche, je devais en être le représentant. La politique russe, dans des cas semblables, a souvent agi ainsi envers les insurgés polonais.

— Je comprends parfaitement, et je devine que, profitant si largement quoique si justement de la chute de votre cousin, vous ayez pu être en butte à des soupçons pénibles.

— Entre nous, mon cher, je ne tiens pas le moins du monde à la popularité ; et quant aux soupçons, qui peut se flatter d’échapper aux calomnies des envieux ? Néanmoins, il est certain que mieux vaudrait réconcilier les membres divisés de notre maison, et je sois en mesure d’opérer une réconciliation par le consentement de l’empereur à mon mariage avec la fille de mon parent. Vous voyez donc de quel intérêt est pour moi cette recherche.

— Par le contrat de mariage, vous pourriez, je n’en doute pas, vous assurer la possession définitive de la portion de revenus dont vous jouissez déjà, et si vous surviviez à votre parent, son bien tout entier vous appartiendrait. C’est, en vérité, un mariage des plus désirables, et, s’il avait lieu, votre cousin obtiendrait, je suppose, une complète amnistie ?

— Comme vous le dites.

— Mais, indépendamment même de ce mariage, puisque la clémence de l’empereur s’est étendue à tant de proscrits, le rappel de votre cousin ne serait-il pas probable ?

— Je l’ai cru quelque temps, dit le comte avec répugnance, mais depuis que je suis en Angleterre, j’ai cessé de l’espérer. La récente révolution de la France, les progrès de l’esprit démocratique en Europe ne peuvent être que nuisibles à la cause d’un rebelle proscrit. L’Angleterre fourmille de révolutionnaires ; la résidence seule de mon parent dans ce pays suffirait à le rendre suspect. Sa retraite obstinée augmente encore les soupçons. Il ne manque pas ici d’Italiens prêts à témoigner qu’il est de nouveau engagé dans des complots révolutionnaires.

— À en témoigner faussement ?

— Ma foi, cela revient au même ; les absents ont toujours tort. Je parle à un homme sans préjugés. Non ; sans la garantie que donnerait au gouvernement mon mariage avec la fille de mon cousin, son rappel est peu probable ; et, de par le ciel, j’aurai soin qu’il soit impossible. » Le comte se leva en disant ces mots, comme un homme qui jette résolûment le masque ; il se leva, droit et menaçant, l’image même de la puissance et de la force viriles en face du corps frêle et courbé, de la face pâle et maladive de l’aventurier intellectuel.

Et quiconque eût vu le contraste qu’ils formaient ainsi, aurait compris que si un jour venait où l’intérêt de l’un le poussât à dénoncer l’autre, il était probable que le brillant et audacieux réprouvé triompherait de la faiblesse physique et de l’esprit supérieur du traître furtif.

Randal tressaillit ; il se leva aussi et dit négligemment :

« Mais si cette garantie ne pouvait plus être donnée ? Si, désespérant de rentrer en Italie, et résigné à son changement de fortune, votre cousin avait déjà marié sa fille à un Anglais ?

— Ah ! ce serait là, à l’exception de mon propre mariage, ce qui pourrait m’arriver de plus heureux.

— Comment cela ? Je ne vous comprends pas.

— Mort de ma vie ! Croyez-vous que cela ne détruirait pas pour mon cousin toute chance de rappel, et ne serait pas, aux yeux de l’Italie, une raison légitime de conférer ses domaines séquestrés à un Italien ? Non, à moins que la jeune fille n’eût épousé un Anglais d’une naissance et d’un nom tels qu’ils fussent à eux seuls une garantie (et ceci n’est guère possible, puisqu’elle est pauvre), je m’en retournerais à Vienne, satisfait de pouvoir dire : « Ma parente est la femme d’un Anglais. Les enfants d’un étranger hériteront-ils des biens immenses d’une race si ancienne et si puissante ? » Parbleu ! si mon cousin n’eût été qu’un aventurier ou même qu’un professeur, il y a longtemps qu’il serait rentré. C’est le privilège des grands, qu’on ne leur pardonne pas aisément. »

Randal parut se livrer à uns réflexion rapide mais intense. Le comte qui l’observait non pas en face, mais dans une glace, où se réfléchissait son visage, se dit :

« Cet homme sait quelque chose ; il délibère ; donc il peut m’être utile. »

Mais Randal ne dit rien qui pût confirmer cette hypothèse ; il félicita poliment le comte de ses espérances dans les deux cas : « Et, ajouta-t-il, puisque vous ne voulez que du bien à votre cousin, il me semble que vous pourriez le découvrir par notre simple procédé anglais.

— Comment cela ?

— En insérant dans les journaux une annonce, par laquelle vous lui diriez que, s’il veut se rendre à tel endroit, il y apprendra quelque chose d’avantageux pour lui. »

Le comte secoua la tête.

« Il se méfierait de moi et ne viendrait pas.

— Mais s’il était votre ami intime ? Il a pris part à une insurrection ; vous avez été plus prudent ; mais vous ne lui avez fait aucun tort, bien que vous ayez profité de sa chute. Pourquoi donc vous éviterait-il ?

— Les conspirateurs ne pardonnent jamais à ceux qui n’ont pas voulu conspirer avec eux ; en outre, pour parler franchement, il croit que je lui ai fait du tort

— Ne pourriez-vous le détromper par l’intermédiaire de sa femme, de celle que vous lui avez cédée ?

— Elle n’existe plus ; elle mourut avant qu’il ne quittât l’Italie.

— Oh, cela est malheureux ! Quoi qu’il en soit, je crois qu’un avertissement pourrait réussir. Vous me permettrez de réfléchir à tout ceci. N’allons-nous pas retrouver Mme la marquise ? »

En rentrant dans le salon, ces messieurs trouvèrent Béatrice en grande toilette, assise auprès du feu, et lisant avec tant d’attention, qu’elle ne les vit pas entrer.

« Qu’est-ce qui vous intéresse donc si vivement ma sœur ? dit Peschiera. Le dernier roman de Balzac, sans doute ? »

Béatrix tressaillit et, levant la tête, laissa voir des yeux pleins de larmes.

« Oh, non, dit-elle. Il ne s’agit pas d’une peinture des vices et des misères de la vie parisienne. Ce livre est vraiment beau, il parle au cœur. »

Randal prit le livre que la marquise venait de quitter ; c’était celui-là même qu’avait discuté le petit cercle d’Hazeldean ; après avoir charmé les innocents et les simples de cœur, il charmait la femme du monde fatiguée et blasée.

« Hum ! murmura Randal, après tout le curé avait raison. C’est là une puissance, une sorte de puissance.

— Que j’aimerais à connaître l’auteur de ce livre ! dit Béatrice. Qui est-ce donc ? Le savez-vous ?

— Non. Quelque vieux pédant en lunettes, peut-être.

— Je suis sûre du contraire. Il y a là un cœur, comme celui que j’ai toujours rêvé, et que je n’ai jamais rencontré.

— Oh, la naïve enfant ! s’écria le comte : comme son imagination s’égare en rêves enchantés. Mais tandis que vous parlez comme une bergère, vous êtes parée comme une princesse.

— Ah ! oui, j’oubliais la réception de l’ambassadeur d’Autriche. Mais je n’irai pas ce soir ; ce livre me dégoûte du monde officiel.

— Comme vous voudrez, ma sœur. Moi, j’irai ; je n’aime pas l’homme, et il ne m’aime pas ; mais il faut conserver les apparences.

— Vous allez à l’ambassade d’Autriche ? dit Randal ; c’est aussi mon intention ; nous nous y retrouverons. » Et il prit congé du frère et de la sœur.

« Votre ami me plaît, dit le comte en bâillant. Je suis sûr qu’il sait où se cachent nos oiseaux, et qu’il les guettera comme un chien d’arrêt, si je parviens à le convaincre qu’il y va de son intérêt. Nous verrons. »


CHAPITRE III.

Randal arriva à l’ambassade avant le comte, et se mêla aux jeunes attachés dont il était connu. Parmi eux se trouvait un Autrichien, de haute naissance, dont l’air noble et gracieux réalisait l’idéal de l’ancienne chevalerie allemande. Randal lui fut présenté, et après avoir échangé avec lui quelques mots sur des sujets indifférents, lui dit :

« À propos, prince, il y a en ce moment à Londres un de vos compatriotes, que vous connaissez sans doute, le comte de Peschiera ?

— Il n’est pas mon compatriote. C’est un Italien. Je ne le connais que de nom et de vue, dit le prince avec quelque hauteur.

— Il est d’une très-ancienne famille, je crois ?

— Incontestablement. Ses ancêtres étaient gentilshommes.

— Et très-riches ?

— Ah ! je croyais le contraire. Il jouit à la vérité d’un revenu considérable. »

Ici un jeune attaché, moins réservé que le prince, s’écria :

« Oh, Peschiera ! le pauvre garçon aime trop les cartes pour être jamais riche.

— Et le parent dont les revenus lui ont été temporairement octroyés a, dit-on, quelque chance d’obtenir sa grâce ? dit Randal.

— Je serais bien aise que ce fût vrai, dit le prince d’un ton décidé, et j’exprime ici le sentiment qui règne généralement à Vienne. Ce parent est un homme du plus noble caractère, et il a, je crois, été à la fois joué et trahi. Pardonnez-moi, monsieur, mais nous autres Autrichiens nous ne sommes pas si noirs qu’on nous fait. Avez-vous jamais vu en Angleterre le parent dont vous parlez ?

— Jamais, quoiqu’il passe pour y résider. Il a une fille à ce que m’a dit le comte ?

— Le comte, ah ! J’ai entendu parler d’un projet, d’un pari de ce comte,… une fille ! Pauvre enfant ! j’espère qu’elle lui échappera, car il veut sans doute l’épouser.

— Peut-être est-elle déjà mariée à un Anglais ?

— J’espère que non, dit le prince d’un ton grave ; cela pourrait être un sérieux obstacle à la rentrée de son père.

— Vous croyez ?

— On ne saurait en douter, dit l’attaché d’un air important et positif, à moins toutefois que cet Anglais ne fût d’un rang égal au sien. »

Il se fit un léger mouvement du côté de la porte ; on annonçait le comte de Peschiera, et son extérieur était si noble, sa beauté si remarquable, que les préventions qu’excitait son caractère semblaient effacées ou oubliées devant l’irrésistible admiration qu’excitent toujours d’aussi brillants avantages personnels.

Le prince, dont la lèvre se plissa dédaigneusement à la vue du groupe qui entoura soudain le comte, se tourna vers Randal et dit :

Savez-vous si un de vos compatriotes les plus distingués, lord L’Estrange, est en Angleterre ?

— Non, prince, il n’y est pas. Vous le connaissez donc ?

— Beaucoup.

— Il est en relations avec le parent du comte, et c’est peut-être de lui que vous avez appris à estimer si haut ce parent ? »

Le prince s’inclina et dit avant de s’éloigner :

« Lorsqu’un homme d’honneur se porte garant d’un autre, il a droit d’être cru sur parole.

— Il s’agit de ne pas aller trop vite, se dit intérieurement Randal, j’ai failli me prendre dans mes propres filets. Si j’allais, en épousant la jeune fille, ne faire que mieux assurer sa fortune à Peschiera ! Qu’il faut donc de prudence pour réussir en ce monde ! »

Tandis que Randal se livrait à cette méditation, un membre du Parlement vint lui toucher l’épaule.

« Mélancolique Leslie ! dit-il, je gage que je devine à quoi vous pensez.

— Devinez ? dit Randal.

— Parbleu ! vous pensez à la place que vous allez perdre.

— La place que je vais perdre ?

— Dame ! si le ministère tombe, vous ne pourrez guère conserver la vôtre, ce me semble ? »

Ce personnage, le député favori du squire Hazeldean, sir John, était un de ces législateurs particulièrement odieux aux gens en place ; membre indépendant, grand propriétaire, ne songeant pas plus à conquérir le pouvoir pour lui-même qu’à faire couper les chênes de son parc ; homme sans entrailles ni compassion pour ceux qui avaient une autre opinion, et une fortune moins magnifique que la sienne.

« Hum ! fit Randal avec humeur, et d’abord, sir John, les ministres ne tomberont pas.

— Oh, que si, qu’ils tomberont ! Vous savez que je vote généralement pour eux, et quant à moi, je les maintiendrais volontiers ; mais ce sont des hommes de cœur et d’honneur, et puisqu’ils ne peuvent faire adopter leurs mesures, il faut bien qu’ils renoncent au pouvoir ; autrement, par Jupiter ! je tournerais casaque et je voterais moi-même contre eux.

— Je n’en doute pas, sir John, vous en êtes bien capable ; ceci est une affaire entre vous et vos électeurs. Mais quand même les ministres sortiraient, pourquoi moi qui n’occupe qu’un poste subalterne, qui ne suis pas ministre, devrais-je sortir aussi ?

— Pourquoi ? Ah çà, Leslie, vous moquez-vous de moi ? Un jeune homme comme vous n’aurait jamais la bassesse de rester avec ceux-là mêmes qui auraient renversé votre ami Egerton !

— En vérité, sir John, dit Randal reprenant un air gracieux, tandis qu’intérieurement il anathématisait le membre de son comté, je suis si novice dans ces sortes de choses, que ce que vous venez de me dire ne m’avait pas frappé tout d’abord. Vous avez sans doute raison ; dans tous les cas, je ne saurais avoir là-dessus un meilleur conseiller que M. Egerton lui-même.

Sir John. Certainement, c’est un parfait gentleman qu’Egerton. Je voudrais que nous pussions le réconcilier avec Hazeldean.

Randal (soupirant). Ah ! plût à Dieu !

Sir John. Nous aurons maintenant quelque chance d’y réussir, car le temps approche où tous les hommes de l’ancienne école auront besoin de s’unir et de se tenir fermes.

Randal. C’est parler sagement, mon cher sir John. Mais veuillez m’excuser, il faut que j’aille rendre mes devoirs à l’ambassadeur

Une heure plus tard, alors que Randal cherchait son manteau dans le vestibule, il fut rejoint par Audley Egerton.

« Ah ! Leslie, dit le ministre avec plus de bienveillance que de coutume, si vous ne craignez pas le froid, allons-nous-en à pied ; j’ai renvoyé ma voiture. »

Tant de condescendance était chose si rare chez son patron, que Randal surpris eut le pressentiment d’un malheur.

Lorsqu’ils furent dehors, Egerton, après un instant de silence, dit :

« Mon cher Leslie, je me flattais de vous avoir du moins pourvu du nécessaire, et j’espérais vous ouvrir par la suite une carrière plus brillante. Chut ! Je ne doute pas de votre reconnaissance ; écoutez-moi. Il est possible que, d’après certaines mesures prises par le gouvernement, nous soyons battus à la Chambre des communes, et que naturellement nous nous retirions. Je vous dis ceci d’avance, afin que vous ayez le temps de réfléchir au parti que, le cas échéant, il vous conviendrait de prendre. Je perdrais probablement tout pouvoir de vous servir. On s’attendra sans doute, à cause de notre parenté et de mes intentions bien connues à votre égard, on s’attendra sans doute à vous voir renoncer à la place que vous occupez et vous attacher à ma fortune quelle qu’elle soit. Mais, comme je n’ai pas d’ennemis personnels dans le parti opposé, et comme ma position dans le monde me permettra de soutenir et de défendre votre conduite, quoi que vous décidiez, si vous croyez plus prudent de conserver votre place, dites-le-moi franchement, et je ferai en sorte que vous puissiez la garder sans que votre honneur ni votre réputation aient à en souffrir. En ce cas, bornez votre ambition à un avancement graduel dans les bureaux. D’un autre côté, si vous préférez courir la chance de ma rentrée au pouvoir et donner votre démission, s’il vous convient de vous attacher à une politique exposée, non-seulement à être bientôt celle de l’opposition, mais encore à devenir impopulaire, je ferai mon possible pour vous faire entrer au Parlement. Je ne puis dire que je vous conseille ce dernier parti. »

Randal se sentait comme un homme qui vient de faire une chute terrible ; il était littéralement étourdi, abasourdi. Il parvint cependant à murmurer :

« Avez-vous pu croire, monsieur, que j’abandonnerais votre sort, votre parti, votre cause ?

— Mon cher Leslie, reprit le ministre, vous êtes trop jeune pour vous regarder comme engagé envers aucun homme ou aucun parti, si ce n’est par ce malheureux pamphlet. Ce n’est point ici une affaire de sentiment, mais de bon sens et de réflexion. N’en parlons pas davantage pour le moment ; mais, en examinant le pour et le contre, vous saurez d’avance ce qu’il vous conviendrait de faire, si la nécessité d’opter se présentait tout à coup.

— J’espère qu’elle ne se présentera pas.

— Je l’espère aussi, et bien sincèrement, » dit le ministre avec énergie.


CHAPITRE IV.

Randal ne dormit pas de la nuit, mais il était de ceux qui n’ont ni le besoin ni l’habitude de beaucoup de sommeil. Cependant vers le matin, à l’heure où les rêves passent pour être prophétiques, il tomba dans un sommeil peuplé de visions délicieuses, de rêves où Rood-Hall lui apparaissait couronné de tours aussi majestueuses que celles de Belvoir ou de Raby et dominant des terres et des fermes arrachées à l’usurpation des Thornhill et des Hazeldean ; de rêves dans lesquels l’or et la puissance d’Egerton, un cabinet dans Downing-Street et des salons dans Grosvenor-Square, tombaient aux mains de l’heureux dormeur aussi facilement que l’empire de Chaldée dans celles de Darius le Mède.

S’éveillant en sursaut, il s’habilla à la hâte et fut consterné d’entendre sonner onze heures, car ce n’était jamais qu’au déjeuner qu’il avait l’occasion de causer un peu avec son austère patron, et à onze heures celui-ci devait être sorti. Il l’était en effet. Randal acheva promptement son repas solitaire ; puis, saisi d’une subite affection pour son bureau, il résolut de s’y rendre. En traversant Piccadilly, il reconnut une voix qui depuis peu lui était devenue familière, et, se retournant, il aperçut le baron Lévy marchant, sans pourtant lui donner le bras, à côté d’un gentleman presque aussi élégant que lui-même, mais dont le pas était plus leste et plus allègre que le sien.

Tandis que Randal se retournait à la voix de Lévy, celui-ci disait tout bas à son compagnon :

« Un jeune homme qui fréquente le meilleur monde, vous devriez l’attirer aux soirées de votre femme.

— Comment vous portez-vous, monsieur Leslie ? Permettez que je vous présente à M. Richard Avenel. »

Puis, passant son bras sous celui de Randal, il lui dit à l’oreille :

« Un homme du plus grand talent, immensément riche, qui a dans sa poche deux ou trois sièges au Parlement ; sa femme donne des soirées, c’est son faible.

— Je suis ravi de faire votre connaissance, monsieur, dit Avenel en soulevant son chapeau. Voici un beau temps.

— Un peu froid, dit Randal qui, comme presque toutes les personnes maigres et délicates, était très-frileux.

— Il n’en est que plus sain ; cela donne du ton, dit Avenel ; mais, vous autres jeunes gens, vous êtes énervés par les veilles et l’atmosphère des salons. Vous aimez la danse, bien entendu, monsieur ? »

Puis, sans attendre la réponse de Randal, M. Avenel continua rapidement :

« Mistress Avenel donne une soirée dansante jeudi prochain. Je serais charmé de vous recevoir à Eaton-Square. Attendez, je vais vous donner une carte. »

Et, tirant de sa poche une douzaine de grandes cartes d’invitation, il en choisit une et la présenta à Randal. Le baron pressa le bras de celui-ci, lequel répliqua poliment qu’il s’estimerait heureux d’être présenté à mistress Avenel. Puis, comme il lui était peu agréable d’être vu sous l’aile du baron Lévy, semblable à un pigeon sous celle d’un faucon, il se dégagea doucement, et, prétextant une besogne pressée, il se dirigea rapidement vers son bureau.

« Ce jeune homme finira par faire figure, dit le baron. Je n’en connais pas qui ait moins de préjugés. Il est allié à la famille d’Audley Egerton, qui…

— Audley Egerton ! interrompit M. Avenel ; cet animal hautain, désagréable, ingrat !

— Comment ? Que savez-vous de lui ?

— Il a dû son entrée au Parlement aux votes de deux de mes proches parents, et lorsqu’en arrivant à Londres, je suis allé dans son cabinet pour lui parler, il m’en a littéralement chassé. Au diable soit l’impertinent ! Si jamais j’en trouve l’occasion, je le payerai de la même monnaie.

— Il vous a chassé ! cela m’étonne de la part d’Egerton ; bien que très-froid, il est généralement poli avec tout le monde. Il faut que vous l’ayez offensé dans son côté faible.

— Un homme si magnifiquement payé par le public ne devrait pas avoir de côté faible. Quel est celui d’Egerton ?

— Oh ! il se pique surtout d’être un parfait gentleman, un homme de l’honneur le plus délicat, dit Lévy avec ironie. Il faut que vous l’ayez blessé là-dessus. Comment cela est-il arrivé ?

— Je ne m’en souviens plus, répondit M. Avenel, qui depuis son mariage connaissait trop bien l’échelle des dignités pour ne pas rougir en songeant au désir qu’il avait témoigné d’être fait baronnet. Inutile de nous casser la tête au sujet de cet arrogant.

— Pour en revenir à ce que nous disions, il faut absolument que j’aie cet argent la semaine prochaine.

— Vous pouvez y compter.

— Et vous ne mettrez pas mes billets dans le commerce ; vous les garderez sous clef.

— C’est convenu.

— Ce n’est qu’un moment difficile, une panique commerciale causée par la chute probable de ces précieux ministres. Je flotterai bientôt sur ces eaux troubles.

— À l’aide d’un bateau de papier, dit le baron en riant ; » et les deux interlocuteurs se séparèrent après s’être donné la main.


CHAPITRE V.

Pendant ce temps, la voiture d’Egerton le déposait à la porte de lord Lansmere, près de Knightsbridge. Il demanda la comtesse et on le fit entrer dans le salon désert. Egerton était plus pâle que de coutume, et lorsque la porte s’ouvrit il s’essuyait le front et ses lèvres tremblaient. La comtesse en entrant laissa voir, elle aussi, des signes d’émotion également étrangers à son calme habituel. Elle pressa silencieusement la main d’Audley, et, s’asseyant près de lui, parut chercher à rassembler ses idées ; à la fin elle dit :

« Nous nous voyons bien rarement monsieur Egerton, malgré votre intimité avec Lansmere et Harley. Je vais bien peu dans le monde, et vous ne venez jamais me trouver.

— Je pourrais, madame, dit Egerton, répondre à votre bienveillant reproche que je ne dispose guère de mon temps, mais j’aime mieux dire la vérité : « Il doit nous être pénible à tous deux de nous rencontrer. »

La comtesse rougit et soupira, mais n’opposa rien à cette assertion.

« Je présume donc, reprit Audley, que puisque vous m’avez demandé, c’est pour me communiquer une chose importante ?

— C’est une chose qui concerne Harley, dit la comtesse comme pour s’excuser, et sur laquelle je voudrais avoir votre avis.

— Qui concerne Harley. Parlez, je vous en conjure.

— Mon fils vous a sans doute confié qu’il a élevé et formé une jeune fille dans l’intention de faire d’elle lady L’Estrange.

— Harley n’a pas de secrets pour moi, dit Egerton avec tristesse.

— Cette jeune fille est arrivée en Angleterre, elle est ici, dans cette maison.

— Et Harley aussi ?

— Non ; elle a fait le voyage avec lady N… et ses filles. Harley devait la suivre de près, et je l’attends chaque jour. Voici sa lettre : Vous remarquerez qu’il n’a pas révélé ses intentions à cette jeune fille, en ce moment confiée à ma tutelle, qu’il ne lui a jamais parlé d’amour. »

Egerton prit la lettre qu’il lut rapidement quoique avec attention.

« Oui, je vois, dit-il, en rendant la lettre à lady Lansmere ; il veut auparavant que vous connaissiez miss Digby et que vous la jugiez. Il veut savoir si vous approuverez son choix.

— C’est là-dessus que j’ai voulu vous consulter. Une jeune fille sans position. Le père était à la vérité un gentleman, bien que d’une naissance équivoque, mais je ne sais ce qu’était la mère. Moi qui espérais voir Harley s’allier à l’une des premières maisons d’Angleterre ! » Et la comtesse joignit convulsivement les mains.

Egerton. « Harley n’est plus un enfant. Jusqu’ici ses talents ont été gaspillés ; il a mené une vie errante et sans but. Il vous présente une occasion de raffermir son esprit, de réveiller ses brillantes facultés, de le voir se fixer près de vous ; lady Lansmere, vous ne sauriez hésiter.

Lady Lansmere. Ah ! si, si, j’hésite. Après tout ce que j’avais espéré, après tout ce que j’ai fait pour empêcher…

Egerton (l’interrompant). Vous lui devez une expiation ; elle est en votre pouvoir, que n’est-elle au mien ? »

La comtesse pressa de nouveau la main d’Egerton, et des larmes jaillirent de ses yeux.

« Eh bien, qu’il en soit ainsi ; j’y consens. Je me tairai ; j’imposerai silence à ce cœur orgueilleux. Hélas ! J’ai failli briser le sien ! Je suis bien aise que vous m’ayez parlé ainsi. J’aime à penser qu’il vous devra mon consentement. Ce sera une expiation pour tous deux.

— Vous êtes trop généreuse, madame, dit Egerton visiblement ému, quoique cherchant comme toujours à réprimer son émotion. Et maintenant, puis-je voir la jeune fille ? Cette conversation m’est pénible, vous voyez que je tremble, malgré la vigueur de mes nerfs, et, en ce temps-ci surtout, j’ai besoin de toute ma force et de toute ma fermeté.

— J’ai en effet entendu dire que le ministère va probablement se retirer ; mais c’est du moins avec honneur, et il sera bientôt rappelé par la voix de la nation.

— Permettez que je voie l’épouse future d’Harley, » dit Egerton sans prendre garde à ce compliment de condoléance.

La comtesse sortit, et rentra après quelques minutes, accompagnée d’Hélène Digby.

Hélène était merveilleusement embellie depuis le temps où nous l’avons vue pâle et délicate, avec son doux sourire et son regard intelligent, assise près de Léonard dans son grenier. Elle était de taille moyenne, toujours mince, mais élégante ; elle avait cette gracieuse rondeur de formes qui s’allie si bien à l’idée de la femme faite pour embellir la vie et en adoucir les angles trop rudes, faite pour embellir, non pour protéger. Les lignes de son visage n’eussent peut-être pas satisfait l’œil d’un artiste, il manquait de régularité, mais l’expression en était éminemment douce et agréable, et en la regardant on ne pouvait s’empêcher de dire : « Quelle charmante physionomie ! »

Une teinte de mélancolie se mêlait à cette douceur ; la jeunesse d’Hélène conservait des traces de son enfance. Sa démarche était un peu lente, et ses manières timides et réservées.

Audley la regarda avidement tandis qu’elle s’approchait de lui, puis, se levant, il lui prit la main et la baisa.

« Je suis le plus ancien ami de votre tuteur, » dit-il en l’attirant dans l’embrasure d’une fenêtre ; et il jeta vers la comtesse un regard indiquant qu’il désirait causer librement avec Hélène. Lady Lansmere le comprit ; elle resta dans le salon, mais prit un livre et s’assit à quelque distance.

C’était un spectacle touchant que de voir l’austère homme d’État s’efforçant d’attirer à lui la douce et timide jeune fille, et quiconque l’eût alors écouté se fût aisément rendu compte de son influence sociale et eût été frappé de l’habileté avec laquelle il savait adapter son esprit à celui des femmes.

Il parla d’Harley L’Estrange. Il en parla avec tact et délicatesse. Hélène, qui ne répondait d’abord que par monosyllabes, s’enhardit peu à peu jusqu’à exprimer sa reconnaissante affection. Le front d’Audley devint soucieux. Il parla alors de l’Italie, et bien que personne ne fût moins poète que lui, cependant avec la dextérité d’un homme du monde accoutumé à étudier les caractères les plus opposés au sien, il suggéra certaines idées de nature à provoquer l’expression de sentiments poétiques chez une femme.

Les réponses d’Hélène témoignaient d’un goût cultivé, d’un esprit délicat, mais elles indiquaient aussi une imagination accoutumée à se colorer de reflets, à apprécier, admirer, révérer ce qui est grand et beau, mais humblement et doucement. Il n’y avait dans son langage ni enthousiasme chaleureux, ni remarques originales, aucun éclair de la faculté créatrice. Egerton en revint à l’Angleterre ; il parla de la nature critique des événements, des droits de la patrie aux talents de tous ceux qui sont capables de la servir et de guider ses destinées. Il s’étendit chaleureusement sur les talents d’Harley, et se réjouit à l’idée qu’il revenait en Angleterre, sans doute pour y commencer une carrière brillante. Hélène parut surprise, mais son visage ne s’anima d’aucune lueur qui répondît à l’éloquence d’Audley. Il se leva, et une expression de désappointement passa sur ses nobles traits, puis s’y évanouit aussitôt

« Adieu, ma chère miss Digby, dit-il, je crains de vous avoir fatiguée avec ma politique. Adieu, lady Lansmere, je verrai sans doute Harley dès qu’il sera de retour. »

Puis il descendit rapidement, regagna sa voiture et donna ordre au cocher de le conduire à Downing-Street. Il baissa les stores et se renversa en arrière. Une certaine langueur se laissa voir sur son visage et deux ou trois fois il porta machinalement la main à son cœur.

« Elle est bonne, douce, aimable, et fera certainement une excellente épouse, se dit-il à mi-voix ; mais aime-t-elle Harley comme il a rêvé d’être aimé ? Non ! A-t-elle la puissance et l’énergie de réveiller ses facultés engourdies et de nous rendre le Harley d’autrefois ? Non ! La nature l’a destinée à être le reflet d’un soleil, non pas à être elle-même le soleil ; cette enfant n’est pas celle qui peut réparer le passé et illuminer l’avenir. »


CHAPITRE VI.

Ce même soir Harley L’Estrange arriva chez son père. Les quelques années qui s’étaient écoulées depuis que nous ne l’avons vu, n’avaient amené aucun changement remarquable dans sa personne. Ses mouvements avaient conservé l’élasticité de la jeunesse, et sa physionomie la singulière variété de jeu qui la caractérisait. Il paraissait heureux sans affectation de revoir ses parents et montrait quelque chose de la gaieté et de la tendresse d’un écolier qui rentre à la maison paternelle. Ses manières envers Hélène témoignaient du sentiment chevaleresque qui dominait dans son caractère, elles exprimaient l’affection mais aussi le respect. Celles d’Hélène envers lui étaient réservées, mais innocemment gracieuses et doucement cordiales. Harley était celui qui parlait davantage. L’aspect des affaires était si critique qu’il ne put éviter de faire quelques questions relatives à la politique. Il en parlait même avec plus d’intérêt qu’il n’avait encore fait ; lord Lansmere était ravi.

« Eh bien, Harley, tu aimes donc ton pays après tout ?

— Certainement, dès qu’il est en danger, » expliqua le patricien ; et le sybarite semblait devenu un Athénien.

Puis il s’informa avec empressement de son ami Audley, et lorsque sa curiosité fut satisfaite, s’enquit des nouvelles littéraires. Il avait beaucoup entendu parler d’un ouvrage récent ; il nomma celui que M. Dale attribuait au professeur Moss ; aucun de ses interlocuteurs ne l’avait lu.

Harley les accusa d’indolence et de stupidité dans son langage original et métaphorique, puis il dit : « Et les cancans du monde ?

— Nous ne les connaissons jamais, dit lady Lansmere.

— On parle beaucoup d’une nouvelle charrue, au Boodle, dit lord Lansmere.

— Que Dieu la conduise. Mais ne parle-t-on pas d’un homme nouveau au White ?

— Je ne fais pas partie du club de White.

— Néanmoins vous pouvez avoir entendu parler du comte de Peschiera ?

— Ah oui, dit lord Lansmere ; on me l’a montré l’autre jour dans le parc de Saint-James ; c’est un bel homme pour un étranger ; ses cheveux sont convenablement taillés, il a l’air distingué, on le prendrait pour un Anglais.

— Ah ! ah ! Il est donc ici ! » et Harley se frotta les mains.

« Quelle route as-tu prise ? Es-tu passé par le Simplon ?

— Non ; je suis venu tout droit de Vienne. » Puis racontant gaiement les petites aventures de son voyage, Harley continua d’amuser son père jusqu’à l’heure du coucher. À peine Harley fut-il dans sa chambre que sa mère l’y rejoignit.

« Eh bien, dit-il, il n’est pas besoin de vous demander si vous aimez miss Digby. Qui ne l’aimerait ?

— Harley, mon fils ! dit la mère fondant en larmes, sois heureux à ta façon, mais sois heureux, c’est tout ce que je te demande. » Harley très-ému répondit avec reconnaissance à cette tendre injonction, puis amenant sa mère à causer d’Hélène il lui demanda brusquement : « Et de nos chances de bonheur, de son bonheur à elle, autant que du mien, qu’en pensez-vous ? Parlez-moi franchement.

— Oh ! je ne saurais douter du bonheur d’Hélène, répliqua fièrement la mère ; et quant au vôtre, n’avez-vous pas vous-même décidé là-dessus ?

— Mais cependant cela encourage et fait plaisir de s’entendre approuver. Hélène a certainement un caractère d’une grande douceur.

— Je le crois comme vous, mais son esprit.

— Est richement orné.

— Elle parle si peu.

— Oui : je ne sais pourquoi ; c’est pourtant une femme !

— Peuh ! fit la comtesse en souriant malgré elle ; mais racontez-moi plus en détail ce que vous avez fait. Vous l’aviez prise encore enfant, et vous aviez résolu de l’élever selon vos idées. La tâche a-t-elle été facile ?

— Oui, sans doute. Je désirais lui inspirer le goût et l’habitude de la vérité, et elle était naturellement vraie comme le jour ; le goût de la nature, et il était inné chez elle. Quant à comprendre l’art comme interprète de la nature, la chose a été plus difficile, mais cela viendra j’espère. L’avez-vous entendue chanter et jouer du piano ?

— Non.

— Elle vous étonnera. Elle a moins de facilité pour le dessin. Cependant là encore tout ce que peut l’éducation a été fait. En un mot elle est accomplie. Le caractère, l’esprit, le cœur, tout en elle est excellent. (Harley s’arrêta et étouffa un soupir). Je dois certainement m’estimer très-heureux, reprit-il (et il se mit à monter sa montre).

— Bien entendu, elle vous aime, dit la comtesse ; comment en serait-il autrement ?

— Si elle m’aime ; ma bonne mère, c’est justement là ce qui me reste à lui demander.

— À lui demander ? L’amour se découvre d’un coup d’œil ; il est inutile de rien demander.

— Pour moi, je ne l’ai pas découvert, je vous l’assure. Avant que son enfance ne fût complètement écoulée, elle quitta naturellement ma maison. Je la confiai à une famille italienne qui résidait près de moi. Je la voyais souvent, je dirigeais ses études, je surveillais ses progrès.

— Et vous en devîntes amoureux ?

— Amoureux est un mot bien violent. Non ; je suivis une pente doucement inclinée depuis le premier pas, jusqu’à ce qu’enfin je me dis intérieurement : Harley L’Estrange, l’heure est venue ; le bouton s’est épanoui en fleur, il est temps de le cueillir ; et je me répondis doucement : qu’il en soit ainsi. J’appris alors que lady N… retournait en Angleterre avec ses filles ; je lui demandai de se charger de ma pupille et de la conduire sous votre toit. Je vous écrivis, j’obtins votre assentiment, vous m’assurâtes que j’aurais par la suite celui de mon père. Me voici, j’ai votre approbation. Je parlerai demain à Hélène. Peut-être après tout ne voudra-t-elle pas de moi ?

— Il est étrange, bien étrange que vous parliez de cela si froidement et si légèrement, vous qui êtes capable d’aimer si ardemment.

— Soyez satisfaite, ma mère, dit Harley d’un ton sérieux, je le suis. L’amour tel que je l’ai ressenti autrefois est à jamais éteint en moi, je ne le sens que trop, hélas ! Mais une société douce, une tendre amitié, la consolation et la joie d’un sourire de femme, plus tard la voix des enfants, cette musique qui en frappant à la fois le cœur des deux parents y réveille les sympathies les plus durables et les plus pures, voilà ce que j’espère aujourd’hui. Est-ce donc là un espoir à dédaigner, ma bonne mère ? »

La comtesse pleura de nouveau, et lorsqu’elle quitta la chambre ses larmes coulaient encore.


CHAPITRE VII.

Ô Hélène ! douce Hélène, type charmant de cette excellence féminine, tranquille, sereine, inaperçue, profondément sentie ! La ménagère, la consolatrice, l’ange dont les ailes repliées autour du cœur y cachent une source féconde et divine que jamais ne troublent les eaux corrompues du monde. Hélène, est-ce bien en toi que le fantasque et brillant « fils du caprice et du loisir » doit trouver la régénération de sa vie, le second baptême de son âme ? À quoi bon tes humbles vertus pour celui que sa fortune doit préserver de toute rude épreuve et dont les chagrins sont en dehors de ton horizon ?

Et toi-même qui as besoin d’être doucement attirée au dehors, de te développer dans l’atmosphère calme et féconde d’un heureux et saint amour, l’affection que t’offre Harley L’Estrange te suffira-t-elle ? Les feuilles encore repliées dans le calice ne se flétriront-elles pas sous l’ombre qui les protégera peut-être contre l’orage, mais qui, en même temps les privera du soleil ? Que peux-tu pour la joie ou la douleur d’un cœur que ne fait point palpiter ton nom ? Possèdes-tu donc le charme et la force de l’astre des nuits pour soulever ou abaisser à ta volonté les flots de cette mer orageuse ? Qui dira cependant jusqu’où peuvent s’approcher deux cœurs auxquels le mal est étranger et dont le temps resserre chaque jour les liens ?

Heureux encore les époux quand chacun d’eux apporte à l’autel, sinon la flamme, du moins l’encens. Alors que toutes les pensées de l’homme sont nobles et généreuses, tous les sentiments de la femme, doux et purs, l’amour peut suivre s’il ne précède l’hymen, et sinon, si les fleurs manquent à la couronne, on peut regretter la rose, on est du moins à l’abri de l’épine.

La matinée était belle, quelque peu obscurcie cependant par le brouillard qui à Londres annonce l’approche de l’hiver, et Hélène se promenait pensive sous les grands arbres qui entouraient le jardin de l’hôtel Lansmere. Les arbres avaient encore des feuilles, mais fanées et desséchées ; parfois les oiseaux chantaient encore, mais leurs notes étaient plaintives et mélancoliques : jusqu’à l’arrivée d’Harley, tout dans cette demeure avait paru étrange et triste à la pauvre Hélène. Lady Lansmere l’avait reçue avec bonté, mais avec une certaine contrainte, et les manières imposantes habituelles à la comtesse, envers tous excepté Harley, avaient glacé la timide orpheline. Un vague sentiment de sa position équivoque, de l’infériorité de sa naissance et de sa fortune, oppressait encore Hélène. Elle se promenait rêveuse dans les grandes allées tournantes, et cette sorte de campagne artificielle semblait à celle dont l’âme aspirait à la simple nature comme une image des liens qui emprisonnent le rang.

Les réflexions d’Hélène furent interrompues par les joyeux aboiements de Néron qui bondit vers elle et lui posa dans la main sa grosse tête velue ; tandis qu’elle se baissait pour caresser le chien, heureuse de le revoir, et que des larmes longtemps contenues coulaient de ses yeux (car je ne sache rien qui provoque plus naturellement les larmes que le cordial accueil d’un chien lorsque quelque chose chez les humains nous a affligés ou froissés), elle entendit derrière elle la voix harmonieuse d’Harley. Hélène essuya rapidement ses larmes pendant que son tuteur s’approchait ; lorsqu’il fut près d’elle, il lui prit la main et attira doucement son bras sous le sien.

« J’ai si peu joui de votre conversation hier soir, ma chère Hélène, que j’ai le droit d’en réclamer ce matin le monopole, même aux dépens de Néron. Et vous voici donc de retour dans votre pays. » Hélène soupira doucement.

« Ne puis-je pas espérer que vous vous y retrouvez sous de meilleurs auspices qu’aux jours de votre enfance ? »

Hélène tourna vers son tuteur des yeux pleins d’une reconnaissance ingénue et du souvenir de tout ce qu’elle lui devait.

« Hélène, reprit Harley avec une sérieuse et mélancolique douceur, vos yeux me remercient ; mais écoutez-moi, je ne mérite aucun remercîment. Je vais vous faire une étrange confession d’égoïsme.

— Vous ! ah ! c’est impossible.

— Jugez-en vous-même, puis vous déciderez lequel de nous deux doit être reconnaissant. Hélène, lorsque j’avais à peine votre âge, que je n’étais qu’un écolier par les années, mais que par le cœur, par l’énergie et par les aspirations élevées, j’étais plus homme, je crois que je ne l’ai jamais été depuis, j’aimai, j’aimai avec passion. »

Il s’arrêta un instant, luttant visiblement contre lui-même. Hélène l’écoutait muette de surprise, mais l’émotion d’Harley éveilla la sienne, il tardait à son cœur tendre et compatissant de le consoler ; son bras s’appuya moins légèrement sur celui de son tuteur.

« J’aimai profondément et pour mon malheur, reprit Harley. C’est une longue histoire que je vous dirai peut-être plus tard. Le monde appelait cet amour une folie. Je n’ai pas discuté son arrêt alors, je ne pourrais le discuter maintenant. Il suffit ; la mort frappa subitement, cruellement et pour moi mystérieusement celle que j’aimais. Mon amour lui survécut ! Heureusement une distraction s’offrit non pas contre la douleur, mais contre le découragement et l’inertie. J’étais soldat, je rejoignis l’armée. Les hommes m’appelèrent brave. Erreur ! je n’étais qu’un poltron devant la vie. Je cherchais la mort ; comme le sommeil elle est souvent sourde à notre appel. La paix se fit. De même que lorsqu’a cessé le vent les voiles retombent, ainsi lorsque cessa pour moi l’animation de la guerre tout me parut plat, inutile, indifférent. Mon cœur était pesant, bien pesant. Peut-être ma douleur eût-elle été moins obstinée si je n’eusse craint d’avoir des reproches à me faire. Depuis lors j’ai été errant, vagabond, exilé volontaire.

« Mon adolescence avait été ambitieuse, toute ambition fut détruite en moi. Les flammes lorsqu’elles atteignent le cœur s’étendent et ne laissent que des cendres. Mais je serai bref ; je ne voulais pas me plaindre ainsi, moi à qui le ciel a réservé tant de bienfaits.

« Je me sentais pour ainsi dire séparé de tout ce qui fait la joie des autres hommes. Je m’effrayai en me voyant devenir de plus en plus la proie d’humeurs fantasques et capricieuses. Je résolus de m’attacher à quelque cœur vivant, c’était la seule chance que j’eusse de ranimer le mien. Mais celle que j’avais aimée demeurait mon seul type de la femme et elle différait de toutes celles que je voyais. Je me dis donc à moi-même : « J’élèverai quelque enfant en sorte qu’elle réalise mon idéal. » À l’époque où j’étais vivement préoccupé de cette pensée, le hasard me fit vous rencontrer. Frappé des malheurs de votre enfance, touché de votre courage, ravi de votre nature aimante, je me dis : « Voici ce que je cherchais. » Hélène, en me chargeant de diriger votre vie, en cultivant votre esprit et votre cœur, vous le voyez, je n’ai donc été qu’un égoïste. Et maintenant que vous êtes arrivée à l’âge où il convient que je vous parle ouvertement, maintenant que vous êtes sous le toit sacré de ma mère, maintenant je vous demande : pouvez-vous accepter ce cœur tel que l’ont fait des années perdues et un chagrin trop longtemps nourri ? Voulez-vous être du moins ma consolatrice ? Voulez-vous m’aider à regarder la vie comme un devoir et à retrouver ces inspirations qui autrefois m’élevaient au-dessus des misérables et frivoles intérêts du jour ?

« Hélène, je vous le demande, voulez-vous être tout cela sous le nom de ma femme ? »

Nous essayerions vainement de décrire les émotions rapides, multiples, indéfinissables qui traversèrent le cœur ingénu d’Hélène tandis qu’elle écoutait Harley.

L’étonnement, la compassion, un tendre respect, la sympathie, une gratitude presque filiale, se disputaient tellement son âme que lorsqu’il s’arrêta et lui prit doucement la main, elle demeura étourdie, muette, accablée. Harley sourit en regardant son visage expressif et couvert de rougeur. Il comprit sur-le-champ que l’idée d’une telle proposition ne lui était jamais venue, qu’elle ne l’avait jamais envisagé sous le caractère d’un amant, qu’elle n’avait même jamais sondé son propre cœur sur la nature des sentiments qu’il lui inspirait.

« Hélène, reprit-il d’un ton de douce tendresse, il y a quelque disparité d’âge entre nous et peut-être n’ai-je plus le droit d’aspirer à l’amour que la jeunesse n’accorde qu’à la jeunesse. Permettez-moi seulement de vous faire une question à laquelle vous répondrez franchement : Avez-vous vu dans notre vie tranquille du continent ou chez vos amis italiens, avez-vous vu quelqu’un que vous me préfériez ?

— Non, en vérité, non ! murmura Hélène. Cela serait-il possible ? Qui vous est supérieur ? » Puis avec un soudain effort, car sa sincérité était alarmée et son affection même pour Harley si filiale et si respectueuse la faisait craindre de le tromper, elle se recula un peu et dit :

« Ô mon cher tuteur ! vous le plus noble des hommes, à mes yeux du moins, pardonnez-moi, pardonnez-moi si je vous parais ingrate, si j’hésite, mais je ne puis me croire digne de vous, Je n’ai jamais levé les yeux si haut. Votre rang, votre position…

— Pourquoi seraient-ils éternellement ma malédiction ? Oubliez-les et continuez.

— Ce n’est pas cela seulement, dit Hélène en sanglotant presque, quoique ce soit beaucoup ; mais moi, réaliser votre type, votre idéal ! moi ! C’est impossible. Oh ! comment pourrais-je jamais vous être utile, vous consoler ?

— Vous le pouvez, Hélène, vous le pouvez ! s’écria Harley acharné de cette modestie ingénue. Puis-je garder cette main ? »

Et Hélène, laissant sa main dans celle d’Harley, détourna son visage baigné de larmes.

Un pas lent et grave se fit entendre sous les arbres.

« Ma mère, dit Harley L’Estrange levant les yeux, je vous présente ma fiancée. »


CHAPITRE VIII.

Harley L’Estrange, après son importante entrevue avec Hélène, se dirigea vers l’hôtel d’Egerton. Il venait d’entrer dans une des rues qui conduisent à Grosvenor-Square, lorsqu’un jeune homme marchant rapidement dans une direction opposée vint se frapper contre lui, et, reculant avec un mot d’excuse, s’écria : « Quoi, lord L’Estrange en Angleterre ! Permettez-moi de vous féliciter de votre retour, milord ; mais vous paraissez à peine me reconnaître ?

— Pardonnez-moi, monsieur Leslie. Je vous reconnais maintenant à votre sourire ; mais vous êtes encore d’un âge qui me permet de vous dire que vous êtes changé depuis que je ne vous ai vu.

— Et cependant vous, milord, me paraissez plus jeune qu’alors. »

Cette réponse avait cela de vrai qu’il y avait maintenant moins de différence apparente qu’autrefois entre Leslie et L’Estrange, car les soucis qui assiégeaient l’âme de l’ambitieux étaient visibles sur son visage, tandis que le culte rêveur d’Harley pour la vérité et la beauté semblait avoir conservé chez leur adorateur l’immortelle jeunesse de ces divinités.

Harley reçut ce compliment avec une indifférence qui eût convenu à un stoïque, mais qui semblait peu naturelle chez un homme sortant de demander en mariage une femme beaucoup plus jeune que lui.

« Vous alliez peut-être chez M. Egerton ? reprit Leslie. En ce cas, je vous préviens qu’il n’est pas chez lui ; il est au ministère.

— Merci ; je vais alors diriger mes pas de ce côté.

— J’y vais moi-même, » dit Randal en hésitant.

L’Estrange était peu prévenu en faveur de Leslie par ce qu’il connaissait de lui, mais la remarque de Randal faisait appel à sa politesse habituelle et il répliqua avec un empressement de bon goût : « Allons ensemble jusque-là. »

Randal accepta le bras qui lui était offert, et lord L’Estrange, comme il arrive généralement à ceux qui reviennent d’un long voyage, prit le rôle de questionneur dans le dialogue qui suivit :

« Egerton est toujours le même, je suppose, trop occupé pour être malade, trop ferme pour être chagrin ?

— Quand il serait l’un ou l’autre, il dédaignerait de se plaindre. Mais néanmoins, mon cher lord, je serais heureux de savoir ce que vous pensez de sa santé.

— Comment cela ? Vous m’inquiétez.

— Ce n’est pas mon intention et je vous prie de lui laisser ignorer ce que je vous ai dit : mais il me paraît souffrant et fatigué.

— Pauvre Audley ! dit L’Estrange d’un ton de profonde affection. Je le questionnerai, et sans vous nommer, soyez-en sûr, car je sais combien il redoute qu’on le croie susceptible des infirmités humaines. Je vous suis obligé de m’avoir prévenu et reconnaissant de l’intérêt que vous portez à quelqu’un qui m’est si cher. »

Et le ton d’Harley fut plus cordial qu’il ne l’avait jamais été envers Randal. Il s’informa ensuite de ce que pensait celui-ci des rumeurs qui étaient venues jusqu’à lui au sujet de la chute probable du ministère et lui demanda si Audley se montrait affecté de ces bruits. Mais ici Randal, comprenant qu’Harley ne pouvait rien lui communiquer, se montra prudent et réservé.

« La perte du pouvoir ne saurait, à mon avis, affecter un homme comme Audley, dit lord L’Estrange. Il sera tout aussi puissant dans l’opposition, peut-être davantage, et quant aux émoluments…

— Les émoluments sont considérables, fit Randal avec un léger soupir.

— Assez considérables, je suppose, pour payer environ le dixième des dépenses qu’impose à notre généreux ami la place qu’il occupe. Non, nos hommes d’État anglais ont du moins cela de bon, qu’on ne saurait dire qu’aucun d’eux se soit jamais enrichi au pouvoir.

— Et la fortune de M. Egerton est sans doute considérable ? dit négligemment Randal.

— Du moins elle doit l’être, s’il a eu le temps de s’en occuper. »

Ils passèrent ici devant l’hôtel où logeait le comte de Peschiera.

Randal s’arrêta « Voulez-vous m’excuser un instant ? Nous passons devant un hôtel où je veux mettre ma carte. » Ce disant, il donna sa carte à un valet debout devant la porte.

« Pour le comte de Peschiera, » dit-il tout haut,

L’Estrange tressaillit ; et lorsque Randal reprit son bras, il dit :

« C’est donc ici que loge cet Italien ? Et vous le connaissez ?

— Je le connais légèrement, comme on connaît un étranger qui fait sensation,

— Ah ! il fait sensation.

— Naturellement. Il est beau, spirituel et à ce que l’on dit fort riche, du moins tant qu’il continue à jouir des revenus de son parent exilé.

— Vous êtes bien informé, à ce que je vois, monsieur Leslie. Et à quoi attribue-t-on l’arrivée en Angleterre du comte de Peschiera ?

— J’ai entendu parler de quelque chose que je n’ai pas très-bien compris au sujet d’un pari qu’il aurait fait d’épouser la fille de son parent, afin, je suppose, de s’assurer ainsi la succession. On disait donc qu’il était ici dans le but de découvrir l’exilé et de faire la conquête de l’héritière. Mais vous savez sans doute jusqu’où on doit ajouter foi à ces bavardages ?

— Je sais du moins une chose, c’est que si Peschiera a fait un tel pari, je vous conseille de le tenir, ainsi que tout ce qu’on pariera de son côté, dit L’Estrange sèchement ; et tandis que ses lèvres tremblaient de colère, son regard brillait d’une gaieté ironique.

— Vous croyez donc que le pauvre exilé ne sera pas contraint d’accepter cette alliance pour recouvrer ses biens ?

— Certainement non, car je n’ai jamais vu de coquin contre lequel je ne parierais pas, lorsqu’il se fie à sa bonne chance contre la justice et la Providence. »

Randal fit la grimace, et il lui sembla qu’une flèche avait effleuré son cœur, mais il se remit aussitôt.

« Au reste, dit-il, le bruit circule vaguement que la jeune fille en question est déjà mariée à un Anglais. »

Cette fois, ce fut au tour d’Harley de faire la grimace. « Bonté divine ! s’écria-t-il ; la chose ne peut être vraie ; cela ruinerait tout ! Un Anglais ; justement en ce moment. Mais ce serait, j’espère, un Anglais d’un rang égal au sien ou du moins à un homme connu pour ses opinions opposées à ce que l’Autriche nomme les doctrines révolutionnaires ?

— Je l’ignore ; mais j’avais entendu parler simplement d’un gentilhomme de bonne famille. Cela ne suffirait-il pas ? La cour d’Autriche prétend-elle donc imposer un mariage à la fille, comme condition de la grâce du père ?

— Non, il ne s’agit pas de cela, dit Harley fort agité. Mais mettez-vous à la place d’un ministre quelconque d’une des grandes monarchies européennes. Supposez qu’un insurgé politique, redoutable par son rang et sa fortune, ait été proscrit malgré les clameurs d’un parti puissant, et qu’au moment même où ce ministre songe à se relâcher de sa sévérité, il apprenne que l’héritière de ce haut rang et de cette immense fortune est mariée à citoyen du pays où ces mêmes opinions pour lesquelles l’insurgé a été proscrit sont le plus populaires, qu’ainsi la fortune rendue pourra être employée à troubler la sécurité nationale, l’ordre de choses existant, et cela au moment où vient d’éclater en France une révolution[2], dont les effets se font sentir plus que partout ailleurs dans le pays même de cet exilé ; représentez-vous tout cela et dites-moi si quelque chose peut être plus défavorable aux espérances du proscrit, et fournir à ses adversaires un plus vigoureux argument contre la restitution de sa fortune ? Mais bast ! cela est nécessairement un conte ! Si c’était vrai, je l’aurais su.

— Je suis de l’avis de Votre Seigneurie ; cette rumeur doit être sans fondement. Quelque Anglais, ayant entendu parler de la rentrée probable du proscrit, aura peut-être compté sur une héritière et répandu ce bruit pour éloigner les autres prétendants. Et d’après ce que vous dites, s’il réussissait dans ses projets, sa fiancée pourrait bien, après tout, n’être pas une héritière.

— Il n’y a pas à en douter. Quel que fût l’arrangement auquel on s’arrêtât, je ne puis croire qu’on lui livrât cette fortune, bien qu’on la conservât peut-être pour ses enfants. Mais, en vérité, il est si rare de voir une Italienne d’un grand nom épouser un étranger, que nous ferons bien de chasser cette idée, en souriant de la face allongée du prétendant imaginaire. Dieu lui vienne en aide s’il existe !

— Amen, fit dévotement Randal.

— On m’a dit que la sœur de Peschiera est aussi en Angleterre. La connaissez-vous ?

— Un peu.

— Mon cher Leslie, pardonnez-moi une liberté que ne justifie pas le peu d’ancienneté de notre connaissance. Je n’ai rien à dire contre la dame. J’ai même appris certaines choses qui prouvent qu’elle a droit au respect et à la compassion. Mais quant à Peschiera, tous ceux qui font cas de l’honneur le soupçonnent d’être un coquin, et pour ma part, je sais qu’il en est un. Eh bien, je pense que plus longtemps nous conserverons cette horreur du vice, qui est le généreux instinct de la jeunesse, plus digne sera notre âge mûr et plus respectable notre vieillesse. Êtes-vous de mon avis ? » Et Harley se retournant soudain, ses regards tombèrent comme un flot de lumière sur le visage pâle et mystérieux de Randal.

« Certainement, » murmura l’intrigant.

Harley, après l’avoir regardé, se recula instinctivement et retira son bras.

Heureusement pour Randal, qui, sans trop savoir pourquoi, se sentait dans une fausse position, quelqu’un lui prit le bras, et une voix mâle et franche s’écria : « Comment allez-vous, mon cher ? Je vois que vous n’êtes pas libre en ce moment ; mais tâchez de passer chez moi dans le courant de la journée. » Et après avoir adressé à lord L’Estrange un salut en manière d’excuse, l’interrupteur se retirait lorsque Harley dit :

« Que je ne vous empêche pas de parler à votre ami, monsieur Leslie. Il est inutile de vous hâter pour voir Egerton, car je réclamerai le privilège d’une ancienne amitié pour obtenir la première entrevue.

— C’est le neveu de M. Egerton, Frank Hazeldean.

— Rappelez-le, je vous prie et me présentez à lui. Il a une de ces figures qui auraient réconcilié Timon avec les Athéniens. »

Randal obéit ; après quelques paroles gracieuses adressées à Frank, Harley persista à vouloir laisser ensemble les deux jeunes gens et reprit sa course vers Downing-Street.


CHAPITRE IX.

« Ce lord L’Estrange a l’air d’un bien bon garçon.

— Hum ! comme ça. C’est un humoriste efféminé ; il débite les choses les plus absurdes du ton d’un homme qui les croit fort sages. Mais n’importe. Vous vouliez me parler, Frank ?

— Oui, je vous suis si reconnaissant de m’avoir présenté à Lévy, que je veux vous dire avec quelle générosité il s’est conduit.

— Un instant ; permettez-moi de vous faire observer que je ne vous ai pas présenté à Lévy. Vous l’aviez déjà vu chez Borrowell, si je ne me trompe, et il a dîné avec nous au Clarendon. Je ne suis pour rien de plus dans votre connaissance réciproque. Je vous ai au contraire plutôt prémuni contre lui. Ne venez pas dire, je vous prie, que je vous ai présenté à un homme qui, tout agréable, tout honnête peut-être qu’il soit, n’en est pas moins un usurier. Votre père serait avec raison irrité contre moi si je l’avais fait.

— Ah bast ! Vous avez des préventions contre ce pauvre Lévy. Mais écoutez seulement. J’étais tristement dans ma chambre, songeant à ces maudits billets, et à me demander comment je ferais pour les renouveler, lorsque Lévy entra. Après m’avoir parlé de sa vieille amitié pour mon oncle Egerton et de son estime pour vous, et m’avoir dit (donnez-moi la main, Randal) combien il était touché de votre sympathie pour mes peines et mes embarras, il ouvrit son portefeuille et me montra que tous mes billets étaient maintenant en sa possession.

— Comment cela ?

— Il les avait rachetés. Cela devait, disait-il, être si désagréable pour moi de les voir passer de l’un à l’autre sur la place de Londres ; et d’ailleurs il était certain, ajoutait-il, que les juifs finiraient tôt ou tard par s’adresser à mon père. « Maintenant, a-t-il ajouté, je ne suis pas très-pressé de rentrer dans cet argent, et il nous faut convenir d’un intérêt plus modéré. » En un mot, rien de plus honnête et de plus généreux que toute sa manière d’être. Il réfléchit, dit-il, à un moyen de me délivrer complètement de mes embarras, et à cet effet il passera chez moi dans quelques jours, lorsqu’il aura mûri son plan. Après tout, je ne puis devoir cela qu’à vous, Randal. Je jurerais que c’est vous qui le lui avez mis en tête.

— Non, en vérité. Au contraire, je vous répète : soyez prudent dans vos affaires avec Lévy. J’ignore complètement, je vous l’assure, ce qu’il veut vous proposer. Avez-vous des nouvelles d’Hazeldean ?

— Oui, j’en ai reçu aujourd’hui même. Imaginez-vous que les Riccabocca ont disparu ; c’est ma mère qui me l’écrit ; sa lettre est singulière. Elle semble croire que je sais où ils sont et me reproche d’en faire mystère… C’est pour moi une énigme. Mais il y a dans la lettre une phrase qui semble se rapporter à Béatrix ; lisez plutôt. « Je ne te demande pas de me dire tes secrets, Frank ; mais Randal t’aura sans doute assuré que ton bonheur sera ma première considération dans toute chose où ton cœur sera réellement engagé. »

— Oui, dit lentement Randal, ceci a trait à Béatrix ; mais comme je vous l’ai déjà dit, votre mère ne veut intervenir en aucune façon, une pareille intervention affaiblirait son influence sur le squire. En outre, comme elle le disait, elle ne peut souhaiter de vous voir épouser une étrangère, bien que si vous étiez une fois marié,… Mais où en êtes-vous avec la marquise ? A-t-elle consenti ?

— Pas tout à fait ; je ne me suis pas clairement expliqué. Ses manières, bien que devenues plus affectueuses, ne m’y autorisent pas encore, et puis, avant de risquer une déclaration positive, il faut certainement que j’aille faire un tour au manoir et que je parle au moins à ma mère.

— Vous en êtes le meilleur juge ; mais pas d’imprudence. Ne partez pas sans m’avoir vu. Nous voici à mon bureau. Au revoir, et… et rappelez-vous que, quels que soient vos rapports avec Lévy, je n’y entre pour rien. »


CHAPITRE X.

Vers le même soir, Randal galopait sur la route de Norwood. L’arrivée d’Harley et la conversation qui avait eu lieu entre lui et Randal, rendaient celui-ci désireux de s’assurer s’il était probable que Riccabocca apprît le retour de L’Estrange en Angleterre et le rencontrât, car il sentait que si ce dernier venait à savoir que Riccabocca avait été dirigé par lui dans son changement de résidence, Harley trouverait que Randal avait manqué de franchise envers lui, et d’un autre côté, Riccabocca, assuré de la protection tout efficace de lord L’Estrange, n’aurait plus besoin de Leslie pour le défendre des machinations de Peschiera.

Un lecteur peu accoutumé à plonger dans les profondeurs de l’esprit d’un intrigant ambitieux, penserait naturellement que Randal ne devait plus avoir d’intérêt à conserver la confiance de l’exilé, depuis qu’il lui avait été démontré que Violante, en l’épousant, cesserait probablement d’être une riche héritière. Mais peut-être, dira quelque jeune et candide lectrice, peut-être Randal était amoureux de cette belle et noble fille ? Randal, amoureux ! Non ! non ! il était agité de passions plus âpres que cette bienheureuse folie. Et s’il eût pu être amoureux, Violante n’était pas la femme propre à charmer ce cœur sombre et mystérieux ; sa noblesse instinctive, sa beauté imposante, quoique féminine, intimidaient Randal. Les hommes de sa sorte peuvent aimer une esclave, ils ne lèvent jamais les yeux vers une reine. Ils peuvent abaisser leurs regards, ils ne sauraient les élever si haut. Mais d’un côté, Randal ne voulait point, sur la simple assurance qui l’avait consterné, renoncer à l’espoir de s’assurer une fortune qui réaliserait ses rêves les plus brillants ; et de l’autre, s’il devait être contraint de renoncer à une telle alliance, bien qu’il ne méditât pas la basse perfidie d’aider Peschiera dans ses desseins, cependant s’il fallait absolument, pour assurer le mariage de Frank avec Béatrix, que le comte connût la retraite de Béatrix, alors… Il n’alla pas plus loin dans ses projets, ils lui semblaient à lui-même trop sombres ; mais il soupira péniblement, et ce soupir présageait combien faiblement lutteraient en lui l’honneur et la vertu aux prises avec l’avarice et l’ambition. Ainsi donc, de toutes façons, Riccabocca était l’une de ces cartes maîtresses qu’un joueur aussi expérimenté devait se garder de jeter en renonce. Elle pouvait servir de rentrée, et au pis-aller elle compterait toujours dans le jeu. L’intimité de l’Italien faisait donc partie de cette science qui, pour Randal, était synonyme de puissance.

Tandis que le jeune homme méditait ainsi sur la route de Norwood, Riccabocca et Jemima étaient en conférence secrète dans leur salon. Et si vous eussiez pu les voir, lecteur, vous eussiez été saisi d’étonnement et de curiosité, car quelque conversation extraordinaire avait certainement eu lieu entre eux. Riccabocca était visiblement agité d’émotions qui ne lui étaient point familières. Il avait les larmes aux yeux, en même temps qu’errait sur ses lèvres un sourire qui n’avait rien de cynique ni de sardonique. Sa femme avait la tête appuyée sur son épaule, la main dans la sienne, et, rien qu’à la voir, on pouvait deviner qu’il venait de lui adresser quelque compliment flatteur, d’une nature plus tendre et plus sincère que ceux qui caractérisaient d’ordinaire sa galanterie banale et hypocrite. Mais Giacomo entra, et Jemima, avec la sévère modestie d’une Anglaise, s’éloigna aussitôt de Riccabocca.

« Padrone, dit Giacomo qui, quelque étonnement que lui causât l’effusion conjugale qu’il avait surprise, était trop bien appris pour en rien témoigner ; Padrone, le jeune gentilhomme anglais, se dirige vers la maison, et j’espère que vous n’oublierez pas de lui communiquer les nouvelles alarmantes que je vous ai données ce matin.

— Ah, oui ! dit Riccabocca, dont le visage s’attrista.

— Si la signorina était seulement mariée !

— C’est ma pensée continuelle, s’écria Riccabocca. Et tu crois réellement que ce jeune homme l’aime ?

— Sans cela, que viendrait-il faire ici. Excellence ? dit naïvement Giacomo.

— Tu as raison, pourquoi viendrait-il ? dit Riccabocca. Jemima, je ne puis supporter plus longtemps les terreurs que j’endure au sujet de cette pauvre enfant. Je m’ouvrirai franchement à Randal Leslie. Maintenant, d’ailleurs, ce qui aurait pu être une sérieuse considération en cas que je rentrasse en Italie, n’est plus un obstacle. »

Jemima sourit faiblement et murmura quelques mots à l’oreille de Riccabocca qui reprit :

« Absurde, anima mia. Je vous dis qu’il en sera ainsi ; je n’ai pas le moindre doute à cet égard. Quand je vous répète qu’il y a neuf chances contre quatre, selon les calculs les plus exacts. Je vais parler ouvertement à Randal ; il est trop jeune et trop timide pour parler lui-même.

— Sans doute, fit Giacomo ; comment l’oserait-il jamais, si amoureux qu’il soit ? »

Jemima secoua la tête.

« Oh ! n’ayez pas peur, dit Riccabocca, je le mettrai à l’épreuve. S’il a des vues intéressées, je les découvrirai aisément. Je me flatte de connaître passablement la nature humaine, cara mia. Et toi, Giacomo, donne-moi mon Machiavel ; c’est cela. Maintenant, laissez-moi, Jemima, il faut que je réfléchisse et que je me prépare. »

Lorsque Randal entra dans la maison, Giacomo l’introduisit dans le salon avec un sourire tout particulièrement gracieux. Riccabocca y était seul, assis devant la cheminée, la tête appuyée sur sa main ; le Machiavel in-folio était ouvert devant lui sur la table.

L’Italien accueillit Randal avec sa courtoisie habituelle, mais ses manières respiraient une certaine dignité sérieuse et pensive, d’autant plus imposante peut-être qu’il l’assumait plus rarement. Après quelques paroles insignifiantes, Randal informa Riccabocca de la curiosité qu’avait excitée au manoir sa subite disparition, et il s’enquit négligemment des instructions laissées par l’Italien au sujet des lettres qui lui seraient adressées au Casino.

« Des lettres ! dit Riccabocca avec simplicité, je n’en reçois jamais, ou du moins si rarement, que je n’ai pas songé à prendre des mesures au sujet d’un événement si peu probable. S’il arrive des lettres au Casino, elles y resteront, voilà tout.

— Alors je ne vois aucune possibilité d’indiscrétion, aucune chance que l’on découvre votre adresse.

— Ni moi non plus. »

Tranquille de ce côté, et sachant que Riccabocca n’avait pas coutume de lire les journaux, qui eussent pu lui apprendre l’arrivée de lord L’Estrange, Randal s’informa avec le plus grand intérêt de la santé de Violante. Il espérait que la jeune fille ne souffrait point de sa retraite forcée, etc., etc.

Tandis qu’il parlait, Riccabocca l’observait gravement ; puis il se leva soudain, et l’air de dignité dont nous avons déjà parlé devint plus frappant encore.

« Mon jeune ami, dit-il, écoutez-moi attentivement et répondez-moi franchement. Je connais la nature humaine (et un sourire d’orgueilleuse complaisance se dessina sur les lèvres du sage, qui jeta un coup d’œil sur son Machiavel). Je connais la nature humaine, je l’ai du moins étudiée, reprit-il sérieusement et avec moins de vanité, et je pense que lorsqu’un étranger témoigne pour mes affaires un intérêt qui lui cause plus d’un embarras, un intérêt, continua le sage en posant la main sur l’épaule de Randal, qu’égalerait à peine celui d’un fils, cet étranger doit être influencé par quelque puissant motif personnel.

— Oh, monsieur ! » s’écria Randal d’une voix étranglée et en pâlissant. Riccabocca le contempla avec la tendresse indulgente d’un être supérieur et continua d’exposer ses théories :

« Chez vous, quel peut être ce motif ? Ce n’est pas un motif politique, puisque vous partagez, je pense, les opinions du ministère et que ces opinions ne sont pas favorables à l’Italie. Ce ne sont pas non plus des calculs ambitieux ou intéressés ; comment de tels calculs vous enrôleraient-ils au service d’un proscrit ? Que reste-t-il donc ? Le motif qui à votre âge est le plus naturel et le plus fort. Je ne vous blâme pas. Machiavel lui-même convient que des motifs de cette nature ont dominé les esprits les plus sages, et bouleversé les royaumes les plus solidement établis. En un mot, jeune homme, vous êtes amoureux, et amoureux de ma fille. »

Randal fut si alarmé de cette charge directe et inattendue, dirigée sur ses batteries masquées, qu’il n’essaya même pas de se défendre ; il laissa tomber sa tête sur sa poitrine et demeura muet.

« Je ne doute pas, reprit le sagace observateur de la nature humaine, que les louables et généreux scrupules naturels à votre âge ne vous eussent empêché de m’ouvrir volontairement votre cœur. Vous pouviez croire que, fier du rang que j’occupais autrefois, ou confiant dans l’espoir de recouvrer mon héritage, je serais ambitieux dans mes vues matrimoniales pour Violante ; vous pouviez craindre aussi, en songeant à la possibilité de ma rentrée en Italie, de paraître obéir à des mobiles odieux à la jeunesse et à l’amour, c’est pourquoi, mon jeune ami, je me suis décidé à me départir de la coutume anglaise pour en adopter une qui n’est pas rare dans mon pays. Chez nous, un prétendant se présente rarement sans s’être assuré le consentement du père. Je n’ai que ceci à vous dire : si je ne me suis pas trompé et que vous aimiez ma fille, mon plus vif désir est de la voir en sûreté, et, en un mot, vous me comprenez. »

Ce doit être une consolation pour nous autres simples mortels qui n’avons aucune prétention à une sagesse et à une habileté supérieures, d’observer les erreurs grossières commises par ces deux personnages remarquables par leur sagacité : le docteur Riccabocca se targuant de sa profonde connaissance du cœur humain, et Randal Leslie accoutumé à fouiller dans tous les recoins de la pensée et de l’action pour y chercher cette science qui est une puissance ; car tandis que le sage, concluant non-seulement d’après les souvenirs de sa jeunesse, mais d’après l’influence ordinaire de la passion qui règne sur les jeunes gens, avait attribué à Randal des sentiments entièrement étrangers à la nature de ce profond diplomate, Riccabocca n’eut pas plutôt achevé de parler que Randal, de son côté, jugeant, lui aussi, selon son propre cœur et d’après les motifs qui dirigent généralement les hommes d’un âge mûr et d’une prudence aussi vantée que celle du savant élève de Machiavel, décida intérieurement que Riccabocca voulait abuser de sa jeunesse et de son inexpérience pour faire de lui sa dupe.

« Pauvre jeune homme ! se disait Riccabocca ; comme il était loin d’être préparé au bonheur que je lui annonce ! »

« Le vieux jésuite ! pensait Randal ; il a certainement appris, depuis que nous ne nous sommes vus, qu’il n’a aucune chance de rentrer dans son patrimoine, et il veut me faire épouser une fille sans le sou. Quel autre motif pourrait-il avoir ? Si sa fille avait le moindre espoir de redevenir la plus riche héritière de l’Italie, il ne me l’offrirait pas si légèrement. Cela saute aux yeux. »

Ému de ressentiment à l’idée du piège qui lui était tendu, Randal allait désavouer complètement l’affection absurde et désintéressée qu’on lui attribuait, lorsqu’il vint à penser que sans doute il offenserait ainsi mortellement l’Italien (car les fourbes ne pardonnent jamais à ceux qu’ils n’ont pu réussir à tromper), et qu’il pouvait être encore de son intérêt de rester dans des termes familiers et affectueux avec Riccabocca ; c’est pourquoi dominant son premier mouvement il s’écria :

« Ô le plus généreux des hommes ! Pardonnez-moi si j’ai été jusqu’ici incapable d’exprimer ma joie, mon étonnement ; mais je ne puis consentir à profiter de votre générosité irréfléchie. Votre noble conduite ne fait qu’augmenter mes scrupules ; si vos grands biens, comme je l’espère, vous sont prochainement rendus, vous pourriez regretter d’avoir pris un pareil engagement ; si vos espérances étaient déçues, ce serait différent, mais alors même quelle position, quelle fortune pourrais-je offrir à votre fille ?

— Vous êtes bien né ; tous les gentilshommes sont égaux, dit Riccabocca avec noblesse. Vous possédez la jeunesse, la science, le talent, qui dans votre heureux pays sont des sources certaines de richesse ; de plus, vous avez des amis puissants, en un mot, s’il vous convient de vous marier par amour, je serai satisfait ; si non, parlez franchement. Quant à la restitution de mes biens, elle ne me paraît guère probable tant que vivra mon ennemi. Et dans ce cas-là même, il est arrivé depuis que je ne vous ai vu quelque chose qui aplanirait toutes les difficultés, dit Riccabocca avec un sourire singulier qui parut à Randal sinistre et malicieux. Quoi qu’il en soit, n’imaginez pas que je sois d’une magnanimité si extravagante. Songez à la satisfaction, à l’immense satisfaction que j’éprouverais de savoir Violante à l’abri des mauvais desseins de Peschiera ; en sûreté pour toujours sous la protection d’un mari. Je vais vous dire un proverbe italien qui renferme une vérité pleine de sagesse et de menace :

« Hai cinquante amici ? — Non basta. — Hai un nemico ? — E troppo. »

— Il est arrivé quelque chose ! répéta Randal sans faire attention à la conclusion de ce discours et entendant à peine le proverbe que le sage prononçait d’un ton si emphatique ; il est arrivé quelque chose ! Mon ami, soyez plus explicite, qu’est-il arrivé ? »

Riccabocca demeura muet.

« Quelque chose qui vous engage à me donner votre fille ? »

Riccabocca fit un signe de tête affirmatif et se mit à rire silencieusement.

« C’est le rire d’un démon, dit intérieurement Randal, il s’agit bien sûr de quelque chose qui la rend peu désirable. Il se trahit lui-même. C’est ce qui arrive toujours aux gens rusés. »

« Pardonnez-moi, dit l’Italien, si je ne réponds pas à votre question ; vous saurez tout plus tard, mais à présent, c’est encore un secret de famille. Et maintenant il faut que je vous confesse une autre cause de ma franchise envers vous. (Ici le visage de Riccabocca changea d’expression et s’anima d’une rage mêlée de terreur). Il faut que vous sachiez, dit-il en baissant la voix, que Giacomo a aperçu un étranger tournant autour de la maison et regardant aux fenêtres ; et nous ne doutons pas, lui et moi, que ce ne soit un émissaire de Peschiera.

— Impossible ! Comment vous aurait-il découvert ?

— Je n’en sais rien, mais lui seul a intérêt à me faire espionner. L’homme s’est tenu à distance et Giacomo n’a pu voir son visage.

— Ce n’est peut-être qu’un promeneur. Est-ce là tout ?

— Non ; la vieille femme qui nous sert dit qu’on lui a demandé dans une boutique si nous n’étions pas Italiens.

— Et qu’a-t-elle répondu ?

— Que non ; mais elle a avoué que nous avions un domestique étranger.

— Je surveillerai cela. Soyez certain que si Peschiera vous a découvert, je le saurai. Je me hâte de vous quitter afin de commencer mon enquête.

— Je ne veux pas vous retenir. Puis-je penser que maintenant nos intérêts sont communs ?

— Oh ! oui, oui ; mais votre fille ! comment oserais-je espérer qu’une créature si belle, si parfaite, veuille confirmer l’espérance que vous m’avez donnée ?

— La fille d’un Italien est élevée dans l’idée qu’un père a le droit de disposer de sa main.

— Mais son cœur ?

Cospetto ! dit l’Italien fidèle à ses infâmes préjugés contre le sexe ; le cœur d’une fille est comme un couvent : plus saint est le Cloître, plus charitable est la porte. »


CHAPITRE XI.

Randal rentra chez lui juste à temps pour s’habiller et se rendre à un dîner que donnait le baron Lévy.

La manière de vivre du baron avait ce caractère particulier à la fois aux élégants les plus raffinés de cette époque, ainsi qu’aux parvenus les plus insignes. Car il est digne de remarque qu’en matière de modes et de luxe, c’est toujours le parvenu qui se rapproche le plus du dandy.

Personne n’est plus difficile que le parvenu quant à la coupe de son habit, la précision de son équipage et les minuties de son service. Ceux qui sont entre le parvenu et le raffiné, dont la conséquence s’appuie sur quelque chose de solide, ne suivent que de loin les caprices de la mode, et se montrent peu attentifs à observer ces délicatesses qui ne leur donnent ni un ancêtre ni une guinée de plus. La maison du baron, comme son dîner, témoignait d’une élégance incontestable. Si Lévy avait été l’un des rois légitimes du dandysme, chacun se fût écrié : « Quel goût exquis ! » Mais telle est la bizarrerie de la nature humaine que les dandys qui dînaient à sa table se disaient en haussant les épaules : « Il veut singer D… ! l’animal ! »

Au dîner, il ne parut point sur la table de vaisselle plate. La mode russe alors peu connue avait été adoptée ; des fruits et des fleurs placés dans des plats de vieux Sèvres et dans des vases de Bohême étincelants ; point de domestiques en livrée ; derrière chaque convive se tenait debout un monsieur vêtu d’un habit noir et de linge fin, en sorte que convive et laquais semblaient stéréotypés d’après la même planche.

Les viandes étaient exquises ; le vin provenait des caves d’archevêques et d’ambassadeurs défunts. La compagnie était choisie et ne se composait que de huit personnes. Quatre étaient des fils aînés de pairs (depuis un baron jusqu’à un duc), un autre un bel esprit qu’on ne pouvait avoir sans l’inviter un mois à l’avance et sans lui assurer, lorsque l’hôte était un parvenu, des melons et des pêches au milieu de l’hiver ; le sixième convive, au grand étonnement de Randal, n’était autre que M. Avenel ; lui-même et le baron complétaient les huit.

Les fils aînés se reconnurent avec un sourire significatif ; le plus jeune d’entre eux (c’était son premier hiver à Londres) eut même la bonne grâce de rougir et de paraître embarrassé. Les autres étaient plus endurcis, mais furent également surpris en voyant Randal et Dick Avenel. Le premier leur était connu personnellement comme un jeune homme d’avenir, grave, instruit, plutôt prudent que prodigue, et incapable de folies. Que diable venait-il faire là ?

La présence de M. Avenel les intriguait davantage encore. Un homme d’un âge mûr, qu’on disait être dans le commerce, qu’ils avaient vu en ville, c’est-à-dire se promenant à cheval dans le parc ou au parterre de l’Opéra, mais qu’ils n’avaient jamais aperçu dans un club connu ni dans leurs coteries, un homme dont la femme donnait d’affreuses soirées du troisième ordre. Pourquoi cet homme avait-il été invité avec eux et par le baron Lévy qui se piquait d’être exclusif ? c’était là un problème digne d’exercer toute leur pénétration. Le bel esprit, qui étant fils d’un petit boutiquier se donnait de beaucoup plus grands airs que les jeunes lords, résolut le problème par une impertinence : « Soyez certain, dit-il tout bas à Spendquick, que cet homme est l’X Y du Times qui offre de prêter telle somme qu’on voudra, depuis 10 livres sterling jusqu’à un million. C’est l’homme qui a tous vos billets ; Lévy n’est que son chacal.

— Sur mon âme ! fit Spendquick alarmé ; s’il en est ainsi, on fera bien de se montrer civil envers lui !

— Vous, certainement, dit le bel esprit, mais pour moi je n’ai jamais trouvé un X Y qui ait voulu rien m’avancer. C’est pourquoi je n’entends pas être plus respectueux envers X Y qu’envers toute autre quantité inconnue. »

À mesure que le vin circulait, la compagnie devint gaie et sociable. Lévy était vraiment fort divertissant ; il savait sur le bout du doigt tous les cancans de la ville et il possédait en outre cet art aimable de dire du mal des absents, toujours si apprécié par les présents. Par degrés aussi M. Richard Avenel s’anima, et comme le bruit avait circulé parmi les convives qu’il était X Y, on l’écouta avec un respect qui excita encore sa verve ; et lorsque le bel esprit voulut l’embarrasser ou le mystifier, Dick répondit avec une brusquerie qui, bien qu’assez grossière, fut trouvée si spirituelle par lord Spendquick et ceux qui se sentaient dans une position analogue à la sienne, que les rieurs se mirent de son côté et réduisirent le bel esprit au silence pour le reste de la soirée, circonstance qui ne contribua pas peu à la rendre agréable. Après le dîner la conversation, comme il convient dans une réunion de garçons faciles et débonnaires, passa successivement du turf au ballet et du dernier scandale à la politique, car les temps étaient si critiques que la politique occupait forcément tout le monde, et trois des jeunes lords représentaient leurs comtés.

Randal parla peu, mais comme de coutume écouta attentivement, et il fut péniblement surpris de voir combien on était généralement convaincu de la chute imminente du ministère. Par égard pour lui et avec la délicatesse qui règne dans un certain monde, personne ne parla d’Egerton, excepté Avenel qui, ayant lancé quelques paroles grossières au sujet du ministre, fut aussitôt arrêté par le baron.

« Épargnez mon ami, et le parent de M. Leslie, je vous prie, dit Lévy avec un sourire poli, mais d’un air grave.

— Oh ! dit Avenel, les hommes publics que nous payons sont une propriété publique, n’est-il pas vrai, milord ? ajouta-t-il en en appelant à Spendquick.

— Certainement, répondit Spendquick avec animation, une propriété publique, autrement pourquoi les payerions-nous ? Il faut certainement un puissant motif pour nous y engager ! Moi, je déteste payer les gens. Au fait, ajouta-t-il en baissant la voix, je ne le fais jamais.

— Cependant, reprit M. Avenel d’un ton gracieux, je ne veux pas froisser vos sentiments, monsieur Leslie. Quant à ceux de notre hôte le baron, il me semble qu’ils ont eu tout le temps de s’endurcir par l’exercice.

— Néanmoins, dit Lévy en prenant part au rire qu’excitait à coup sûr toute plaisanterie émanant du supposé X Y ; néanmoins, de même que le proverbe dit : « Qui m’aime aime mon chien, » moi je dis : « Qui m’aime aime mon Egerton. »

Randal tressaillit, car son oreille exercée et son intelligence subtile avaient saisi je ne sais quoi de sinistre et d’hostile dans le ton dont Lévy avait prononcé cette comparaison équivoque ; il lança un coup d’œil vers le baron, mais celui-ci avait baissé la tête et mangeait des olives.

Un peu plus tard, la compagnie se leva de table. Les jeunes lords, prétextant des rendez-vous, proposèrent qu’on se séparât sans rentrer dans le salon. Selon la théorie de Goethe, les monades ayant entre elles de l’affinité sont irrésistiblement attirées les unes vers les autres, ainsi ces gais enfants du plaisir en quittant la table s’étaient rapprochés par une impulsion simultanée et formaient un groupe devant la cheminée. Randal était debout un peu plus loin, réfléchissant ; le bel esprit examinait les tableaux avec son lorgnon ; M. Avenel avait pris à part le baron et était en grande conférence avec lui ; le colloque n’échappa pas aux jeunes gens rassemblés devant la cheminée ; ils s’entre-regardèrent.

« Ils règlent l’intérêt pour un renouvellement, dit l’un d’eux, sotto voce.

— Après tout, cet X Y a l’air d’un assez brave homme, dit un autre.

— Il a l’air d’un homme riche et il parle comme tel, dit un troisième.

— Il a certainement une manière fort indépendante d’exprimer ses sentiments ; tous ces hommes d’argent sont de même.

— Bonté divine ! s’écria Spendquick qui avait tenu l’œil fixé sur le couple ; regardez ! Voici X Y qui prend son carnet ; il se dirige vers nous. Il a nos billets, c’est sûr, et le mien qui échoit demain !

— Et le mien aussi, dit un autre se reculant. Mais c’est un véritable guet-apens ! »

Quittant le baron qui paraissait vouloir le retenir et qui, n’ayant pu y réussir, se détourna comme pour ne pas assister à ce qu’il allait faire (circonstance qui n’échappa pas aux observations des jeunes lords et confirma tous leurs soupçons), M. Avenel se dirigea lentement et d’un air sérieux vers le groupe. L’approche du grand général romain n’effraya pas jadis davantage les tourterelles de Coriole que celle du supposé X Y n’agita les cœurs de lord Spendquick et de ses compagnons. Tenant son carnet de l’air d’un homme qui sent que quelque chose de formidable se cache dans ses mystiques profondeurs, Avenel s’avançait vers la cheminée. Les jeunes gens demeuraient immobiles, fascinés par la terreur.

« Hum ! fit M. Avenel éclaircissant sa voix.

— Je n’aime pas du tout ce hum, murmura Spendquick.

— Je m’estime très-heureux d’avoir fait votre connaissance, messieurs, » dit Avenel en saluant.

Les jeunes gens s’inclinèrent profondément.

« Mon ami le baron était d’avis que la circonstance était mal choisie pour… Dick s’arrêta un moment ; on aurait pu d’un souffle jeter par terre ces quatre jeunes gens (bien qu’aucune aristocratie en Europe n’eût pu produire quatre plus beaux spécimens de l’humanité). Mais, reprit Avenel renonçant à finir sa première phrase, je me suis fait la règle de ne jamais laisser échapper une bonne occasion et de toujours mettre à profit le moment présent, et, ajouta-t-il avec un sourire qui glaça le sang de lord Spendquick dans ses veines, cette règle m’a fort bien réussi ; c’est pourquoi, messieurs, vous me permettrez de présenter à chacun de vous, ceci… » Chaque main se retirait derrière le dos de son noble propriétaire, lorsqu’à l’inexprimable satisfaction de tous, Dick expliqua qu’il s’agissait d’une petite soirée dansante, et leur tendit quatre cartes d’invitation.

« Trop heureux ! s’écria Spendquick ; je ne danse pas d’ordinaire, mais pour obliger X…, je veux dire pour faire plus ample connaissance avec vous, monsieur, je suis prêt à danser sur la corde roide. »

Un rire de bonne humeur accueillit l’enthousiasme de Spendquick ; on échangea des poignées de main, et chacun mit dans sa poche la carte d’invitation.

« Vous ne me faites pas l’effet d’un danseur, dit M. Avenel se tournant vers le bel esprit qui prenait du ventre et était quelque peu goutteux, ainsi qu’il arrive généralement aux beaux esprits qui dînent en ville cinq jours sur six ; vous ne me faites pas l’effet d’un danseur, mais il y aura un souper à deux heures. »

Le bel esprit, furieux, répliqua sèchement que toutes ses heures étaient prises pour le reste de la saison, et saluant légèrement le baron, il se retira. Les autres allèrent retrouver leurs tilburys respectifs, et Leslie se préparait à les suivre, lorsque Lévy, le prenant par le bras, lui dit : « Restez, je vous prie, j’ai à vous parler. »


CHAPITRE XII.

Le baron rentra dans le salon accompagné de Randal.

« Ces jeunes gens sont fort agréables, dit Lévy avec une légère ironie, en se jetant dans un fauteuil et attisant le feu. Et pas du tout fiers…, il est vrai qu’ils m’ont de grandes obligations, Oui, ils me doivent beaucoup… À propos, j’ai eu une longue conversation avec Frank Hazeldean. C’est un charmant garçon d’une capacité remarquable pour les affaires. Je me charge d’arranger les siennes. Je me suis assuré au bureau des testaments que vous aviez raison ; la propriété du Casino lui est substituée. Il dispose complètement de la réversibilité, de sorte que nos arrangements ne souffriront aucune difficulté.

— Mais je vous ai dit aussi que Frank se faisait scrupule d’emprunter sur la mort de son père.

— Oui, je sais. Touchante affection filiale ! Je ne tiens jamais compte de cela dans les affaires. Ces petits scrupules, quoique fort honorables pour la nature humaine, s’évanouissent généralement devant la pensée du King’s bench ; et puis comme vous l’avez judicieusement remarqué, notre jeune ami est amoureux de Mme di Negra.

— Il vous l’a dit ?

— Non, c’est Mme di Negra.

— Vous la connaissez donc ?

— Je connais presque tous les gens de la bonne compagnie qui ont parfois besoin d’un ami dans la direction de leurs affaires. Et m’étant assuré du fait que vous aviez avancé, quant à la propriété d’Hazeldean (excusez ma prudence), j’ai obligé Mme di Negra, et racheté ses dettes.

— Vraiment ! Vous m’étonnez !

— Votre surprise cessera quand vous réfléchirez. Mais vous êtes encore bien novice, mon cher Leslie. À propos, vous ai-je dit que j’ai eu une entrevue avec Peschiera ?

— Au sujet des dettes de sa sœur ?

— En partie. C’est un homme d’honneur et d’une grande délicatesse que ce Peschiera. »

Connaissant l’habitude qu’avait Lévy de vanter chez les gens les qualités qui leur manquaient évidemment, Randal se borna à sourire en entendant cet éloge, et attendit que Lévy reprît la parole, mais le baron demeura silencieux et préoccupé pendant quelques minutes, puis il changea entièrement de conversation.

« Je crois, dit-il, que votre père a des propriétés dans le comté de… Vous pourrez donc probablement me donner quelques informations relativement aux domaines d’un certain M. Thornhill, car je vois par les titres de propriété desdits domaines, qu’ils ont jadis appartenu à votre famille. (Le baron consulta un élégant carnet.) Les manoirs de Rood et de Dalmansberry avec diverses fermes y attenantes, M. Thornhill désire les vendre. Ce M. Thornhill est un de mes anciens clients ; il s’est adressé à moi ; croyez-vous les propriétés susceptibles d’être améliorées ? »

Randal écoutait, les joues livides et le cœur ému. Nous avons vu que s’il y avait, parmi ses calculs ambitieux, un projet qui sans être absolument généreux et héroïque, fût cependant de nature à exciter la sympathie, c’était l’espoir conçu par lui de relever son antique maison, et de rentrer en possession des terres, depuis longtemps aliénées, qui entouraient les tristes bruyères du vieux manoir. Et apprendre que ces terres allaient tomber dans les griffes inexorables de Lévy ! Des larmes amères roulaient dans les yeux de Randal.

« Thornhill, reprit Lévy qui observait la physionomie du jeune homme, Thornhill me dit que cette partie de sa propriété (les anciennes terres de Leslie) rapporte deux mille livres par an, et que les baux pourraient être augmentés. Il en voudrait cinquante mille livres, dont vingt mille payées comptant, et il consentirait à ce que les trente mille livres restantes fussent hypothéquées sur les terres à raison d’un intérêt annuel de quatre pour cent. Cela me paraît une affaire avantageuse. Qu’en pensez-vous ?

— Ne m’interrogez pas, dit Randal avec une sincérité bien rare chez lui, car j’avais espéré pouvoir racheter cette propriété.

— Ah ! en vérité ! Cela ajouterait certainement beaucoup à votre considération dans le monde, non pas tant à cause de l’importance du domaine, qu’à cause des souvenirs héréditaires qui s’y rattachent. Si vous avez la moindre idée d’en devenir acquéreur, vous pouvez croire que je ne vous ferai pas de concurrence,

— Comment voulez-vous que j’en aie l’idée ?

— Mais ne venez-vous pas de me le dire ?

— Je croyais que ces terres ne seraient vendues que lors de la majorité du jeune Thornhill, en même temps qu’on renoncerait à la substitution.

— Oui, c’est ce que Thornhill avait cru lui-même, jusqu’à ce qu’en examinant les titres, je me fusse aperçu qu’il se trompait. Ces terres ne sont pas comprises dans le majorat constitué par le vieux Jasper Thornhill qui a le reste des biens. Thornhill veut arranger l’affaire tout de suite. Il y a un sir John Spratt qui donnerait bien l’argent ; mais l’acquisition de ces terres ferait de lui le personnage le plus important du comté, en sorte que mon client préférerait toucher quelques milles livres de moins et vendre à un homme qui ne serait pas son rival d’influence. On tient à la pondération des pouvoirs dans les comtés comme dans les nations. »

Randal gardait le silence.

« Allons, dit Lévy d’un ton affectueux, je vois que je vous fais de la peine, et bien que je sois ce que mes aimables hôtes de tout à l’heure appelleraient un parvenu, je comprends combien vos sentiments sont naturels chez un gentilhomme de vieille date. Parvenu ! N’est-il pas étrange, Leslie, que ni la fortune, ni l’élégance, ni la réputation ne puissent effacer cette tache originelle ? Ils m’appellent parvenu, tout en m’empruntant mon argent. Ils appellent parvenu notre homme d’esprit de tout à l’heure, tout en subissant ses impertinences, si tant est qu’ils condescendent à s’occuper de sa naissance, pourvu qu’ils l’aient à leurs dîners. Ils appellent le premier orateur des communes un parvenu, et quelque jour ils le conjureront d’accepter le ministère et mendieront auprès de lui des étoiles et des jarretières. C’est là un singulier monde, et rien d’étonnant que les parvenus veuillent le renverser. »

Randal avait jusqu’ici supposé que cet obséquieux, ce capitaliste dandy, ce prêteur sur gages, dont toute la fortune était due aux besoins et aux folies d’une aristocratie, était naturellement un ferme adhérent de l’ordre de choses actuel. En existerait-il jamais de plus favorables aux hommes tels que le baron Lévy ? Cependant la sortie démocratique de l’usurier n’étonna pas l’expérience précoce de Randal et sa remarquable pénétration. Il avait déjà observé que ce sont les personnes qui rampent le plus bas devant l’aristocratie, qui sont toujours au fond ses plus amers contempteurs. D’où vient cela ? C’est que l’opinion démocratique se compose d’envie pour une bonne moitié, et que nous n’envions que ce que nous voyons, ce qui est près de nous, et que cependant nous ne pouvons atteindre. Personne ne songe à envier les archanges.

« Mais, dit Lévy se renversant sur sa chaise, un nouvel ordre de choses se prépare ; nous verrons, nous verrons, Leslie ; il est heureux pour vous de n’être pas entré au Parlement sous le ministère actuel ; c’eût été la ruine de votre carrière politique.

— Vous croyez donc réellement que le ministère ne peut durer ?

— Sans doute, je le crois, et qui plus est, je suis convaincu qu’aucun ministère, ayant les mêmes principes, ne rentrera jamais au pouvoir. Vous êtes jeune, capable et ambitieux ; votre naissance est insignifiante en présence du haut rang qu’occupent la plupart des soutiens du parti régnant, mais elle vous serait comptée dans le parti démocratique. À propos, je vous engage à vous montrer plus poli avec Avenel ; il pourrait, s’il le voulait, vous faire nommer aux prochaines élections.

— Aux prochaines élections ! Dans six ans ? Nous sortons d’avoir des élections générales.

— Il y en aura d’autres avant six mois, peut-être avant trois.

— Qui peut vous le faire croire ?

— Lestie, parlons ouvertement ; nous pouvons nous être mutuellement utiles. Vous plaît-il que nous soyons amis ?

— De tout mon cœur. Mais, bien que vous puissiez peut-être me servir, je ne vois pas comment, moi, je pourrais vous être utile.

— Vous me l’avez déjà été au sujet du Casino et de Frank Hazeldean. Tous les gens d’esprit peuvent m’être utiles. Allons, nous sommes donc amis, et par conséquent vous me garderez le secret. Vous me demandez pourquoi je pense qu’il y aura bientôt des élections générales ? Je vais vous répondre franchement. De tous les hommes publics actuels, je n’en connais aucun qui ait une vue plus nette des choses immédiates, qu’Audley Egerton.

— C’est vrai, il n’y voit pas loin, mais il y voit très-clair dans une certaine limite.

— Précisément. Personne, par conséquent, n’est meilleur juge des flux et reflux de l’opinion publique.

— Accordé.

— Eh bien, Egerton compte sur des élections générales d’ici à trois mois, et je lui ai prêté de l’argent en conséquence.

— Vous lui avez prêté de l’argent ! Egerton vous emprunter de l’argent !… Le riche Audley Egerton.

— Riche ! » répéta Lévy avec un accent impossible à décrire et en accompagnant le mot de ce mouvement du pouce sur le doigt du milieu, qui indique un profond mépris.

Il ne s’expliqua pas davantage. Randal demeurait stupéfait, il murmura enfin :

« Mais si Egerton n’est pas riche… s’il perd le pouvoir sans espoir d’y revenir…

— S’il perd le pouvoir, il est ruiné, dit froidement Lévy, c’est pourquoi, par affection pour vous, et dans l’intérêt de votre avenir, je vous dis : « Ne fondez pas d’espoir de fortune ou de carrière sur Egerton. Gardez votre place pour le présent, mais préparez-vous lors des élections prochaines à soutenir les principes libéraux. Avenel vous fera nommer ; le reste dépendra de votre énergie et de votre talent : Maintenant, je ne vous retiens plus, » dit Lévy en se levant, pour sonner.

Un domestique entra.

« Ma voiture est-elle prête ?

— Oui, monsieur le baron.

— Puis-je vous déposer quelque part ?

— Non, merci : je préfère marcher.

— Adieu donc, et ayez soin de vous rappeler la soirée dansante de mistress Avenel. » Randal serra machinalement la main qui lui était tendue et descendit.

L’air frais et piquant du dehors ranima ses facultés intellectuelles que les paroles sinistres de Lévy avaient pour ainsi dire paralysées. La première chose qu’il se dit à lui-même fut celle-ci : « Quels motifs cet homme peut-il avoir de me dire ce qu’il m’a dit. » Et la seconde : « Egerton ruiné ! Et que suis-je alors, moi ? » Puis la troisième : « Et ce beau reste du domaine des Leslie ! vingt mille livres comptant.

« Comment me procurer cette somme ? Pourquoi Lévy m’a-t-il parlé de cela ? »

Puis le soliloque revint à son point de départ : « Les motifs de cet homme ? Quels pouvaient être les motifs de cet homme ? »

Pendant ce temps le baron s’était jeté dans sa voiture, la voiture la plus confortable qu’on puisse imaginer, un coupé d’un goût exquis, et au bout de quelques minutes il était à l’hôtel de *** et en présence de Giulio Franzini, comte de Peschiera.

« Mon cher, dit le baron en très-bon français et sur le ton de l’égalité la plus familière au descendant des princes et des héros de l’Italie du moyen âge ; mon cher, donnez-moi donc un de vos excellents cigares. Je crois avoir mis les choses en bon train.

— Vous avez découvert…

— Non, non, cela ne va pas si vite, dit le baron en allumant le cigare qui lui était tendu, mais ne m’avez-vous pas dit que vous seriez parfaitement satisfait si au prix de vingt mille livres vous pouviez marier votre sœur à qui vous les devez légalement, et épouser vous-même l’héritière ?

— Oui, en vérité.

— Eh bien, je ne doute pas qu’avec cette somme, je n’obtienne ces deux résultats, si toutefois Randal Leslie sait réellement où est la jeune fille et peut vous servir. C’est un jeune homme fort capable et qui promet que ce Leslie, mais il est innocent comme l’enfant qui vient de naître.

— Ha, ha ! innocent, mais que diable ?

— Innocent comme ce cigare, mon cher, il est fort certainement, mais il se fume très-aisément. Soyez tranquille ! »


CHAPITRE XIII.

Dans une petite chambre dont l’unique fenêtre ouvrait sur un jardin que nous avons déjà décrit, un jeune homme était seul. Il venait d’écrire, l’encre n’était pas encore séchée dans sa plume, mais le cours de ses pensées avait été interrompu, et ses yeux quittant la lettre, cause de cette interruption subite, brillaient d’une vive joie, « Il va venir ! s’écriait le jeune homme, venir ici dans cette maison que je lui dois. Je ne me suis pas montré indigne de son amitié. Et elle, sa poitrine se souleva, mais la joie disparut de son visage.

« Oh ! n’est-il pas étrange que je me sente triste à la pensée de la revoir ! La revoir, — non, ma petite Hélène, mon ange consolateur, je ne puis pas la revoir. L’enfant est devenue femme ; ce ne sera plus mon Hélène. — Et cependant, reprit-il après une pause, si elle lit jamais les pages qu’a éclairées sa distante lumière, si elle voit combien son image m’est demeurée présente et si elle comprend que là où l’on croit que j’invente, je n’ai fait que me souvenir, ne redeviendra-t-elle pas un instant du moins, mon Hélène ? Ne la verrai-je pas par le cœur et par la pensée debout près de moi sur ce pont désert, la main dans ma main ; orphelins tous deux comme nous étions dans ces jours si douloureux, dont la mémoire m’est cependant si douce ? Hélène en Angleterre, cela me semble un rêve ! »

Il se leva et marcha vers la fenêtre. Les eaux de la fontaine jouaient gaiement, les oiseaux de la volière faisaient retentir l’air de leurs joyeuses chansons. « Et c’est ici, murmura-t-il, que je l’ai vue pour la dernière fois ! et c’est là, là, où le jet d’eau s’élance si brillant, là que son bienfaiteur et le mien m’a dit qu’il me fallait perdre Hélène et que je pourrais conquérir la gloire. Hélas ! »

En ce moment une femme dont les vêtements paraissaient être quelque peu au-dessus de son air et de ses manières, qui étaient des plus simples, entra dans la chambre, puis voyant le jeune homme immobile et pensif près de la fenêtre, elle s’arrêta. Elle était faite à ses habitudes, et depuis son succès dans le monde, elle avait appris à les respecter. Elle ne troubla donc pas sa rêverie, mais se mit doucement à arranger la chambre, essuyant les meubles avec le coin de son tablier, remettant les sièges en place, mais se gardant de toucher à un seul papier. (Vertueuse femme ! aussi rare que vertueuse.)

Le jeune homme se retourna enfin avec un soupir profond plutôt que triste, et dit :

« Bonjour, ma mère. Ah ! vous faites bien de ranger la chambre. Bonne nouvelle ! j’attends un ami.

— Ah, mon Dieu ! faudra-t-il lui préparer à déjeuner ?

— Non, je ne crois pas, ma mère. C’est celui auquel nous devons tout, hæc otia fecit, excusez mon latin, en un mot, c’est lord L’Estrange. »

Mistress Fairfield (je suppose que le lecteur a depuis longtemps deviné son nom), mistress Fairfield changea à l’instant de visage, et laissa voir une sorte d’agitation nerveuse qui lui donnait une certaine ressemblance avec la vieille mistress Avenel.

« Ne craignez rien, ma mère ; c’est le meilleur…

— Ne parlez pas ainsi, je ne puis supporter cela, s’écria mistress Fairfield.

— Rien d’étonnant que vous soyez émue au souvenir de tous ses bienfaits, mais lorsque vous l’aurez une fois vu, vous serez pour toujours à l’aise avec lui, ainsi donc, souriez, je vous en prie et paraissez aussi bonne que vous l’êtes réellement. Je suis fier de votre air honnête et ouvert lorsque vous êtes contente, ma mère. Il faut qu’il voie, comme moi, votre cœur sur votre visage. »

Et Léonard, passant le bras autour du cou de la veuve, l’embrassa. Elle s’appuya un instant sur lui, et il la sentit trembler de la tête aux pieds ; puis elle s’arracha de ses bras et s’enfuit hors de la chambre. Léonard crut qu’elle était allée changer quelque chose à sa toilette ou inspecter l’arrangement des autres pièces, car la maison, c’était là le dada, la passion de mistress Fairfield, et maintenant qu’elle n’était plus obligée de travailler pour vivre, c’était son occupation principale. Comment elle parvenait à s’agiter tous les jours pendant un temps si considérable dans les petites chambres pour y laisser, selon toute apparence, chaque chose précisément comme elle l’avait trouvée, c’était là un de ces problèmes que tout le génie de Léonard n’avait pu parvenir à résoudre. Mais mistress Fairfield était ravie lorsque M. Norrey arrivait et disait (il n’eût eu jamais garde d’y manquer) :

« Comme tout ici est proprement tenu ; je ne sais ce que deviendrait Léonard sans vous, mistress Fairfield ? »

Et au grand divertissement de Norrey, mistress Fairfield lui répondait invariablement :

« Je vous remercie, monsieur, vous êtes bien honnête ; m’est avis que le salon aurait terriblement de poussière. »

Léonard laissé seul retomba dans sa rêverie et son visage reprit l’expression qui lui était devenue habituelle. Il avait bien changé depuis l’époque où nous l’avons vu. Ses joues étaient pâles et maigres, ses lèvres fermement serrées, son regard fixe et distrait. On devinait que le chagrin avait passé par là. Mais la mélancolie de sa physionomie était d’une douceur et d’une sérénité ineffables, et sur son large front se lisait cette puissance, si rare dans la première jeunesse, la puissance de celui qui a vaincu, et qui jouit de sa victoire dans le calme. La période de doute, de lutte, de défiance de soi était passée, peut-être pour toujours ; le cœur et le génie étaient réconciliés avec la vie humaine. Son visage était aimable, l’expression en était si paisible et si douce !

Léonard demeura plongé dans sa rêverie jusqu’au moment où il entendit sonner à la porte du jardin ; il tressaillit alors, se dirigea rapidement vers le vestibule, et sa main serra celle d’Harley L’Estrange.


CHAPITRE XIV.

Une heure s’écoula rapidement, en questions de la part d’Harley, en réponses de celle de Léonard ; c’était la forme que le dialogue devait prendre naturellement entre eux deux, dans une première entrevue, après des années qui, pour le jeune poète, avaient été si remplies.

L’histoire de Léonard était, au reste, presque tout intérieure ; c’était celle de la lutte de l’intelligence contre ses propres difficultés, des courses de l’imagination à travers son propre royaume.

Le premier soin de Norrey, en préparant l’esprit de son élève à sa vocation, avait été de rétablir l’équilibre de ses facultés, de ramener à l’harmonie les éléments si rudement secoués par les épreuves et les passions de la vie extérieure.

La théorie de Norrey était celle-ci : L’éducation d’un être supérieur consiste à développer certaines idées dans un seul, pour l’avantage de tous. Dans ce but il faut diriger son attention : 1o sur la valeur des idées qu’on rassemble ; 2o sur l’ordre dans lequel on les place ; 3o sur la manière de les exprimer. Pour la première de ces choses, l’étude est nécessaire ; pour la seconde, la discipline ; pour la troisième, l’art.

Norrey était cependant un penseur trop profond pour tomber dans l’erreur des professeurs modernes, qui supposent que l’éducation peut dispenser du travail. Aucun esprit ne devient vigoureux sans un rude exercice. Le travail doit être courageux, mais bien dirigé. Tout ce que nous pouvons faire à cet égard, c’est d’empêcher la perte de temps qui résulte de labeurs inutiles.

Le maître avait d’abord employé son néophyte à compulser les matériaux d’un grand ouvrage de critique dont il s’occupait lui-même. Dans ce stage de préparation scolastique, Léonard s’occupa de l’étude des langues pour lesquelles il avait une grande aptitude ; les fondations d’une vaste et large érudition furent solidement posées. Il traça avec la charrue les murailles de la cité future. Il prit insensiblement des habitudes d’exactitude et de généralisation, il acquit cette précieuse faculté qui saisit à l’instant, parmi des matériaux accumulés, ceux qui peuvent servir au but dans lequel on les explore, et qui quadruple les forces en les concentrant. Cette faculté, une fois éveillée chez lui, donna un intérêt à chaque étude et de la rapidité à chaque perception.

Par degrés, Norrey conduisit ce jeune et ardent esprit du choix des idées à leur analyse esthétique, de la compilation à la critique, mais à une critique sévère, attentive, logique, dont chaque parole de blâme ou d’éloge est fondée en raison. Lorsque les progrès de Léonard dans la carrière l’eurent amené à examiner les lois du beau, une lumière nouvelle se fit dans son esprit ; du milieu des blocs de marbre qu’il avait amoncelés autour de lui, il vit sortir la statue.

Puis un jour Norrey lui dit soudain :

« Je n’ai plus besoin de compilateur ; il vous faut maintenant vivre du produit de vos créations. »

Léonard écrivit ; un ouvrage fleurit sur cette tige aux profondes racines, et dans ce sol bien exposé aux rayons du soleil et à la saine influence du grand air.

Son premier ouvrage n’obtint pas un cercle de lecteurs bien étendu, non par suite d’aucune faute visible, mais il y a du bonheur dans ces sortes de choses ; le premier ouvrage anonyme d’un homme de génie obtient rarement un grand succès ; les connaisseurs cependant comprirent les promesses du livre. Les éditeurs, qui flairent de loin un talent de nature à devenir lucratif, lui firent des offres libérales.

« Il faut cette fois réussir complètement, dit Norrey ; ne vous préoccupez ni du style ni des modèles, marchez droit au cœur humain ; laissez là les lièges, nagez au large et hardiment. Encore un mot : n’écrivez jamais une page sans avoir été de chez vous à Temple-Bar, et en vous mêlant aux hommes, en étudiant la face humaine, vous apprendrez pourquoi les grands poètes ont généralement vécu dans les cités. »

Léonard écrivit donc de nouveau, et un matin il s’éveilla célèbre. Autant que peuvent le permettre les hasards des professions qui dépendent de la santé, son indépendance présente était assurée, et avec de la prévoyance et de l’économie, il pouvait espérer d’être bientôt sans inquiétude pour l’avenir.

« En un mot, dit Léonard en terminant un récit plus long mais plus simple que celui que nous venons de faire, j’ai l’espoir de toucher une somme qui me laissera, pour le reste de ma vie, libre de choisir mes propres sujets et d’écrire sans souci de la rémunération. C’est là, selon moi, la véritable indépendance (bien rare, hélas !) de celui qui a voué sa vie aux lettres. Norrey ayant vu un plan que j’avais fait en m’amusant pour remédier aux vices d’une machine à vapeur, voulut absolument que je consacrasse une partie de mon temps à l’étude de la mécanique. Cette étude, qui m’avait plu autrefois, me semblait maintenant ennuyeuse ; néanmoins je m’y adonnai courageusement, et je finis par perfectionner si bien mon idée originale, qu’elle obtint l’approbation d’un de nos plus savants ingénieurs, et on me propose aujourd’hui de m’en acheter le brevet à un prix que j’aurais honte de vous dire, tant il me paraît hors de proportion avec la valeur d’une découverte aussi simple. Quoi qu’il en soit, je suis déjà assez riche pour avoir réalisé les doux rêves de mon cœur ; j’ai acheté le cottage où je vous avais vu pour la dernière fois avec Hélène, avec miss Digby, veux-je dire, et j’ai reçu dans cette maison celle qui a abrité mon enfance.

— Votre mère ! où est-elle ? Je voudrais la voir. »

Léonard courut appeler la veuve, mais, à sa grande surprise, il apprit qu’elle avait quitté la maison avant l’arrivée d’Harley.

Il revint fort embarrassé d’expliquer une conduite qui paraissait ingrate et peu polie, et il parla en rougissant de la timidité de mistress Fairfield, et du sentiment qu’elle avait conservé de son humble position.

« Elle est en outre si accablée, ajouta-t-il, du souvenir de tout ce que nous vous devons, qu’elle n’entend jamais prononcer votre nom sans une sorte d’agitation, et qu’elle tremblait comme la feuille à l’idée de vous voir.

— Ah ! fit Harley avec une émotion visible. Et il appuya la tête sur sa main. Vous attribuez cette agitation que lui cause mon nom, cette crainte de me voir, reprit-il après une pause, mais sans lever la tête, uniquement à un sentiment exagéré de… des circonstances dans lesquelles j’ai fait connaissance avec vous ?

— Et aussi, peut-être, à une sorte de honte que la mère de celui dont vous l’avez rendue fière ne soit qu’une paysanne.

— C’est là tout ? dit Harley d’un ton sérieux, et relevant la tête, il fixa des yeux humides sur le visage ingénu de Léonard.

— Ô mon cher lord ! que serait-ce donc ? Ne la jugez pas sévèrement, je vous en conjure. »

L’Estrange se leva brusquement, serra la main de Léonard, murmura quelques mots inintelligibles, puis attirant le bras de son jeune ami sous le sien, il le conduisit dans le jardin et mit la conversation sur un autre sujet.

Léonard brûlait du désir de s’informer d’Hélène, et cependant je ne sais quelle crainte l’en avait jusqu’ici empêché. Mais voyant qu’Harley n’abordait pas de lui-même ce sujet, il ne put contenir son impatience.

« Et Hélène… miss Digby, dit-il, est-elle beaucoup changée ?

— Changée ? non… oui, beaucoup.

— Beaucoup ! et Léonard soupira. La verrai-je ?

— Certainement, dit Harley d’un air étonné. Comment pouvez-vous en douter ? Et je vous réserverai le plaisir de lui apprendre que vous êtes devenu célèbre. Vous rougissez… eh bien ! je le lui dirai pour vous, mais vous lui donnerez vos livres ?

— Elle ne les a donc pas lus ? Pas même le dernier ? Le premier n’était pas digne de son attention, dit Léonard désappointé.

— Elle ne fait que d’arriver en Angleterre, et, bien que vos livres me soient parvenus en Allemagne, elle n’était pas alors avec moi. Lorsque j’aurai terminé une affaire qui m’appelle hors de Londres, je vous présenterai à elle et à ma mère. »

Un certain embarras était visible chez Harley, tandis qu’il parlait ainsi. Se tournant soudain d’un autre côté, il s’écria :

« Vous avez mis de la poésie jusque dans ce jardin. Je n’aurais jamais cru qu’on pût faire quelque chose d’aussi beau de ce que je me rappelais comme le plus vulgaire des jardins de faubourg. Là où coule cette charmante fontaine était le banc grossier sur lequel je lisais vos vers.

— C’est vrai ; j’ai voulu rassembler ici mes plus chers souvenirs. Je crois vous avoir dit, milord, dans l’une de mes lettres, que j’avais dû des jours qui comptent parmi les plus heureux en même temps que les plus agités de ma vie, à la singulière bonté et aux généreux enseignements d’un étranger que je servais. Cette fontaine est copiée sur celle que j’avais faite dans son jardin, et près de laquelle, dans les longs jours d’été, j’avais coutume de m’asseoir pour rêver de science et de célébrité.

— C’est vrai, je me le rappelle ; cet étranger sera sans doute heureux de vos succès et de votre souvenir reconnaissant. Mais vous ne m’avez pas dit son nom ?

— Il s’appelle Riccabocca.

— Riccabocca ! mon cher et noble ami ! Est-ce bien possible ? C’est en partie à cause de lui que je suis revenu en Angleterre. Voulez-vous m’accompagner ? j’ai l’intention de partir ce soir pour l’aller trouver.

— Mon cher lord, dit Léonard, je crois qu’il n’est pas nécessaire d’entreprendre pour cela un bien long voyage. J’ai des raisons de penser que le signor Riccabocca est mon très-proche voisin. Il y a deux jours, étant dans ce jardin, je levai par hasard les yeux vers cette colline, et j’aperçus un homme assis parmi les broussailles ; bien que je ne pusse distinguer ses traits, son attitude, sa taille me rappelèrent vivement Riccabocca. Je sortis aussitôt du jardin, et je gravis la colline, mais je ne l’y trouvai plus. Je fis prendre des renseignements chez les marchands du voisinage, et j’appris qu’une famille, composée d’un monsieur, de sa femme et de sa fille, était récemment venue habiter une maison devant laquelle vous avez dû passer pour arriver ici, elle est bâtie un peu en arrière de la route et entourée de murs élevés ; à la vérité, on m’a dit que cette famille était anglaise ; cependant, d’après la description que me fit du gentleman quelqu’un qui l’avait vu, d’après le nom de Richmouth, qui est celui que prennent les nouveaux venus, je ne puis guère douter que cette famille ne soit celle que vous cherchez.

— Et vous n’êtes pas allé vous en assurer ?

— Pardonnez-moi ; mais il était évident que cette famille craignait d’être reconnue ou observée ; le maître était le seul qui se hasardât jamais hors des murs ; tout me prouvait que, quelle qu’en fût la raison, le signor Riccabocca se cachait ; et maintenant que j’ai acquis une certaine expérience de la vie, lorsque je me rappelle le passé, je ne puis m’empêcher de penser que Riccabocca n’était pas ce qu’il paraissait. J’ai donc cru devoir respecter son secret, sans le connaître, et j’ai préféré guetter l’occasion de le rencontrer dans une de ses promenades.

— Vous avez bien fait, mon cher Léonard ; mais j’ai pour chercher à revoir mon ancien ami des motifs tels, qu’ils doivent l’emporter sur des scrupules de délicatesse, et je vais aller à l’instant frapper à la porte de cette maison.

— Vous me direz, milord, si j’avais deviné juste ?

— J’espère que cela me sera permis. Restez, je vous prie, chez vous jusqu’à ce que je revienne. Et avant que je ne vous quitte permettez-moi encore une question. Vous faites des conjectures au sujet de Riccabocca parce qu’il a changé de nom, pourquoi avez-vous caché le vôtre ?

— Je désirais n’avoir d’autre nom, reprit Léonard en rougissant, que celui que je me ferais moi-même.

— C’est un orgueil que je comprends. Mais quelle raison avez-vous eue d’adopter le nom bizarre d’Oran ? »

Léonard rougit de nouveau. « Milord, dit-il, c’est une anagramme.

— Ah !

— À une époque où ma soif de connaître et d’apprendre était sur le point de m’égarer, de me perdre peut-être, le hasard mit entre mes mains des poésies qui eurent sur mon esprit une puissante influence, qui me firent pour ainsi dire respirer un air plus pur, et j’appris que ces poésies étaient l’œuvre d’une femme douée de beauté et de génie, morte dans la fleur de la jeunesse, qui était ma parente, et qu’on appelait familièrement Nora.

— Ah ! fit encore une fois L’Estrange, et son bras s’appuya plus lourdement sur celui de Léonard.

— De sorte, continua le jeune auteur en hésitant, que je me promis, si j’obtenais un jour quelque célébrité, de la placer sous ce nom de Nora, sous le nom de celle à qui la mort avait ravi la gloire qui fût certainement devenue son partage, de celle qui… »

Léonard s’arrêta ému et agité.

Harley ne l’était pas moins ; mais paraissant obéir à une soudaine impulsion, le soldat baissant sa noble tête baisa le front du poète ; puis il se dirigea rapidement vers la grille, sauta sur son cheval et disparut


CHAPITRE XV.

Lord L’Estrange ne s’arrêta pas à la maison de Riccabocca. Il était sous l’influence d’un souvenir trop cher et trop douloureux pour songer en ce moment aux devoirs de l’amitié. Il s’élança dans la campagne et il serait impossible de décrire les sentiments qui agitèrent, pendant cette course violente, un cœur doué d’une sensibilité si vive et d’une si grande ténacité dans toutes ses affections. Lorsque rappelé à la pensée de l’Italien il se dirigea de nouveau vers Norwood, le pas alangui de sa monture témoignait de sa propre fatigue ; un profond abattement avait succédé à son agitation fiévreuse. « C’est en vain, murmura-t-il, que je voudrais m’arracher au souvenir de celle qui n’est plus ! Cependant je suis maintenant fiancé à une autre, mais malgré toutes ses vertus ce n’est pas elle qui… » Il s’arrêta, se reprochant cette pensée. « Il est trop tard ! Il ne me reste plus qu’à travailler au bonheur de celle que j’ai associée à ma vie ; mais… » et il soupira profondément. En approchant de la maison de Riccabocca, il laissa son cheval à une petite auberge et se dirigea à pied vers le triste bâtiment carré que Léonard lui avait indiqué comme la demeure de l’exilé. Un temps assez long s’écoula avant qu’on vînt lui ouvrir ; ce ne fut que lorsqu’il eut sonné trois fois qu’un pas lourd fit crier le sable du jardin ; le guichet fut ensuite ouvert à demi, et une voix demanda en mauvais anglais : « Qui est là ?

— Lord L’Estrange, et si je ne me trompe pas quant à la demeure de celui que je cherche, ce nom me fera admettre sur-le-champ. »

À ces mots la porte s’ouvrit aussi rapidement que la caverne magique lorsqu’on prononçait le : Sésame ouvre-toi ; et Giacomo prêt à pleurer de joie s’écria en Italien : « Le bon seigneur ! Bienheureux saint Jacques, vous m’avez donc enfin entendu ! Nous voici maintenant en sûreté. » Et laissant tomber l’espingole dont il avait pris soin de se munir, il porta à ses lèvres la main d’Harley, suivant la coutume affectueuse de son pays.

« Et le padrone ? dit Harley en entrant dans la cour.

— Oh ! il vient tout juste de sortir, mais il ne sera pas longtemps. Vous allez l’attendre ?

— Certainement. Quelle est cette dame que j’aperçois au bout du jardin ?

— Bonté divine ! mais c’est notre signorina. Je vais courir lui dire que vous êtes arrivé.

— Que je suis arrivé ; mais elle ne connaît pas même mon nom.

— Ah ! Excellence ! Pouvez-vous croire cela ? Elle m’a parlé de vous bien des fois et je l’ai entendue prier la sainte Madone de vous bénir d’une voix si douce !

— Arrêtez ; je veux me présenter moi-même à elle. Rentrez ; j’attendrai le padrone dans le jardin. »

Et Harley quittant Giacomo se dirigea vers Violante.

La pauvre enfant, qui se promenait dans une allée couverte de ce triste jardin, n’avait pas été vue de Giacomo, lorsque celui-ci avait été ouvrir, et ignorante des craintes dont elle était l’objet, s’était sentie prise de curiosité à la vue d’un étranger, causant amicalement avec l’intraitable cerbère.

Tandis qu’Harley s’approchait d’elle avec cette singulière grâce de mouvements qui lui était propre, son cœur tressaillit sans savoir pourquoi. Elle ne le reconnut pas à sa ressemblance avec le dessin que lui avait fait son père ; elle ne devina pas qui il était, et cependant elle se sentit rougir, et elle, d’ordinaire si intrépide, se détourna sous l’impression d’une crainte vague.

« Pardonnez-moi de manquer de cérémonie, signorina, dit Harley en italien, mais je suis un si ancien ami de votre père, qu’il me semble que je ne puis vous être tout à fait étranger. »

Violante leva alors sur lui ses yeux noirs si intelligents et si innocents, des yeux qui exprimaient la surprise mais non le mécontentement, et Harley lui-même fut un instant étonné, presque ébloui à la vue de la radieuse beauté qui était devant lui.

« L’ami de mon père, fit Violante en hésitant, et cependant je ne vous ai jamais vu ?

— Ah ! signorina ! dit Harley en souriant avec malice, vous êtes dans l’erreur, vous m’avez déjà vu et vous m’avez alors bien mieux reçu.

— Signor ! » dit Violante de plus en plus surprise et les joues couvertes de rougeur.

Harley qui était revenu du premier étonnement causé par sa beauté, et qui voyait en elle bien plutôt une enfant qu’une femme, s’amusa de sa perplexité ; car il était dans sa nature de parler souvent d’autant plus gaiement qu’il était plus triste au fond du cœur.

« En vérité, signorina, reprit-il gravement, vous voulûtes alors absolument mettre une de vos belles mains dans la mienne, l’autre (pardonnez à la fidélité de mes souvenirs), l’autre était affectueusement passée autour de mon cou.

— Signor ! » s’écria de nouveau Violante ; mais cette fois son accent était celui de la colère plus que de la surprise, et rien n’était plus charmant que le regard de fierté et de ressentiment qu’elle jeta sur Harley.

Harley sourit de nouveau, mais avec tant de douceur que la colère de Violante s’évanouit sur-le-champ, ou plutôt que Violante se sentit irritée contre elle-même de ne l’être plus contre lui. Mais dans sa colère elle avait paru si belle à Harley que celui-ci se plut à la taquiner de nouveau. Il reprit donc gravement :

« Vos flatteurs, signorina, vous diront peut-être que vous êtes bien embellie depuis ce temps, pour moi je vous aime mieux telle que vous étiez alors, non que je désespère de vous rendre quelque jour ce que vous m’offrîtes alors si généreusement.

— Ce que je vous offris ! moi ? Mais, signor, vous êtes dans une étrange erreur.

— Hélas ! non, mais le cœur des femmes est si capricieux et si volage ! Vous me l’offrîtes alors, je vous l’assure ; j’avoue que je n’eus pas de peine à l’accepter.

— Je vous l’offris ! Je vous offris quoi ?

— Un baiser, chère enfant, dit Harley ; puis il ajouta avec une tendresse sérieuse : et je vous répète que j’espère vous le rendre quelque jour, lorsque je vous verrai entre votre père et votre mari, dans votre pays natal, la plus belle fiancée à laquelle ait jamais souri le ciel de l’Italie ! Et maintenant excusez les rudes plaisanteries d’un ermite et d’un soldat et donnez votre main en signe de pardon à Harley L’Estrange. »

Violante, qui s’était reculée dès les premières paroles de l’étranger avec une crainte vague qu’il n’eût perdu l’esprit, s’élança maintenant vers lui, et, avec l’enthousiasme de sa nature, pressa entre les deux siennes la main qu’on lui tendait. « Le sauveur de mon père ! » s’écria-t-elle ; et ses yeux se fixèrent sur ceux d’Harley avec une gratitude et un respect si visibles que celui-ci se sentit à la fois confus et charmé. Elle ne songea pas en ce moment au héros de ses rêves, elle ne vit que celui qui avait sauvé la vie à son père. Mais tandis que les yeux d’Harley se baissaient devant les riens et que sa tête découverte s’inclinait sur la main qu’il tenait dans la sienne, elle reconnut sa ressemblance avec le dessin qu’elle avait tant de fois contemplé. Il avait à la vérité perdu le premier éclat de la fraîcheur, mais il lui restait encore assez de jeunesse pour adoucir la trace des années, et pour laisser à la virilité les attraits qui lui sont propres. Instinctivement Violante dégagea sa main et baissa les yeux à son tour.

En ce moment d’embarras pour tous deux, Riccabocca entra dans le jardin par une petite porte dont il avait la clef, et tressaillit en apercevant un homme près de Violante ; il s’élança vers elle en poussant un cri de colère, Harley l’entendit et se retourna.

Violante, à qui l’entrée de son père avait aussitôt rendu le calme et le courage, prit de nouveau la main de l’étranger :

« Mon père, dit-elle simplement, c’est lui, il est enfin venu. »

Puis reculant de quelques pas, elle les contempla tous deux avec un visage radieux, comme si elle eût trouvé quelque chose qu’elle avait longtemps et silencieusement attendu, qu’il ne manquât plus rien à sa vie, et qu’il n’y eût plus de vide dans son cœur.


CHAPITRE XVI.

L’Italien et son ami sont enfermés ensemble.

« Et pourquoi avez-vous quitté le Casino ? Pourquoi ce nouveau changement de nom ?

— Peschiera est en Angleterre.

— Je le sais.

— Et il cherche à me découvrir, dans le but, dit-on, de m’enlever Violante.

— Il a eu l’effronterie de parier qu’il obtiendrait la main de votre fille. Je sais cela aussi, et c’est pourquoi je suis revenu en Angleterre, d’abord pour déjouer ses plans, et ensuite pour savoir de vous comment suivre un fil qui, si je ne me trompe, peut conduire à sa ruine et à votre rappel sans conditions. Écoutez-moi bien. Vous savez qu’après l’escarmouche que j’eus avec les soldats soudoyés par Peschiera pour vous poursuivre, je reçus du gouvernement autrichien un message poli qui me priait de quitter ses domaines italiens. Comme je tiens qu’il est du devoir d’un étranger qui reçoit l’hospitalité d’un État, de s’abstenir de toute participation à ses troubles civils, je crus donc mon honneur blessé par l’ordre qui m’était donné, et je me rendis sur-le-champ à Vienne pour expliquer au ministre dont j’étais personnellement connu, que bien que j’eusse, comme il était de mon devoir, protégé un fugitif réfugié sous mon toit contre une soldatesque furieuse aux ordres de son ennemi personnel, je n’avais pris part à aucune tentative de révolte, mais que j’avais au contraire, autant qu’il était en mon pouvoir, dissuadé mes amis italiens de leur entreprise, et cela parce que j’étais d’avis comme militaire et en la jugeant avec le calme d’un spectateur, qu’elle ne pouvait aboutir qu’à une inutile effusion de sang. Il me fut permis d’appuyer mon explication de preuves satisfaisantes, et mes relations avec le ministre prirent un caractère presque affectueux. Je fus alors en position de plaider votre cause, et de parler de votre répugnance première à entrer dans le complot des insurgés. Je convins que vous désiriez assez l’indépendance de votre pays natal pour vous trouver à l’avant-garde si le drapeau de l’Italie avait été hardiment arboré par ses chefs légitimes, ou par le soulèvement de tout un peuple, mais je soutins que tous n’eussiez jamais pris part à une conspiration, absurde en elle-même, et déshonorée d’avance par les coupables projets et l’avide ambition de ses principaux chefs, si vous n’y eussiez été entraîné par les mensonges et la trahison de votre parent, de celui-là même qui vous avait dénoncé. Malheureusement je n’avais à l’appui de ces assertions d’autre preuve que votre propre parole. Je produisais, cependant, assez d’impression en votre faveur, pour que vos biens ne fussent pas confisqués par l’État, ni transférés à votre parent sous prétexte de votre mort civile.

— Comment ! Je ne vous comprends pas ; Peschiera ne jouit-il pas de mes domaines ?

— Il jouit de la moitié des revenus sous le bon plaisir de la couronne, et cette jouissance lui serait retirée, si je réussissais à prouver sa trahison envers vous. On m’avait d’abord défendu de vous parler de cela ; le ministre avait voulu vous soumettre à l’épreuve d’un exil sans conditions. Il voulait savoir si vous vous tiendriez à l’écart d’autres conspirations, pardonnez-moi le mot. Je n’ai pas besoin de dire qu’il me fut permis de retourner en Lombardie. J’appris à mon arrivée que votre malheureuse femme était venue chez moi, et avait manifesté un profond désespoir en apprenant mon départ. »

Riccabocca fronça le sourcil et respira bruyamment.

« Je ne jugeai pas nécessaire de vous informer de cette circonstance ; je n’en fus pas moi-même très-affecté. Je la croyais coupable, et de quoi pouvaient maintenant servir ses remords, si tant est qu’elle en eût. J’appris bientôt après qu’elle avait cessé de vivre.

— Oui, murmura Riccabocca, elle mourut la même année que je quittai l’Italie, et il faut sans doute à un ami de bien fortes raisons pour se croire le droit de me rappeler qu’elle a vécu.

— J’arrive à ces raisons, dit doucement L’Estrange. L’automne dernier je parcourais la Suisse, lorsque dans une de mes excursions pédestres j’éprouvai un accident qui me retint quelques jours dans une petite auberge de village. Mon hôtesse était italienne, et comme j’avais laissé mon domestique à la ville, j’eus recours à ses soins jusqu’à ce que je pusse lui écrire de venir me trouver. Son babil me divertissait ; nous devînmes bons amis. Elle me conta qu’elle avait été domestique chez une dame de haut rang qui était morte en Suisse ; qu’enrichie par la générosité de sa maîtresse elle avait épousé un aubergiste suisse et que le pays de son mari était devenu le sien. Mon domestique arriva et mon hôtesse apprit de lui mon nom, qu’elle ne connaissait pas auparavant. Elle entra dans ma chambre fort agitée. Bref, elle avait servi votre femme. Elle l’avait accompagnée à ma villa, et avait été témoin de son vif désir de me voir. Le gouvernement avait assigné à la duchesse votre palais de Milan avec un certain revenu. Elle avait refusé tous les deux. Ne pouvant me voir, elle était partie pour l’Angleterre résolue à vous voir vous-même, car elle avait su par les journaux que l’Angleterre était le lieu de votre refuge.

— Elle avait osé ! Quelle hardiesse ! Et voyez, il n’y a qu’un instant, j’avais tout oublié si ce n’est son tombeau dans une terre étrangère, et mes larmes lui avaient pardonné, murmura l’Italien.

— Qu’elles lui pardonnent encore, dit Harley avec une suprême douceur d’accent et de regard. Je reprends mon récit. Lorsque votre femme arriva en Suisse, sa santé, qui, vous le savez, avait toujours été délicate, s’altéra complètement ; à la fatigue et à l’anxiété succéda une fièvre accompagnée de délire. En quittant l’Italie elle avait emmené cette fille, la seule à laquelle elle pût se fier, car elle soupçonnait Peschiera d’avoir corrompu ses domestiques à prix d’or. En présence de cette femme et dans son délire, elle protestait de son innocence, elle prononçait le nom du comte avec terreur et aversion, et vous suppliait de venger votre honneur et le sien.

— C’était en effet du délire. Malheureuse Pauline ! » et Riccabocca cacha son visage dons ses mains.

« Mais elle avait des intervalles lucides ; dans un de ces moments elle se leva malgré les efforts de la servante pour l’en empêcher, prit dans son pupitre plusieurs lettres, et après les avoir lues, s’écria douloureusement :

« Mais comment les lui faire parvenir ? À qui me fier ? Et son ami est parti ! » Puis une soudaine inspiration lui arracha une exclamation de joie, elle s’assit et écrivit longtemps, rapidement ; elle fit des lettres et de ce qu’elle venait d’écrire un seul paquet qu’elle cacheta soigneusement, puis elle ordonna à sa servante de le porter à la poste avec l’injonction de ne le confier à personne, car, disait-elle (je répète ce que m’a rapporté la servante), c’est le seul moyen qui me reste de prouver à mon mari que bien que j’aie eu des torts, je ne suis pas la créature coupable et dégradée qu’il me croit. C’est aussi le seul moyen que j’aie de racheter mes fautes et peut-être de rendre à mon mari son pays, à ma fille son héritage.

« La servante porta le paquet à la poste, et lorsqu’elle revint, elle trouva sa maîtresse endormie et souriant dans son sommeil. Mais, à son réveil, celle-ci fut de nouveau en proie au délire et le lendemain elle était morte ! » Ici Riccabocca ôta une de ses mains de devant son visage et serra le bras d’Harley comme pour le supplier de s’arrêter. Son cœur luttait contre son orgueil et sa philosophie, et Harley fut longtemps avant de le décider à considérer les avantages qui pouvaient résulter pour lui des dernières communications de sa femme. Riccabocca ne permit à son ami de continuer qu’après s’être convaincu lui-même et avoir à demi persuadé à Harley (car de fortes présomptions s’élevaient contre la défunte) que toutes les protestations d’innocence de sa femme n’avaient été que les rêveries du délire.

« Quoi qu’il en soit, dit Harley, nous avons toute raison de croire que les lettres étaient celles de Peschiera, et s’il en est ainsi, elles fourniraient la preuve de son influence sur votre femme et de ses perfides machinations contre vous-même. Je voulus, avant de venir ici, passer par Vienne ; j’y appris avec terreur que Peschiera avait non-seulement obtenu la sanction impériale pour demander la main de votre fille, mais qu’il s’était vanté d’avance de réussir auprès d’elle et qu’il était en route pour l’Angleterre. Je compris sur-le-champ que s’il parvenait, par un artifice quelconque, à vous enlever Violante (car je savais d’avance qu’il n’obtiendrait pas votre consentement), la découverte du paquet, quel qu’en fût le contenu, deviendrait inutile ; le but de Peschiera serait atteint. Je compris aussi que le succès rétablirait pour toujours sa réputation, car il impliquerait nécessairement votre consentement (ce serait déshonorer votre fille que d’alléguer qu’elle s’est mariée malgré vous), et ce consentement serait sa justification. Je songeai avec inquiétude que sa situation désespérée le pousserait à user de tous les moyens pour l’accomplissement de son projet, car ses dettes sont considérables et une fortune nouvelle peut seule contre-balancer l’effet de sa mauvaise réputation.

« Je savais de plus qu’il est intelligent, audacieux, déterminé et qu’il avait emporté une somme considérable empruntée à des usuriers ; en un mot, je tremblais pour vous deux ; mais maintenant j’ai vu votre fille et je ne crains plus rien. Bien que Peschiera se vante avec raison d’être un séducteur accompli, au premier coup d’œil jeté sur le visage si doux, mais cependant si noble de Violante, j’ai été convaincu qu’elle serait à l’épreuve d’une légion de Peschieras. Maintenant donc, revenons à cet importent sujet, le paquet. Vous ne l’avez jamais reçu ; de longues années se sont écoulées depuis lors. Existe-t-il encore ? Dans quelles mains est-il tombé ? Faites appel à tous vos souvenirs ; la servante n’a pu se rappeler le nom de la personne à qui il était envoyé ; elle m’a seulement dit que ce nom commençait par un B, que le paquet était adressé en Angleterre et qu’elle l’avait affranchi pour ce pays. Quelle est donc la personne dont le nom commence par un B, ou si par hasard la servante s’était trompée, quelle personne avez-vous assez intimement connue, vous ou votre femme, pendant votre voyage en Angleterre, pour que celle-ci ait pu la choisir pour confidente ?

— Je ne puis me l’imaginer, dit Riccabocca en secouant la tête. Nous vînmes en Angleterre peu de temps après notre mariage. La santé de Pauline fut affectée par le climat. Elle ne savait pas un mot d’anglais et elle ne parlait même pas français, ce qui était singulier chez une personne de grande naissance, mais son père était pauvre et complètement italien. Elle refusa toute espèce de société. À la vérité, je me mêlai quelque peu à la société de Londres, assez pour qu’à mon retour ici j’aie reculé devant le contraste que la réception d’un proscrit ruiné formerait avec celle qu’on me fit alors, mais je ne formai aucune liaison intime. Je ne me rappelle personne à qui elle eût pu écrire.

— Réfléchissez bien, dit Harley insistant. Ne connaissiez-vous aucune femme sachant l’italien et avec qui pour cette raison même se serait liée votre femme ?

— Ah ! oui, c’est vrai ; il y avait une vieille dame qui vivait très-retirée, mais qui avait habité longtemps l’Italie, lady… lady… Ah ! je me souviens ! lady Jane Horton.

— Horton ! lady Jane ! s’écria Harley ; encore ! trois fois dans une journée ! Ne laissera-t-on jamais cette blessure se cicatriser ! »

Puis voyant l’air de surprise de Riccabocca, il dit : « Excusez-moi, mon ami. Je vous écoute avec un intérêt plus vif encore. Lady Jane était ma parente éloignée ; elle m’a jugé trop sévèrement peut-être et son nom me rappelle quelques souvenirs pénibles, mais c’était une personne de grande vertu. Votre femme la connaissait donc ?

— Pas intimement, cependant mieux que qui que ce fût à Londres. Mais Pauline n’a pu lui écrire : elle savait que lady Jane était morte bientôt après son départ d’Angleterre. J’avais été rappelé en Italie par des affaires pressantes ; elle était trop souffrante pour voyager aussi rapidement qu’il me fallait le faire ; sa maladie la retint même quelques semaines en Angleterre. Dans cet intervalle, elle a pu faire des connaissances. Oui maintenant je devine. Vous dites que le nom commençait par un B. Pauline, en mon absence, avait pris une dame de compagnie, une mistress Bertram. Cette dame la suivit sur le continent. Elle parlait fort bien l’italien et Pauline lui était fort attachée. Mistress Bertram la quitta pendant le voyage et revint en Angleterre, où la rappelaient, je crois, quelques affaires personnelles. Pauline la regretta vivement ; elle en parlait souvent et s’étonnait de ne point recevoir de ses nouvelles. Je ne doute pas que ce ne soit à cette mistress Bertram qu’elle a écrit.

— Et vous ne connaissez pas la famille de cette dame ni son adresse ?

— Non.

— Vous ne savez pas non plus qui l’avait recommandée à votre femme ?

— Non.

— C’était sans doute lady Jane Horton.

— Peut-être ; c’est assez probable.

— Je veux suivre ce fil, si léger qu’il soit.

— Mais si mistress Bertram a reçu le paquet, comment se fait-il qu’elle ne me l’ait pas envoyé ? Fou que je suis ! Comment l’aurait-elle pu, alors que je gardais si soigneusement l’incognito ?

— C’est vrai, et votre femme n’avait pas prévu cela. Elle s’imaginait naturellement qu’il serait facile de découvrir votre résidence en Angleterre. Mais bien des années doivent s’être écoulées depuis que votre femme a perdu de vue cette mistress Bertram, si leurs relations datent de l’époque de votre mariage, et maintenant il faut chercher bien loin en arrière, même avant la naissance de Violante.

— Hélas ! oui ; j’ai perdu deux fils dans l’intervalle. Violante m’est née comme l’enfant de la douleur.

— Pour vous consoler. Qu’elle est donc belle ! »

Le père sourit avec orgueil.

« Trouverez-vous jamais, même dans les plus nobles maisons de l’Europe, un mari digne d’une telle main ?

— Vous oubliez que je suis encore exilé et qu’elle est toujours sans dot. Vous oubliez que je suis poursuivi par Peschiera, que j’aimerais mieux la voir épouser un mendiant que… Ah ! cette pensée seule me rendrait fou ; elle est trop odieuse. Corpo di Bacco ! je lui ai déjà trouvé un mari.

— Déjà ! Alors ce jeune homme disait vrai.

— Quel jeune homme ?

— Randal Leslie,

— Comment ? Vous le connaissez ? »

Une courte explication suivit ces paroles.

Harley écouta d’une oreille attentive et avec une contrariété visible les détails des relations de Riccabocca avec Randal et de la promesse que l’Italien avait faite à celui-ci.

« Il y a dans tout cela quelque chose qui me semble fort suspect, dit-il. Pourquoi ce jeune homme m’a-t-il sondé sur les chances qu’aurait Violante de perdre sa fortune si elle épousait un Anglais ?

— Ah ! ah ! mais il faut l’excuser. Il désirait naturellement paraître ignorer tout ce qui me concerne. Notre intimité ne lui était pas assez connue pour l’autoriser à trahir mon secret.

— Mais il en savait assez pour qu’il dût vous prévenir de mon arrivée en Angleterre, et il ne me paraît pas qu’il l’ait fait.

— Non ; c’est singulier ; cependant cela s’explique, car la dernière fois que nous nous sommes vus, il avait la tête remplie de toute autre chose, il songeait à l’amour et au mariage, basta ! La jeunesse est toujours la jeunesse.

— Il n’y a en lui rien de jeune ; je doute qu’il l’ait jamais été, s’écria Harley avec vivacité. Il est de ces gens qui viennent au monde avec le pouls d’un centenaire. Nous ne serons jamais si vieux ni vous ni moi qu’il l’était au maillot. Ah ! vous pouvez rire, mais mon instinct me trompe rarement ; tout en lui m’a déplu au premier coup d’œil : son sourire, sa voix et jusqu’à sa démarche ! C’est une folie à vous que de consentir à un pareil mariage ; il peut anéantir toutes vos chances de restauration.

— Cela vaudrait mieux que de manquer à ma parole.

— Non, non, s’écria Harley ; votre parole n’est pas définitive, elle ne saurait l’être. Non, quand vous me regarderiez d’un air encore plus suppliant. Dans tous les cas, attendez que nous en sachions davantage sur ce jeune homme ; s’il est véritablement digne d’elle, qu’elle perde alors votre héritage, j’y consens.

— Mais pourquoi perdrait-elle mon héritage ? Il n’y a pas de loi en Autriche qui puisse empêcher un père de marier sa fille comme il lui convient.

— Sans doute ; mais en ce moment vous êtes en dehors des lois ; et si l’on apprenait qu’un homme de votre nom s’est abaissé jusqu’à donner sa fille à un aventurier anglais, à un commis, un employé, ce serait là un motif politique de vous refuser votre grâce, car ce mariage vous ravirait cette haute estime où vous tiennent vos compatriotes et qui ferait de votre restauration un acte si populaire. Ô sage en théorie, pourquoi vous montrez-vous toujours si insensé dans l’action ! »

Riccabocca, insensible à cette apostrophe, se frotta les mains, puis les étendit confortablement devant le feu.

« Mon ami, dit-il, mon fils sera le représentant de mon nom.

— Mais vous n’avez pas de fils ?

— Chut ! Je vais en avoir un. Jemima me l’a appris hier matin, et c’est ce qui m’a décidé à parler à Leslie.

— Vous allez avoir un fils, répéta Harley étonné ; et comment savez-vous que ce sera un fils ?

— Les physiologistes s’accordent à dire, répliqua le sage d’un ton positif, que lorsque le mari est beaucoup plus âgé que la femme et que celle-ci a été longtemps avant de condescendre à augmenter la population du globe, elle donne naissance (neuf fois sur quatre du moins), elle donne naissance à un enfant mâle. Je regarde donc ce point comme décidé par les calculs de la statistique et les recherches des naturalistes. »

Harley ne put s’empêcher de rire, en dépit de son mécontentement,

« Toujours le même, toujours la dupe de la philosophie.

Cospetto ! dites plutôt que je suis le philosophe des dupes. Et en parlant de cela, il faut que je vous présente à Jemima.

— Oui, mais à mon tour je veux vous présenter quelqu’un qui se rappelle vos bontés avec reconnaissance et à qui, par extraordinaire, votre philosophie n’a pas fait de tort. Il faudra qu’un jour ou l’autre vous m’expliquiez cela. Excusez-moi un moment. Je vais le chercher.

— Chercher qui ? Dans ma position je dois être prudent et…

— Je réponds de sa discrétion. En attendant, ordonnez le dîner, car mon ami et moi nous vous restons.

— Le dîner ? Corpo di Bacco ! Ce n’est pas que Bacchus nous puisse être ici d’un grand secours. Mais que dira Jemima ?

— Arrangez cela avec votre tyran conjugal ; mais il nous faut à dîner. »

Je laisse au lecteur de se représenter la joie de Léonard en retrouvant Riccabocca toujours le même, Violante si embellie, et la bonne Jemima, puis l’étonnement de ceux-ci en apprenant ses aventures, ses ouvrages, sa réputation. Il raconta ses luttes et ses travaux avec une simplicité qui enleva à ce récit tout personnel le caractère de l’égotisme ; mais lorsqu’il en arriva à parler d’Hélène, il se montra bref et réservé.

Violante, qui eût voulu plus de détails, lui adressa quelques questions, mais, à la grande satisfaction de Léonard, Harley intervint.

« Vous verrez bientôt, dit-il, celle dont il parle et vous la questionnerez vous-même. »

Puis il fit prendre au récit du jeune homme une autre direction, et Léonard causa de nouveau librement. La soirée se passa ainsi agréablement pour tous, excepté pour Riccabocca ; car la pensée de Pauline ne cessait d’être présente à l’esprit de l’exilé ; lorsqu’elle lui devenait trop pénible, il se rapprochait de Jemima, contemplait son visage si bon et si simple et serrait sa main dévouée. Et cependant le monstre avait insinué à Harley que sa consolatrice n’était qu’une sotte, et elle l’était en effet d’aimer ce méprisable détracteur d’elle-même et de son sexe.

Violante était dans un état de délicieuse animation ; elle n’aurait pu dire d’où venait sa joie. C’était principalement avec Léonard qu’elle causait ; et Harley gardait presque constamment le silence ; il écoutait l’éloquence ardente et sans prétention de Léonard, cette éloquence qui coule si naturellement des lèvres d’un homme de génie lorsqu’il est complètement à l’aise et entouré d’auditeurs sympathiques ; il écoutait avec plus de plaisir encore les sentiments moins profonds mais non moins vifs, les sentiments si féminins et cependant si nobles avec lesquels le cœur vierge de Violante répondait à l’âme enflammée du poète.

Ces sentiments étaient si loin de tout ce qu’il entendait dans le monde de chaque jour, si semblables à ceux qui l’avaient animé dans sa première jeunesse ! Parfois, en entendant la jeune fille exprimer une idée élevée, ou citer, d’une voix mélodieuse, quelques beaux vers italiens, il relevait soudain la tête, ses lèvres s’agitaient comme s’il eût entendu le son de la trompette. Il se sentait prêt à secouer sa longue inertie. L’héroïsme, qui dormait au fond de son cœur, se réveillait et lui suscitait mille généreuses pensées. Lorsqu’il se leva pour s’en aller, surpris que l’heure fût si avancée, Harley dit d’un ton qui prouvait la sincérité du compliment :

« Je vous remercie des heures les plus heureuses que j’aie passées depuis longtemps. » En disant ces mots, il tourna ses regards vers Violante. Mais celle-ci fut intimidée par son regard, et il n’eut plus devant lui, au lieu d’une muse inspirée, qu’une jeune fille modeste et timide.

« Et quand vous reverrai-je ? dit Riccabocca à son hôte en le reconduisant.

— Quand ? mais demain, bien entendu. Adieu, mon ami. Je ne m’étonne plus que vous ayez supporté l’exil si patiemment… avec une telle fille ! »

Il prit le bras de Léonard et alla avec lui jusqu’à l’auberge où il avait laissé son cheval. Léonard parlait de Violante avec enthousiasme ; Harley gardait le silence.


CHAPITRE XVII.

Le lendemain, un équipage des plus aristocratiques, bien que d’une forme un peu surannée, s’arrêta à la porte du jardin de Riccabocca. Giacomo, qui, d’une fenêtre du premier étage, l’avait aperçu se dirigeant vers la maison, fut saisi d’une terreur inexprimable en le voyant s’arrêter sous les murs et en entendant résonner la cloche de la grande porte. Il courut vers son maître et le supplia de ne pas bouger, de ne pas permettre que personne donnât entrée aux ennemis que la machine pourrait vomir.

« J’ai entendu raconter, dit-il, comment une ville d’Italie, Bologne, à ce que je crois, fut une fois prise et ses habitants passés au fil de l’épée, parce qu’ils avaient imprudemment introduit dans leurs murs un cheval de bois rempli des troupes de Barberousse et de toutes sortes de bombes et de fusées à la Congrève.

— L’histoire est différemment racontée dans Virgile, dit philosophiquement Riccabocca en regardant à la fenêtre ; néanmoins, la machine me paraît fort grande et fort suspecte ; lâchez Pompée.

— Mon père, dit Violante en rougissant, c’est votre ami lord L’Estrange ; j’ai entendu sa voix.

— En es-tu sûre ?

— Tout à fait sûre. Comment pourrais-je m’y tromper ?

— Ouvre alors, Giacomo ; cependant, prends toujours Pompée avec toi, et donne l’alarme dans le cas où nous nous serions mépris. »

Mais Violante avait raison, et ils aperçurent au bout de quelques instants lord L’Estrange, qui, accompagné de deux dames, traversait le jardin.

« Ah ! dit Riccabocca, ramenant sa robe de chambre autour de lui ; va, mon enfant, appeler Jemima. »

Harley avait amené sa mère et Hélène, par politesse pour les dames de la maison.

L’orgueilleuse comtesse se savait en présence de l’adversité, et à peine si elle eût salué le roi avec plus de respect qu’elle ne fit l’exilé. Riccabocca, toujours galant envers le sexe qu’il prétendait mépriser, ne voulut pas se laisser vaincre en courtoisie, et le salut qu’il rendit à la comtesse en échange de sa profonde révérence eût édifié la génération qui s’élève, et réjoui les reliques survivantes de l’ancienne étiquette de cour qui existent encore au milieu des pompes sévères du faubourg Saint-Germain. Après avoir satisfait à la politesse, la comtesse présenta brièvement Hélène comme miss Digby, et s’assit auprès de l’exilé. Au bout de quelques instants, les deux personnages se trouvèrent tout à fait à l’aise et satisfaits l’un de l’autre ; et, en effet, jamais peut-être, depuis que nous le connaissons, Riccabocca n’avait paru autant à son avantage qu’à côté de sa noble visiteuse. Tous deux avaient si peu vécu parmi les gens de notre siècle discourtois ! Ils reprirent les manières du précédent ; heureux de faire voir encore une fois le jour à une si belle dentelle et à un si magnifique brocart. Riccabocca fit trêve à toute émission de proverbes. — Peut-être se rappela-t-il que lord Chesterfîeld accuse les proverbes d’être vulgaires. Malgré sa grande taille maigre, en dépit de sa robe de chambre peu élégante, il y avait en lui un je ne sais quoi qui trahissait le grand seigneur, un de ceux auxquels le marquis de Dangeau eût, sans hésiter, offert un fauteuil à côté des Rohan et des Montmorency.

Pendant ce temps, Hélène et Harley, assis un peu plus loin, gardaient tous deux le silence, la première par timidité, le second parce qu’il était absorbé dans ses réflexions. À la fin la porte s’ouvrit, et Harley se leva aussitôt. Violante et Jemima entrèrent. Les yeux de lady Lansmere s’arrêtèrent sur la jeune fille, et elle eut peine à réprimer une exclamation de surprise et d’admiration ; mais lorsqu’elle eut aperçu l’attitude quelque peu humble, bien que non pas obséquieuse, de mistress Riccabocca, qui paraissait timide et simple, mais en qui cependant on ne pouvait méconnaître une femme bien née, elle se détourna de la fille, et, avec le savoir-vivre de l’ancienne école, commença par témoigner son respect à l’épouse. Ce fut littéralement du respect qu’exprimèrent ses manières envers mistress Riccabocca, mais un respect plus simple et plus cordial que celui qu’elle avait montré à Riccabocca. C’était celui d’une femme envers une femme, ainsi que le remarqua le sage lui-même. Elle prit ensuite la main de Violante entre les siennes, et la regarda comme si elle n’eût pu résister au plaisir de contempler tant de beauté. « C’est en vain, dit-elle avec un léger soupir, que mon fils m’avait dit de n’être pas étonnée. C’est la première fois que j’ai vu la réalité surpasser la description ! »

La rougeur de Violante la rendit plus belle encore, et, tandis que la comtesse se retournait vers Riccabocca, elle se glissa doucement près d’Hélène.

« Miss Digby, ma pupille, » dit Harley d’un ton marqué, voyant que sa mère avait oublié de présenter Hélène aux deux dames. Il se rassit et se mit à causer avec mistress Riccabocca, mais ses regards se tournaient souvent vers les jeunes filles. Elles étaient à peu près du même âge, mais ne semblaient au premier abord avoir rien de commun que la jeunesse. Il eût été difficile d’imaginer un contraste plus frappant que celui qu’elles formaient, et, chose étrange ! chacune semblait gagner au voisinage de l’autre ; la merveilleuse beauté de Violante paraissait plus éblouissante, et la fraîche et douce figure d’Hélène plus sympathique encore. Ni l’une ni l’autre n’avait presque jamais vu de jeune fille de son âge, et chacune d’elles fut aussitôt enchantée de l’autre. Violante, qui était la moins timide, commença la conversation.

« Vous êtes sa pupille, la pupille de lord L’Estrange ?

— Oui.

— Est-ce que vous êtes venue d’Italie avec lui ?

— Non, pas tout à fait ; mais j’ai passé plusieurs années en Italie.

— Ah ! vous devez regretter ; non ; je me trompe ; vous revenez dans votre pays natal. Mais, en Italie, le ciel est si bleu ! Ici, il semble que la nature manque de couleurs.

— Lord L’Estrange dit que vous étiez bien jeune quand vous avez quitté l’Italie ; cependant, vous vous la rappelez encore ; lui aussi, il préfère l’Italie à l’Angleterre.

— Lui ! impossible !

— Et pourquoi donc impossible, belle sceptique ? » cria Harley s’interrompant au milieu d’une phrase adressée à Jemima.

Violante n’avait pas songé qu’on pût l’entendre, elle parlait presque bas ; mais, bien que visiblement embarrassée, elle répondit distinctement :

« Parce que l’Angleterre offre la plus noble carrière aux nobles esprits. »

Harley tressaillit et répliqua avec un léger soupir :

« À votre âge je parlais comme vous ; mais notre Angleterre est si encombrée de nobles esprits, qu’ils s’y pressent et s’y coudoient, de telle sorte que la carrière n’est plus qu’un nuage de poussière.

— C’est ainsi, dit-on, qu’apparaît la bataille au simple soldat, mais non au général.

— Vous avez lu de bonnes descriptions de batailles, à ce que je vois. »

Mistress Riccabocca, qui prit cette remarque pour une sorte de condamnation des études de sa belle-fille, vint aussitôt au secours de Violante.

« Son père, dit-elle, lui a fait lire l’histoire de l’Italie, et je crois qu’elle est remplie de batailles.

Harley. Toutes les histoires en sont pleines, et toutes les femmes aiment la guerre et les guerriers. Je me demande pourquoi ?

Violante (se tournant vers Hélène et parlant très-bas, résolue à n’être pas cette fois entendue d’Harley). Nous savons bien pourquoi, nous, n’est-ce pas ?

Harley (qui a tout entendu). Si vous le savez, Hélène, dites-le-moi, je vous en prie.

Hélène (secouant sa jolie tête et répondant avec plus de gaieté qu’à l’ordinaire). Mais, moi, je n’aime ni la guerre ni les guerriers.

Harley. C’est donc à vous que j’en appelle, impitoyable Bellone. Cela vient-il de la cruauté naturelle aux femmes ?

Violante (avec un rire doux et harmonieux). Cela vient, je crois, de deux penchants qui leur sont beaucoup plus naturels.

Harley. Vous piquez ma curiosité. De quels penchants voulez-vous parler ?

Violante. De la pitié et de l’admiration. Nous plaignons les vaincus et nous admirons les vainqueurs. »

Harley s’inclina et demeura silencieux.

Lady Lansmere avait suspendu sa conversation avec Riccabocca pour écouter ce dialogue.

« Charmant ! cria-t-elle. Vous m’avez expliqué ce que je me suis souvent demandé. Ah ! Harley, je suis bien aise de vous voir battu ; tous n’avez rien à répondre à cela ?

— Non ; je m’avoue volontiers vaincu, et trop heureux d’avoir droit à la pitié de la signorina, puisque mon épée est maintenant pendue à la muraille et que je ne puis plus prétendre à son admiration. »

Il se leva et alla vers la fenêtre :

« Mais j’aperçois un adversaire plus formidable que moi pour ma belle antagoniste ; un adversaire qui a pour mission spéciale de substituer d’autres aventures à celles des camps et des sièges.

— Notre ami Léonard, dit Riccabocca en regardant aussi par la fenêtre. C’est vrai ; ainsi que le dit spirituellement Quevedo : « Depuis que la demande pour les caractères d’imprimerie est devenue si considérable, il reste moins de plomb pour fondre des balles. »

Léonard entra. Harley lui avait envoyé le laquais de lady Lansmere avec un billet qui le préparait à revoir Hélène. Quand il parut à la porte du salon, Harley l’alla prendre par la main et le conduisit vers lady Lansmere.

« Voici l’ami dont je vous ai parlé, dit-il. Accueillez-le aujourd’hui à cause de moi ; vous le rechercherez bientôt pour lui-même. »

Puis, attendant à peine que la comtesse eût achevé une réponse gracieuse, il attira le jeune homme du côté d’Hélène.

« Mes enfants, leur dit-il avec un accent touchant qui pénétra le cœur de tous deux, allez vous asseoir là-bas pour causer un peu du passé. Signorina, je vous invite à une nouvelle discussion sur la question abstraite et métaphysique que vous avez soulevée. Voyons si nous ne trouverons pas de sources plus douces de pitié et d’admiration que la guerre et les guerriers. » Et il conduisit Violante dans l’embrasure d’une fenêtre. « Vous vous rappelez, lui dit-il, qu’hier soir Léonard, en vous racontant son histoire, vous a parlé un peu trop brièvement, à votre gré, d’une petite fille qui avait été la compagne de ses plus rudes épreuves. Lorsque vous avez voulu le questionner à son sujet, je vous ai dit que vous la verriez bientôt et que vous la questionneriez vous-même. Et maintenant, que pensez-vous d’Hélène Digby ? Chut ! parlez bas ; mais, heureusement, elle n’a pas l’oreille aussi fine que moi.

Violante. Ah ! c’est là la charmante créature que Léonard appelait son ange gardien. Quelle douce et innocente figure ! L’ange est encore là !

Harley (satisfait à la fois et de la louange et de celle qui la donne). Vous avez raison. Hélène n’est pas expansive ; mais les belles natures sont comme les beaux poèmes, un coup d’œil jeté sur les premières lignes suffit à vous faire deviner quelles beautés vous attendent si vous continuez de lire. »

Violante tourna les yeux du côté d’Hélène et de Léonard. Celui-ci parlait, Hélène écoutait, et bien que le jeune homme se fût montré la veille très-réservé au sujet du rôle qu’avait joué l’orpheline dans sa vie, il en avait dit assez pour que Violante s’intéressât au bonheur que tous deux devaient éprouver à se revoir après cette longue séparation, et à se retrouver à l’abri de la tempête et du naufrage. Les larmes lui vinrent aux yeux : « C’est vrai, dit-elle doucement, il y a là de quoi exciter la pitié et l’admiration plus que dans… » Elle s’arrêta.

« Achevez votre phrase, dit Harley. Avez-vous honte de vous rétracter ?

— Non, mais là aussi il y a eu guerre et héroïsme, guerre du génie contre l’adversité et héroïsme chez la consolatrice qui le soutenait dans ses douleurs et les partageait. Ah ! lorsque la pitié et l’admiration sont excitées en nous, c’est par quelque chose de plus noble que le simple chagrin ; il faut que l’héroïsme s’y mêle.

— Hélène ne connaît pas la signification du mot héroïsme, dit Harley avec un peu de tristesse, il faudra que vous la lui enseigniez.

— Est-il possible, se disait-il intérieurement, qu’un Randal Leslie ait pu plaire à cette âme si noble et si élevée ? À coup sûr il n’y a rien d’héroïque chez ce plat employé. Votre père, reprit-il tout haut et en regardant fixement la jeune fille, votre père voit souvent, m’a-t-on dit, un jeune homme à peu près du même âge que Léonard, si toutefois on estime l’âge d’un homme par les registres de la paroisse ; autrement ce soi-disant jeune homme me fait l’effet d’un contemporain de mon grand-père. Je veux parler de M. Randal Leslie. L’aimez-vous ?

— Si je l’aime ? répéta lentement Violente comme si elle eût sondé son propre cœur. Mais oui, je l’aime.

— Et pourquoi ? demanda Harley d’un air d’indignation concentrée.

— Ses visites semblent toujours faire plaisir à mon père. Certainement je l’aime.

— Hum ! Et il fait profession de vous aimer en retour, que je suppose ? »

Violante se mit à rire naïvement. Elle fut tentée de répondre :

« Cela est-il donc bien extraordinaire ? Mais son respect pour Harley l’arrêta.

— On dit qu’il est intelligent, reprit Harley.

— Oh, oui, certainement.

— Il est assez bien de sa personne ; mais j’aime mieux la figure de Léonard.

— Le visage de Léonard est celui d’un homme qui a souvent contemplé le ciel et sur celui de M. Leslie ne se reflètent ni soleil, ni étoiles.

— Chère Violante ! » s’écria Harley ravi ; et il serra la main de la jeune fille.

Celle-ci rougit jusqu’aux tempes, sa main trembla dans celle de lord L’Estrange. Mais l’exclamation affectueuse qu’avait prononcée celui-ci eût pu sortir des lèvres d’un père.

En ce moment Hélène s’approcha d’eux, et regardant timidement son tuteur, lui dit : « La mère de Léonard est chez lui, il me demande de venir la voir, le puis-je ?

— Si vous le pouvez ? La signorina va croire qu’on vous tient en esclavage en entendant une pareille question. Certainement vous le pouvez.

— Voulez-vous venir avec nous ? »

Harley parut embarrassé ; il se rappelait l’agitation qu’avait éprouvée la veuve en apprenant son nom, le désir qu’elle avait montré de l’éviter, désir que Léonard lui avait avoué et dont il croyait deviner la cause, et d’après ce qu’il devinait, lui aussi, il reculait à l’idée d’une telle rencontre.

« Une autre fois alors, dit-il. »

Violante fut étonnée de cette réponse peu gracieuse ; elle l’aurait blâmée comme dure chez un autre, mais Harley à ses yeux avait toujours raison.

« Ne puis-je aller avec miss Digby ? dit-elle, et ma mère viendra sans doute aussi. Nous connaissons toutes deux mistress Fairfield ; nous serons bien aises de la revoir.

— Soit ! dit Harley ; je resterai avec votre père jusqu’à votre retour. Quant à mère, elle vous excusera volontiers ainsi que mistress Riccabocca. Voyez comme elle est enchantée de votre père ; il faut que je reste pour veiller aux intérêts conjugaux du mien. »

Mais mistress Riccabocca respectait trop l’usage et l’étiquette pour consentir à quitter la comtesse, et Harley fut forcé d’en appeler directement à celle-ci ; lorsqu’il eut expliqué ce dont il s’agissait, lady Lansmere se leva et dit :

« Mais j’irai moi-même avec miss Digby.

— Non, lui dit Harley à voix basse, non, cela ne se peut pas. Je m’expliquerai plus tard.

— Alors, dit tout haut la comtesse, après avoir jeté un regard de surprise vers son fils, alors j’insiste pour que vous fassiez cette visite, chère madame, et vous aussi, signorina. En vérité, j’ai quelque chose de confidentiel à dire à…

— À moi ! interrompit Riccabocca. Ah ! madame la comtesse, vous me rendez mes vingt-cinq ans. Allez-vous-en vite, épouse jalouse et méconnue, allez-vous-en toutes deux, vite, et vous aussi Harley.

— Non, reprit du même ton lady Lansmere, Harley peut rester, car, quoi que je puisse faire plus tard, je n’ai pas pour le moment dessein de porter atteinte à votre bonheur conjugal. Mes intentions sont si innocentes que je ne doute pas que mon fils ne se joigne à moi dans ce que j’ai à vous proposer. »

Ici la comtesse parla bas à Harley qui l’écouta avec une attention sérieuse, et lorsqu’elle se tut il lui serra la main et inclina la tête en signe d’assentiment.

Quelques minutes plus tard les trois dames et Léonard étaient sur le chemin conduisant au cottage.

Violante, avec son tact accoutumé, pensa que Léonard et Hélène devaient avoir bien des choses à se dire ; ignorant comme Léonard lui-même qu’Hélène fût fiancée à Harley, elle commença à rêver pour eux une heureuse union. Elle marcha donc en avant, donnant le bras à sa belle-mère, tandis qu’Hélène et Léonard les suivaient à quelque distance.

Léonard n’avait pas offert le bras à sa compagne ; ils avaient jusqu’ici marché l’un à côté de l’autre et en silence. Hélène cette fois parla la première ; en pareille occasion c’est presque toujours la femme, si timide qu’elle soit, qui commence l’entretien. D’ailleurs ici Hélène était la plus ferme, car Léonard ne se dissimulait pas la nature de ses sentiments, tandis qu’Hélène était fiancée, et son cœur pur était fortifié par la confiance qu’un autre avait mise en elle.

« Avez-vous jamais entendu reparler de cet excellent docteur Morgan, qui avait des pilules contre le chagrin et qui s’est montré si bon pour nous, quoique, ajouta-t-elle en rougissant, nous ne fussions pas alors de cet avis ?

— Il m’avait pris mon ange gardien, dit Léonard avec une émotion visible, et si je ne l’eusse retrouvé, où serais-je et que serais-je aujourd’hui ? Je lui ai pardonné, mais je ne l’ai jamais revu depuis.

— Et ce terrible M. Burley ?

— Pauvre Burley ! Lui aussi, il a disparu de ma vie actuelle, je me suis informé de lui, mais tout ce que j’ai pu apprendre, c’est qu’il est allé sur le continent, à ce que l’on suppose, en qualité de correspondant d’un journal. J’aurais tant de plaisir à le revoir aujourd’hui que peut-être je pourrais lui venir en aide, comme il a fait pour moi autrefois.

— Lui ? ah ! Léonard ! »

Léonard sourit, et son cœur battit plus vivement en retrouvant ce cher regard plein de prudence qui l’avertissait autrefois, et involontairement il se rapprocha d’Hélène. Celle-ci semblait par degrés redevenir telle qu’il l’avait connue.

« Oui, Hélène, il m’est venu en aide par ses enseignements et plus encore peut-être par ses fautes. Vous ne sauriez croire, Hélène, — pardon, je veux dire miss Digby, j’oubliais que nous ne sommes plus enfants ; — vous ne sauriez croire combien nous autres hommes et surtout nous autres écrivains, dont c’est la tâche de démêler les fils embrouillés des actions humaines, nous sommes redevables à nos propres fautes ; et malheur à nous si les fautes des autres ne nous instruisaient pas. Il faut que nous sachions où est l’écueil avant d’ériger le fanal, car les livres sont les fanaux de la vie humaine.

— Les livres ! Et moi qui n’ai pas lu les vôtres. Lord L’Estrange me dit que vous êtes devenu un homme célèbre. Et cependant vous vous souvenez toujours de moi, de la pauvre orpheline que vous trouvâtes pleurant au tombeau de son père, et dont vous ne craignîtes pas de surcharger votre existence déjà si lourde et si pénible. Non, appelez-moi toujours Hélène, vous serez toujours pour moi… un frère ! Lord L’Estrange le comprend ; il me l’a dit lui-même en m’apprenant que j’allais vous revoir. Il est si noble et si généreux ! Mon frère, s’écria tout à coup Hélène en tendant la main, tandis que son doux visage s’éclairait d’une expression sublime, mon frère, nous ne trahirons jamais son estime, nous ferons tous deux tous nos efforts pour lui rendre ce qu’il a fait pour nous ! N’est-ce pas ? »

Léonard se sentit accablé d’émotions diverses et confuses. Touché jusqu’aux larmes par cet affectueux appel, frissonnant au contact de la main qui touchait la sienne, et cependant saisi d’une crainte vague que les paroles d’Hélène ne signifiassent autre chose que ce qu’elles semblaient dire… quelque chose qui devait mettre fin à toute espérance. Et ce nom de frère qui lui était autrefois si précieux et si cher, pourquoi lui faisait-il peur maintenant ? Pourquoi ne pouvait-il plus prononcer le doux nom de sœur ?

« Elle est au-dessus de moi maintenant et pour toujours ! » se dit-il avec tristesse ; et lorsqu’il parla de nouveau, le son même de sa voix était changé.

L’appel fait à son ancienne amitié n’avait servi qu’à le rendre plus froid et plus réservé ; il n’y fit même aucune réponse directe ; car mistress Riccabocca, au détour du chemin, apercevant le cottage avec ses pignons pittoresques, s’écria :

« C’est donc là votre maison, Léonard ? Je n’ai jamais rien vu d’aussi joli.

— Vous ne vous la rappelez donc pas ? dit Léonard à Hélène d’un ton de triste reproche, c’est là que je vous ai vue pour la dernière fois. Je voulais d’abord la laisser telle qu’elle était, puis je me suis dit que les souvenirs ne seraient pas détruits parce que je l’entourerais de toute la beauté que je pourrais créer, et que plus ce souvenir m’était cher, plus il était naturel d’y associer le beau. Peut-être ne comprenez-vous pas cela ? Peut-être n’y-a-t-il que nous autres pauvres poètes qui le comprenons !

— Si, je le comprends, » dit doucement Hélène. Elle regardait avidement le cottage.

« Qu’il est changé ! pensait-elle. Je me l’étais souvent représenté, mais jamais comme cela ; et cependant je l’aimais tout vulgaire qu’il était dans mon souvenir ; ainsi que le grenier et l’arbre qui était dans la cour du charpentier. »

Elle se garda bien d’exprimer tout haut ces pensées, et entra avec les autres dans le jardin.


CHAPITRE XVIII.

Mistress Fairfield ressentit une joie orgueilleuse en recevant mistress Riccabocca et Violante dans sa grande maison, car c’était à ses yeux une grande maison que le cottage dont son Lenny l’avait instituée dame et maîtresse. Elle en était fière en tout temps, mais elle pensait intérieurement que si jamais elle pouvait recevoir dans le salon de cette grande maison mistress Hazeldean, qui l’avait tant sermonnée pour s’être refusée à rester plus longtemps dans la petite chaumière qu’elle tenait à loyer du squire, la coupe de félicité humaine serait remplie pour elle et qu’elle mourrait contente. Elle s’occupa peu d’Hélène, son attention était tout entière absorbée par les deux damas avec qui elle venait de renouveler connaissance. Elle leur fit voir toute la maison et les mena jusque dans la cuisine. Léonard et Hélène se trouvèrent donc seuls pendant quelques instants. Ils étaient dans la bibliothèque ; Hélène sans y prendre garde s’était assise dans le fauteuil de Léonard, et elle examinait avec un vif intérêt les papiers épars et en désordre (non qu’il n’y eût un certain ordre sous ce désordre apparent, mais qui n’était connu que du propriétaire), et les livres en toutes langues posés sur le bureau, à terre, sur les chaises, partout. Je dois avouer que la première pensée d’Hélène fut un grand désir d’arranger tout cela.

« Pauvre Léonard ! pensa-t-elle, le reste de la maison est merveilleusement bien tenu, mais il n’a personne pour prendre soin de lui et de son cabinet. »

Comme s’il eût deviné sa pensée, Léonard sourit et dit :

« Ce serait une bonté cruelle pour l’araignée, que d’essayer même avec la plus douce main du monde d’arranger sa toile.

— Vous n’étiez pas tout à fait si désordonné autrefois, ce me semble ?

— Cependant même alors vous étiez obligée de garder l’argent. J’ai maintenant un plus grand nombre de livres et aussi plus d’argent. Mon intendante actuelle me laisse le soin de mes livres, mais elle est moins indulgente quant à l’argent.

Hélène (en souriant). Êtes-vous toujours aussi distrait ?

Léonard. Je le suis beaucoup plus ; c’est chez moi un vice incorrigible… miss Digby…

Hélène. Ne m’appelez pas miss Digby, appelez-moi si vous voulez ma sœur.

Léonard (évitant de prononcer le mot). Hélène, voulez-vous m’accorder une grâce ; vos yeux et votre sourire disent oui. Voulez-vous ôter un instant votre chapeau et votre châle ? Quoi ! cette demande vous étonne. Ne comprenez-vous pas que je voudrais croire une minute que vous êtes encore une fois chez vous sous ce toit ? »

Hélène parut troublée et baissa les yeux, puis elle les releva avec une candeur angélique, et murmurant de nouveau le nom de frère, comme si elle eût trouvé dans ce mot un refuge contre toute pensée d’affection trop vive, elle fit ce qu’il lui demandait.

Elle était donc là, assise au milieu des volumes poudreux, devant sa table, près de la fenêtre ouverte. Ses cheveux blonds séparés sur son front, avec l’air si bon, si calme, si heureux ! Léonard s’étonnait de son empire sur lui-même. Son cœur se tournait vers elle avec un amour si intense, ses lèvres eussent tant voulu lui dire :

« Oh ! que ce soit pour toujours, si l’asile ne vous paraît pas trop humble ! » Mais ce mot de frère se dressait entre eux comme une barrière.

Et cependant elle semblait à l’aise, et peut-être y était-elle beaucoup plus qu’elle ne s’y était encore sentie dans ce vaste hôtel froid et grandiose où elle devait bientôt avoir les droits d’une fille. Sans doute, elle se rendit subitement compte de cette impression, car elle se leva et dit d’un air inquiet :

« Mais nous allons faire attendre trop longtemps lady Lansmere : il faut partir ; » et elle remit à la hâte son chapeau et son châle.

Au même moment, mistress Fairfield rentra avec les deux dames, et s’excusa d’avoir quitté miss Digby.

Hélène reçut ses excuses avec sa douceur accoutumée.

« Oh ! dit-elle, votre fils et moi, nous sommes de si anciens amis, que vous pouvez vous dispenser avec moi de toute cérémonie. »

En entendant les mots anciens amis, mistress Fairfield ouvrit des yeux étonnés et regarda Hélène avec plus d’attention qu’elle n’avait encore fait

« Elle parle comme une grande dame, tout comme miss Violante, pensa-t-elle, mais elle a l’air plus humble et plus modeste, quoique pour l’habillement je n’aie jamais rien vu de si élégant, excepté dans les tableaux. »

Hélène passa cette fois son bras sous celui de mistress Riccabocca, et après avoir pris affectueusement congé de la veuve, les trois dames retournèrent avec Léonard vers la maison de Riccabocca.

Mistress Fairfield courut bientôt après elles, avec les gants et le chapeau de son fils que celui-ci avait oubliés.

« En vérité, mon garçon, lui dit-elle en le grondant affectueusement, il y a longtemps que tu ne ferais plus de livres, si le bon Dieu n’avait pris soin de fixer ta tête sur tes épaules. Vous ne le croiriez jamais, madame, ajouta-t-elle en se tournant vers mistress Riccabocca, mais ce n’est plus du tout le garçon soigneux que vous avez connu ; il est devenu très-négligent. »

Hélène ne put s’empêcher de se retourner pour regarder Léonard avec un malicieux sourire.

La veuve aperçut ce sourire, et prenant le bras de Léonard elle lui dit tout bas :

« Mais où as-tu donc vu cette jolie demoiselle ? vous êtes d’anciens amis, dit-elle.

— Oh ! ma mère, dit Léonard avec tristesse, c’est une longue histoire ; vous en avez entendu le commencement, qui peut deviner quelle en sera la fin. » Et il s’échappa. Mais Hélène ne quitta pas le bras de mistress Riccabocca, et pendant le retour l’hiver sembla à Léonard avoir repris possession de toute la nature.

Et cependant il marchait près de Violante, qui lui faisait l’éloge d’Hélène. Hélas ! il n’est pas toujours aussi doux qu’on le pense d’écouter les louanges de celle qu’on aime ; ces louanges semblent parfois nous dire ironiquement : « Quel droit as-tu d’espérer parce que tu l’aimes ? Tous ne l’aiment-ils pas ? »


CHAPITRE XIX.

Lady Lansmere ne s’était pas plutôt trouvée seule avec Riccabocca et Harley, que posant la main sur le bras de l’exilé et lui donnant pour la première fois un titre qu’il ne pouvait entendre prononcer qu’avec une crainte nerveuse, elle dit :

« Harley en vous amenant ici a été forcé de me révéler votre incognito, car je l’aurais certainement découvert. Il est possible que vous ne vous souveniez pas de moi malgré toute votre galanterie, mais lors de votre première visite en Angleterre, j’allais dans le monde plus que je ne fais maintenant, et je fus une fois placée auprès de vous pendant un dîner à Carlton-House. Trêve de compliments et écoutez-moi ; Harley me dit que vous avez quelque raison d’être inquiet des desseins d’un audacieux aventurier, je le nomme ainsi, car il y a des aventuriers dans tous les rangs de la société. Permettez que votre fille vienne chez moi jusqu’à ce qu’aient disparu tous vos sujets de crainte, elle y sera du moins en sûreté, et si vous vouliez ainsi que…

— Arrêtez, ma chère madame, interrompit avec vivacité Riccabocca, votre bonté me confond. Je vous remercie mille fois de l’invitation que vous faites à ma fille, mais…

— Pas de mais, interrompit Harley à son tour. J’ignorais l’intention de ma mère lorsqu’elle est entrée ici, mais depuis le moment où elle m’en a dit un mot à l’oreille, j’y ai réfléchi et je suis convaincu que c’est une excellente précaution. Votre retraite est connue de M. Leslie ; celui-ci est en relations avec Peschiera. En admettant que M. Leslie soit incapable de trahir votre secret, j’ai cependant des raisons de croire que le comte a deviné qu’il vous connaît ; Audley Egerton m’a dit ce matin même qu’il l’avait ainsi compris, non d’après ce que lui avait dit le jeune homme, mais d’après certaines questions de Mme di Negra ; Peschiera est fort capable de faire espionner les démarches de Leslie, et plus naturellement encore les miennes ; s’il s’agissait d’un Anglais, je me rirais de ses machinations, mais il s’agit d’un Italien, et de plus cet homme est un ancien conspirateur. Ce qu’il peut faire je n’en sais rien, mais un assassin peut toujours pénétrer dans un camp et un traître se glisser jusqu’à votre foyer. Près de ma mère, Violante sera nécessairement à l’abri de tout danger, vous ne sauriez en disconvenir ; et pourquoi vous-même n’y viendriez-vous pas ? »

Riccabocca n’avait rien à répondre à ces arguments quant à ce qui concernait Violante ; ils réveillaient la terreur presque superstitieuse que lui inspirait son ennemi, et le décidèrent à accepter sur le-champ l’invitation de lady Lansmere pour sa fille, tandis qu’il la refusait pour Jemima et pour lui.

« Je me suis promis en revenant en Angleterre, dit-il, de n’y voir personne qui connût le rang que j’avais occupé dans mon pays. J’ai senti qu’il me fallait toute ma philosophie pour m’habituer à ma nouvelle vie, et que si je voulais trouver ces biens qui ennoblissent toute existence, la dignité et la paix, il était nécessaire à la pauvre et faible nature humaine d’oublier entièrement le passé. Ce serait pour ma sagesse un terrible écueil que de venir dans votre maison et d’y retrouver momentanément, dans votre bonté et votre respect, et jusque dans l’atmosphère de votre société, le sentiment de ce que j’ai été, et puis ensuite, si l’espoir douteux de mon rappel venait à s’évanouir, de me retrouver pour le reste de ma vie ce que je suis aujourd’hui. Si j’étais seul, je m’exposerais peut-être au danger, mais ma femme, qui est maintenant heureuse et contente, le serait-elle encore lorsque vous l’auriez pour un temps arrachée à la modeste position qu’elle occupe ? Ne me faudrait-il pas écouter des regrets, des espérances, des craintes qui perceraient à jour le mince manteau de ma philosophie ? À présent même, depuis que dans un moment de faiblesse je lui ai confié mon secret, elle m’a plus d’une fois jeté mon rang à la face, sans y attacher grande importance, il est vrai, néanmoins le coup est rude. Aucune pierre ne vous blesse plus cruellement que celle qui est prise dans les ruines de votre maison, et plus grande est la maison, plus lourde est la pierre. Protégez donc ma fille, chère madame, protégez-la, puisque son père craint d’être impuissant à le faire ; mais je ne saurais accepter rien de plus. »

Riccabocca se montra inflexible ; on s’en tint donc à sa décision et l’on convint que Violante passerait chez lady Lansmere pour la fille du docteur Riccabocca.

« Et maintenant un mot encore, dit Harley. Ne communiquez pas ces arrangements à M. Leslie ; laissez-lui ignorer où demeure Violante, au moins jusqu’à ce que je vous autorise à le lui confier. Vous pourrez vous excuser près de lui sur ce qu’il est inutile qu’il le sache, à moins que ce ne soit pour aller la voir, et qu’en ce cas ses démarches pourraient être espionnées. Vous pouvez lui donner cette même raison pour l’engager à suspendre les visites qu’il vous fait. Permettez-moi d’apprendre à connaître davantage ce jeune homme. J’espère avoir d’ici à peu l’occasion de me rendre compte de la nature réelle des plans de Peschiera. Sa sœur a désiré me voir, je lui en fournirai l’occasion. D’après ce que j’ai appris d’elle dans mon dernier séjour sur le continent, je ne puis croire qu’elle consente à servir d’instrument au comte dans aucune tentative réellement criminelle ; elle possède, dit-on, des qualités que je ne lui supposais pas d’abord, et peut-être parviendrons-nous à la soustraire à l’influence de son frère. On nous déclare la guerre, nous la porterons dans le camp de l’ennemi. Vous me promettez donc de vous abstenir de toute nouvelle confidence envers M. Leslie ?

— Oui, pour le présent, dit Riccabocca d’un air de regret.

— Ne lui dites pas même que vous m’avez vu, à moins qu’il ne vous apprenne que je suis en Angleterre et que je désire savoir où vous êtes ; je lui en fournirai l’occasion. Allons, n’hésitez pas ; vous connaissez votre proverbe italien :

Bocca chiusa et occhio aperto,
Non fece mai bissun diserto.

La bouche close et l’œil ouvert, etc.

— C’est parfaitement vrai, dit le docteur, vous avez raison. In bocca chiusa non c’entrano mosche. Celui qui tient la bouche fermée, n’avale pas de mouches. Corpo di Bacco ! vous avez raison !


CHAPITRE XX.

Violante et Jemima furent toutes deux bien étonnées lorsqu’à leur retour elles apprirent la décision dont la première était l’objet. La comtesse insista pour emmener Violante sur-le-champ et Riccabocca l’appuya en disant : « Certainement, le plus tôt sera le mieux. » La jeune fille était éperdue et stupéfaite. Jemima alla faire à la hâte un petit paquet des choses les plus nécessaires à sa belle-fille, tout en poussant plus d’un soupir à la pensée de la mince garde-robe de celle-ci. Mais parmi les vêtements elle glissa une bourse contenant ses économies de plusieurs mois, de plusieurs années peut-être, et y joignit un billet affectueux dans lequel elle engageait Violante à prier la comtesse de lui acheter tout ce qui était convenable pour la fille de son père. Le départ brusque et inattendu d’un de ses membres cause toujours à une famille un certain sentiment de malaise. La petite réunion se divisa deux par deux. Violante s’était rapprochée de son père et écoutait avec distraction les explications assez peu claires qu’il lui donnait. La comtesse causait avec Léonard, et selon la coutume des personnes de qualité lorsqu’elles s’adressent aux jeunes auteurs, le complimentait hautement sur ses livres qu’elle n’avait pas lus, mais que son fils lui avait dit être fort remarquables. Elle aurait désiré savoir où Harley avait fait connaissance avec ce M. Oran qu’il appelait son ami, mais elle était trop bien élevée pour le demander ou pour paraître s’étonner que le génie fût l’égal du rang. Elle pensait naturellement que leur connaissance avait dû se faire sur le continent.

Harley causait avec Hélène. « Vous n’êtes pas fâchée, lui dit-il, que Violante vienne avec nous ? Ce sera pour vous une compagne telle que j’aurais pu le souhaiter. Elle est justement de votre âge.

— J’ai de la peine à penser qu’elle n’est pas plus âgée que moi, dit Hélène ingénument.

— Pourquoi cela, chère Hélène ?

— Elle est si brillante ; elle s’exprime si bien, tandis que moi…

— Il ne vous manque que l’habitude de parler pour faire valoir vos pensées. »

Hélène jeta sur son tuteur un regard reconnaissant, mais elle secoua la tête, comme elle faisait presque toujours lorsqu’on la louait.

Enfin les préparatifs furent achevés, les adieux faits, et Violante se trouva assise dans la voiture près de lady Lansmere. Le majestueux équipage s’éloigna lentement avec ses quatre chevaux, ses postillons aux habits de couleurs éclatantes, ornés des armes de Lansmere, le tout d’un style qui se voit bien rarement dans les environs de la métropole, et qui disparaît tous les jours, même de nos comtés les plus reculés.

Riccabocca, Jemima et Giacomo le suivirent longtemps des yeux.

« La voilà partie, dit Giacomo en passant sur ses yeux la manche de son habit, mais c’est un poids de moins sur l’esprit.

— Et un de plus sur le cœur, murmura Riccabocca. Ne pleurez pas, Jemima, cela pourrait vous faire du mal ainsi qu’à celui qui doit venir. C’est une chose étonnante combien les humeurs de la mère affectent l’enfant qui n’est pas encore né. Je n’aimerais pas à avoir un fils qui eût une propension plus qu’ordinaire aux larmes. »

Et le pauvre philosophe s’efforça vainement de sourire. Il rentra lentement et s’enferma avec ses livres, mais il ne put lire. Son esprit était troublé, agité, et bien que comme tous les pères il eût désiré de se voir débarrassé pour la vie de sa fille bien-aimée, il lui semblait maintenant, qu’elle était partie pour quelque temps seulement, qu’une corde était brisée dans l’harmonie du foyer domestique.


CHAPITRE XXI.

Le soir du même jour, au moment où Egerton qui donnait un grand dîner faisait sa toilette, Harley entra dans sa chambre.

Egerton renvoya d’un signe son domestique et continua de s’habiller.

« Excusez-moi, mon cher Harley, dit-il, je n’ai que dix minutes à vous donner. J’attends un des ducs de la famille royale, et l’exactitude, si elle n’est que la courtoisie des princes, est la vertu strictement obligatoire des hommes d’État. »

Harley répondait ordinairement par une plaisanterie aux aphorismes de son ami, mais il s’en abstint cette fois. Il posa affectueusement la main sur l’épaule d’Egerton : « Avant que je ne vous parle d’affaires, dites-moi comment vous allez — mieux ?

— Mieux ! mais je vais toujours bien ; j’ai peut-être l’air un peu fatigué : plusieurs années de rude travail finissent par altérer la physionomie, mais peu importe, j’ai passé l’âge où l’on consulte son miroir avec inquiétude. »

En parlant ainsi Egerton ayant achevé sa toilette s’approcha de la cheminée, droit et digne comme de coutume, plus beau encore que bien des jeunes gens, et avec une vigueur apparente qui semblait devoir supporter pendant bien des années encore le triste et glorieux fardeau du pouvoir.

« Voyons maintenant votre affaire, Harley ? dit-il.

— Et d’abord je désire qu’aussitôt qu’il sera possible, vous me présentiez à Mme di Negra. Vous m’avez dit qu’elle désirait me voir.

— Parlez-vous sérieusement ?

— Très-sérieusement.

— Eh bien alors, elle reçoit ce soir ; je n’avais pas l’intention d’aller chez elle, mais quand mes convives seront partis…

— Vous pourrez me prendre au club ; faites-le, je vous prie. En second lieu vous avez connu lady Jane Horton encore mieux que moi, du moins dans les derniers temps de sa vie (Harley soupira et Egerton attisa le feu). Avez-vous jamais vu chez elle une mistress Bertram, ou l’en avez-vous jamais entendue parler ?

— De qui ? fit Egerton d’une voix sourde, le visage toujours tourné du côté du feu.

— D’une mistress Bertram ; mais qu’avez-vous, mon ami ? Êtes-vous malade ?

— C’est un spasme au cœur, voilà tout. — Ne sonnez pas, cela va se passer. — Continuez — mistress… Pourquoi me demandez-vous cela ?

— J’ai à peine le temps de vous l’expliquer, mais j’ai résolu, comme vous le savez, de faire rendre justice à mon ami Italien, si le ciel me vient en aide ainsi qu’il fait toujours à ceux qui ont pour eux le bon droit lorsqu’ils s’aident eux-mêmes, et cette mistress Bertram est mêlée aux affaires de mon ami.

— À ses affaires ? Comment cela ? »

Harley en donna l’explication rapide et succincte. Audley l’écoutait attentivement, les yeux fixés sur le tapis et paraissait ne respirer encore qu’avec la plus grande difficulté.

À la fin il répondit : « Je me rappelle cette mistress… mistress Bertram. Mais vos recherches à son sujet seraient infructueuses. Je crois avoir entendu dire qu’elle est morte depuis longtemps ; et même j’en suis certain.

— Morte ! cela est bien malheureux. Mais connaissez-vous quelqu’un de ses parents ou de ses amis ? Pourriez-vous m’indiquer un moyen quelconque de retrouver ce paquet s’il lui est parvenu ?

— Non.

— Et lady Jane à ma connaissance n’avait d’autre amie que ma mère, qui ne se rappelle pas avoir jamais vu de mistress Bertram. J’ai envie de mettre un avertissement dans les journaux. Cependant non, car je ne pourrais distinguer cette mistress Bertram de toute autre personne portant le même nom, qu’en indiquant avec qui elle est allée sur le continent et cela mettrait Peschiera sur la voie.

— D’ailleurs à quoi cela servirait-il ? dit Egerton. Celle que vous cherchez n’est plus ! Il s’arrêta un instant, puis reprit rapidement : le paquet n’a dû arriver en Angleterre que plusieurs années après sa mort ; il aura été sans nul doute renvoyé à la poste ou détruit. »

Harley parut fort désappointé. Egerton continua d’un ton presque machinal comme ne pensant point à ce qu’il disait, mais suivant cependant la méthode pratique de raisonnement qui lui était habituelle et au moyen de laquelle un homme du monde a coutume de détruire les espérances d’un enthousiaste. Puis se levant soudain en entendant frapper bruyamment à la grande porte, il dit : « Vous entendez, il faut que vous m’excusiez.

— Je vous quitte, mon cher Audley, mais je vous le demande encore une fois, êtes-vous mieux, maintenant ?

— Beaucoup miens, merci — tout à fait bien. Je passerai vous prendre entre onze heures et minuit. »


CHAPITRE XXII.

Si quelqu’un eût pu être plus surpris en voyant ce soir-là lord L’Estrange chez Mme di Negra que la belle hôtesse elle-même, c’eût été Randal Leslie. Quelque chose l’avertissait instinctivement que cette visite était menaçante pour ses projets ultérieurs sur Riccabocca et Violante. Mais Randal Leslie n’était pas de ceux qui reculent devant un combat intellectuel : il avait au contraire trop de confiance dans ses talents pour l’intrigue pour ne pas se réjouir à l’idée de les exercer. Il ne pouvait croire que l’indolent Harley fût de force à lutter contre son activité infatigable et sa persévérance obstinée. Mais au bout de quelques instants il se sentit envahi par la crainte. Aucun homme de nos jours ne s’entendait à produire un plus brillant effet que lord L’Estrange lorsqu’il daignait le vouloir. Sans avoir aucune prétention à cette beauté personnelle qui frappe au premier coup d’œil, il avait conservé ce charme de physionomie et cette grâce dans les manières qui dans sa première jeunesse avaient fait de lui l’enfant gâté de la société. Mme di Negra n’avait réuni autour d’elle qu’un petit cercle ; mais il se composait de l’élite du grand monde ; ce n’étaient pas sans doute ces dames de château austères et réservées que les élégantes dispensatrices de la mode ridiculisent sous le nom de prudes, mais néanmoins il y avait là des femmes d’une réputation sans tache et du plus haut rang, coquettes peut-être, mais rien de plus ; en un mot des femmes charmantes, de ces gais papillons qui voltigent au-dessus des tiges droites et roides du parterre. Et c’étaient aussi des ambassadeurs, des ministres, des hommes de lettres célèbres, de brillants orateurs, et des dandys de premier ordre (lesquels sont généralement des hommes fort agréables). Au milieu de cet assemblage varié Harley, depuis si longtemps étranger au monde londonien, semblait se faire place avec l’aisance d’un Alcibiade. Plusieurs dames se le rappelaient et s’empressèrent de renouer connaissance avec lui, par des signes de tête, des appels, des sourires. Il eut un compliment pour chacune d’elles. Il y avait peu de personnes, hommes ou femmes, à qui Harley n’inspirât un attrait particulier. Les gens sérieux recherchaient en lui le lettré, l’homme de guerre distingué ; les jeunes gens l’esprit vif et plaisant ; les blasés la nouveauté, et pour les natures plus vulgaires, n’était-il pas lord L’Estrange, un homme à marier, possesseur d’une fortune indépendante, héritier d’un titre et de cinquante mille livres de rente ?

Après avoir réussi dans l’effet général, que, nous l’avouerons, il s’était efforcé de produire, Harley s’occupa sérieusement et spécialement de son hôtesse. Il vint s’asseoir à côté d’elle, et, par politesse pour tous deux, les admirateurs moins pressants s’éloignèrent insensiblement.

Frank Hazeldean fut le dernier à quitter Mme di Negra ; mais lorsque celle-ci et Harley se mirent à parler italien, le pauvre garçon, qui ne les comprenait pas, craignant de prêter à rire et maudissant Eton où on lui avait fait sacrifier à l’étude des langues mortes, dont il n’avait appris que bien peu de chose, celle des langues vivantes dont il ne savait pas un mot, le pauvre garçon s’éloigna, et, apercevant Randal, il lui dit :

« Quel âge a lord L’Estrange, à votre avis ? Bien qu’il paraisse jeune, il ne doit plus l’être, ce me semble. N’était-il pas à Waterloo ?

— Il est assez jeune pour devenir un terrible rival, » répondit Randal avec une habile sincérité.

Frank pâlit et médita des pensées sanguinaires, parmi lesquelles la détente d’un pistolet et le bois de *** occupaient une place prééminente.

Les apparences étaient certainement de nature à exciter la jalousie d’un amant bien épris, car Harley et Béatrix causaient alors à voix basse ; Béatrix paraissait agitée, Harley sérieux et pressant. Randal lui-même ne savait que penser. Lord L’Estrange était-il véritablement amoureux de la marquise ? S’il en était ainsi, il fallait dire adieu à tout espoir du mariage de celle-ci avec Frank ; ou bien feignait-il, dans l’intérêt de Riccabocca, d’aimer Béatrix pour acquérir de l’influence sur elle, diriger son ambition, et se faire d’elle une alliée contre les projets de son frère ? Cette feinte était-elle compatible avec la franchise bien connue d’Harley ? Convenait-il à l’honneur délicat et chevaleresque dont se piquait le jeune lord, de faire la cour à une femme par simple ruse de guerre ? Toute son amitié pour Riccabocca était-elle capable de le faire descendre à jouer cette misérable comédie ? Cette question suggéra tout à coup à Randal une pensée nouvelle ; lord L’Estrange ne songeait-il pas à plaire lui-même à Violante ? N’était-ce pas là l’explication naturelle de toutes les démarches qu’il avait tentées auprès de la cour d’Autriche pour faire recouvrer à la jeune fille son héritage ?

Les objections que pouvait avoir le gouvernement autrichien au mariage de Violante avec un Anglais obscur, tomberaient sans doute lorsqu’il serait question d’Harley L’Estrange, d’un homme dont la famille, non-seulement appartenait à la plus haute aristocratie d’Angleterre, mais encore avait toujours soutenu les principes qui dirigeaient les principaux gouvernements d’Europe. Harley, à la vérité, n’avait jamais arboré personnellement aucun drapeau politique, mais ses idées devaient être celles d’un officier de haute naissance ayant combattu avec l’Autriche pour la restauration des Bourbons. Et cette immense fortune que Violante risquait de perdre en épousant un homme comme Randal, un mariage avec l’héritier des Lansmere pouvait au contraire contribuer à la lui faire rendre. Harley, malgré sa brillante position, devait-il être indifférent à de telles séductions ?

Et nul doute que Riccabocca, dans sa correspondance, ne lui eût parlé de la rare beauté de Violante.

Tout bien considéré, il parut naturel à Randal que les scrupules d’Harley sur ce qui est dû aux femmes eussent cédé à une si forte tentation. S’il n’avait pas jugé que l’amitié fût un motif assez puissant pour les vaincre, il ne pensait pas de même de l’ambition.

Tandis que Randal réfléchissait, que Frank souffrait, et que plus d’un commentaire murmuré à voix basse sur l’intelligence qui semblait régner entre la belle hôtesse et son interlocuteur parvenait aux oreilles de l’ambitieux intrigant et de l’amant jaloux, la conversation de ceux qui étaient l’objet de tant de remarques venait de prendre un tour nouveau. Béatrix s’était efforcée d’en changer le sujet.

« Il y a longtemps, milord, disait-elle, que je n’ai entendu exprimer des sentiments semblables à ceux dont vous me parlez, et si je ne m’en sens pas tout à fait indigne, c’est à cause du plaisir que j’ai naguère éprouvé, en lisant des sentiments également étrangers au langage du monde dans lequel je vis. » Et, en parlant, Béatrix prenait un livre sur la table. « Connaissez-vous cet ouvrage ? » ajouta-t-elle.

Harley jeta un coup d’œil sur le titre du livre.

« Sans doute ; j’en connais même l’auteur.

— Je vous envie cet honneur. J’aimerais à connaître aussi celui qui m’a fait découvrir dans mon cœur des profondeurs qui m’étaient inconnues.

— Croyez-moi, charmante marquise, s’il en est ainsi, je ne vous ai pas flattée, je n’ai pas estimé trop haut votre nature ; car cet ouvrage n’a d’autre attrait que celui d’un appel fait à des sentiments généreux, et il ne saurait plaire à ceux chez qui n’existent pas ces sentiments.

— Vous vous trompez nécessairement, ou bien comment serait-il si populaire ?

— Parce que les sentiments généreux sont plus naturels au cœur humain que nous ne le croyons généralement.

— Ne me dites pas cela ; j’ai toujours vu le monde si bas et si faux !

— Pardonnez-moi la question, mais que savez-vous du monde ? »

Béatrix leva d’abord vers Harley des yeux étonnés, puis elle regarda autour d’elle avec une ironie expressive.

« Je m’en doutais ; vous appelez ce petit salon le monde. Soit donc. Eh bien ! je ne crains pas de dire que si les personnes ici présentes étaient transformées en spectateurs d’un théâtre, et que vous fussiez aussi consommée dans l’art scénique que vous l’êtes dans l’art de plaire…

— Eh bien ?…

— Eh bien ! si vous prononciez un discours rempli de sentiments bas et sordides, vous seriez sifflée. Mais qu’une autre femme, moins belle et moins bien douée, se levât pour exprimer des sentiments doux et féminins ou bien nobles et élevés, l’acclamation serait sur toutes les lèvres et les larmes dans bien des yeux. La véritable preuve de la noblesse inhérente à notre nature, c’est la sympathie que les foules témoignent toujours pour ce qui est grand et beau. Ne croyez pas que le monde soit vil ; s’il en était ainsi, toute société serait à jamais impossible. Mais vous désirez, dites-vous, connaître l’auteur de ce livre ; je vous l’amènerai.

— Je vous en serai très-reconnaissante.

— Et maintenant, dit Harley avec son candide et charmant sourire, serons-nous amis ?

— Vous m’avez tellement surprise qu’à peine puis-je vous répondre. Mais pourquoi voulez-vous que nous soyons amis ?

— Parce que vous avez besoin d’un ami. Vous n’en avez pas.

— Singulier flatteur ! dit Béatrix en souriant tristement ; et elle dirigea ses regards vers Randal.

— Ah ! dit Harley, vous avez trop de pénétration pour croire qu’il y ait là de l’amitié. Pensez-vous que je n’aie pas remarqué l’œil observateur de M. Randal Leslie tandis que je vous parlais ? Quel peut être le lien qui vous rapproche l’un de l’autre, je l’ignore, mais je le saurai bientôt.

— Vous parlez comme un membre de l’ancien Conseil des Dix. Vous voulez absolument me faire peur, dit Béatrix, cherchant par une affectation de légèreté à secouer l’impression sérieuse qu’avaient fait naître en elle les paroles d’Harley.

— Et moi, dit L’Estrange avec calme, je vous affirme que je ne vous crains plus. » Il la salua et traversa la foule pour rejoindre Audley Egerton qui était dans un coin, parlant à voix basse avec un de ses amis politiques. Avant d’arriver jusqu’au ministre, Harley passa près de Randal et du jeune Hazeldean ; il salua le premier et tendit la main au second. Randal sentit la différence, et son orgueil en fut blessé ; un sentiment de haine pour Harley traversa son cœur. Il fut ravi de voir la froide hésitation avec laquelle Frank toucha à peine la main qui lui était offerte. Mais Randal n’était pas le seul que l’œil perçant de Harley eût vu guetter Béatrix ; il avait remarqué les regards courroucés de Frank et en avait aisément deviné la cause. Il ne fit donc que sourire de la mauvaise humeur de celui-ci.

« Vous êtes comme moi, monsieur Hazeldean, dit-il ; vous pensez qu’un sentiment du cœur doit accompagner toute politesse qui implique l’amitié.

« La main de Douglas est à lui. »

Puis Harley prit Randal à l’écart.

« Monsieur Leslie, un mot, lui dit-il. Si je désirais connaître la retraite du docteur Riccabocca afin de lui rendre un grand service, consentiriez-vous à m’en révéler le secret ?

— Voici, milord, un ami du docteur Riccabocca. Ne feriez-vous pas mieux de vous adresser à M. Hazeldean ?

— Non, monsieur Leslie, car je crois qu’il ne pourrait pas me répondre, tandis que vous le pouvez. Je vais vous demander une chose qu’il vous est permis, ce me semble, de m’accorder sans hésitation. Si vous voyez Riccabocca, dites-lui que je suis en Angleterre, et laissez-le décider s’il lui convient ou non de communiquer avec moi ; mais peut être l’avez-vous déjà instruit de mon retour ?

— Lord L’Estrange dit Randal en s’inclinant avec une politesse affectée, veuillez m’excuser si je refuse également de nier ou d’avouer les relations que vous m’attribuez. Si réellement le docteur Riccabocca m’a confié un secret, c’est à moi de juger de la meilleure manière de le garder. Et, quant au reste, après que le comte écossais, dont Votre Seigneurie vient de citer les paroles, eut refusé de toucher la main de Marmion, il eût eu mauvaise grâce à le rappeler pour le charger d’un message. »

Harley ne s’était pas attendu à ce ton de la part du protégé d’Egerton, mais cette hauteur, qui du moins semblait indiquer un caractère indépendant, plut à sa nature brave et franche bien plutôt qu’elle ne l’irrita. Néanmoins, les soupçons qu’avait conçus L’Estrange au sujet de Randal étaient trop fondés pour qu’il y renonçât aisément ; il répliqua donc poliment, mais avec un sarcasme déguisé :

« Je me soumets à votre reproche, monsieur Leslie, bien que je n’aie pas eu, comme vous le croyez, l’intention de vous offenser. Je regrette d’autant plus ma malheureuse citation, que votre spirituelle réponse vous a contraint de vous identifier avec Marmion, qui, bien que brave et habile, était certainement fort rusé. » Puis Harley se dirigea de nouveau vers Egerton, et, après quelques minutes, tous deux quittèrent le salon.

« Que vous disait donc lord L’Estrange ? dit Frank à son ami ; il vous parlait de Béatrix, j’en suis sûr.

— Non ; il me citait des vers.

— Mais alors, pourquoi paraissiez vous si en colère, mon cher ? Je sais que c’est par affection pour moi ; il peut, comme vous le dites, devenir un rival formidable… Mais, sûrement, ce ne sont pas ses cheveux ; croyez-vous qu’il porte un toupet ? Je suis sûr qu’il vous faisait l’éloge de Béatrix. Il en est fou, c’est évident. Mais je ne la crois pas femme à se laisser séduire uniquement par le rang et la fortune. Et vous ? Mais pourquoi ne dites-vous rien ?

— Si vous n’obtenez bientôt son consentement, je crains qu’elle ne soit perdue pour vous, » dit lentement Randal ; et, avant que Frank ne fût revenu de sa consternation, il était hors du salon.


CHAPITRE XXIII.

Violante passa sa première soirée près de lady Lansmere plus agréablement que n’avait fait Hélène. À la vérité, son père lui manqua beaucoup et Jemima un peu ; mais elle identifiait tellement la cause de son père avec Harley, qu’elle avait vaguement l’idée qu’elle était chez lord Lansmere pour la servir. La comtesse, il faut l’avouer, se montra envers elle plus cordiale qu’elle ne l’avait jamais été avec l’orpheline. Mais ce qui faisait la véritable différence dans le cœur de chacune des jeunes hiles, c’est qu’Hélène était intimidée par lady Lansmere, tandis que Violante ne ressentait que de l’affection pour la mère de lord L’Estrange. Violante avait une de ces natures expansives qui mettent à l’aise une personne froide et réservée telle que lady Lansmere ; il n’en était pas ainsi de la pauvre petite Hélène, si réservée elle-même, et qu’il était si difficile d’amener à répondre autrement que par monosyllabes. Puis, lady Lansmere parlait sans cesse d’Harley ; Hélène l’avait écoutée avec respect et intérêt, Violante l’écoutait avec une curiosité avide et ravie. Le cœur de la mère avait senti la différence, et il se portait vers Violante plus naturellement que vers sa compagne. Lord Lansmere, comme la plupart des hommes de son âge, considérait en gros toutes les jeunes filles comme une variété inoffensive, gracieuse, mais singulièrement stupide de l’espèce féminine, dont l’affaire était d’être jolies, de jouer du piano et de babiller ensemble de robes, de couturières et d’amoureux. Mais cette créature animée et éblouissante, avec son mouvement d’esprit et sa mobile physionomie, le prit comme par surprise, attira malgré lui son attention et jusqu’à sa galanterie. Hélène restait tranquillement assise dans un coin avec son ouvrage, écoutant parfois avec une admiration triste, bien qu’exempte d’envie, la conversation animée et l’éloquence involontaire de Violante, d’autres fois plongée dans de secrètes méditations. Et, pendant ce temps, ses doigts industrieux agissaient toujours : c’était là, chez Hélène, une habitude qui irritait les nerfs de lady Lansmere ; celle-ci méprisait les jeunes filles qui se plaisent aux travaux d’aiguille. Elle ne comprenait pas que c’est souvent une ressource de l’esprit féminin, non pour cacher l’absence des pensées, mais pour en voiler la profondeur par le silence. Violante fut surprise et même un peu désappointée de ce qu’Harley fût sorti avant le dîner et ne rentrât pas de la soirée. Mais lady Lansmere, excusant l’absence de son fils sous le prétexte d’engagements contractés antérieurement, saisit l’occasion de parler de ses façons d’agir en général, de tout ce qu’il promettait dans son enfance, des regrets qu’elle éprouvait de son inaction présente, de l’espérance qu’elle conservait de le voir quelque jour se servir de ses rares facultés, en sorte que Violante cessa presque de regretter sa présence.

Lady Lansmere conduisit ensuite la jeune Italienne à sa chambre, et lui dit en l’embrassant tendrement : « Mais vous êtes justement la personne la plus capable de l’arracher aux rêveries mélancoliques qu’il cherche à déguiser sous l’apparence de caprices bizarres. » Violante croisa les bras sur sa poitrine, et ses yeux brillants, adoucis par la tendresse, semblaient dire : « Lui, mélancolique ! et pourquoi ? »

En quittant Violante, lady Lansmere s’arrêta devant la porte d’Hélène, et après un instant de réflexion elle entra doucement. Hélène avait renvoyé sa femme de chambre et elle était agenouillée au pied de son lit, le visage caché dans ses mains. Son attitude était si pieuse, si enfantine, si touchante, que l’orgueilleuse et froide expression du visage de lady Lansmere changea aussitôt ; instinctivenent elle mit sa main devant la lumière et s’assit en silence pour ne pas interrompre la jeune fille dans sa prière.

Lorsque Hélène se releva, elle tressaillit en apercevant la comtesse assise auprès du feu, et elle mit vivement la main sur ses yeux : elle avait pleuré. Mais lady Lansmere était trop absorbée dans ses propres pensées pour remarquer les traces de larmes qui, à ce que craignait Hélène, n’étaient que trop visibles, et tandis que celle-ci s’approchait timidement, la comtesse, les yeux fixés sur le feu mourant, lui dit : « Je vous demande pardon, miss Digby, de vous surprendre ainsi, mais mon fils m’a chargée d’apprendre à lord Lansmere l’offre que vous avez fait à Harley l’honneur d’accepter ; je n’ai encore rien dit à milord, il peut s’écouler quelque temps avant que je ne trouve une occasion convenable de lui parler ; en attendant, je ne doute pas que vous ne pensiez comme moi que ce serait oublier ce qui est dû au père de lord L’Estrange que d’apprendre à des étrangers un événement aussi important, avant qu’il y ait donné son consentement. »

Ici la comtesse s’arrêta, et la pauvre Hélène voyant qu’elle attendait une réponse à ce discours glacial, balbutia à demi-voix : « Certainement, madame ; je n’ai jamais songé…

— C’est très-bien, mon enfant, interrompit lady Lansmere, se levant soudain comme soulagée d’une grande inquiétude. J’avais raison de ne pas douter de votre supériorité sur les autres jeunes filles de votre âge qui ne gardent jamais un moment le secret sur un sujet de cette nature. Ainsi donc, il est convenu que pour le présent vous ne ferez part de ce qui s’est passé entre vous et Harley à aucune des amies avec lesquelles vous pouvez correspondre.

— Je n’ai pas de correspondances, pas d’amies, madame, dit Hélène avec tristesse et ayant peine à retenir ses larmes.

— J’en suis bien aise, mon enfant. Les jeunes filles ne devraient jamais en avoir. Leurs amies, et surtout celles avec lesquelles elles correspondent, sont généralement leurs pires ennemies. Bonne nuit, miss Digby. Je n’ai pas besoin d’ajouter que, bien que nous devions certainement la plus grande bienveillance à cette jeune Italienne, elle est cependant tout à fait étrangère à notre famille et vous ferez donc bien d’être aussi prudente avec elle que vous l’eussiez été avec vos correspondantes, si vous aviez eu le malheur d’en avoir. »

Lady Lansmere dit ces derniers mots en souriant, puis se retira après avoir déposé un froid baiser, vrai baiser de belle-mère, sur le front incliné d’Hélène.


CHAPITRE XXIV.

Le lendemain Harley parut au déjeuner. Il était gai et causa avec Violante plus librement qu’il n’avait encore fait. Il semblait se plaire à contredire tout ce qu’elle avançait et à attiser le feu de la discussion. Violante était naturellement très-sincère ; que son langage fût grave ou gai, lorsqu’elle parlait son cœur passait sur ses lèvres et son âme dans ses yeux ; l’ironie d’Harley la piqua, l’irrita, et la colère la rendait si charmante, animait d’un tel feu son beau visage et sa parole éloquente, qu’Harley n’en était que plus disposé à la taquiner. Mais ce qui peut-être déplaisait plus encore à Violante que ces taquineries, bien qu’elle n’eût pu dire pourquoi, c’était ce ton familier que prenait Harley avec elle, le ton d’un aimable frère aîné ou d’un oncle vieux garçon ; avec Hélène, au contraire, Harley se montrait singulièrement respectueux ; il ne l’appelait jamais par son nom de baptême, comme il faisait pour Violante, et lorsqu’il lui parlait, c’était en adoucissant la voix et en inclinant la tête. Après le déjeuner il demanda à Violante de chanter ou de jouer du piano, et lorsque celle-ci eut avoué combien peu elle avait cultivé ces talents, il décida Hélène à se mettre au piano et resta debout près d’elle, lui tournant les pages avec toute l’obligeance et l’admiration d’un amateur. Hélène, qui avait un talent véritable, joua moins bien qu’à son ordinaire, car il déplaisait à sa nature généreuse de paraître triompher de l’ignorance de Violante ; celle-ci, de son côté, aimait si passionnément la musique qu’en écoutant Hélène elle oubliait le sentiment de sa propre infériorité. Cependant elle soupira quand Hélène se leva et qu’Harley la remercia du plaisir qu’elle lui avait fait.

La journée était belle. Lady Lansmere proposa une promenade dans le jardin. Tandis que les trois dames allaient mettre leurs chapeaux et leurs châles, Harley alluma un cigare et descendit du perron sur la pelouse. Lady Lansmere le rejoignit avant les jeunes filles.

« Harley, dit-elle lui prenant le bras, quelle charmante compagne vous nous avez amenée ! Je n’ai jamais connu personne qui m’ait autant plu que cette chère Violante. Presque toutes les jeunes filles capables de causer et de penser par elles-mêmes sont pédantes ou masculines, mais elle est toujours simple, toujours femme. Ah ! Harley !

— Pourquoi ce soupir, ma bonne mère ?

— C’est que je pensais à quel point elle vous aurait convenu, combien j’aurais été fière d’une semblable belle-fille, et combien surtout vous auriez été heureux avec une telle femme ! »

Harley tressaillit. « Tut ! fit-il avec une légèreté affectée ; ce n’est qu’une enfant. Vous oubliez mon âge.

— Mais, dit la comtesse étonnée, Hélène n’est-elle pas tout aussi jeune que Violante ?

— Oui, sans doute, à ne consulter que les dates ; mais Hélène est d’un caractère grave, solide ; ce qu’elle est aujourd’hui elle le sera toujours, et puis Hélène, par reconnaissance, par respect ou par compassion, veut bien accepter les ruines de mon pauvre cœur, tandis que cette brillante Italienne a l’imagination d’une Juliette et s’attendra à trouver dans un mari la passion d’un Roméo. Chut ! ma mère ! Oubliez-vous que je me suis engagé librement et volontairement. Pauvre chère Hélène ! À propos, avez-vous parlé à mon père comme vous me l’aviez promis ?

— Pas encore. Il faut que je guette un moment propice. Vous savez que votre père a besoin d’être pris avec adresse.

— Ma bonne mère, la prétention que vous avez de nous marier nous autres hommes, vous fait perdre bien du temps et nous cause souvent bien du chagrin. Rien ne réussit mieux auprès des hommes que la simple vérité ; nous sommes élevés à la respecter, tout étrange que cela puisse vous paraître. »

Lady Lansmere sourit d’un air de sagesse supérieure et dit du ton expérimenté d’une épouse accomplie : « Laissez-moi faire, Harley, et comptez sur l’assentiment de milord. »

Harley savait que lady Lansmere finissait toujours par persuader à son père ce qu’elle voulait et il craignait que le comte, naturellement désappointé par une telle alliance, ne laissât, s’il n’était dûment préparé, percer son désappointement dans ses manières avec Hélène. Or, Harley se devait à lui-même d’épargner à celle-ci toute humiliation ; il voulait qu’elle se crût la bienvenue dans sa famille, c’est pourquoi il dit à sa mère : « Je m’en remets à vos promesses et à votre diplomatie. En attendant, si vous m’aimez, soyez bonne pour ma fiancée.

— Ne le suis-je donc pas ?

— Hum ! L’êtes-vous autant que si c’était une riche héritière, comme vous pensez que sera Violante ?

— Est-ce donc, répondit lady Lansmere éludant la question, est-ce donc parce que l’une est héritière et que l’autre ne l’est pas que vous mettez une différence si marquée dans vos manières envers elles deux ! Vous traitez Violante comme une enfant gâtée et miss Digby comme…

— La future épouse de lord L’Estrange et la future belle-fille de lady Lansmere. Oui, ma mère. »

La comtesse réprima une exclamation d’impatience prête à lui échapper, car le visage d’Harley avait cette expression sérieuse que celui-ci prenait bien rarement, excepté lorsqu’il était dans cette disposition où il est prudent d’adoucir les hommes et non de leur résister. Après une pause, Harley reprit : « Je vais vous quitter aujourd’hui même. J’ai retenu un appartement au club de Clarendon. Je vais satisfaire votre désir tant de fois exprimé de me voir jouir de ce qu’on appelle les plaisirs de mon rang, ainsi que des privilèges de la vie de garçon. Je vais célébrer mes adieux au célibat et briller une dernière fois avec toute la splendeur d’un soleil couchant sur Hyde-Park et May-Fair.

— Vous êtes une véritable énigme ! Vous voulez quitter la maison justement lorsque votre fiancée l’habite ! Est-ce là une conduite naturelle chez un amant ?

— Comment ne comprenez-vous pas cela tout de suite ? dit Harley en riant. Ne devinez-vous pas que je souhaite qu’Hélène et moi nous perdions l’habitude de nous considérer uniquement comme tuteur et pupille ; que la familiarité même de nos relations, tandis que nous vivons sous le même toit, s’oppose presque à ce que nous devenions amants, que nous perdons ainsi et la joie du retour et le chagrin du départ. »

Ils aperçurent alors Violante et Hélène qui descendaient au jardin, se donnant affectueusement le bras.

« Mais si vous nous quittez le lendemain du jour où la fille de votre ami devient notre hôte, reprit lady Lansmere, que va-t-elle en penser ? »

Lord L’Estrange regarda fixement sa mère. « Et qu’importe, dit-il, ce qu’elle pense de moi, d’un homme fiancé à une autre et d’âge à être…

— Pour l’amour du ciel, ne parlez pas toujours de votre âge, Harley, cela me rappelle le mien, et d’ailleurs je ne vous ai jamais vu plus beau… »

Là-dessus elle attira son fils du côté des jeunes filles, et prenant Hélène à part, elle lui demanda si elle savait que lord L’Estrange avait retenu des chambres au Clarendon et si elle comprenait pourquoi. Et tout en parlant, elle s’éloignait, de sorte qu’Harley se trouva seul près de Violante.

« Vous allez être ici bien tristement, j’en ai peur, ma pauvre enfant ! lui dit-il.

— Tristement ! Mais pourquoi m’appelez-vous enfant ? Est-ce que j’ai l’air d’une enfant ?

— Certainement, à mes yeux du moins. Ne vous ai-je pas tenue dans mes bras ?

— Mais il y a bien longtemps de cela.

— C’est vrai ; mais si les années ont marché pour vous, elles n’ont pas été stationnaires pour moi. Il y a entre nous maintenant la même différence d’âge qu’il y avait alors. C’est pourquoi je vous demande la permission de vous appeler mon enfant et de vous traiter comme telle.

— Je ne vous la donne pas du tout. Savez-vous que j’avais toujours cru avoir un bon caractère jusqu’à ce matin ?

— Et qu’est-ce qui vous a détrompée ? Auriez-vous par hasard cassé votre poupée ?

— Là ! vous y voilà encore ! Vous ne vous plaisez qu’à me taquiner !

— C’était donc vraiment la poupée ? Ne pleurez pas ; je vous en achèterai une neuve. »

Violante retira vivement son bras passé sous celui d’Harley et se dirigea vers la comtesse dans un muet dédain. Harley fronça le sourcil d’un air sombre et préoccupé. Il demeura un moment immobile, puis rejoignit les dames.

« J’empiète beaucoup sur votre matinée, dit-il, c’est que j’attends un ami que j’ai fait prévenir avant que vous ne fussiez levées. Il doit venir à midi. Si vous le permettez, ma mère, je dînerai demain ici et je vous prierai de vouloir bien l’inviter à s’y trouver avec moi.

— Certainement. Et quel est cet ami ? Je suppose qu’il s’agit du jeune auteur ?

— Léonard Fairfield ! s’écria Violante déjà honteuse de son mouvement de dépit.

— Fairfield ! répéta lady Lansmere. Je croyais, Harley, que vous l’appeliez Oran ?

— C’est un pseudonyme qu’il a pris ; mais il est le fils de Mark Fairfield qui a épousé une Avenel. Ne lui avez-vous pas trouvé un air de famille ? N’avez-vous pas remarqué ses yeux, ma mère ? dit Harley en baissant la voix.

— Non. » fit la comtesse.

Harley, voyant que Violante parlait à Hélène de Léonard et que ni l’une ni l’autre ne l’écoutaient, reprit à voix basse : « Et sa mère, la sœur de Nora, n’a pas voulu me voir ! C’est pour cela que je vous ai empêchée hier d’aller chez elle. Elle n’a pas dit au jeune homme pourquoi elle redoutait de me rencontrer ; je ne le lui ai pas expliqué non plus ; peut-être ne le ferai-je jamais !

— Cher Harley, dit la comtesse avec douceur, je souhaite trop vivement de vous voir oublier la folie, eh bien, non, les chagrins de votre jeunesse pour ne pas espérer que vous chasserez des souvenirs pénibles plutôt que de les renouveler en faisant des confidences inutiles à qui que ce soit, et moins qu’à tout autre au parent de…

— Assez, assez ! Ne la nommez pas ; son nom même m’est douloureux. Et quant aux confidences, il n’y a au monde que deux personnes devant lesquelles je mette à nu mes vieilles plaies : vous-même et Egerton. Laissons cela. Ah ! on sonne ; c’est lui ! »


CHAPITRE XXV.

Léonard entra et se joignit au groupe réuni dans le jardin. La comtesse, sans doute pour plaire à son fils, l’accueillit, non-seulement avec politesse, mais encore avec une bienveillance marquée. Elle l’examina plus attentivement qu’elle n’avait encore fait, et fut extrêmement surprise de trouver dans le fils de Mark Fairfield un parfait gentleman. Si Léonard avait dans l’exquise douceur de la voix, du regard, des manières, quelque chose de cette perfection d’éducation qui, sous le nom de suavité, s’insinue dans les cœurs, il excitait également l’intérêt par une certaine mélancolie contenue qui est rarement sans distinction et jamais sans charme. Hélène et lui n’échangèrent que quelques mots. Une seule occasion s’offrit pour eux de causer en particulier, et Hélène s’arrangea de façon à l’éluder. Le visage du jeune poète brilla de satisfaction à la cordiale invitation que lui adressa lady Lansmere : en l’acceptant, il jeta les yeux vers Hélène, mais celle-ci évita de rencontrer son regard.

« Et maintenant, dit Harley en sifflant Néron, que sa pupille caressait en silence, il faut que j’emmène Léonard. Adieu ! vous tous, jusqu’à demain. Miss Violante, faut-il décidément que la poupée ait les yeux noirs ou bleus ? »


CHAPITRE XXVI.

« Conduisez la voiture au Clarendon, dit Harley à son domestique. M. Oran et moi nous irons à pied jusqu’à Londres. Léonard, je crois que vous seriez heureux d’une occasion de servir vos anciens amis, le docteur Riccabocca et sa fille ?

— Les servir ? Oh ! oui ! fit Léonard ; » et il se rappela aussitôt les paroles de Violante, lorsqu’en quittant son paisible village, il avait soupiré à l’idée de se séparer de tous ceux qu’il aimait, et que la petite fille, avec ses yeux brillants, lui avait dit pour le consoler : « Vous ne vous séparez d’eux que pour les servir ! » Il tourna vers L’Estrange des regards rayonnants et avides.

« J’ai dit au docteur, reprit Harley, que je répondais de votre honneur comme du mien. Je vais agir selon ma parole et vous confier les secrets que votre pénétration a déjà devinés en partie. Notre ami, en effet, n’est pas ce qu’il paraît. » Puis Harley raconta brièvement à Léonard les aventures de l’exilé, le rang qu’il avait occupé dans sa patrie, la manière dont il avait été attiré, par sa femme et par un de ses parents, dans des conspirations qu’il croyait n’avoir d’autre but que l’affranchissement de l’Italie.

« C’était un noble but, interrompit vivement Léonard, et pardonnez-moi, milord, je ne vous eusse pas cru capable d’en parler avec l’accent du blâme.

— Le but en lui-même était noble, en effet, reprit Harley, mais cette cause fut avilie par les plans que formaient les membres des sociétés secrètes. C’est le malheur de toutes les combinaisons politiques, qu’aux purs motifs de leurs membres les plus généreux se mêlent toujours les intérêts sordides et les passions violentes d’indignes associés. Lorsque ces combinaisons se produisent ouvertement, au grand jour de l’opinion publique, les éléments les plus sains finissent par prévaloir ; lorsqu’elles sont ensevelies dans le mystère, lorsqu’elles ne sont soumises à aucun contrôle de la part d’un public impartial et désintéressé, lorsque des chefs, agissant dans l’ombre, exigent une obéissance aveugle et qu’il suffit à un homme d’être placé en dehors des lois pour être admis comme un ami de la liberté, l’histoire nous apprend que le patriotisme s’y évanouit bientôt. Lorsqu’une société est publique, la vertu, par la sympathie naturelle qu’elle inspire et par suite de l’utile contrôle de la bonté, obtient ordinairement l’ascendant ; lorsqu’elle est secrète et que la bonté est pour celui-là seul qui refuse de faire abnégation de sa conscience, chacun ne cherche plus alors que la satisfaction de ses vices. En un mot, ces sociétés de Carbonari italiens n’engendrèrent que des plans, sous l’apparence desquels les chefs les plus capables déguisaient de nouvelles formes de despotisme, et les masses révolutionnaires ne cherchaient que le renversement de toutes les institutions sociales. Naturellement, ajouta L’Estrange avec amertume, lorsque ces plans furent découverts et la conspiration déjouée, les honnêtes gens qu’on avait entraînés dans la ligue payèrent pour tous, les chefs devinrent témoins et les mercenaires bandits. »

Harley expliqua ensuite à son compagnon que c’était au moment même où le soi-disant Riccabocca venait de découvrir la véritable nature et les projets ultérieurs des conspirateurs et s’était retiré de leurs assemblées, qu’il avait été dénoncé par le parent qui l’avait entraîné dans l’entreprise, et que celui-ci jouissait maintenant du fruit de sa trahison. Harley parla aussi du paquet envoyé par l’épouse mourante de Riccabocca à mistress Bertram, et de l’espoir qu’il fondait sur le contenu de ce paquet si jamais on parvenait à le découvrir. Il en revint ensuite au projet qui amenait Peschiera en Angleterre, projet que celui-ci avait avoué assez effrontément à ses amis de Vienne, pour oser faire de son succès l’objet d’une gageure.

« Mais il ignore ce qu’est l’Angleterre et la toute-puissance de la loi dans ce pays, dit Léonard avec assurance. Bien entendu, Riccabocca, si je dois encore l’appeler ainsi, refusera son consentement au mariage de sa fille avec son ennemi. Où donc alors est le danger ?

— Tout cela est vrai, dit Harley, cependant j’ai eu plus d’une fois l’occasion de voir qu’il faut moins estimer le danger d’après les circonstances extérieures, que d’après le caractère de ceux qui nous menacent. Ce comte est un homme audacieux, intelligent, profondément versé dans l’art de la duplicité et de l’intrigue ; un de ces hommes qui se vantent de venir à bout de tout ce qu’ils entreprennent ; et il est ici, stimulé par l’ardeur de ses convoitises et par l’énergie que donne le désespoir. Je ne saurais donc deviner quel sera son plan, mais je suis certain qu’il le combinera avec ruse et le poursuivra avec audace dès qu’il connaîtra la retraite de Violante, à moins que nous ne puissions prévenir le danger par la restauration de Riccabocca et la découverte de la trahison et du mensonge auxquels Peschiera doit la fortune dont il jouit. Ainsi, tandis que d’un côté nous nous livrerons à d’actives recherches pour retrouver les documents égarés, il nous faudra en même temps faire tous nos efforts pour nous tenir au courant de toutes les machinations du comte, afin de les combattre. J’ai donc appris à Vienne, avec satisfaction, que la sœur de Peschiera était à Londres. Je connais assez le caractère de celui-ci et l’intimité qui règne entre lui et cette dame, pour être à peu près certain que le comte cherchera à faire d’elle son instrument et sa complice s’il lui en faut une. Peschiera (comme vous pouvez le croire d’après son audacieuse gageure) n’est pas un de ces scélérats profonds prêts à couper leur main gauche si elle pouvait révéler les secrets de la droite, c’est plutôt un de ces coquins hardis et impudents dont la conscience est si obtuse que leur intelligence en est obscurcie, et qu’ils font volontiers parade de leur habileté et de leur audace ; de plus, Peschiera s’est arrangé de façon à rendre cette pauvre femme assez dépendante de lui pour qu’elle fût contrainte de devenir son esclave et son instrument ; mais j’ai appris d’elle certains traits qui montrent qu’elle est accessible au bien, et qu’elle a des tendances droites et honorables. Mon espoir de détacher cette dame des intérêts de Peschiera et de l’engager à nous prévenir de ses projets, ne repose que sur cet artifice bien innocent et même louable, je l’espère, de la relever moralement à ses propres yeux, de faire appel aux meilleurs sentiments de sa nature. »

Léonard écoutait Harley avec admiration et non sans quelque surprise ; il était frappé de la parfaite connaissance du cœur humain dont celui-ci venait de faire preuve en esquissant à grands traits le caractère de Peschiera et celui de Béatrix, et de la hardiesse avec laquelle il basait tout un plan d’action sur quelques déductions tirées des mobiles qui régissent généralement certains caractères. Léonard ne s’était pas attendu à trouver tant de pénétration chez un homme ordinairement rêveur, distrait et presque étranger à la vie pratique. Mais Harley L’Estrange était de ceux dont les facultés demeurent comme endormies jusqu’au moment où les circonstances leur apportent ce qui leur manque pour agir : le stimulant d’un motif.

« D’après une conversation que j’ai eue hier soir avec cette dame, reprit Harley, il m’est venu à l’esprit que vous pourriez, de ce côté, nous rendre des services essentiels. Mme di Negra (c’est ainsi que se nomme la sœur de Peschiera) s’est éprise d’admiration pour votre génie, et elle éprouve le plus vif désir de vous connaître personnellement. Je lui ai promis de vous présenter à elle, et j’ai l’intention de le faire, après vous avoir averti toutefois. Cette dame est fort belle et fort séduisante, et il est possible que votre cœur et vos sens ne puissent résister à ses charmes.

— Oh ! ne croyez pas cela ! s’écria Léonard avec un tel accent de certitude, qu’Harley ne put s’empêcher de sourire.

— Être prévenu, ce n’est pas toujours être armé contre la toute-puissance de la beauté, dit-il. Mais écoutez-moi : veillez sévèrement sur vous-même, et promettez-moi que si vous vous sentez en danger d’être fait captif, vous quitterez aussitôt le champ de bataille. Je n’ai pas le droit de vous exposer au danger dans l’intérêt d’un autre, et Mme di Negra, quelles que soient ses bonnes qualités, est la dernière femme dont je voulusse vous savoir amoureux.

— Moi, amoureux d’elle ! ah ! c’est impossible !

— Impossible, c’est beaucoup dire ; cependant j’avoue (et c’est cette pensée seule qui m’autorise à vous exposer à sa fascination) que je ne crois pas que ce soit la femme qui pourrait vous séduire, et si, dans vos relations avec elle, vous êtes dirigé par un mobile pur et généreux, vous la verrez probablement sans danger. Cependant j’exige votre parole de tenir la promesse dont je vous parlais tout à l’heure.

— Je vous la donne, répondit Léonard avec fermeté ; mais en quoi puis-je servir Riccabocca ? Comment…

— Je vais vous le dire. Ce qui fait le charme de vos écrits, c’est que, sans que nous en ayons conscience, ils nous rendent meilleurs et plus nobles ; vos ouvrages sont naturellement le reflet de votre esprit, et votre conversation, lorsque vous êtes animé, produit le même effet. Lorsque vous serez lié plus intimement avec Mme di Negra, je désire que vous lui parliez de votre enfance, de votre jeunesse. Peignez-lui l’exilé tel que vous l’avez connu, si touchant malgré ses faiblesses, si grand au milieu des privations que lui impose la perte de sa fortune, si bienveillant, si généreux, tout en étudiant sans cesse son odieux Machiavel ; si inoffensif dans sa sagesse de serpent, si astucieux dans son innocence de colombe. Je laisse la peinture à votre cœur, à votre imagination. Représentez-lui Violante amoureuse de ses poètes italiens et rêvant de sa terre natale ; peignez-lui les éclairs de sa nature royale, brillant à travers l’obscurité de sa position ; éveillez la compassion, le respect, l’admiration de la marquise pour ses parents exilés, et alors notre œuvre sera faite. En eux elle reconnaîtra facilement ceux que cherche son frère. Elle voudra savoir où vous les avez connus, où ils sont maintenant ; gardez leur secret, dites-lui tout d’abord qu’il n’est pas le vôtre. Elle ne sera pas en garde contre vos peintures et les sentiments qu’elles lui inspireront, tandis qu’elle se défend des miennes. Puis il y a encore d’autres raisons qui doivent rendre votre influence sur cette femme de nature complexe, plus directe et plus efficace que la mienne.

— C’est ce que je ne puis comprendre.

— Croyez-moi sans exiger que je m’explique, répondit Harley, qui ne se souciait pas de dire à Léonard : « Je suis riche et noble, tandis que vous êtes le fils d’un paysan et que vous vivez de votre travail. » Cette femme est ambitieuse et elle a des dettes. Elle pourrait avoir sur moi des vues qui contrarieraient celles que j’ai sur elle, mais pour vous, elle n’aura aucun intérêt à vous subjuguer, aucun motif de vous tendre un piège.

— J’ai encore, reprit Harley changeant de conversation, j’ai encore un autre objet en vue. Le sage insensé que nous voulons sauver, Riccabocca dans sa terreur a cherché à préserver Violante d’un coquin en promettant sa main à un homme que je soupçonne d’en être un autre. Sacrifier une telle exubérance de vie et d’intelligence à ce cœur sec, à cet esprit froid et calculateur. De par le ciel, cela ne sera pas !

— Mais quel homme l’exilé a-t-il pu connaître dont la naissance et la fortune fussent au niveau de celles de sa fille, si ce n’est vous-même, milord ?

— Moi ! s’écria Harley mécontent et changeant de couleur. Moi, digne d’une pareille créature ! avec mes habitudes molles et nonchalantes ! moi, égoïste blasé que je suis ! Et c’est vous, un poète qui estimez si bas celle qui pourrait être l’héroïne du plus beau poème.

— Milord, lorsque nous étions assis l’autre soir au foyer de Riccabocca, lorsqu’elle vous parlait et que vous l’écoutiez, je me disais intérieurement, avec cette intuition de la nature humaine que nous possédons sans savoir comment, nous autres poètes. Je me disais lord L’Estrange a longtemps contemplé les cieux, et il entend maintenant le bruissement des ailes destinées à l’élever vers eux. Je soupirais en songeant comment le monde nous domine tous en dépit de nous-mêmes, et je me disais : quel dommage pour tous deux que la fille de l’exilé ne soit pas l’égale du fils de lord Lansmere ! Vous aussi, vous soupiriez tandis que je pensais à ces choses, et j’imaginais qu’en même temps que vous écoutiez le frémissement des ailes, vous ressentiez le poids de la chaîne. Mais la fille de l’exilé est votre égale par la naissance et vous êtes son égal par le cœur et par l’âme.

— Mon pauvre Léonard ! vous rêvez, répondit Harley avec calme, si Violante ne devient pas la fiancée de quelque jeune prince, elle devra être celle de quelque jeune poète.

— D’un poète ! Oh, non ! dit Léonard en souriant doucement Les poètes, eux, ont besoin de trouver le repos, là où ils aiment. »

Harley fut frappé de cette réponse et y réfléchit en silence : « Oui, je comprends, se dit-il ; c’est une lumière nouvelle ; ce qu’il faut à un homme dont la vie tout entière est une aspiration vers la gloire, dont l’âme fatiguée, cherche une compagne, ce n’est pas l’amour d’une nature semblable à la sienne. Il a raison, il lui faut le repos. Tandis que moi !… tout jeune qu’il est, ses intuitions sont plus sages que toute mon expérience ! — C’est l’animation, l’énergie, l’élévation qu’il ne faudrait trouver dans l’amour. Mais mon choix est fait ; avec Hélène du moins, ma vie sera paisible et mon foyer sacré. Que le reste dorme dans le tombeau avec ma jeunesse.

— Mais, dit Léonard qui désirait arracher son noble ami à une rêverie évidemment pénible, vous ne m’avez pas encore dit le nom du futur de la signorina ?

— C’est un nom qui probablement vous est inconnu. Randal Leslie, un homme en place. Vous avez refusé une place, vous avez bien fait.

— Randal Leslie ! plaise à Dieu que non ! s’écria Léonard stupéfait.

— Amen ! Mais que savez-vous de lui ? »

Et Léonard raconta à son interlocuteur l’histoire du pamphlet de Burley.

Harley parut ravi de voir ses préventions contre Randal justifiées.

« Quel misérable prétendant ! Et moi qui m’imaginais qu’il était formidable. Mais nous voici chez Mme di Negra ; préparez-vous à la voir et rappelez-vous votre promesse. »


CHAPITRE XXVII.

Quelques jours se sont écoulés. Léonard et Mme di Negra sont devenus amis. Harley est satisfait de ce que lui rapporte le jeune poète. Lui-même a été activement occupé. Il a recherché, mais en vain, les traces de mistress Bertram ; il a chargé de cette investigation un homme de loi qui jusqu’ici n’a pas été plus heureux que lui. En outre Harley a reparu dans le monde comme un brillant météore et menace de faire fureur. Néanmoins il a chaque jour trouvé le moyen de consacrer quelques heures à ses parents. Il a continué de taquiner fréquemment Violante, qui commence à s’y accoutumer et à lui répondre sur le même ton. Il fait toujours à Hélène la même cour tranquille et presque silencieuse. Léonard est devenu un hôte habituel de l’hôtel Lansmere, tout le monde l’y aime et l’y accueille. Peschiera n’a pas donné le moindre signe des machinations ténébreuses qu’on lui attribue. On le voit beaucoup moins dans le monde des salons, car il y rencontre lord L’Estrange, et si brillant et si beau que soit Peschiera, Harley, comme Rob Roy Macgrégor, est sur sa bruyère natale, ce qui lui donne sur un étranger un avantage prononcé. Peschiera se contente donc de briller dans les clubs où il joue très-gros jeu. Lui et le baron Lévy se voient presque tous les soirs. Audley Egerton a été tout entier plongé dans les affaires. Harley n’a pu le voir qu’une seule fois. Il a voulu alors lui exprimer son opinion sur Randal Leslie et raconter à l’homme d’État l’histoire de Burley et du pamphlet. Egerton l’a arrêté court.

« Mon cher Harley, n’essayez pas de me détacher de ce jeune homme, je ne veux rien entendre qui lui soit contraire. Et d’abord, cela ne changerait rien à la ligne de conduite que j’ai adoptée à son égard. Il est le parent de ma femme ; je me suis chargé de sa carrière à la prière de celle-ci, c’est donc un devoir que je remplis. En l’attachant si jeune à mon sort, je l’ai éloigné des professions dans lesquelles son travail et ses talents (car il en a de peu ordinaires) l’auraient conduit à la fortune ; ainsi donc, qu’il le mérite ou non, je m’efforcerai d’assurer son avenir, et de plus, bien que je me montre froid envers lui et que peut-être il soit intéressé, j’ai pour lui une sorte d’affection. Il a longtemps vécu sous mon toit, il dépend de moi ; il s’est montré docile et prudent, et je suis isolé et sans enfants ; épargnez-le donc, car c’est m’épargner moi-même ; ah ! Harley, j’ai maintenant tant de soucis que…

— Oh ! n’en dites pas davantage, cher Audley, s’écria le généreux ami ; combien l’on vous connaît peu ! »

La main d’Audley tremblait. Il était évident que ses nerfs s’affaiblissaient.


CHAPITRE XXVIII.

Le Parlement s’était réuni, des événements dont le récit appartient à l’histoire avaient contribué à affaiblir encore l’administration. Randal Leslie était tout entier absorbé par la politique, car l’enjeu était pour lui sa carrière tout entière. Si Audley perdait le pouvoir et le perdait pour toujours, il n’avait plus aucun moyen d’être utile à son protégé ; mais abandonner son patron comme Lévy le lui conseillait et s’attacher, dans l’espoir d’obtenir un siège au Parlement, à un étranger, à un homme obscur tel que Dick Avenel, c’était un plan qui voulait être sérieusement examiné avait d’être adopté. En attendant presque chaque soir, lorsque la chambre était réunie, cette pâle figure qui aux yeux de Lévy personnifiait l’habileté et l’énergie, apparaissait sur les bancs affectés aux étrangers de marque que le président donne ordre de laisser rentrer.

Là, Randal entendit les grands hommes du jour avec cet étonnement presque dédaigneux de leur réputation, assez commun chez les jeunes gens instruits et capables qui ignorent ce que c’est que de parler à la Chambre des communes. Il entendit beaucoup de mauvais anglais, beaucoup de raisonnements vulgaires et rebattus, quelques pensées éloquentes et des arguments serrés souvent énoncés d’une voix saccadée ou nasillarde et accompagnés de gestes qui eussent scandalisé le directeur d’un théâtre de province. Il se disait qu’il parlerait bien mieux que ces grands orateurs, avec une logique plus pressante, des périodes plus harmonieuses, un langage plus semblable à celui de Burke ou de Cicéron. Et en effet, il eût probablement parlé de la sorte, et par cette raison même eût éprouvé l’échec le plus radical, celui qui accompagne toujours une imitation prétentieuse de Burke ou de Cicéron. Il se convainquit néanmoins que dans une assemblée populaire, ce n’est pas précisément la science qui fait le pouvoir, ou du moins que c’est la science particulière de cette assemblée et du langage propre à y réussir. La passion, l’invective, le sarcasme, une déclamation hardie, un bon sens vif et net, la présence d’esprit que possèdent si rarement les intelligences méditatives, telles étaient les qualités qui entraînaient le succès, tandis qu’un homme qui ne faisait preuve que de science dans le sens habituel du mot, courait grand risque de s’entendre huer.

Randal distingua bientôt sur le banc ministériel Audley Egerton, les bras croisés, son chapeau rabattu sur le front, et les regards fièrement fixés sur chaque orateur de l’opposition qui occupait la tribune. Randal entendit deux fois Egerton et s’étonna de l’effet qu’il produisait, car de toutes les qualités que nous venons d’énumérer, Egerton ne possédait à un haut degré que le bon sens et la présence d’esprit. Et cependant, bien qu’il ne fût pas bruyamment applaudi, aucun orateur ne semblait satisfaire davantage ses amis et imposer plus de respect à ses ennemis. Le véritable secret d’Egerton, que Randal ne pouvait deviner, puisque malgré sa naissance, son éducation à Eton, et son physique distingué, la nature ne l’avait pas fait gentleman, le secret d’Egerton, c’était qu’il parlait en vrai gentleman anglais.

C’était un gentleman de talent et d’expérience, exprimant des opinions sincères et non un rhéteur faisant des phrases et visant à l’effet. Egerton était en outre un homme du monde consommé ; il exprimait avec une simplicité nerveuse ce que son parti désirait qui fût dit, et faisait ressortir ce que ses adversaires sentaient être les points saillants et décisifs de la question.

Calme, digne, et cependant vigoureux, avec un accent légèrement monotone, des gestes rares et contenus, mais énergiques, Audley Egerton faisait impression sur les esprits les plus vulgaires en même temps qu’il charmait les plus délicats.

Mais lorsque vinrent des allusions à certaine question populaire sur laquelle le ministre avait déclaré se refuser à toute concession et dont l’opportunité était cependant diversement jugée par les différents membres du cabinet, lorsqu’à ces allusions vinrent se joindre des appels directs faits à M. Egerton comme « au représentant éclairé d’un grand centre industriel, » lorsque fut exprimé un doute flatteur « que l’honorable membre nommé par cette grande cité pût être aussi arriéré que son chef officiel, » Randal remarqua qu’Egerton enfonça son chapeau davantage encore, et se mit à causer tout bas avec un de ses collègues. On ne put réussir à le faire parler. »

Le même soir, Randal rentrant à pied avec Egerton lui exprima sa surprise qu’il eût refusé l’occasion de faire une de ces réponses brèves et significatives pour lesquelles il était renommé, alors que l’y invitaient les « Écoutez » de la Chambre.

« Leslie, répondit l’homme d’État, j’ai dû tous mes succès dans le Parlement à une seule règle, celle de ne jamais parler contre mes convictions ; j’y serai fidèle jusqu’au bout.

— Mais si la question est posée devant la Chambre, voterez-vous contre ?

— Certainement, car je vote comme membre du cabinet ; seulement, comme je ne suis ni le chef ni l’orateur principal du parti, je conserve le droit de me taire ou de parler à mon gré.

— Oh, monsieur Egerton ! dit Randal, excusez-moi, mais cette question s’est si vivement emparée des esprits ! Une légère concession faite à temps suffirait à les satisfaire, tandis que, d’après ce que j’entends dire partout, il est si clair qu’en se refusant à toute concession le gouvernement prépare sa chute, que je voudrais…

— Ah ! moi aussi, je voudrais, interrompit Egerton d’un air de sombre impatience, moi aussi je voudrais ! Mais à quoi bon ? Si l’on avait suivi mon avis il y a trois semaines (maintenant il est trop tard), nous aurions pu doubler le cap ; nous avons refusé, et nous nous y briserons. »

Ce discours était si en dehors des habitudes réservées du ministre qu’il donna à Randal le courage d’exposer à son patron une idée qui était le fruit de sa propre sagacité. Et avant de la faire connaître, nous devons dire que depuis quelque temps Egerton s’était montré plus affectueux envers son protégé ; soit que son courage fût abattu, ou que du moins en dépit de sa nature de bronze, il éprouvât l’impérieux besoin de faire entendre ses gémissements à une oreille amie, l’austère Audley semblait moins hautain et plus familier. Randal continua donc :

« Voulez-vous me permettre de vous répéter ce que j’ai entendu dire par rapport à vous et à votre position, dans les clubs, dans les rues ?

— Oui ; les clubs et les rues sont l’école des hommes d’état. Dites.

— Eh bien, donc, j’ai entendu beaucoup de gens s’étonner que vous et un ou deux de vos collègues que je ne nommerai pas, vous ne quittiez pas sur-le-champ le ministère, par le motif avoué que vous êtes d’accord avec le sentiment public sur cette importante question.

— Ah !

— Il est clair qu’en agissant ainsi, vous deviendriez l’homme le plus populaire du pays ; il est également clair que vous seriez ramené au pouvoir sur les épaules du peuple. Aucun nouveau cabinet ne pourrait se former sans vous, et vous occuperiez sans doute pendant de longues années une position plus élevée et plus importante que celle que votre silence vous permettra tout au plus de conserver pendant quelques semaines. L’idée ne vous en est-elle donc jamais venue ?

— Jamais, » fit Egerton d’un air calme et décidé.

Randal, étonné de ce peu de clairvoyance, s’écria :

« Est-ce bien possible ? Et cependant pardonnez-moi, mais je crois que vous êtes ambitieux, et que vous aimez le pouvoir.

— Aucun homme n’est plus ambitieux que moi, et si par le pouvoir vous entendez le ministère, c’est devenu chez moi une habitude, et je ne saurai plus que faire quand j’en serai dehors.

— Comment donc alors ce qui me paraît si évident ne vous est-il jamais venu à l’esprit ?

— Vous êtes jeune, c’est pourquoi je vous pardonne, mais non pas aux bavards qui osent s’étonner qu’Audley Egerton refuse de trahir les amis de toute sa vie, et de profiter de sa trahison.

— Ne doit-on pas faire passer son pays avant son parti ?

— Sans doute ; mais le premier intérêt d’un pays, c’est l’honneur de ses hommes publics.

— Mais on peut sans déshonneur quitter son parti.

— Certainement. Croyez-vous que si j’étais simple membre du Parlement, étranger à toute obligation, à toute responsabilité, j’hésitasse un instant sur la conduite à tenir ? Oh ! que ne suis-je uniquement le représentant de C… Que n’ai-je le droit d’agir librement ! Mais si un ministre, un homme investi de la confiance publique, donne soudain sa démission parce que la majorité du conseil n’est pas de son avis, et qu’en se retirant il dissolve le parti qui lui a accordé sa confiance, auquel il doit les honneurs dont il jouit et jusqu’à la position dont il se sert pour le ruiner ; convenez que bien qu’une pareille conduite puisse être honnête, elle est de celles qui ont besoin de toutes les consolations de la conscience.

— Mais vous les auriez, ces consolations, dit Randal ; et il ajouta avec énergie : ce serait pour votre carrière d’un avantage incalculable !

— C’est précisément pourquoi cela ne peut pas être, répondit Egerton avec tristesse ; je conviens que je puis s’il me plaît quitter le ministère actuel et du même coup le renverser, car ma démission ainsi motivée assurerait sa chute. Mais par cette raison même je ne pourrais le lendemain rentrer au pouvoir avec une administration nouvelle. Je ne pourrais consentir à toucher pour ainsi dire les gages de ma désertion. Aucun gentleman ne le pourrait ! et par conséquent… » Audley s’arrêta court et boutonna son paletot sur sa large poitrine. L’acte était significatif ; il disait suffisamment que la décision de l’homme d’État était irrévocablement prise.

Qu’Audley Egerton eût tort ou raison dans sa théorie, il faudrait pour en décider des vues plus subtiles et peut-être plus élevées au sujet du casuitisme des devoirs politiques qu’il n’était dans son caractère d’en avoir. Pour moi, je me garde bien de blâmer ou de louer ses idées, ni de le citer comme un exemple à suivre ou à éviter dans des circonstances analogues. Je me contente de le peindre simplement tel qu’il est, et tel qu’un homme de cette sorte serait inévitablement, soumis aux mêmes influences et dans ce monde particulier auquel il appartenait si complètement. Ce n’est pas moi qui parle, c’est Marc Aurèle.

C’est lui qui parle, et non pas moi.

Randal n’eut pas le temps de discuter davantage. Ils étaient arrivés à l’hôtel, et le ministre, prenant un flambeau de la main de son domestique, fit un signe de tête à Leslie, et se retira dans sa chambre, l’air triste et harassé.


CHAPITRE XXIX.

Ce ne fut cependant pas la grande question en litige qui décida de la campagne politique. Le ministère triompha dans la bataille et périt dans une escarmouche. Ce fut un fatal lundi, sur une question de finances et de chiffres. Les orateurs étaient médiocres et peu nombreux. Tous les membres du gouvernement gardaient le silence, à l’exception du chancelier de l’Échiquier et d’un employé au conseil du commerce que la Chambre condescendait à peine à écouter. L’assemblée était peu disposée à s’occuper de chiffres. Entre neuf et dix heures du soir retentit la voix sonore du président : « Faites sortir les étrangers. » Et Randal, tourmenté de fâcheux pressentiments, descendit de son siège et sortit. Il se retourna pour jeter un dernier coup d’œil sur Egerton ; un membre lui parlait à l’oreille ; le ministre releva son chapeau, et ses regards firent le tour des bancs, se portèrent sur les galeries, comme pour calculer rapidement le nombre relatif des deux armées en présence ; puis il sourit amèrement et s’appuya sur le dos de son siège. Leslie n’oublia de longtemps ce sourire.

Parmi les étrangers bannis avec Randal pendant le scrutin, se trouvaient plusieurs jeunes gens attachés comme lui à l’administration, les uns par la parenté, les autres par leurs places. Les cœurs battaient vite et fort dans les attiques encombrés. Quelques mots de mauvais augure s’y échangeaient à voix basse. « On dit que le gouvernement aura dix voix de majorité. — Non ; on dit qu’ils seront battus H. dit qu’ils auront cinquante voix contre eux.

— Je n’en crois rien, dit un lord de la chambre à coucher, c’est impossible. J’ai laissé cinq des leurs dînant au club des Voyageurs. Aucun d’eux ne pensait que le vote aurait lieu de si bonne heure. C’est une ruse des whigs. C’est un procédé honteux ! »

Soudain Leslie fut tiré de sa rêverie par quelqu’un qui lui touchait amicalement l’épaule. Il se retourna et aperçut Lévy.

« Ne vous l’avais-je pas dit ? s’écria le baron avec un sourire triomphant.

— Vous êtes donc certain de la défaite du ministère ?

— J’ai passé la matinée à examiner la liste des votants avec un député de mes clients qui les connaît tous comme un berger connaît ses moutons. L’opposition aura pour le moins vingt-cinq voix de majorité.

— Si les affaires d’Audley sont dans l’état où vous le dites, que va-t-il faire ? demanda Randal.

— C’est ce que je me promets de lui demander demain, répondit le baron avec un regard où éclatait la haine, et je ne suis ici que pour voir de quel air il va affronter l’avenir qui l’attend.

— Vous ne le verrez pas sur son visage, c’est moi qui vous en réponds. Et quand on songe à ses absurdes scrupules ! S’il avait voulu sortir à temps pour rentrer ensuite avec des hommes nouveaux !

— Oh ! notre très-honorable est trop scrupuleux pour cela, bien entendu. »

Soudain les portes se rouvrent ; la foule haletante se précipite dans la Chambre.

« Quel est le résultat ? Combien de voix ?…

— La majorité contre le ministère, dit un membre de l’opposition en épluchant une orange, est de vingt-neuf voix. »

Le baron rentra avec Randal et s’assit à côté de lui, mais, à leur grand désappointement, un membre parlait des autres motions présentées à la Chambre.

« Quoi ! n’a-t-on rien dit après le scrutin ? » demanda le baron à un jeune membre placé devant lui, qui causait avec un ami étranger à la Chambre.

Le jeune membre était un des fils aînés favoris de Lévy, il avait souvent dîné chez le baron, il lui avait des obligations ; néanmoins, honteux de sa familiarité, il répondit à la hâte :

« Oh ! oui. H. a demandé si, après une pareille manifestation, les ministres avaient l’intention de garder leurs portefeuilles et de continuer à diriger les affaires ?

— C’est bien de H. Je reconnais là son esprit curieux et investigateur. Et que lui a-t-on répondu ?

— Rien, dit le jeune membre, qui se hâta d’aller reprendre son siège au centre de la Chambre.

— Voici Egerton qui sort, » dit le baron. En effet, tandis que la plupart des membres quittaient la Chambre pour aller causer de l’état des affaires dans les clubs et dans les salons, et répandre dans la ville la grande nouvelle, la haute taille d’Egerton permettait d’apercevoir sa tête au-dessus de toutes les autres. Lévy fut désappointé, car non-seulement la belle figure de l’homme d’État, bien qu’un peu pâle, était calme et sereine, mais la foule s’écartait devant le ministre déchu, avec une courtoisie évidente et un respect marqué.


CHAPITRE XXX.

Le baron Lévy n’exécuta pas sa menace d’aller trouver Egerton le lendemain. Peut-être craignait-il de rencontrer de nouveau l’éclair de ce regard indigné. Et de fait, Egerton fut trop occupé toute la matinée pour vaquer à autre chose qu’aux affaires publiques ; Harley seul fut admis auprès de lui, il était accouru pour le consoler, l’encourager.

Lorsque la Chambre se rassembla de nouveau, on annonça que les ministres s’étaient retirés, et ne conservaient leurs portefeuilles qu’en attendant que leurs successeurs fussent nommés. Mais déjà une réaction avait lieu en leur faveur, et lorsqu’il fut généralement connu que la nouvelle administration devait être composée d’hommes pour la plupart nouveaux aux affaires, la superstition publique, qui veut que le gouvernement soit comme un métier nécessitant un apprentissage régulier, commença à prévaloir, et l’on disait dans les clubs que le nouveau ministère ne pouvait durer, et qu’avant un mois l’ancien serait rétabli. Peut-être était-ce par cette raison que le baron Lévy n’avait pas jugé prudent d’aller offrir à Egerton ses vindicatives condoléances.

Randal passa la matinée à s’enquérir de ce que comptaient faire les gens placés dans une situation analogue à la sienne. Il apprit avec satisfaction qu’un très-petit nombre d’entre eux songeaient à quitter leur emploi. Comme l’avait dit Randal à Egerton : le pays avant le parti !

La place de Randal était pour lui fort importante ; elle exigeait peu de travail ; les émoluments qui y étaient attachés suffisaient amplement à ses besoins et aux dépenses qu’exigeait l’éducation d’Olivier et de Juliette. Car il faut rendre justice à Randal, si indifférent qu’il fût pour le reste de ses semblables, les liens de famille étaient pour lui sacrés, et il avait résisté à bien des tentations ordinairement toutes puissantes sur les personnages, dans l’espoir d’élever l’honnête et stupide Olivier et la négligente Juliette jusqu’à son propre degré de culture et de distinction. Les hommes essentiellement rapaces et dépourvus de scrupules, font souvent du soin de leur famille une excuse à leurs vices. Richard III lui-même, s’il faut en croire les chroniqueurs, s’excusa du meurtre de ses neveux sur son affection passionnée pour son fils. En perdant sa place, Randal perdait tout moyen d’existence, à l’exception de ce que pourrait lui donner Egerton ; et si Egerton était réellement ruiné ! De plus, Randal s’était déjà acquis, dans ses fonctions, une réputation d’homme capable et laborieux. C’était une carrière dans laquelle, en se tenant à l’écart des partis politiques, il pouvait arriver à une haute position et à des émoluments considérables.

Satisfait donc de ce qu’il avait appris quant à la conduite généralement adoptée par ses collègues, conduite que légitimaient de nombreux précédents, Randal dîna de bon appétit et avec beaucoup de résignation chrétienne pour les revers de son patron, puis se dirigea vers Grosvenor-Square dans l’espoir de l’y rencontrer.

Apprenant qu’il était chez lui, Randal entra dans la bibliothèque. Trois messieurs s’y trouvaient avec Egerton ; l’un des trois était lord L’Estrange, les deux autres étaient des membres du défunt ministère. Randal allait se retirer à l’aspect de ce conclave, lorsque Egerton lui dit doucement :

« Entrez, Leslie ; nous parlions justement de vous.

— De moi, monsieur ?

— Oui, de vous et de la place que vous occupez. Je demandais à sir H. si je ne pouvais pas convenablement prier votre chef de laisser une note concernant son opinion sur vos talents (je sais qu’il en a une très-haute), note qui pourrait vous être utile auprès de son successeur.

— Oh ! monsieur, c’est dans un pareil moment que vous songez à moi ! s’écria Randal véritablement touché.

— Mais, reprit Audley avec sa précision accoutumée, à ma grande surprise, sir H. est d’avis que mieux vaudrait pour vous donner votre démission. À moins que ses raisons, qu’il ne nous a pas encore exposées, ne soient très-puissantes, je suis d’un avis contraire au sien.

— Mes raisons, dit sir H. avec une roideur tout officielle, sont simplement celles-ci : J’ai un neveu dans la même position, et il n’hésite pas à se retirer. Tous les gens en place dont les parents occupaient des positions importantes dans le ministère agissent de même. Il me semble qu’il serait peu agréable pour M. Leslie de faire seul exception.

M. Leslie n’est ni mon parent, ni même mon proche allié, objecta Egerton.

— Oui, mais son nom est tellement associé au vôtre, il a vécu si longtemps dans votre maison, il est si connu dans le monde, et je puis ajouter, sans flatterie, que nous augurons tous si bien de lui, qu’il aurait tort de garder une place qui lui fermerait l’entrée du Parlement. »

Sir. H. était un de ces terribles hommes riches, qui jugent toute considération de pot-au-feu mesquine et insignifiante. Cependant je puis ajouter qu’il croyait Egerton plus riche encore qu’il n’était lui-même, et disposé à se montrer généreux envers Randal ; puis il pensait que celui-ci perdrait malgré tout quelque chose de l’estime d’Egerton, s’il ne suivait le sort de son patron.

« Vous voyez, Leslie, dit Egerton arrêtant Randal prêt à parler, que vous pouvez rester en place sans que votre honneur ait à en souffrir ; c’est simplement une question de convenance ; je me charge de la décider pour vous : gardez votre place. »

Malheureusement le second ministre, qui avait jusqu’ici gardé le silence, était un homme littéraire, et pendant la conversation précédente, il avait feuilleté le célèbre pamphlet de Leslie qui se trouvait sur la table. En le parcourant, l’esprit dans lequel était conçu cet écrit lui était revenu en mémoire. Il aimait Randal, il faisait plus, il admirait sérieusement l’auteur du vigoureux pamphlet. Sortant donc de la dédaigneuse indifférence que lui avait d’abord inspirée le sort d’un employé subalterne, il dit avec un sourire gracieux et flatteur : « Non, l’homme qui a écrit ceci n’est point un fonctionnaire ordinaire ; ses opinions sont trop vigoureusement accusées ; la piquante ironie avec laquelle il a dépeint l’homme qui selon toute probabilité deviendrait son chef, a excité trop vivement l’attention publique pour que le sedet æternumque sedebit sur un tabouret officiel lui soit permis. Ah ! ah ! voici qui est admirable. Lisez cela, L’Estrange. Qu’en dites-vous ? »

Harley jeta un coup d’œil sur la page que lui montrait l’ex-ministre. C’était une de ces caricatures grossières mais frappantes de Burley, adoucie et raffinée par le style plus correct de Randal. Elle était excellente. Harley sourit et leva les yeux vers Randal Le visage de l’infortuné plagiaire était cramoisi ; la sueur perlait sur son front. Harley haïssait avec vigueur, de même qu’il aimait avec tendresse et dévouement, mais il était de ceux qui oublient leur haine lorsqu’ils voient celui qui en est l’objet malheureux et humilié. Il posa le pamphlet et dit :

« Je ne suis pas homme politique, mais Egerton est si connu pour être rigoureusement scrupuleux en matière d’honneur et d’étiquette, que M. Leslie ne peut, ce me semble, écouter de plus sûr conseiller.

— Lisez vous-même ceci, Egerton, » dit sir H. ; et il passa le pamphlet à l’ex-ministre.

Egerton avait vaguement l’idée que ce pamphlet pouvait en effet être un obstacle, mais il l’avait autrefois parcouru à la hâte et l’avait presque aussitôt oublié. Il prit avec répugnance la trop fameuse brochure, mais après avoir lu attentivement les passages désignés, il dit gravement :

« Leslie, Je rétracte mon opinion. Je crois que sir H. a raison, que le noble lord, qui est ici l’objet d’une si fine et si mordante raillerie, sera le chef de votre administration. Je me demande si lui-même n’exigerait pas votre démission ; dans tous les cas, vous ne pourriez espérer aucun avancement. Je crains donc que comme… Egerton s’arrêta un moment, et avec un soupir qui parut avoir décidé la question il reprit : Je crains donc que comme gentleman vous n’ayez en effet pas le choix. »

Ni Jack Cade, ni Wat Tyler lui-même ne ressentirent jamais une haine plus mortelle pour ce mot gentleman, que ne fit en ce moment le noble Leslie ; mais il inclina la tête et répondit avec sa présence d’esprit accoutumée :

« Vous avez exprimé mon propre sentiment.

— Vous pensez comme nous, Harley ? demanda Egerton avec une irrésolution qui étonna ceux qui en étaient témoins.

— Je pense, dit Harley avec une compassion presque trop généreuse pour Randal, et cependant en termes équivoques, je pense que quiconque a servi Audley Egerton n’a jamais eu à le regretter, et que si M. Leslie est l’auteur de ce pamphlet, il a réellement bien servi Audley Egerton. Si donc il en supporte la pénalité, nous pouvons nous en rapporter à M. Egerton pour la compensation.

— J’ai depuis longtemps reçu ma compensation, dit Randal avec grâce ; voir M. Egerton s’occuper ainsi de mon sort en un pareil moment, c’est là une pensée dont je suis trop fier pour…

— Assez, Leslie, assez ! interrompit Egerton se levant et serrant la main à son protégé. Revenez me voir avant de vous coucher. »

Puis les deux ministres se levèrent aussi, et donnèrent à Leslie des poignées de main, approuvèrent le parti qu’il venait de prendre, et lui exprimèrent l’espoir de le voir entrer au Parlement ; ils lui donnèrent à entendre en souriant que le prochain ministère ne promettait pas de vivre bien longtemps ; l’un d’eux l’invita à dîner, et l’autre à passer quelques jours chez lui, à la campagne. Ainsi comblé de félicitations sur l’acte qui le laissait sans ressource, le pamphlétaire distingué sortit en maudissant intérieurement John Burley.


CHAPITRE XXXI.

Il était plus de minuit lorsque Egerton fit appeler Randal. L’homme d’État était seul alors, assis devant son grand bureau à compartiments, occupé à trier des lettres et des papiers, mettant les uns au panier, d’autres dans le feu, d’autres enfin dans deux grands coffres de fer ouverts devant lui.

En entendant entrer Randal, Audley leva la tête, lui fit signe de prendre un siège, continua pendant quelques moments le triage de ses papiers, puis s’arrachant comme avec effort à cette occupation, il dit d’un ton calme et déterminé :

« Je ne sais, Randal, si vous m’avez cru lorsque je vous ai dit de ne jamais attendre de moi autre chose que cet avancement dans votre carrière que ma position me permettait de vous procurer — de ne jamais attendre de ma libéralité, soit pendant ma vie, soit après ma mort, aucune augmentation de votre fortune personnelle. Votre geste me dit assez quelle serait votre réponse, et je vous en remercie. Je vous dis aujourd’hui en confidence, ce qui bientôt sera généralement connu, c’est que dans mon dévouement à la chose publique, j’ai tellement négligé mes affaires personnelles, que je ressemble aujourd’hui à cet homme qui avait partagé son capital entre un certain nombre de jours qu’il croyait avoir encore à vivre, et qui malheureusement vécut trop longtemps, acheva Audley en souriant, mais ce sourire était froid comme un rayon de soleil brillant sur la glace. Il reprit d’un ton ferme : Je suis préparé à l’avenir qui m’attend ; je savais depuis longtemps comment tout ceci finirait, si je quittais le pouvoir avant de mourir. Je le savais avant que vous ne vinssiez chez moi, c’est pourquoi je vous ai parlé comme j’ai fait, jugeant de mon devoir de vous prémunir contre les espérances qu’autrement vous auriez pu naturellement concevoir. Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet. Vous serez sans doute surpris, vous me blâmerez peut-être, de ce que moi, qui ai la réputation d’un homme pratique et méthodique dans les affaires de l’État, j’ai été si imprudent quant aux miennes.

— Oh ! monsieur, vous ne me devez pas de comptes.

— Je vous en dois, du moins autant qu’à tout autre. Je suis un homme isolé ; mes parents n’ont pas besoin de moi ; j’avais le droit de disposer à mon gré de la fortune que je possédais, et si je l’ai dépensée imprudemment pour moi-même, je n’ai fait du moins aucun tort aux autres. Je me suis efforcé depuis plusieurs années d’échapper pour ainsi dire à la vie privée, à ses douleurs, à ses joies, à ses affections, et quant à ses devoirs, ils n’existaient pas pour moi. — J’ai dit. »

En finissant, le ministre ferma machinalement le couvercle d’un des coffres de fer, puis il appuya le pied dessus.

« Maintenant, reprit-il, parlons de votre carrière. À la vérité, je vous avais averti qu’en vous attachant à moi, vous mettiez à la loterie, mais vous aviez plus de chance d’amener un lot qu’un billet blanc ; cependant c’est un billet blanc qui est sorti ; et la question devient grave. Qu’allez-vous faire ?

— Continuer à me diriger d’après vos conseils.

— Mes conseils, dit Audley avec quelque émotion, seraient peut-être rudes et amers. — Je préfère vous proposer d’opter. D’un côté, il s’agit de recommencer votre vie ; je vous ai dit que je conserverais votre nom sur les livres de l’Université. Vous pouvez y retourner, y prendre vos grades, et ensuite entrer dans le barreau ; vous avez justement le genre de talent propre à réussir dans cette profession. Le succès viendra lentement, mais avec de la persévérance il est certain. Et croyez-moi, Leslie, l’ambition n’est douce qu’autant qu’elle n’est qu’un nom plus grandiose pour l’espérance. Qui se soucierait d’une queue de renard, si l’animation de la chasse n’en avait fait une conquête.

— Retourner à Oxford ! C’est reculer bien loin, dit Randal d’un air sombre, et sans tenir compte de la condescendance inaccoutumée d’Egerton, c’est faire un grand pas en arrière, et vers quoi ? Vers une profession dans laquelle on ne commence à s’élever que lorsqu’on a des cheveux gris. Et puis comment vivre d’ici là ?

— Que ceci ne vous inquiète pas. Je crois pouvoir du moins vous assurer sur les débris de ma fortune, le modeste revenu nécessaire à un étudiant en droit.

— Ah, monsieur ! je ne voudrais pas vous être à charge plus longtemps. Quel droit ai-je à tant de bontés, si ce n’est mon nom de Leslie ? »

Et, en dépit de lui-même, Randal dit ces derniers mots avec un accent d’amertume qui trahissait le reproche. Egerton avait trop d’expérience du monde pour ne pas sentir ce reproche, mais aussi pour ne pas le pardonner.

« Certainement, répondit-il avec calme, le nom de Leslie vous donne droit à ma considération, et peut-être auriez-vous droit à plus encore, si je ne vous eusse si explicitement prévenu du contraire. — Mais le barreau ne paraît pas vous plaire ?

— Quelle est l’autre alternative, monsieur ? Permettez-moi de ne décider qu’en connaissance de cause, » dit Randal d’un ton d’humeur.

Il commençait à perdre le respect pour l’homme qui avouait ne pouvoir que si peu de chose pour lui, et qui évidemment lui conseillait de chercher à se pourvoir et à se tirer d’affaire lui-même. Si le regard eût pu percer jusqu’au fond du cœur d’Egerton, tandis que celui-ci remarquait le changement de ton du jeune homme, on eût été embarrassé de décider s’il en ressentait de la peine ou du plaisir ; — de la peine, car l’habitude avait fini par l’attacher à Randal ; ou du plaisir, à la pensée qu’il était libre de lui retirer son affection, tant était devenu froid et stoïque l’homme qui s’était efforcé de n’avoir point de vie privée. Quoi qu’il en soit, Egerton, sans témoigner ni peine ni plaisir, reprit avec la calme impartialité d’un juge :

« L’autre alternative, c’est de continuer à suivre la même route, et de vous attacher à mon sort.

— Cher monsieur Egerton ! s’écria Randal reprenant toute sa tendresse d’accent et de regard ; m’attacher à votre sort ! Mais je ne demande que cela ! Seulement…

— Seulement, voulez-vous dire, je suis dehors du pouvoir, et vous ne me voyez aucune chance d’y rentrer ?

— Ce n’est pas cela que je voulais dire,

— Permettez-moi de supposer que vous l’avez dit. Cela est néanmoins vrai ; il est aussi certain que le parti que je représente reviendra au pouvoir, qu’il est certain que le pendule de cette horloge obéira au mécanisme qui le fait mouvoir de droite à gauche. Nos successeurs sont portés au pouvoir par le triomphe d’une question populaire, Tout ministère qui arrive dans des circonstances de ce genre est nécessairement de peu de durée. Ou bien il ne va pas assez loin pour satisfaire ceux qui l’ont soutenu, ou il va assez loin pour se faire des ennemis nouveaux, des rivaux qui renchérissent sur lui auprès du peuple. C’est l’histoire de toutes les révolutions et de toutes les réformes. Notre propre administration ne succombe que pour avoir proposé ce qu’on appelait il y a un an une mesure populaire qui nous a fait perdre la moitié de nos amis, et pour avoir refusé de proposer cette année une autre mesure populaire, dans laquelle nous sommes dépassés par les mêmes hommes qui nous avaient poussés et soutenus lors de la première. Ainsi donc, quoi que fassent nos successeurs, nous reviendrons nécessairement au pouvoir par l’effet de la réaction. Ce n’est qu’une question de temps ; vous pouvez attendre, peut-être ne le puis-je pas, mais si je meurs avant que ce jour n’arrive, j’ai encore assez d’influence sur ceux qui devront composer la nouvelle administration, pour obtenir d’eux la promesse d’une place meilleure que celle que vous venez de perdre. Les promesses des hommes publics sont, à la vérité, d’une incertitude proverbiale, mais je confierai votre cause à un homme qui n’a jamais failli à ses amis, et à qui son rang permettra d’exiger que justice vous soit faite ; je veux parler de lord L’Estrange.

— Oh ! non, pas à lui ; il est injuste envers moi, il ne m’aime pas…, il…

— Il peut ne pas vous aimer, mais il m’aime ; et bien que je ne voulusse pour personne autre demander quelque chose à lord L’Estrange, je le ferai pour vous, dit Egerton laissant pour la première fois, depuis le commencement de la conversation, percer une certaine émotion ; je le ferai pour vous, un Leslie, un parent de l’épouse à qui je dois ma fortune. Malgré tous mes avertissements, il est possible d’ailleurs qu’en dissipant cette fortune, je vous aie fait tort. En voilà assez ! Vous avez devant vous les deux alternatives, à peu près comme à votre début, mais vous avez aujourd’hui plus d’expérience pour vous guider dans votre choix. Vous êtes un homme, et vous avez une meilleure tête que la plupart des hommes ; réfléchissez et décidez. Et maintenant au lit, et à demain les réflexions. Vous êtes bien pâle, mon pauvre Randal ! »

Audley, en disant ces derniers mots, posa la main sur l’épaule de Randal avec une affection presque paternelle ; puis il se redressa soudain, son visage reprit l’expression d’inflexibilité qu’y avaient gravée les années, et il revint à la vie publique et aux deux coffres de fer.


CHAPITRE XXXII.

Le lendemain, de bonne heure, Randal se trouvait dans le luxueux cabinet de travail du baron Lévy. Quelle différence avec la simplicité dorique du cabinet de l’homme d’État ! Des tapis d’Axminster, épais de trois pouces, des portières à la française au lieu de portes ; sur la cheminée, des bronzes parisiens ; tous les réceptacles qui garnissaient la pièce et renfermaient les titres mis en gage, les post-obit, lettres de change, promesses de payement, etc., tous ces sépulcres de patrimoines défunts étaient d’élégants meubles en laque du Japon, en marqueterie, en bois de rose incrusté d’or. Il régnait dans toute la pièce une telle coquetterie, un tel air de petit maître, qu’il était impossible de se rappeler que l’on était chez un usurier. Plutus avait revêtu l’aspect de Cupidon son ennemi ; et comment songer à Harpagon en face de ce baron avec son allure aisée, ses mains blanches et tièdes qui serraient si cordialement les vôtres, et sa mise toujours élégante, si peu avancée que fût la matinée ? Personne n’avait jamais vu le baron en pantoufles et en robe de chambre. De même qu’on se représente volontiers un ancien baron féodal (moins terrible cent fois), éternellement enfermé dans sa cotte de mailles, ainsi à la pensée de ce grand maraudeur de la civilisation, s’associaient invinciblement celles de bottes vernies et d’un camélia à la boutonnière.

« Et c’est là tout ce qu’il veut faire pour vous, disait le baron en poussant l’un contre l’autre le bout de ses dix doigts. Si jadis il vous eût laissé continuer votre carrière à Oxford, j’ai assez entendu parler de vos succès pour savoir que vous auriez conquis tous les honneurs universitaires, obtenu l’agrégation, et vous seriez alors entré de bon cœur dans une profession lente et laborieuse, en vous préparant à mourir sur le sac de laine.

— Il me propose de rentrer maintenant à Oxford, dit Randal ; il n’est pas trop tard.

— Si, dit le baron. Ni les nations, ni les individus ne retournent volontairement en arrière. Il faut un tremblement de terre pour qu’une rivière remonte vers sa source.

— Vous avez raison, dit Randal, ce n’est pas moi qui vous contredirai ; mais maintenant !

— Ah ! maintenant, mon cher, vous venez me demander un avis ?

— Non ; je viens vous demander une explication.

— Sur quoi ?

— Je voudrais savoir pourquoi vous m’avez parlé de la ruine de M. Egerton ; pourquoi vous m’avez parlé des terres que désire vendre M. Thornhill ; pourquoi vous m’avez parlé du comte de Peschiera. Vous avez touché à ces trois points dans l’espace de dix minutes… Vous avez omis de me dire quelle relation existe entre eux.

— Par Jupiter ! dit le baron se levant, et avec plus d’admiration qu’on n’eût cru possible à sa face joyeuse et cynique d’en exprimer ; par Jupiter ! Randal Leslie, vous avez une perspicacité merveilleuse. Vous êtes réellement le premier des jeunes gens d’aujourd’hui. Et je veux vous aider comme j’ai aidé Egerton. Peut-être serez-vous plus reconnaissant. »

Randal songea à la ruine d’Egerton et le parallèle n’éveilla pas en lui une gratitude bien enthousiaste. Il se contenta de dire :

« Continuez, je vous prie, je vous écoute avec le plus grand intérêt.

— Pour la politique, dit le baron, nous traiterons plus tard le sujet. J’attends moi-même de voir comment vont s’en tirer les nouveaux ministres. Nous devons d’abord nous occuper de votre fortune particulière. Vous devriez acheter ces anciens domaines des Leslie, — Rood et Dalmansberry. — On ne demande que vingt mille livres comptant. Le reste peut demeurer indéfiniment hypothéqué, ou du moins jusqu’à ce que je vous aie trouvé un riche parti…, comme j’ai fait pour Egerton. Thornhill a besoin de ces vingt mille livres, il en est très-pressé.

— Et où prendrais-je les vingt mille livres que vous me parlez de donner ?

— Vous en toucherez dix mille le jour où le comte de Peschiera épousera la fille de son parent, grâce à votre coopération, et je vous prêterai les dix mille autres. N’ayez aucun scrupule… je ne hasarderai rien… Les domaines peuvent encore supporter cette charge. Qu’en dites-vous ? Cela vous va-t-il ?

— Dix mille livres du comte de Peschiera, dit Randal avec une respiration sifflante. Vous ne parlez pas sérieusement ? Une pareille somme… pourquoi ? Pour un simple renseignement. Car, je ne vois pas comment je pourrais l’aider autrement. Il y a là-dessous quelque piège.

— Mon cher garçon, je vais vous donner un avis. Il y a de par le monde des gens qui ont le défaut d’être trop soupçonneux, et vous êtes de ceux-là. Le renseignement dont vous parlez est naturellement le premier service que vous deviez rendre. Peut-être vous demandera-t-on autre chose, peut-être n’en fera-t-on rien ; vous en jugerez vous-même, puisque les dix mille livres et le susdit mariage sont solidaires.

— Que je sois ou non trop soupçonneux, le montant de la somme est trop improbable, et la garantie trop mauvaise, pour que j’écoute une semblable proposition, quand bien même je pourrais descendre à…

— Un moment, mon ami. Causons d’abord affaires, nous examinerons après la question des scrupules. La garantie est trop mauvaise, dites-vous. Quelle garantie ?

— La parole du comte de Peschiera.

— Il n’est pour rien là dedans… il ne le saura même pas. C’est ma parole que vous mettez en doute ; c’est moi qui suis votre garantie. »

Randal songea à ce que dit spirituellement Gibbon : « Abu Rafe dit qu’il se porte témoin de ce fait, mais qui se portera témoin d’Abu Rafe ? » Cependant il garda le silence, fixant seulement sur Lévy ses yeux observateurs, à la pupille contractée et circonspecte.

« Voici simplement ce qui en est, reprit Lévy. Le comte de Peschiera s’est engagé à payer à sa sœur une dot de vingt mille livres dans le cas où il les aurait. Or il ne peut les avoir que par le mariage en question. Pour ma part, comme c’est moi qui fais ses affaires en Angleterre, j’ai promis que pour ladite somme de vingt mille livres je me porterais garant des dépenses faites pour arriver à ce mariage, et je satisferais Mme di Negra. Bien que Peschiera soit un homme généreux et d’un excellent cœur, je ne répondrais pas qu’il eût assuré à sa sœur une dot si considérable, s’il ne la lui devait légalement. C’est le montant de la fortune de celle-ci, dont au moyen de je ne sais quelle transaction assez illégale avec feu son mari, il a réussi à s’emparer. Si Mme di Negra lui intentait un procès à ce sujet, il le perdrait très-certainement. Je lui ai expliqué cela et vous pouvez maintenant comprendre pourquoi la somme est ainsi taxée. Mais j’ai racheté les dettes de Mme di Negra, j’ai aussi racheté celles du jeune Hazeldean (car un mariage entre eux deux devra faire partie de nos engagements), et je présenterai à Peschiera et à ces deux excellents conjoints un mémoire qui absorbera les vingt mille livres. Cette somme passera donc tout entière entre mes mains. Si j’arrive à éteindre toutes leurs dettes pour la moitié de la somme, comme j’en ai le droit, étant moi-même l’unique créancier, il en restera la moitié. Et s’il me plaît de vous la donner en échange de services qui procureront à Peschiera une fortune princière, payeront les dettes de sa sœur, et assureront à celle-ci un mari dans la personne de mon jeune client M. Hazeldean, c’est mon affaire. Toutes les parties seront satisfaites et personne n’a rien à y voir. La somme est considérable sans doute ; il me convient de vous la donner ; vous convient-il de la recevoir ? »

Randal était vivement agité, mais tout corrompu qu’il était, et bien qu’il fût arrivé systématiquement à ne considérer les autres qu’au point de vue de son intérêt personnel, cependant chez ceux que le crime n’a pas encore endurcis, il y a une grande distance de la pensée à l’acte ; Randal aurait probablement employé sans beaucoup de scrupules son ingénuité à ce genre d’escroquerie morale qu’on appelle se montrer plus fin qu’un autre ; cependant, à l’idée d’accepter ouvertement de l’argent pour trahir ce pauvre Italien qui lui avait témoigné une si généreuse confiance, il reculait. Il allait refuser lorsque Lévy, ouvrant son portefeuille, jeta un coup d’œil sur le mémorandum et dit à demi-voix, comme se parlant à lui-même : « Rood-Manor, Dalmansberry vendu aux Thornhill par sir Gilbert Leslie ; le revenu net en est aujourd’hui estimé à deux mille deux cent cinquante livres. C’est la plus belle occasion que j’aie jamais vue. Une fois propriétaire de ces domaines, Leslie, avec vos talents, je ne vois pas pourquoi vous n’arriveriez pas plus haut encore qu’Egerton. Je l’ai connu plus pauvre que vous. »

Les anciens domaines des Leslie, une position stable dans le pays, la restauration de sa famille déchue, de l’autre côté un long apprentissage au barreau, une maigre pension qu’il lui faudrait devoir à la générosité d’Egerton ; sa sœur voyant se flétrir sa jeunesse dans cette triste maison ruinée ; Olivier devenant paysan ! ou bien dépendre comme un mendiant de la pitié dédaigneuse d’Harley, d’Harley qui peut-être épouserait Violante ! Randal se sentit pris de rage tandis que ces contrastes se dessinaient dans son imagination. Il allait et venait dans la chambre, s’efforçant de concentrer ses pensées et d’imposer silence à ses passions, pour n’écouter plus que les calculs de son intelligence. « Je ne puis concevoir, dit-il tout à coup, pourquoi vous me tentez ainsi ; quel intérêt pouvez-vous y avoir ? »

Le baron sourit et ferma son portefeuille. Il comprit qu’il avait vaincu.

« Mon cher garçon, dit-il avec la plus aimable bonhomie, il est très-naturel que vous pensiez qu’un homme doit avoir un intérêt personnel dans tout ce qu’il fait pour un autre. Cette manière d’envisager la nature humaine qu’on appelle, je crois, la philosophie utilitaire, est fort en vogue de nos jours. Je vais essayer de vous expliquer comment, dans cette affaire, je ne me ferai point de tort. Vous me direz peut-être qu’après avoir éteint des dettes qui se montent à vingt mille livres pour dix mille, je pourrais mettre la différence dans ma poche au lieu de la mettre dans la vôtre, cela est vrai. Mais je ne toucherai pas les vingt mille livres, ni je ne payerai pas les dettes de Mme di Negra (quoi que je décide au sujet de celles d’Hazeldean), si le comte n’obtient pas l’héritière. Vous pouvez l’y aider, j’ai besoin de vous et je ne crois pas pouvoir obtenir votre concours avec une offre moindre que celle que je vous fais. Je rentrerai bien vite dans mes dix mille livres si le comte s’empare de la jeune fille et de sa fortune. Bref, je vois dans tout ceci mon intérêt. Vous faut-il d’autres raisons ? En voici. Je suis aujourd’hui fort riche. Comment le suis-je devenu ? En m’attachant tout d’abord aux jeunes gens qui avaient de l’avenir, soit comme fortune, soit comme talent. Je me suis ainsi créé des relations dans le monde, et le monde m’a enrichi. J’ai toujours la passion d’acquérir de l’argent. Que voulez-vous ? c’est ma profession, ma manie. L’amitié d’un jeune homme qui peut-être aura de l’influence sur d’autres jeunes gens, héritiers de domaines plus considérables que Rood-Hall, peut me devenir utile. Vous réussirez probablement dans la politique, et un homme public peut arriver à la connaissance de secrets d’État souvent très-profitables à ceux qui trafiquent un peu à la bourse. Nous pourrons plus tard faire ensemble des affaires qui vous mettront en état de purger toutes les hypothèques de ces domaines, que je vous féliciterai bientôt de posséder. Vous le voyez, je suis franc, c’est la seule manière de s’y prendre avec un garçon aussi intelligent que vous. Et maintenant, puisque moins on remue la vase d’un étang dans lequel on a résolu de boire, mieux vaut, écartons toute autre pensée que celle d’arriver à notre but. Sera-ce vous ou moi qui direz à Peschiera où est la jeune personne ? Il est préférable que ce soit vous, puisqu’il vous a confié ses espérances et vous a demandé de l’aider. Et au fait pourquoi vous y refuseriez-vous ? Ne lui dites pas un mot de notre petit arrangement. Il est inutile qu’il en sache rien. » Lévy sonna et demanda sa voiture.

Randal ne répondit rien. Il était pâle comme la mort, mais sa bouche avait une expression de fermeté sinistre.

« Le second point, reprit Lévy, c’est de hâter le mariage de Frank avec la belle veuve. Où en est cette affaire ?

— La marquise ne veut plus ni me voir, ni le recevoir.

— Ah ! tâchez d’apprendre pourquoi ; et si vous apprenez que d’un côté ou de l’autre il y ait un accroc, faites-le-moi savoir ; j’y mettrai ordre.

— Hazeldean a-t-il consenti au post-obit ?

— Pas encore ; je ne l’en ai pas pressé. J’attendrai un moment propice si la chose devient nécessaire.

— Elle sera nécessaire.

— Ah ! vous le désirez ? eh bien, cela se fera. »

Randal Leslie arpenta de nouveau la chambre, et après quelques instants de silencieuses réflexions il s’approcha du baron et lui dit :

« Vous le voyez, monsieur, je suis pauvre et ambitieux ; vous m’avez tenté au bon moment, et avec l’appât le plus séduisant. Je succombe. Mais quelle garantie ai-je que cette somme me sera remise, que ces domaines me seront livrés aux conditions stipulées ?

— Avant que rien ne soit convenu, prenez sur moi des informations auprès de n’importe lequel de vos amis, Borrowell, Spendquick, qui vous voudrez ; vous m’entendrez maltraiter bien entendu, mais tous vous diront que lorsque j’ai donné ma parole, je la tiens. Si je dis : « Mon cher, vous aurez l’argent, » on l’a ; si je dis : « Je renouvelle votre billet pour six mois, » c’est chose faite. C’est comme cela que j’entends les affaires. Je suis esclave de ma parole. Dans une affaire comme celle-ci, où il n’y a moyen de passer aucun écrit, je ne puis vous donner d’autre garantie. Allez donc, sachez à quoi vous en tenir sur la valeur de la dite garantie, et revenez dîner à huit heures. Nous passerons après chez Peschiera.

— Oui, dit Randal. Je veux dans tous les cas une journée pour réfléchir. Je ne me dissimule pas la nature de la transaction que vous me proposez, mais ce que j’ai une fois décidé je l’accomplis résolument. Ma seule excuse à mes propres yeux, c’est que si je joue avec des dés pipés, ce sera pour un enjeu si grand que lorsque j’aurai une fois gagné, l’importance de la victoire effacera l’ignominie du début. Ce n’est pas pour cette somme d’argent que je me rends, c’est pour ce que cet argent me permettra d’accomplir. Et dans le mariage du jeune Hazeldean avec cette Italienne, je poursuis un but plus grand encore peut-être. Assurez ce mariage, obtenez le post-obit de Frank et quelle que soit l’issue du plan pour lequel vous avez besoin de mes services, comptez sur ma gratitude et croyez que vous m’aurez mis en position de vous la témoigner d’une manière effective. Je serai ici à huit heures. »

Et Randal sortit.


CHAPITRE XXXII.

Lorsqu’un homme d’esprit a une fois résolu de faire une mauvaise action, il s’efforce généralement d’échapper par l’exercice de son habileté au sentiment de sa bassesse. Avec une activité plus grande encore que de coutume, Randal employa les deux heures qui suivirent à s’informer jusqu’à quel point le baron Lévy possédait les qualités dont il se vantait et s’il était vrai qu’il fût esclave de sa parole. Il consulta à ce sujet des jeunes gens qu’il croyait meilleurs juges de ces questions que les Spendquick et les Borrowell, des jeunes gens semblables au gai monarque qui a laissé la réputation de n’avoir jamais ni dit une sottise, ni fait une chose sage.

Il y a à Londres beaucoup de semblables individus, capables et avisés sur toutes choses, à l’exception de leurs propres affaires. Personne ne connaît mieux le monde et ne juge mieux les hommes que ces roués à demi ruinés. Tous s’accordèrent pour rendre au baron le même témoignage ; ils ridiculisaient ses prétentions au dandysme, mais ils le tenaient en affaires pour un homme sûr, et même l’aimaient assez comme une sorte de sir Épicure Mammon, assez accommodant et qui faisait assez libéralement les choses ; « en un mot, dit l’une de ces autorités, c’est certainement un très-brave homme pour un usurier. On peut toujours compter sur ses promesses, et il se montre généralement patient et indulgent envers nous autres jeunes gens du grand monde, peut-être par la même raison que nos tailleurs ; parce que faire mettre un de nous en prison ruinerait sa clientèle. Son faible, c’est de vouloir passer pour un gentleman. Je crois que malgré sa passion pour l’argent, il donnerait la moitié de sa fortune plutôt que de faire quelque chose qui le brouillât avec nous. Il sert une pension de trois cents livres sterling à lord S… Il est vrai qu’il a été l’homme d’affaires de celui-ci pendant vingt ans et qu’auparavant S… était un garçon assez rangé et jouissait d’un revenu de quinze mille livres sterling. Il est venu en aide à plus d’un jeune homme de talent. C’est le meilleur trafiquant d’élections que je connaisse. Il aime à avoir des amis dans le Parlement. Après tout c’est une canaille, bien entendu, mais s’il faut absolument avoir affaire à une canaille, mieux vaut lui que tout autre. Je voudrais le voir représenté au Théâtre-Français : — un Robert-Macaire prospère. — Frédérick-Lemaître le rendrait dans la perfection. »

Après avoir pris ces informations dans les quartiers fashionables avec son tact accoutumé, Randal songea à en puiser d’autres à une source moins élevée, mais à laquelle il attachait plus d’importance. Dick Avenel voyait le baron, donc il était dans ses griffes, et Randal rendait justice à l’intelligence pratique de ce personnage. Avenel avait en outre une grande habitude des affaires. Il devait connaître Lévy mieux que ne pouvaient faire ces hommes de plaisir, et comme son langage était simple et franc et qu’il était évidemment honnête selon l’acception commune du mot, Randal ne doutait pas qu’il n’obtînt de lui la vérité.

Lorsque arrivé à Raton-Square il demanda M. Avenel, on le fit entrer dans le salon où mistress Avenel, dans l’attitude d’une femme qui poserait pour son portrait, était assise sur un sofa Renaissance, ayant à ses pieds un de ses enfants qui lisait le nouveau keepsake annuel, relié en soie rouge.

M. Avenel était assis près du feu, d’un air assez maussade, les mains dans ses poches et sifflant pour se désennuyer. À dire vrai, son esprit actif et énergique s’ennuyait fort à Londres, surtout pendant les matinées. Il accueillit l’entrée de Randal avec un sourire de soulagement, puis se levant et se postant devant le feu, un pan de son habit sous chaque bras, il permit à peine au nouveau venu de saluer mistress Avenel et de passer sa main sur la tête de l’enfant en murmurant : « Charmante petite créature ! » (Randal caressait toujours les enfants ; ces sortes de loups vêtus de peaux de brebis n’y manquent pas. Ne vous y laissez pas prendre, pauvres jeunes mères !)

M. Avenel, dis-je, permit à peine à son hôte d’accomplir ces politesses préliminaires avant de se plonger dans les profondeurs de l’océan politique. Les affaires allaient maintenant marcher. Une exécrable oligarchie avait succombé. L’honneur et le talent britanniques allaient avoir le champ libre. À l’entendre, on eût cru au prochain avènement du millénium. « Et qui plus est, disait-il en frappant sa main gauche de son poing droit, s’il y a un nouveau parlement, il faudra des hommes nouveaux ; non pas de vieux balais usés qui ne sont plus bons à rien, mais des hommes qui comprennent les véritables besoins du pays, monsieur. J’ai l’intention de me mettre sur les rangs.

— Oui, fit mistress Avenel parvenant enfin à placer un mot, je suis sûre, monsieur Leslie, que vous m’approuverez, j’ai convaincu M. Avenel qu’avec ses talents et sa fortune, il devait faire un sacrifice à son pays ; et puis, comme vous savez, ses opinions se trouvent justement de mode ; autrefois on les aurait trouvées choquantes et vulgaires. »

En parlant ainsi, mistress Avenel regardait avec complaisance la belle et honnête figure de son mari, en ce moment cependant assombrie et mécontente. Rendons justice à mistress Avenel, elle était faible et sotte, parfois aussi très-rusée, mais au fond bonne épouse, comme le sont généralement les Écossaises.

« Au diable ! s’écria Dick. Vous autres femmes vous n’entendez rien à la politique. Occupez-vous de votre enfant ; le voilà qui chiffonne et qui déchire un livre qui m’a coûté vingt shillings. »

Mistress Avenel baissa la tête avec soumission et retira le keepsake des mains du jeune destructeur, lequel se mit à crier, ainsi que font généralement les destructeurs lorsqu’on s’oppose à leurs desseins.

Dick se boucha les oreilles, « Je ne saurais tenir à ceci, dit-il ; faisons un tour de promenade, monsieur Leslie ; j’ai besoin de me détendre. » Et en parlant il se détendit d’abord à moitié de la hauteur du plafond, puis ensuite jusqu’en dehors du salon.

Randal, avec ses manières de May-Fair, se tourna avec embarras vers mistress Avenel comme pour lui faire à la fois ses excuses et celles de son mari.

« Pauvre Richard ! dit-elle. Il est dans une de ses humeurs noires. Tous les hommes en ont. Revenez me voir bientôt. Quand s’ouvre l’almack ?

— Ce serait à moi de vous faire cette question, vous, qui êtes toujours si au courant de ce qui se passe dans le grand monde, dit le jeune serpent.

— Eh ! là-haut ! en finirez-vous ? » cria Dick du bas de l’escalier.


CHAPITRE XXIV.

« Je viens de quitter notre ami Lévy, dit Randal à Dick lorsqu’ils furent dehors. Il est comme vous tout entier à la politique, c’est un aimable homme, surtout quand on songe au genre d’affaires dont il passe pour s’occuper.

— Oui, sans doute, il est fort aimable, répondit lentement Dick, mais cependant…

— Cependant quoi, mon cher Avenel ? (Randal pour la première fois mettait le monsieur de côté.)

— Cependant la chose en elle-même n’est pas agréable.

— Vous voulez dire, emprunter de l’argent à plus de cinq pour cent.

— Oh ! au diable l’intérêt ! Je suis de l’avis de Bentham quant aux lois sur l’usure, je ne veux pas d’entraves au commerce ; pas plus à celui de l’argent qu’à tout autre. Non, ce n’est pas cela. Mais quand on doit de l’argent à un homme, fût-ce à deux pour cent d’intérêt, et qu’on n’est pas en mesure de le payer, on se sent mal à l’aise et petit devant lui ; cela vous ôte la liberté d’un Anglais.

— Je vous aurais cru plutôt en position de prêter de l’argent que d’en emprunter.

— En thèse générale, vous avez raison. Mais je vais vous dire comment cela se fait ; la manie de la concurrence va toujours croissant dans notre vieux monde. Je suis certainement aussi libéral que qui que ce soit. J’aime la concurrence jusqu’à un certain point, mais en Angleterre nous en avons par trop, monsieur, nous en avons par trop. »

Randal prit un air triste et convaincu. Mais si Léonard eût entendu Dick Avenel, quel n’eût pas été son étonnement ? Dick Avenel attaquer la libre concurrence ! Croire qu’il pouvait y en avoir trop ! « Le ciel et la terre vont s’abîmer et se confondre, » disait l’araignée lorsque le balai de la chambrière eut détruit sa toile. Dick avait toujours été d’avis qu’on balayât les toiles des autres, mais lui aussi crut que le ciel et la terre allaient s’abîmer lorsqu’il vit une formidable tête de loup menacer la sienne.

M. Avenel dans son ardeur de spéculation et de progrès avait établi une manufacture à Screwstown, la première dont la cheminée titanique eût jamais éclipsé le clocher de l’église. Cette manufacture réussit d’abord.

M. Avenel mit dans cette spéculation presque tous ses capitaux ; aucun placement, disait-il, ne donnait un intérêt plus élevé. Manchester commençait à s’user, il était temps de montrer ce que pouvait Screwstown. Rien de tel que la libre concurrence. Mais un peu plus tard un capitaliste plus riche encore que Dick, remarquant que Screwstown était située à l’ouverture d’une mine de charbon et que les gains de Dick étaient considérables, fit bâtir un édifice encore plus laid que le sien, orné d’une cheminée plus haute encore. Et comme il avait été élevé dans une manufacture et résidait à Screwstown, tandis que Dick employait encore un contre-maître et faisait florès à Londres, l’infâme compétiteur s’arrangea de façon à partager d’abord et à accaparer ensuite les profits dont Dick avait eu longtemps le monopole. Rien d’étonnant donc à ce que M. Avenel fût maintenant d’avis que la concurrence devait avoir des bornes. « La langue se porte sur la dent qui fait mal, » aurait dit Riccabocca. Petit à petit notre Talleyrand juvénile (nous demandons pardon à l’aîné) finit par obtenir de Dick la confidence de ce grief, et il comprit qu’il était l’origine des relations de Dick avec l’usurier.

« Mais Lévy, dit naïvement Avenel, est après tout un brave garçon ; il se contente d’un gain décent. Il est utile à mistress Avenel ; il amène à ses soirées quelques jeunes gens du grand monde. À la vérité ils ne dansent pas et se tiennent debout près de la porte, comme des muets à un enterrement ; mais enfin, ils se sont montrés fort civils avec moi dans ces derniers temps, particulièrement Spendquick. À propos, je dîne chez lui demain. L’aristocratie est arriérée, il est vrai, elle n’est pas à la hauteur du siècle, mais ses membres, lorsqu’on sait les prendre, surpassent même les New-Yorkers pour les bonnes manières. Je l’avoue franchement, je n’ai pas de préjugés, moi.

— Je ne connais pas d’homme qui en ait moins. Vous n’avez pas de préjugés, même contre Lévy ?

— Non, pas le moindre. On dit qu’il est juif, lui dit qu’il ne l’est pas ; pour moi, peu m’importe qu’il le soit ou non. Son argent est anglais, cela me suffit. Puis il prête à un intérêt modéré. Il est vrai qu’il sait bien que je le payerai. Seulement ce qui me déplaît chez lui, c’est une certaine façon qu’il a de vous appeler mon cher, mon ami, qui est tout à fait hors de propos dans ces sortes d’affaires. Il sait que je possède une grande influence parlementaire. Je puis faire nommer deux membres à Screwstown, et un, peut-être même deux, à Lansmere, et il prétend me dicter un choix, ou du moins m’enjôler pour me faire nommer des hommes à lui. Cependant nous sommes d’accord sur un point. Vous désirez, m’a-t-il dit, entrer au Parlement ; vous me paraissez un garçon capable ; mais il faut que vous laissiez là votre patron et que vous marchiez avec l’opinion publique et avec moi.

— Vous êtes bien bon, Aveuel ; peut-être en comparant nos opinions nous apercevrons-nous qu’elles ont beaucoup de rapport. Cependant dans la position actuelle d’Egerton, la délicatesse me prescrit… Mais ne parlons pas de cela pour le moment. Vous croyez donc que je pourrais réellement être nommé à Lansmere malgré l’influence de lord L’Estrange qui y est tout-puissante ?

— Elle y était toute-puissante, mais j’y ai mis bon ordre.

— Pensez-vous que la lutte serait très-coûteuse ?

— Dame ! Je crois que vous feriez bien d’arriver avec de l’argent comptant ; mais, comme vous dites, il sera temps de discuter cela lorsque vous aurez réglé vos comptes de délicatesse. La chose faite, venez me trouver, et nous causerons. »

Randal savait maintenant ce qu’il voulait ; il quitta donc le bras d’Avenel, et regardant à sa montre, il découvrit qu’il lui restait à peine le temps d’arriver à un rendez-vous important ; il prit un fiacre et s’éloigna.

Dick parut triste et vexé d’être ainsi laissé seul ; il bâilla bruyamment au grand scandale de trois vieilles filles de Belgrave-Square qui passaient auprès de lui ; puis sa pensée se tourna vers sa manufacture de Screwstown, cause première de ses relations avec le baron ; il songea à une lettre, qu’il avait reçue le matin même de son contremaître et qui l’informait que son rival, M. Dyce, allait faire venir de nouvelles machines construites d’après un système bien supérieur à celui des anciennes ; le susdit M. Dyce était, disait-on, en ce moment même à Londres, sollicitant un brevet pour une découverte applicable à ces nouvelles machines qui, si l’on en croyait ce gentleman, « obligeraient M. Avenel à fermer sa manufacture avant que l’année fût révolue. » À mesure que les menaces de cette épître lui revenaient en pensée, M. Avenel perdait toute envie de bâiller. Sa figure s’assombrit et il marcha devant lui à grands pas jusqu’à ce qu’il se trouva dans le Strand. Il monta alors dans un omnibus et se rendit à la Cité, où il passa le reste du jour à examiner des machines et à s’efforcer de deviner quelle pouvait être la diabolique invention de son compétiteur.


CHAPITRE XXXV.

Randal était décidé. Tout ce qu’il avait appris de Lévy avait confirmé ses résolutions ou dissipé ses scrupules. Il avait d’abord objecté qu’il était peu probable que Peschiera lui offrît, et encore moins lui payât une somme de dix mille livres pour le concours qu’il pourrait apporter à l’exécution de ses desseins.

Mais lorsque Lévy s’était porté garant de toutes ces promesses, Randal ne s’était plus fait qu’une seule question. Était-il de l’intérêt de celui-ci de faire un sacrifice aussi considérable ? Si le baron eût prétendu n’être guidé par d’autres motifs que par ses sentiments affectueux pour Randal, celui-ci n’eût pas douté un instant qu’il ne voulût se jouer de lui ; mais l’assurance que lui avait donnée l’usurier qu’il trouvait son profit à lui faire des conditions aussi avantageuses, engageait le jeune philosophe à examiner l’affaire avec calme et réflexion. Était-il bien clair que Lévy dût compter sur un ample dédommagement ? Devait-il espérer de récolter par boisseaux ce qu’il semait par poignées ? Le résultat des méditations de Randal fut que le baron pouvait en toute justice s’estimer un semeur prévoyant. En premier lieu il était clair que Lévy pouvait raisonnablement espérer d’être payé promptement et avec un intérêt considérable de la somme qu’il avancerait à Randal, sur la fortune que les renseignements fournis par celui-ci procureraient au comte de Peschiera ; et secondement Randal avait en lui-même une immense confiance, et il était aussi convaincu qu’une fois affranchi des soucis pécuniaires, il arriverait rapidement à une grande position politique, que si le succès lui eût été prédit par un ange, ou assuré par un démon. Il avait compris clairement que dans toutes les actions bonnes ou généreuses qu’on racontait de lui, Lévy n’avait au fond été dirigé que par son intérêt propre ; il comprenait aussi que l’usurier voulait le tenir en son pouvoir et se servir de ses talents pour creuser de nouvelles mines sur le produit desquelles il se promettait de prélever des droits de suzeraineté considérables. Mais Randal se fiait à sa propre habileté pour se dégager quand il lui plairait des griffes de l’usurier. Son esprit, imposant donc tout à fait silence aux murmures de sa conscience, s’élança joyeusement vers l’avenir. Il vit ses domaines héréditaires reconquis. Il se réjouissait à la pensée d’ajouter au domaine de Rood, les vastes terres d’Hazeldean. Il songeait à Lansmere, à Avenel, au Parlement ; d’une main il saisissait la fortune, de l’autre le pouvoir.

« Et cependant, se disait-il, je suis entré dans la vie sans autre patrimoine (si l’on en excepte un manoir en ruines et quelques landes stériles)) sans autre patrimoine que la science. » Et tout en songeant ainsi, il avançait vers son but. Bien qu’il bâtît ces châteaux en Espagne dans un misérable fiacre, ce véhicule plébéien le conduisait rapidement vers le terrain solide où le plan grandiose de l’architecte devait se transformer en un édifice matériel de pierre et de plâtre. Le fiacre s’arrêta devant l’hôtel de lord Lansmere. Randal soupçonnait que Violante y était cachée, il avait résolu de s’en assurer. Il descendit de voiture et sonna. Le concierge ouvrit la grande porte.

« Je viens, dit Randal, pour voir la jeune dame qui est ici, la dame étrangère. »

Lady Lansmere avait eu trop de confiance en la sécurité de sa maison pour condescendre à donner aux domestiques des ordres particuliers concernant Violante ; le concierge répondit donc :

« Elle y est, je crois, monsieur ; elle est probablement au jardin avec milady.

— Je l’aperçois, dit Randal qui en effet avait distingué Violante à quelque distance. Mais puisqu’elle se promène, je ne veux pas la déranger ; je reviendrai un autre jour. »

Le concierge s’inclina respectueusement, et Randal sauta dans son fiacre en criant : « À Curzon-Street, vite ! »


CHAPITRE XXXVI.

Harley avait oublié une chose importante dans cet appel aux bons sentiments et à la nature meilleure de Béatrix dont il avait chargé Léonard.

Il avait bien prémuni celui-ci contre le danger de devenir amoureux de l’Italienne, mais il avait oublié de prémunir l’Italienne contre celui d’aimer Léonard ; la possibilité d’un semblable événement n’avait pas même traversé sa pensée. Il ne faut pas s’en étonner beaucoup, car la chose du monde sur laquelle les hommes les plus sensés se montrent le moins clairvoyants, si ce n’est quand la jalousie les stimule, c’est la probabilité qu’un autre homme vienne à être aimé. Les individus les moins vains du sexe qui porte moustaches croient souvent prudent de ne pas se montrer par trop irrésistibles envers le beau sexe, tandis que chacun d’eux dit de son ami : « C’est un bon garçon, mais c’est le dernier homme dont cette femme deviendrait amoureuse. »

Il est certain que, cette fois, les apparences justifiaient l’aveuglement d’Harley au sujet de Léonard.

Quelles que fussent d’ailleurs les bonnes qualités de Béatrix, elle passait généralement pour ambitieuse et intéressée. Elle était pauvre et en même temps luxueuse et prodigue. Était-il probable qu’elle distinguât un admirateur de naissance aussi humble, de fortune aussi modeste ? Elle pourrait par coquetterie s’efforcer d’exciter l’admiration du jeune écrivain, d’éblouir son imagination, mais son propre cœur devait être sous la triple garde de la pauvreté, de l’orgueil et des conventions du monde dans lequel elle vivait. Si Harley avait imaginé que Mme di Negra pût oublier son rang et aimer sans calculs, il eût cru que l’objet de ses préférences serait quelque brillant dandy, capable de diriger contre son cœur toutes les armes de la fascination, et l’expérience acquise dans de nombreuses conquêtes. Mais Léonard si simple, si jeune, si ignorant du monde ! Harley eût souri à l’idée qu’il pût subjuguer cette femme ambitieuse et mondaine. Il en était néanmoins ainsi et précisément par les causes qui eussent semblé à Harley des obstacles insurmontables.

C’était cette fraîcheur et cette pureté de cœur, c’était cette simple et sérieuse douceur, ce parfait contraste de ton, de sentiments, de raisonnement avec tout ce qui l’avait blessée et repoussée chez ses autres admirateurs, c’était tout cela qui avait captivé Béatrix dès sa première entrevue avec Léonard. Elle avait trouvé en lui ce qu’elle rêvait et ce qu’elle souhaitait. Sa première jeunesse s’était passée dans les liens d’un mariage abhorré et sans cette douce et innocente crise de la vie humaine, l’amour véritable.

Plus d’un admirateur avait flatté sa vanité, captivé son imagination, excité son ambition, mais son cœur n’avait pas été touché ; il s’éveillait maintenant. Le monde et les années qu’elle avait perdues dans le monde lui semblaient disparaître comme un nuage chassé par le vent. Elle revenait aux rougeurs et aux soupirs de sa jeunesse, la jeunesse de la vierge italienne. Le charme tout-puissant de la poésie c’est qu’elle nous rappelle l’âge d’or de nos premiers printemps, et tel était pour Béatrix le prestige du jeune poète.

Oh ! combien fut délicieux ce court épisode dans la vie de cette femme du monde, fatiguée de bruit, de flatteries et de mensonges ! Qu’elle se sentait heureuse pendant ces heures où le jeune auteur, entraîné par sa silencieuse sympathie, lui racontait tantôt la lutte de sa vocation contre les circonstances où la nature l’avait placé, tantôt ses rêveries au milieu des fleurs en écoutant le murmure de la fontaine, ou bien ses courses désolées dans les rues désertes où le poursuivait la vision de Chatterton. Et tandis qu’il parlait soit de ses craintes, soit de ses espérances, les regards de Béatrix s’attachaient avec tendresse sur ce jeune visage où se peignaient tour à tour l’orgueil et la tristesse, un orgueil si doux, une tristesse si noble et si touchante ! Elle ne se lassait pas de contempler ce front où se lisait tant de calme puissance, mais ses paupières s’abaissaient devant ces yeux pleins d’une passion sereine et insondable. Elle comprenait quelle chose sainte et profonde ce devait être que l’amour dans une telle âme. Léonard ne lui avait jamais parlé d’Hélène, le lecteur comprendra cette réserve chez une nature comme celle du jeune poète ; un premier amour est un mystère ; le confier serait le profaner ; mais Léonard remplit la mission qu’il avait reçue d’intéresser Béatrix à l’exilé et à sa fille. Elle écouta ses récits les larmes aux yeux et résolut intérieurement de ne pas seconder Peschiera dans ses projets contre Violante, oubliant pour le moment que sa propre fortune dépendait du succès de ces mêmes projets. Lévy s’était arrangé de façon à ce que ses créanciers ne lui rappelassent pas sa pauvreté. Elle ne savait comment il avait fait, elle était complètement ignorante des affaires ; elle jouissait du charme de l’heure présente et des vagues projets d’avenir auxquels elle associait cette jeune figure, cette figure d’ange gardien qu’elle avait chaque jour devant les yeux, et qui dans l’absence lui paraissait plus belle encore, car en ces moments elle s’abandonnait les yeux fermés à des rêves enchanteurs. La société de Mme di Negra eût été bien dangereuse pour Léonard si son cœur n’eût appartenu tout entier à une autre, mais Béatrix ne devinait pas entre elle et lui cette barrière. Parmi les ombres qu’il évoquait en racontant sa vie passée, elle n’apercevait aucune rivale. Elle le voyait, comme elle, isolé dans le monde. L’obscurité de sa naissance, sa jeunesse, l’absence de présomption qui le caractérisait généralement, tout la portait à croire que, même l’aimât-il, il n’oserait lui en faire l’aveu.

Et ainsi, cédant un jour, comme elle avait coutume de faire, à l’impulsion de son cœur ardent, — elle ne put jamais se rappeler comment ni en quels termes, — elle avoua son amour, elle lui demanda avec larmes et en rougissant le sien en retour. Ce fut pour elle comme un rêve, un rêve dont elle s’éveilla avec un sentiment terrible de douleur, d’humiliation, dont elle s’éveilla repoussée, méprisée. Qu’importent la douceur, la tendresse, la reconnaissance que Léonard mit dans sa réponse, puisque cette réponse était un refus. Elle apprit qu’elle avait une rivale, que le cœur de Léonard appartenait dès longtemps à une autre. Cette ardente nature connut pour la première fois la jalousie avec ses tortures, sa soif de vengeance, ses orages d’amour plein de haine. Mais extérieurement, elle demeura silencieuse et froide comme le marbre ; la tempête intérieure la rendait sourde aux tendres paroles par lesquelles Léonard cherchait à panser sa blessure.

L’orgueil fut le premier sentiment qui la domina. Elle arracha sa main de celle qui la serrait avec un si loyal respect. Elle eût voulu repousser du pied celui qui était agenouillé devant elle, lui demandant son pardon. Elle lui montra la porte d’un geste de reine insultée. Puis, lorsqu’elle fut seule, vinrent ces rapides éclairs de conjecture particuliers aux orages de la jalousie ; cette conjecture si souvent fausse, et cependant acceptée sur-le-champ par notre esprit convaincu, comme la révélation d’une vérité instinctive. Celui devant qui elle s’était abaissée en aimait une autre, et quelle autre sinon Violante ? C’était la seule personne jeune et belle qu’il eût nommée dans le récit de sa vie. Et il avait voulu l’intéresser, elle, Béatrix di Negra, à l’objet de son amour ! Il avait fait allusion à des dangers que Béatrix ne connaissait que trop bien ; il avait exprimé l’espoir que Béatrix les détournerait. Aveugle et insensée qu’elle était ! C’était donc pour cela qu’il était venu chaque jour chez elle ; c’était là le charme qui l’y attirait. Et elle appuyait ses mains sur son front brûlant, comme pour y arrêter la torture de la pensée. Soudain elle entendit une voix au bas de l’escalier, la porte s’ouvrit et Randal Leslie entra.


CHAPITRE XXXVII.

Ce même soir, à huit heures, le baron Lévy vit arriver son nouvel allié. Tous deux dînèrent en tête-à-tête, causant de choses indifférentes jusqu’au moment où les domestiques se retirèrent. Alors le baron se levant et attisant le feu, dit d’un ton bref et significatif :

« Eh bien ?

— Je suis disposé, dit Randal, à acheter aux conditions proposées la propriété dont vous m’avez parlé. La seule chose qui m’inquiète, c’est de savoir comment j’expliquerai à Audley Egerton, à mes parents, à tout le monde enfin, cette acquisition.

— C’est vrai, dit le baron, sans même sourire de la manière ingénieuse et vraiment grecque avec laquelle Randal avait exprimé ses intentions en en déguisant la bassesse ; c’est vrai, il faudra songer à cela. Si nous réussissions à cacher le nom du véritable acquéreur pendant un an ou deux, la chose deviendrait aisée, on pourrait supposer que vous avez spéculé sur les fonds publics, ou bien Egerton mourrait peut-être, et l’on croirait qu’il vous a laissé quelque chose des débris de sa fortune.

— Il n’est guère probable qu’Egerton meure.

— Hum ! fit le baron. Cependant, ce n’est là qu’un détail auquel nous réfléchirons. Vous pouvez maintenant nous dire où est la jeune personne ?

— Certainement. Je ne l’aurais pas pu ce matin, mais je le puis maintenant. J’irai avec vous chez le comte. En attendant, j’ai vu Mme di Negra ; elle acceptera Frank Hazeldean, pourvu qu’il se propose sur-le-champ.

— N’est-ce pas ce qu’il veut ?

— Non ; j’ai été le trouver. Il est ravi de ce que je lui ai dit, mais il croit de son devoir de demander le consentement de ses parents. Or ils ne le lui donneront certainement pas, et s’il y a des retards, Béatrix se rétractera. Elle est sous l’influence de passions qui peuvent être de courte durée.

— Quelles passions ? l’amour ?

— Oui, mais non pas pour Hazeldean. Elle est disposée à lui accorder sa main par pique et par jalousie. Elle est convaincue qu’un homme qui paraît avoir subitement conquis son affection, est insensible à ses charmes parce qu’il subit l’empire de Violante ; pourtant elle est disposée à mettre sa rivale entre les mains de Peschiera ; et cependant, telle est l’inconséquence des femmes, ajouta le jeune philosophe en haussant les épaules, qu’elle est en même temps disposée à perdre tout espoir de conquérir celui qu’elle aime en se donnant à un autre.

— Je reconnais bien là les femmes ! dit le baron en frappant sur sa tabatière Louis XV ; mais quel est l’heureux mortel que la belle Béatrix a ainsi distingué ? C’est une superbe créature ! J’avais moi-même songé à elle lorsque j’ai racheté ses dettes, mais cela aurait pu m’embarrasser dans mes plans quant à son frère. Tout est donc pour le mieux. Mais quel est cet homme ? Serait-ce, par hasard, lord L’Estrange ?

— Je ne le crois pas, mais je ne suis cependant pas certain du contraire. Je vous ai dit tout ce que je sais. Je l’ai trouvée si agitée, si hors d’elle-même, que ce n’a pas été sans peine que j’ai obtenu d’elle cette confidence. Je n’ai pu lui en demander davantage.

— Et elle est disposée, dites-vous, à accepter Frank ?

— S’il se fût offert aujourd’hui, elle l’aurait accepté.

— Il peut être fort avantageux pour vous, mon cher, que Frank épouse cette dame sans le consentement de son père. Peut-être celui-ci le déshériterait-il, et vous êtes après lui le plus proche héritier du squire.

— Comment le savez-vous ? dit Randal d’un ton bref.

— Il m’importe de connaître toutes les espérances et les parentés de ceux avec lesquels je fais des affaires. Or je fais des affaires avec le jeune Hazeldean, c’est pourquoi je sais que la propriété n’est pas substituée, et que, comme le beau-frère du squire n’a pas dans les veines une goutte du sang des Hazeldean, vous avez de ce côté de fort belles chances.

— Frank vous a donc dit que j’étais son plus proche parent ?

— Je crois que oui ; mais ce dont je suis sûr, c’est que vous me l’avez dit.

— Moi ? St quand cela ?

— Quand vous m’avez confié qu’il était avantageux pour vous que Frank épousât Mme di Negra. Peste ! mon cher ! me prenez-vous pour un imbécile ?

— Eh bien, baron, Frank est majeur et a droit d’épouser qui il lui plaît. Vous m’avez donné à entendre que vous pouviez me venir en aide de ce côté.

— J’essayerai. Faites qu’il se trouve chez Mme di Negra demain à deux heures précises.

— Je préférerais paraître étranger à toute intervention sur ce sujet. Ne pouvez-vous vous arranger de façon à ce qu’il aille chez elle à cette heure ?… Et surtout n’oubliez pas de l’amener à signer le post-obit.

— Comptez sur moi… Vous offrirai-je du vin ? Non ? Eh bien, alors, allons chez le comte. »


CHAPITRE XXXVIII.

Le lendemain, vers midi, Frank Hazeldean était assis devant son déjeuner solitaire. Le jeune homme, à la vérité, s’était levé matin pour vaquer à ses devoirs militaires ; mais il avait contracté l’habitude de déjeuner tard. L’appétit ne s’ouvre pas de bonne heure lorsqu’on vit à Londres et qu’on ne se couche jamais avant l’aurore.

Il n’y avait rien de luxueux ni d’efféminé dans l’appartement de Frank, mais il était situé dans un quartier à la mode et le loyer en était exorbitant. L’œil d’un connaisseur eût bien vite reconnu que celui qui l’habitait était de ces hommes qui s’arrangent de façon à dépenser beaucoup d’argent sans réussir à s’en faire honneur. Les murs étaient couverts de gravures coloriées représentant des chevaux de course et des steeples-chases entremêlés de portraits de danseuses de l’Opéra, souriant, folâtrant, faisant des gambades et des entrechats. Puis il y avait un enfoncement demi-circulaire tendu de drap rouge et destiné à fumer, comme on pouvait s’en apercevoir par divers meubles couverts de pipes turques à becs d’ambre, en bois de jasmin et de merisier, tandis qu’un grand hookah, avec lequel il eût été à peu près aussi facile à Frank de fumer qu’avec la tête d’un serpent boa, s’arrondissait sur le plancher ; au-dessus de la cheminée était une collection d’armes mauresques. De quoi pouvaient servir à un officier des gardes ces yatagans, ces cimeterres et ces pistolets damasquinés qui ne portaient pas à trois pas, c’est plus que je ne saurais dire et que Frank lui-même n’eût pu expliquer. Je soupçonne que ce précieux arsenal avait dû passer en sa possession par suite d’un billet escompté. En ce cas, c’était certainement un progrès sur l’ours qu’il avait vendu à son coiffeur. On ne voyait nulle part de livres, si ce n’est un guide de la cour, un calendrier des courses, une liste de l’armée, un magasin du Sport, complet, relié en maroquin, au prix modeste d’une guinée le volume ; et sur la cheminée, à côté du porte-cigares, un petit livre pas plus gros qu’un Elzevir : ce livre avait coûté à Frank plus que tout le reste de son ameublement ; c’était son propre livre, son livre par excellence, un livre qu’il avait lui-même composé, son Livre de paris !

Sur un guéridon placé au milieu de la chambre étaient déposés le chapeau de Frank, une boîte doublée de satin, contenant des gants de peau de nuances délicates et variées, depuis le primevère jusqu’au lilas ; un plateau rempli de cartes et de billets à trois cornes ; une lorgnette et une carte d’abonnement à l’Opéra.

Dans un coin se trouvait un ingénieux réceptacle contenant un assortiment de cannes, de bâtons, de fouets ; et montant la garde près de ce réceptacle, était une paire de bottes aussi brillantes que celles du baron Lévy, ce qui était le nec plus ultra du brillant. Frank était en robe de chambre, une robe de chambre de très-bon goût, tout à fait orientale, garantie véritable cachemire de l’Inde et payée comme telle.

Rien de plus galant que son service de déjeuner, bien qu’il fût fort simple : une théière, un pot au lait, un bassin en argent, le tout entrant dans sa toilette de voyage. Frank était fort beau, mais il paraissait quelque peu fatigué et extrêmement ennuyé. Il avait essayé de lire le Morning-Post, mais l’effort lui avait paru trop pénible.

Infortuné Frank Hazeldean ! Véritable type de tant de pauvres diables qui ont fini à l’hôpital. Et si encore, dans cette course vers la ruine, il y avait eu la moindre chose qui pût faire honneur au voyageur. On éprouve quelque respect pour la ruine d’un homme tel qu’Audley Egerton. Il s’est ruiné en roi. Du haut des débris de sa fortune, il aperçoit de majestueux monuments bâtis avec les pierres de cet édifice démantelé. Chacune des institutions qui honorent l’Angleterre conserve des témoignages de la munificence de l’homme public. Dans les mouvements des partis, pour lesquels le nerf proverbial de la guerre est avant tout nécessaire, dans ces récompenses que peut conférer la libéralité privée, la main d’Egerton s’était ouverte avec une générosité toute royale. Plus d’un membre du Parlement, à cette époque où le rang et la fortune venaient en aide au talent, était redevable de sa carrière politique au siège qu’une large souscription d’Egerton lui avait assuré ; plus d’un obscur champion du gouvernement, dans les lettres ou dans la presse, avait dû à la gratitude de son patron d’être délivré d’un humiliant servage. La ville que représentait le ministre avait été embellie à ses frais ; son or avait coulé comme le Pactole dans le comté où étaient situées les terres hypothéquées qu’il avait bien rarement visitées. Tout ce qui pouvait y animer l’esprit public ou y contribuer aux progrès, à la civilisation, avait fait appel à sa munificence, et l’appel avait toujours été entendu. Son vaste hôtel même, si magnifique et si hospitalier, était digne d’un représentant de cette honorable partie de notre véritable noblesse, les gentilshommes non titrés. L’homme d’État s’était véritablement fait honneur de l’argent qu’il avait dédaigné et prodigué. Mais que resterait-il de la fortune que dissipait Frank Hazeldean ? De mauvaises gravures accrochées dans un logement de garçon ; une collection de cannes et de bâtons de merisier ; une demi-douzaine de lettres écrites en mauvais français par des figurantes ; quelques chevaux à longues jambes, qui n’étaient bons qu’à être battus dans une course ; ce maudit Livre de paris, et puis, — sic transit gloria mundi, — un vautour comme Lévy viendrait s’abattre sur lui, et il ne resterait pas seulement une plume du pauvre pigeon !

Et cependant il y a de l’étoffe chez ce pauvre Frank ; il a un bon cœur et un vif sentiment d’honneur. Si insensé qu’il paraisse, il y a du bon sens réel dans quelque coin de sa tête, le difficile est d’y arriver. Pour échapper à la perdition, il ne lui faudrait qu’une chose : savoir s’arrêter et réfléchir, ce qu’il n’a jamais fait, car cette opération de penser n’est pas si facile, pour ceux qui n’y sont pas accoutumés, que le supposent ceux qui pensent.

« Je ne puis supporter cela, s’écria soudain Frank en se levant. Cette femme ne me sort pas de la tête. Je devrais aller trouver le gouverneur, mais s’il se met une fois en colère et me refuse son consentement, que deviendrai-je ? Et il me le refusera, j’en ai bien peur. Je voudrais pouvoir comprendre ce que Randal me conseille. Il a l’air de penser que je devrais épouser sur-le-champ Béatrix et compter sur l’influence de ma mère pour tout arranger ensuite, mais quand je lui demande : « Est-ce là votre avis ? » il recule. Il a raison, après tout. Je comprends qu’il ne veuille pas me conseiller de faire ce qui déplairait à mon père. Mais cependant… »

Ici Frank s’arrêta dans son soliloque et fit un effort désespéré pour penser.

Et maintenant, mon cher lecteur, si vous appartenez à cette classe pour qui la pensée est chose familière, peut-être avez-vous accueilli avec un sourire de dédain ou d’incrédulité la remarque sur la difficulté de penser qui précède le monologue de Frank. Mais êtes-vous bien sûr que toutes les fois que vous avez voulu penser, vous y ayez réussi ? N’avez-vous pas souvent été la dupe de ce pâle simulacre de la pensée qu’on appelle rêverie ? Montaigne confesse honnêtement qu’il ne comprend rien à ce procédé de s’asseoir pour penser, dont tant de gens parlent si légèrement ; et que pour lui il ne saurait penser sans une plume à la main et une feuille de papier devant lui, afin de saisir et de rassembler au moyen d’une opération manuelle les fils qui relient les raisonnements. Bien souvent il nous est arrivé à nous-même de dire à la pensée d’un ton péremptoire : « Allons, mets-toi en mouvement ; » voici un sujet sérieux, important, réfléchis mûrement, et cette même pensée s’est conduite de la manière la plus réfractaire et la plus inconvenante ; au lieu de concentrer ses rayons dans un seul jet de lumière, elle les a éparpillés dans toutes les nuances de l’arc-en-ciel, colorant des nuages fantastiques, puis s’est envolée au septième ciel, de sorte qu’après être demeuré assis une grande heure, avec les sourcils froncés et un visage aussi sérieux que si nous avions cherché la quadrature du cercle, nous découvrions soudain que nous eussions tout aussi bien pu dormir confortablement, car nous n’avions fait que rêver et rêver à des folies. Ainsi quand Frank Hazeldean s’arrêtant à ce méditatif, mais cependant… le coude sur la cheminée et la tête appuyée sur sa main, avait senti qu’il était arrivé à une crise importante de sa vie et s’était imaginé qu’il allait y réfléchir, une succession de fantômes s’étaient élevés dans son esprit. C’était d’abord Randal Leslie avec une physionomie sur laquelle on ne pouvait rien lire, puis le squire sombre et menaçant dans la bibliothèque d’Hazeldean, ensuite sa mère s’efforçant de plaider sa cause et se faisant sévèrement gronder, et puis ce feu follet qui a la prétention de s’appeler la pensée était venu se jouer autour du pâle et charmant visage de Béatrix dans le salon de Curzon-Street, en répétant avec la douce voix d’un sylphe les paroles que Leslie avait prononcées la veille : « Quant à son affection pour vous, Frank, on ne saurait en douter, seulement elle commence à croire que vous vous joues d’elle ? » Puis vint alors la délicieuse vision d’un jeune homme à genoux près de la douce figure, rougissante et timide ; d’un prêtre debout à l’autel, d’une voiture à quatre chevaux stationnant devant la porte de l’église ; puis celle d’une lune de miel dont le miel étonnerait par sa douceur les abeilles même du mont Hymète.

Au milieu de cette fantasmagorie qui composait ce que Frank appelait « réfléchir pour se décider, » on entendit frapper à la porte de la rue les coups répétés qui annoncent un élégant.

« On n’a jamais un moment pour réfléchir, » fit Frank ; et appelant son domestique, il lui cria : « Je n’y suis pas. » Mais il était trop tard ; lord Spendquick était déjà dans l’antichambre, et l’instant d’après, il entrait chez Frank. Ils échangèrent un bonjour et une poignée de main.

« J’ai une lettre pour vous, Hazeldean, dit lord Spendquick.

— De qui donc ? demanda Frank avec nonchalance.

— De Lévy. Je le quitte à l’instant, je ne l’ai de ma vie vu si agité. Il allait dans la Cité, probablement pour y voir X Y. Il vous a écrit ce billet en toute hâte, et il allait vous l’envoyer par un domestique lorsque je lui ai offert de m’en charger.

— J’espère qu’il ne me demande pas encore son argent ? dit Frank en regardant la lettre avec effroi… Confidentielle. Cela est de mauvais augure.

— Oui, en vérité. »

Frank ouvrit la lettre et lut à demi-voix :

« Cher Hazeldean. »

« C’est bon signa, fit Spendquick interrompant son ami. Il ne manque jamais à m’appeler Spendquick lorsqu’il me prête de l’argent, et à me donner du milord, lorsqu’il m’en demande. C’est un excellent signe ! »

Frank lut tout bas et en changeant de visage ce qui suit :

« Cher Hazeldean, je regrette infiniment d’avoir à vous dire que, par suite de la faillite soudaine d’une maison de Paris avec laquelle j’étais en relations d’affaires, je me vois forcé de rassembler tout l’argent qui m’est dû. Je ne voudrais pas vous gêner, mais voyez, je vous prie, s’il ne vous serait pas possible d’acquitter les billets que j’ai en main et qui, comme vous le savez, sont déjà échus depuis quelque temps. J’avais songé au moyen d’arranger vos affaires, mais lorsque j’y ai fait allusion, l’idée a paru vous déplaire, et Leslie m’a répété depuis que vous ne vouliez pas entendre parler de donner des garanties sur vos futures propriétés. Laissons donc cela, mon cher garçon. Je suis mandé en toute hâte, afin d’examiner ce qu’il est possible de faire pour une charmante cliente à moi qui se trouve dans une grande détresse pécuniaire, bien qu’elle ait pour frère un comte étranger, riche comme Crésus. On doit faire chez elle une saisie. Je vais aller trouver le fournisseur qui veut la faire exécuter ; mais j’ai peu d’espoir de l’adoucir, et je crains d’ailleurs qu’il ne s’en présente d’autres avant la fin du jour. C’est encore une des raisons qui font que j’ai besoin d’argent et que je vous prie, mon cher, de me venir en aide. Une saisie dans la maison d’une des femmes les plus brillantes de Londres ! Une saisie dans Curzon-Street, May-Fair ! Ce sera demain le bruit de la ville entière, si je ne puis m’y opposer.

« Tout à vous,

« Lévy. »

« P.-S. Ne vous tourmentez pas trop de ce que je vous dis. Je ne vous presserais pas tant si Spendquick et Borrowell voulaient me rembourser quelque chose. Peut-être pourrez-vous les y décider. »

Frappé du silence et de la pâleur de Frank, lord Spendquick posa affectueusement sa main sur l’épaule du jeune officier, et lut le billet avec cette liberté que les jeunes gens dans l’embarras prennent réciproquement au sujet de leur correspondance privée. Ses regards tombèrent sur le post-scriptum : « L’infâme coquin ! s’écria-t-il, si ce n’est pas abominable ! s’adresser à vous pour me faire payer ! Quelle trahison ! Mais tranquillisez-vous, mon cher Frank, je ne vous soupçonnerais pas plus d’une pareille noirceur que je ne me soupçonnerais moi-même de vouloir payer Lévy. »

« Curzon-Street ! Un comte étranger ! murmura Frank comme au sortir d’un rêve. Ce ne peut être qu’elle. »

Et, mettre ses bottes, échanger sa robe de chambre contre une redingote, prendre ses gants, sa canne et son chapeau, dégringoler l’escalier, gagner la rue et se jeter dans un fiacre, tout cela fut exécuté avant que lord Spendquick stupéfait eût pu reprendre haleine pour demander : « Qu’y a-t-il ? »

Le visiteur resté seul secoua la tête, la secoua une seconde fois, comme pour bien se convaincre qu’il n’y avait rien dedans, puis remettant son chapeau devant la glace, et tirant tranquillement ses gants, il descendit et s’en alla flâner à son club.


CHAPITRE XXXIX.

Frank était arrivé dans Curzon-Street ; il avait sauté à bas du cabriolet, frappé à la porte qui lui avait été ouverte par un homme singulier avec un justaucorps de buffle et un habit de velours à côtes.

Frank jeta un coup d’œil sur ce personnage, le repoussa de côté et s’élança dans l’escalier. Il entra dans le salon ; Béatrix n’y était pas. Un homme d’un certain âge, maigre et allongé, tenant un manuscrit à la main, y paraissait occupé à examiner le mobilier et à en faire l’inventaire avec l’aide d’un domestique de Mme di Negra. L’étranger regarda Frank d’un air étonné et porta la main à son chapeau. Le domestique, qui était Italien, s’approcha de Frank et lui dit en mauvais anglais que la maîtresse ne recevait pas, qu’elle était indisposée et gardait sa chambre. Frank jeta un louis au domestique et le pria de dire à Mme di Negra que M. Hazeldean sollicitait l’honneur d’une entrevue. Dés que le domestique eut quitté le salon, Frank saisit l’homme au manuscrit par le bras et lui dit :

« Qu’y a-t-il ? Que faites-vous ? S’agit-il donc d’une saisie ?

— Oui, monsieur.

— Pour quelle somme ?

— Quinze cent quarante-sept livres sterling : nous sommes les premiers en date.

— Il y en a donc d’autres alors ?

— Oui, monsieur, sans quoi nous n’en serions pas venus là, ce qui nous est extrêmement pénible, je vous prie de le croire ; mais ces étrangers sont aujourd’hui ici et demain ailleurs. Et… »

Le domestique rentra. Mme di Negra consentait à recevoir M. Hazeldean : elle le priait de monter. Frank se rendit en toute hâte à cet appel.

Mme di Negra était dans une petite pièce disposée en boudoir. Ses yeux portaient la trace de larmes récentes, mais son visage était calme, rigide même dans son expression triste et hautaine. Frank ne s’arrêta pas à examiner sa physionomie, ni à répondre à son salut cérémonieux ; toute sa timidité avait disparu. Il ne voyait plus que la femme qu’il aimait, plongée dans la douleur et l’humiliation.

Lorsque la porte se referma sur lui, il se jeta aux pieds de la marquise, et prit sa main dans les siennes.

« Ô madame !… Béatrix ! s écria-t-il les larmes aux yeux, la voix brisée d’émotion, pardonnez-moi, pardonnez-moi ; cessez de voir en moi une simple connaissance. J’ai appris par hasard ou plutôt j’ai deviné l’insulte à laquelle vous êtes exposée. Me voici. Regardez-moi comme un ami, comme votre meilleur ami, ô Béatrix ! » et il se pencha sur la main qu’il tenait ; « je n’avais pas osé vous le dire, je craignais de vous paraître présomptueux, mais je ne puis plus me contenir ; je vous aime, je vous aime de toute mon âme ; permettez-moi du moins de vous servir, rien que de vous servir ! je ne demande pas autre chose. » Et un sanglot s’échappa de son cœur jeune et ardent.

L’Italienne fut vivement émue. Sa nature n’était pas celle d’une sordide aventurière. Elle ne voulait ni tromper tant d’amour, ni abuser de tant de confiance.

« Relevez-vous, relevez-vous, dit-elle doucement ; je vous suis reconnaissante. Mais ne croyez pas que je…

— Chut ! chut ! vous ne pouvez me refuser. Imposez un instant silence à votre orgueil.

— Non ; ce n’est pas de l’orgueil. Vous vous exagérez ce qui se passe ici. Rappelez-vous que j’ai un frère. Je l’ai envoyé chercher ; lui seul peut me secourir. Écoutez ! le voici qui frappe. Mais je n’oublierai jamais que, dans ce triste monde, j’ai du moins trouvé un cœur noble et généreux. »

Frank allait répondre, mais il entendit la voix du comte dans l’escalier, et n’eut que le temps de se lever et de se retirer dans l’embrasure de la fenêtre, s’efforçant de calmer son agitation et de composer son visage.

Le comte de Peschiera entra, véritable personnification de la beauté et de la magnificence de l’homme riche, égoïste, prodigue, luxueux. Son surtout, garni des fourrures les plus coûteuses, était ouvert sur sa poitrine. Parmi les plis du satin qui entourait son cou brillait une turquoise de telle valeur, qu’un joaillier eût pu la garder cinquante ans sans rencontrer une pratique assez riche ou assez frivole pour l’acheter. Jusqu’à la pomme de sa canne était un chef-d’œuvre artistique, et l’homme lui-même était si élégant malgré sa force, et si frais en dépit de ses années ! Les hommes qui ne pensent qu’à eux se conservent merveilleusement.

« Brrr ! fit le comte sans apercevoir Frank à demi caché par le rideau. Brrr ! vous avez dû passer un mauvais quart d’heure. Et maintenant, que faire ? Dieu me damne si j’en sais quelque chose ! »

Béatrix montra du doigt la fenêtre ; elle eût voulu rentrer sous terre, tant elle était honteuse. Mais comme le comte avait parlé en français, et que cette langue n’était pas familière à Frank, celui-ci ne comprit point les paroles ; il fut seulement choqué de la légèreté du ton.

Frank s’avança. Le comte lui tendit la main, et changeant complètement d’accent et de manière, lui dit :

« Celui que ma sœur a pu admettre dans un pareil moment, doit être pour moi un ami.

— Monsieur Hazeldean, dit Béatrix, m’a en effet noblement offert un secours dont je n’ai plus besoin, mon frère, puisque vous voici.

— Certainement, fit le comte d’un air de grand seigneur. Je vais descendre et chasser de chez vous cette canaille. Mais je croyais que vos affaires étaient entre les mains du baron Lévy. Il devrait être ici.

— Je l’attends à chaque moment. Adieu, monsieur Hazeldean. »

Et Béatrix tendit la main à son jeune amant avec une franchise qui n’était pas exempte d’une certaine dignité pathétique et cordiale. Contraint par la présence du comte, Frank s’inclina en silence sur la belle main qu’il serrait dans la sienne et se retira. À peine était-il dans l’escalier, que le comte vint le retrouver.

« Monsieur Hazeldean, lui dit-il à voix basse, voulez-vous entrer dans le salon ? »

Frank obéit. L’homme chargé de faire l’inventaire du mobilier était encore à sa besogne ; mais, sur un mot que lui dit tout bas le comte, il disparut.

« Mon cher monsieur, dit alors Peschiera à Frank, je suis si ignorant de vos lois anglaises et de votre manière de mettre ordre à des affaires de cette nature ; et vous avez montré une sympathie si évidente pour le malheur de ma sœur, que j’ose vous demander de rester ici et de m’aider à me consulter avec le baron Lévy. »

Frank allait exprimer tout le plaisir qu’il éprouvait à l’idée de se rendre utile à la marquise, lorsqu’on entendit frapper à la porte de la rue, et presque aussitôt le baron entra.

« Ouf ! fit-il en s’essuyant le front et se laissant tomber dans un fauteuil comme un homme épuisé de fatigue. Ouf ! voici une mauvaise affaire ; et rien au monde, mon cher comte, ne peut nous sauver, si ce n’est de l’argent comptant.

— Vous connaissez mes affaires, Lévy, dit Peschiera en secouant tristement la tête, et vous savez que, dans quelques mois, quelques semaines peut-être, je serai en état de payer facilement les dettes de ma sœur, quel qu’en soit le montant ; cependant, en ce moment, et dans un pays étranger, il m’est impossible de le faire. L’argent que j’ai apporté est presque entièrement dépensé ; ne pourriez-vous m’avancer la somme nécessaire ?

— Impossible ! M. Hazeldean connaît l’embarras dans lequel je suis moi-même.

— En ce cas, il ne nous reste qu’à emmener ma sœur et à laisser s’opérer la saisie. Je vais toujours aller trouver mes amis et voir ce qu’ils pourront me prêter.

— Hélas ! fit Lévy se levant et allant vers la fenêtre, nous ne pouvons emmener la marquise, c’est là le pis. Regardez ! vous voyez ces trois hommes, ils ont un mandat contre elle ; si elle met le pied hors d’ici, elle est arrêtée[3].

— Arrêtez ! Arrêtez ! s’écrièrent à la fois Frank et Peschiera.

— J’ai fait tout mon possible pour empêcher cet affront, mais inutilement, dit le baron avec tristesse. Les marchands anglais, voyez-vous, se méfient toujours des étrangers. Mais nous obtiendrons, j’espère, de fournir caution ; il ne faut pas qu’elle aille en prison.

— En prison ! » répéta Frank éperdu, et il attira Lévy à l’écart. Le comte semblait paralysé par la honte et la douleur. Se rejetant en arrière sur le sofa, il couvrit son visage de ses mains.

« Ma sœur ! s’écria-t-il en gémissant ; la fille d’un Peschiera, la veuve d’un di Negra ! » L’orgueilleuse douleur de ce grand patricien avait quelque chose de touchant.

« Quelle est la somme ? » dit tout bas Frank, craignant d’être entendu du pauvre comte ; mais Peschiera paraissait trop accablé et trop abasourdi pour pouvoir entendre quoi que ce soit.

« Nous pourrions faire face à tout avec cinq mille livres. Ce n’est rien pour Peschiera, qui est immensément riche. Entre nous, je doute qu’il se trouve réellement sans argent comptant. Cela est possible, mais….

— Cinq mille livres ! Je ne pourrais jamais me procurer une pareille somme !

— Vous, mon cher Hazeldean ! mais il n’est pas question de vous. À la vérité, vous pourriez, d’un trait de plume, vous procurer le double de cette somme, et payer vos propres dettes par-dessus le marché. Mais… une telle générosité, lorsqu’il ne s’agit que d’une simple connaissance !

— Une simple connaissance ! Mme di Negra ! Mais le comble de mon ambition serait de l’épouser

— Et les dettes ne vous effrayent pas ?

— Lorsqu’un homme aime sérieusement, il n’aime jamais plus, qu’alors que celle qu’il aime est plongée dans l’affliction. Et, ajouta Frank après une pause, bien que ces dettes soient sans doute coupables, en lui venant en aide aujourd’hui j’acquerrai peut-être le droit de le préserver à jamais de ses fautes, et la force de renoncer aux miennes. Je puis, dites-vous, me procurer cet argent par un trait de plume ; comment cela ?

— En hypothéquant votre future propriété du Casino. »

Frank recula.

« N’y a-t-il pas d’autre moyen ?

— Non, sans doute ; mais je connais vos scrupules. Essayons de tout concilier. Vous voulez épouser Mme di Negra ; elle aura vingt mille livres le jour de son mariage. Pourquoi ne pas convenir que l’hypothèque que vous allez mettre sur le Casino sera purgée sur cette somme ? Cette charge n’existerait ainsi que pour quelques semaines. L’acte restera enfermé dans mon bureau ; votre père n’en aura même pas eu connaissance, et lorsque vous vous marierez, si d’ici là vous êtes prudent, vous n’aurez pas une dette. »

Ici le comte se leva soudain.

« Monsieur Hazeldean, je vous avais prié de rester pour nous aider de vos conseils ; je vois maintenant que les conseils sont inutiles ; rien ne peut détourner le coup qui va frapper notre maison. Adieu, monsieur, je vous remercie. Lévy, allons retrouver ma pauvre sœur et la préparer à son malheur.

— Comte, écoutez-moi, dit Frank. Je ne vous connais que bien peu, mais depuis longtemps je connais et j’estime votre sœur. Le baron Lévy me propose un acte au moyen duquel j’aurais l’honneur et le bonheur de la tirer de cet embarras momentané. Je puis avancer l’argent.

— Non ! Non ! s’écria Peschiera ; comment pouvez-vous croire que j’écouterai une semblable proposition ? Votre jeunesse, votre générosité vous aveuglent. Impossible, monsieur, c’est impossible vous dis-je. Non-seulement ma fierté, ma délicatesse s’y opposent, mais encore la réputation de ma sœur…

— Serait ternie, il est vrai, interrompit Lévy, si Mme di Negra contractait une semblable obligation envers tout autre qu’un futur époux. Et quelle que soit mon affection pour vous, comte, je ne pourrais consentir à ce que M. Hazeldean, mon client, fît une semblable avance sur une moindre garantie que la dot à laquelle a droit Mme di Negra.

— Ah ! Vous prétendez donc à la main de ma sœur, monsieur Hazeldean ?

— Oui, mais pas en ce moment ; je ne veux pas devoir sa main à la contrainte de la gratitude, répondit Frank, toujours gentleman.

— Vous parlez de gratitude. Ne connaissez-vous donc pas son cœur ? Vous ne savez pas… » Le comte s’interrompit et reprit après une pause : « Monsieur Hazeldean, je n’ai pas besoin de vous apprendre que notre maison est l’une des premières de l’Europe. Mon orgueil m’a fait autrefois disposer de la main de ma sœur en faveur d’un homme qu’elle n’aimait pas, parce qu’il était son égal par le rang ; je ne retomberai pas dans une semblable erreur, Béatrice même voulût-elle se laisser contraindre une seconde fois ; elle n’épousera que l’homme qu’elle aimera. Si, comme je le crois, elle agrée votre demande, ce sera uniquement par affection. En ce cas, j’accepterais vos offres sans scrupules, ce ne serait que le prêt d’un beau-frère, un prêt fait à moi, et non imputable sur la fortune de ma sœur. Vous aurez soin, monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers Lévy avec son grand air, vous aurez soin de voir à ce qu’il en soit ainsi. Si Béatrix refuse, M. Hazeldean, il ne faut pas songer à ce prêt, je vous le répète. Permettez que je vous quitte. Il faut que, d’une façon ou de l’autre, tout ceci soit décidé sur-le-champ. Le comte s’inclina cérémonieusement et sortit du salon.

« Si le comte, reprit Lévy du ton d’un simple homme d’affaires, si le comte paye les dettes de sa sœur, et que la fortune de la dame ne soit grevée que des vôtres, ce ne sera pas après tout un mauvais mariage aux yeux du monde, ni probablement aux yeux de votre père. Croyez-moi, nous obtiendrons le consentement de M. Hazeldean, et sans beaucoup de peine. »

Mais Frank n’écoutait pas Lévy, il n’écoutait plus que son amour, que son cœur qui battait violemment, agité par la crainte et l’espérance.

Lévy s’assit devant la table et dressa une longue liste de chiffres, une liste de chiffres pour deux comptes que le post-obit du Casino était destiné à effacer.

Après un certain espace de temps qui parut à Frank interminable, le comte reparut. Il prit Frank à part et d’un geste fit signe à Lévy de se retirer.

« Mon jeune ami, dit-il ensuite à Frank, ainsi que je l’avais deviné, le cœur de ma sœur vous appartient tout entier. Arrêtez, écoutez-moi jusqu’au bout. Je l’ai malheureusement informée de votre généreuse proposition, j’ai commis là une grande faute qui a failli tout gâter ; elle est si fière, si délicate, elle craint tant que vous ne vous laissiez entraîner à une imprudence que vous regretteriez plus tard, qu’elle va vous dire, j’en suis sûr, qu’elle ne vous aime pas, qu’elle ne peut consentir à votre demande, etc., etc. N’importe, un amant tel que tous ne se laisse pas facilement tromper. N’attachez donc pas trop d’importance à ses paroles, mais vous allez la voir, et vous en jugerez vous-même. Venez. »

Le comte, suivi de Frank, monta l’escalier et ouvrit la porte de la chambre de Béatrix. La marquise avait le dos tourné, mais Frank put voir qu’elle pleurait.

« J’amène mon ami afin qu’il plaide lui-même sa cause, dit le comte en français ; croyez-moi, ma sœur, ne sacrifiez pas un avenir de bonheur réel et solide à de vains scrupules ; prenez-y garde ! » Et il se retira laissant Frank seul avec Béatrix.

Alors la marquise, paraissant faire un violent effort, se retourna vers le jeune homme et, se levant, alla se placer en face de lui.

« Oh ! s’écria-t-elle en joignant les mains, c’est donc vrai ? Vous voulez me sauver du déshonneur, de la prison, et que puis-je vous donner en retour ? Mon amour ? Non, non ; je ne veux pas vous tromper. Jeune, noble et beau comme vous l’êtes, je ne vous aime cependant pas comme vous méritez d’être aimé. Allez ; quittez cette maison ; vous ne connaissez pas mon frère. Quittez-moi tandis que j’ai encore assez de force, assez de vertu pour refuser ce qui me protégerait contre lui. Oh ! je vous en conjure, retirez-vous, éloignez-vous !

— Vous ne m’aimez pas, dit Frank. Je ne m’en étonne pas, vous êtes si brillante, si supérieure à moi. Je renonce à mes espérances, je vais vous quitter comme vous me l’ordonnez ; mais du moins n’exigez pas que je renonce au privilège de vous servir. Quant au reste, honte à moi si je pouvais vous importuner de mon amour dans un pareil moment. »

Frank se retira doucement. Il ne s’arrêta pas dans le salon. Il écrivit dans l’antichambre une ligne à Lévy, le chargeant d’interrompre la saisie, le priant de lui apporter le soir les actes nécessaires, et surtout de ne rien dire au comte. Puis il quitta la maison et rentra chez lui.

Ce même soir Lévy vint le trouver ; les comptes furent réglés, les actes signés, et le lendemain matin Mme di Negra était libre de toute dette, mais une hypothèque considérable pesait sur la réversibilité du Casino ; dans l’après-midi Randal eut une longue conférence avec Béatrix ; le soir Frank reçut de Mme di Negra un billet raturé, taché de larmes dans lequel elle le mandait à Curzon-Street. Et lorsque Frank entra dans le salon de la marquise, Peschiera, qui était assis près de sa sœur, lui dit en se levant : « Mon cher beau-frère ! » et plaça la main de Béatrix dans la sienne.

« Vous consentez ? Vous consentez librement, volontairement ? » s’écria Frank.

Et Béatrix répondit :

« Ayez patience et je m’efforcerai de vous prouver toute ma… » puis elle s’arrêta court et sanglota tout haut.

« Je ne l’aurais jamais crue capable de sentiments aussi vifs, d’un attachement si profond, » dit le comte à demi-voix.

Frank l’entendit et son visage devint radieux. Peu à peu Mme di Negra se calma, et elle écouta avec ce qui parut à son jeune amant un tendre intérêt, mais qui n’était en réalité qu’une triste résignation, les joyeux plans d’avenir que lui soumettait Frank. Pour celui-ci les heures s’écoulèrent rapides et brillantes comme l’éclair. Et quels rêves enchantés vinrent animer son sommeil ! Mais lorsque le lendemain matin il s’éveilla, il ne put s’empêcher de se demander : « Que vont-ils dire au manoir ? »


CHAPITRE XL.

La gloire de Bond-Street est éteinte ; l’appellation de flâneur de Bond-Street a disparu de notre vocabulaire. En vain s’y pressent les équipages et y brillent les boutiques ; ce qui faisait la renommée de Bond-Street, c’étaient avant tout les piétons.

Es-tu d’âge, ô lecteur, à te rappeler le flâneur de Bond-Street et la génération incomparable à laquelle il appartenait ? Pour moi, j’ai assisté au déclin de cette grande époque. Elle touchait à sa fin lorsque, avec l’ambition de l’adolescence, je commençai à envier ses hautes cravates et ses bottes à la Wellington ; mais les anciens habitués, les magni nominis umbræ, contemporains de Brummel à son zénith, compagnons de Georges IV pendant sa régence, fréquentaient encore la célèbre rue. De quatre à six pendant les chaleurs de juin, on les voyait battre majestueusement le pavé, d’un air un peu triste qui présageait l’extinction de leur race. Le flâneur de Bond-Street était rarement seul, c’était un animal sociable qui donnait généralement le bras à un de ses semblables. Il ne semblait pas né pour les soucis de ce temps orageux, ni pour une époque à laquelle Finsbury nomme des membres au Parlement. Il aimait la conversation légère, et jamais depuis lui personne ne l’a maniée avec autant de grâce. Le véritable flâneur de Bond-Street avait, il est vrai, l’air un peu dissipé. Sa jeunesse s’était écoulée parmi des héros amis de la bouteille ; lui-même peut-être avait jadis trinqué avec Shéridan. Il était naturellement prodigue, et cela se voyait rien qu’à sa démarche. Les gens qui gagnent de l’argent flânent rarement ; ceux qui en amassent ne prennent jamais l’air rodomont. Puis il se montrait si familier avec ceux de sa coterie, et si plaisamment arrogant avec le reste des vulgaires mortels dont le visage était inconnu dans Bond-Street ! Mais hélas ! il n’est plus. Le monde, bien qu’attristé de sa perte, s’efforce de marcher sans lui, et nos jeunes gens d’aujourd’hui s’occupent de fermes-modèles, et lisent avec ardeur les Traités pour les temps présents. Cependant, aux yeux d’un spectateur irréfléchi, Bond-Street est encore brillante et affairée, mais c’est un passage, une rue, ce n’est plus une promenade. Dans ce passage se voyaient, avant l’heure où la foule était le plus compacte, deux messieurs dont l’extérieur était en complet désaccord avec le lieu. Tous deux avaient cependant l’air d’hommes pouvant prétendre à l’aristocratie ; un air d’ancien temps, de respectabilité, l’air de propriétaires, fermes soutiens de l’Église et de l’État. Le plus gros des deux était même dans son genre une sorte de beau. Il avait dû apprendre à s’habiller alors que Bond-Street était à son apogée et Brummel dans toute sa gloire. Il avait conservé les modes de sa jeunesse ; seulement ce qui jadis montrait qu’il habitait Londres, indiquait aujourd’hui qu’il vivait à la campagne. Sa cravate ample, élevée et d’un blanc de neige, encadrait avantageusement un visage soigneusement rasé, et d’un teint clair et vermeil. Son habit bleu de roi, orné de boutons dans lesquels on eût pu se mirer veluti in speculum, était boutonné sur une taille qui accusait une vigoureuse maturité exempte de l’ambition, de la cupidité, et des soucis qui maigrissent les Londoniens. Son pantalon brun, large à l’endroit des hanches et serré à partir du genou, était l’œuvre du tailleur même de Brummel, et ses guêtres de même couleur avaient une mâle élégance qui eût fait honneur à un député modèle. On ne pouvait se méprendre sur la profession du compagnon de ce gentleman : le tricorne, l’habit d’une coupe toute cléricale, la cravate sans col, et je ne sais quoi de décent et de doux dans toute la personne, indiquaient clairement l’ecclésiastique.

« Non, fit le premier personnage, non je ne puis dire que l’air de Frank me plaise. Il a certainement quelque chose qui lui pèse, qui le tourmente. J’espère qu’il s’expliquera ce soir.

— Il dîne sans doute avec vous à votre hôtel, squire ? Montrez-lui de l’indulgence, nous ne pouvons exiger qu’il ait une tête grise sur de jeunes épaules.

— Je ne me plains pas de ce que sa tête soit jeune, mais je voudrais qu’il y eût dedans un peu du bon sens de Randal. Je vois où il en faudra venir. Je le remmènerai à la campagne, et s’il a besoin d’occupation, eh bien, il chassera et je lui donnerai la ferme de Brosksby.

— Vous parlez de chasse, mais prenez-y garde, les chiens entraînent les chevaux, et je crois que ceux-ci sont pour les jeunes gens une grande cause de ruine et de perdition. On devrait les dénoncer en chaire ces écuries ! ajouta M. Dale ; voyez à quoi elles ont amené Nemrod ! Mais l’agriculture est une occupation noble et salutaire, honorée des nations les plus éclairées et chère aux grands hommes de l’antiquité. Voyez les Athéniens.

— Au diable soient vos Athéniens ! s’écria irrévérencieusement le squire, vous n’avez pas besoin d’aller chercher si loin vos exemples. Il suffit pour un Hazeldean que son père, son grand-père et son bisaïeul avant lui aient tous cultivé leurs terres ; ils valaient mieux, je crois, que vos vieux Athéniens, soit dit sans les offenser. Mais tenez, curé, si vous voulez qu’un homme aime la culture et se plaise à la campagne, qu’il prenne femme, et la bataille à moitié est gagnée.

— Quant à la bataille, un homme qui est marié est toujours sûr d’en avoir plus de la moitié d’une, bien qu’il ne le soit pas de la gagner, répondit le curé qui semblait ce jour-là d’humeur singulièrement facétieuse. Ah, squire ! je voudrais que mistress Hazeldean eût raison dans ses conjectures ; vous auriez la plus jolie bru des trois royaumes. Et je crois vraiment que si je pouvais causer avec cette jeune fille, sans que son père fût présent, nous parviendrions à détruire le seul obstacle que je connaisse à ce mariage, ses erreurs papistes.

— Oh ! c’est vrai, dit le squire, ce pape me tient à la gorge. Je lui pardonnerais d’être étrangère et de n’avoir pas le sou, mais adorer des images dans sa chambre au lieu d’aller à l’église de la paroisse, voilà ce que je ne saurais endurer. Croyez-vous réellement que vous pourriez l’amener à occuper le dimanche sa place dans le banc de famille ?

— J’ai été plus d’une fois tout près de convaincre son père, seulement lorsqu’il n’avait plus rien à dire, il me fermait sa fenêtre au nez. Mais la jeunesse reconnaît plus aisément ses erreurs.

— Je vous avouerai que Harry et moi, nous avions un projet favori avant qu’il fût question de cette jeune Italienne. Nous avions songé à la petite sœur de Randal qui nous plaisait fort. Et puis cela allait au cœur de ma femme de la voir ainsi avec ses cheveux pendants, négligée et abandonnée par sa sotte mère ; je pensais aussi que cela serait un bon moyen de renforcer l’amitié de Frank et de Randal et me permettrait en outre de faire quelque chose pour celui-ci, un brave garçon qui a du sang d’Hazeldean dans les veines. Mais Violante est si belle que je ne puis m’étonner du choix de Frank ; et puis c’est notre faute, nous les avons laissés toujours ensemble lorsqu’ils étaient enfants. Néanmoins, je serais fort en colère si je croyais que Riccabocca eût voulut jouer au fin, et se fût enfui du Casino pour faciliter à Frank des relations clandestines avec sa fille.

— Cela n’est guère d’accord avec le caractère du docteur ; il se serait plutôt enfui pour empêcher Frank de faire la cour à Violante, car où pouvaient-ils se voir plus aisément qu’au Casino ?

— Vous avez raison ; quand on songe que ce n’est qu’un docteur étranger qui, pour ce que nous en savons, a peut-être suivi les caravanes, on est vraiment étonné de trouver ce Riccabocca si parfait gentleman. Mais quelle est votre idée au sujet de Frank ? Je vois que vous ne le croyez pas amoureux de Violante, après tout. Voyons, parlez franchement.

Le curé. Puisque vous m’interrogez, je conviens que je ne le crois pas amoureux d’elle, ni ma Carry non plus, qui est remplie de pénétration pour ces sortes de choses.

Le squire. Votre Carry ! En vérité, comme si elle en avait moitié autant que mon Harry.

Le curé (devenant rouge). Je n’entends pas faire de remarques désobligeantes, mais, monsieur Hazeldean, lorsque vous dépréciez ma Carry, ce serait mal à moi de ne pas… Ô mon Dieu ! Est-ce bien possible ? Regardez ! regardez donc !

Le squire. Où ? quoi donc ? Ne me pincez pas si fort ! Dieu me bénisse ! on dirait que vous avez vu un revenant.

Le curé. Là-bas, le monsieur en noir !

Le squire. Le monsieur noir ! Quoi, en plein jour ! Quelle absurdité ! »

Ici le curé s’élança en avant, et prenant le bras du personnage en question, qui lui-même s’était arrêté, il s’écria :

« Pardonnez-moi, monsieur, mais ne vous nommez-vous pas Fairfield ? Oh ! c’est Léonard ; c’est mon cher enfant, quel bonheur ! Bien changé, bien embelli, mais c’est toujours sa même honnête figure. Squire, arrivez donc, c’est votre ancien ami Léonard Fairfield.

— Et il voulait me persuader, dit le squire en serrant cordialement la main de Léonard, que vous étiez le gentleman noir, il est vrai qu’il a été d’une étrange humeur toute la matinée. Eh, eh, eh, maître Lenny ! mais vous voilà devenu un véritable gentleman. Vous avez donc prospéré ? Vous êtes jardinier en chef chez quelque grand personnage, à ce que je suppose ?

— Non, monsieur, fit Léonard en souriant ; j’ai en effet fini par prospérer, bien que les commencements aient été un peu rudes. Ah, monsieur Dale ! vous ne sauriez croire combien j’ai souvent pensé à vous et à votre discours sur la science, et qui plus est, combien j’ai éprouvé la vérité de vos paroles et j’ai béni vos leçons.

Le curé (très-touché et extrêmement flatté). Je n’attendais pas moins de vous, cher Léonard ; vous avez toujours été un garçon plein de sens et de jugement. Ainsi donc, vous vous êtes souvenu de mon petit discours sur la science ? »

Léonard serra la main à M. Dale en lui demandant la permission de l’aller voir. Il allait se retirer lorsque le curé lui dit en le retenant doucement : « Non, non, ne me quittez pas encore, Léonard, j’ai tant de choses à vous dire, à vous demander. Je serai libre dans un instant. Nous allons chez un parent du squire que vous devez vous rappeler, le capitaine Higginbotham, Barnabé Higginbotham. Il est très-souffrant.

— Et je suis sûr qu’il serait reconnaissant de votre visite, dit le squire avec bonté.

Léonard. Ne serait-ce pas une indiscrétion ?

Le squire. Une indiscrétion ! Venir demander à un pauvre malade comment il va ! Et à propos, Léonard, vous qui habitez Londres, vous pourriez nous dire si cette nouvelle méthode de traiter les malades est autre chose qu’un pur charlatanisme.

Léonard. Quelle nouvelle méthode, monsieur ? Il y en a tant.

Le squire. Ah bah ! Il est vrai que les gens de Londres ont tous l’air malade. Mais mon pauvre cousin, qui n’a jamais été un Salomon, est entre les mains d’un homé…, homo… Comment dites-vous ça, curé ?

Le curé. Un homœopathe.

Le squire. C’est cela. Voyez-vous, le capitaine est allé vivre avec un nommé Sharp Currie, un de ses parents, qui avait beaucoup d’argent et très-peu de foie : il avait gagné l’un et laissé une grande partie de l’autre, dans les Indes, vous comprenez. Le capitaine avait donc des espérances. C’était très-naturel, sans doute ; mais que pensez-vous qui soit arrivé ? Il a été refait par Sharp Currie. Celui-ci n’a pas voulu mourir. Il a retrouvé son foie et le capitaine a perdu le sien. C’est la plus singulière chose du monde. Puis alors le reconnaissant nabab a renvoyé le capitaine en disant « qu’il ne pouvait souffrir d’avoir des malades autour de lui. » Et maintenant il va se marier, et je ne doute pas qu’il n’ait des enfants à la douzaine.

Le curé. Ce sont les eaux de Spa qui ont guéri M. Currie. Il avait eu l’égoïste fantaisie d’exiger que le capitaine suivît le traitement des eaux en même temps que lui, et il est arrivé que ces mêmes eaux qui ont guéri le foie de M. Currie ont détruit celui du capitaine Higginhotham. Un médecin homœopathe anglais, qui était alors à Spa, a soigné le capitaine et lui a promis de le guérir par des doses infinitésimales des mêmes éléments chimiques contenus dans les eaux qui l’ont rendu malade. Une pareille théorie est-elle sérieuse ?

Léonard. J’ai connu autrefois un homœopathe très-capable bien que fort excentrique, et je suis disposé à croire qu’il y a quelque chose au fond de ce système. Mon ami est allé en Allemagne ; c’est peut-être lui qui soigne le capitaine. Puis-je vous demander le nom de son médecin ?

Le squire. Le cousin Barnabé ne nous l’a pas dit, mais vous pourrez le lui demander, car nous voici chez lui. Dites donc, curé (à voix basse), si une petite dose de ce qui a fait mal au capitaine doit le guérir, n’êtes-vous pas d’avis qu’en ce cas le meilleur remède serait un héritage ? Ha, ha, ha !

Le curé (tâchant de ne pas rire). Chut ! squire. La pauvre nature humaine ! Il faut compatir à ses infirmités. Entrez, Léonard. »

Léonard, intéressé par l’espoir de rencontrer le docteur Morgan, obéit à l’invitation ; il suivit ainsi que ses deux compagnons la servante du capitaine, et tous trois se trouvèrent bientôt en présence du malade.


CHAPITRE XLI.

Quelque disposé que fût le squire à s’égayer aux dépens de son cousin, il devint subitement sérieux à la vue de la figure blême et des joues creuses du pauvre capitaine.

« C’est bien aimable à vous, mon cousin, dit celui-ci, d’être venu à Londres pour me voir, et à vous aussi, monsieur Dale. Quelle bonne mine vous avez tous les deux ! Pour moi, je suis devenu un vrai squelette ; on pourrait compter tous mes os.

— L’air d’Hazeldean et le rosbif vous auront bientôt refait, mon garçon, dit le squire avec bonté. Vous avez été bien fou de les quitter ainsi que votre confortable appartement dans l’Albany.

— Il est en effet confortable bien que peu luxueux, dit le capitaine les larmes aux yeux ; j’avais fait de mon mieux pour le rendre tel ; des tapis neufs, ce fauteuil de maroquin, ce chat de porcelaine du Japon qui tient les rôtis au feu, et cela justement au moment… (ici le capitaine ne put retenir ses larmes) justement au moment où ce misérable m’a écrit « qu’il allait mourir et qu’il était seul au monde. » Quand on pense à ce que j’ai souffert pour lui… et,… et qu’il me traite ainsi. Cousin William, il est maintenant aussi robuste que vous, et… et…

— Allons, allons, consolez-vous, dit le compatissant squire. La chose est dure, j’en conviens. Mais voyez-vous, comme dit le proverbe : « Il ne faut jamais compter sur les souliers d’un mort, » et à l’avenir, soit dit sans vous offenser, je crois que si vous escomptez moins les foies de vos parents, le vôtre ne s’en trouvera que mieux.

— Cousin William, reprit le pauvre capitaine, je n’ai rien escompté, je vous assure. Mais si vous aviez vu la face jaune de cet hypocrite, jaune comme une guinée, et que vous eussiez enduré tout ce que j’ai enduré, vous seriez comme moi blessé au vif, je vous assure. Je ne puis tolérer l’ingratitude, je ne l’ai jamais pu. Mais n’importe. Monsieur veut-il bien prendre un siège ?

Le curé. M. Fairfield a eu la bonté de venir avec nous parce qu’il connaît un peu ce système homœopathique que vous avez adopté, et qu’il croit connaître aussi votre médecin. Comment le nommez-vous ?

Le capitaine (regardant à sa montre). Cela me fait penser… (avalant un globule) : c’est un grand soulagement de ne plus prendre que ces petites pilules en comparaison des drogues que j’ai avalées pour faire plaisir à ce méchant homme. Il essayait toujours sur moi les remèdes que lui prescrivait son docteur. Mais il y a un autre monde et Dieu sera juste. »

Sur cette pieuse conclusion, le capitaine recommença à pleurer.

« Toqué ! dit le squire à voix basse en mettant le doigt sur son front. Vous me paraissez avoir là une bonne garde, propre et soigneuse, cousin Higginbotham ; j’espère qu’elle est gaie et ne vous permet pas de trop vous désoler ?

— Oh ! ne me parlez pas d’elle. C’est un cœur purement mercenaire. Le croiriez-vous ? Je lui donne dix shillings par semaine outre les restes de mon dîner, et j’ai entendu la coquine dire l’autre jour à la blanchisseuse que je ne pouvais durer bien longtemps et qu’elle avait des espérances ! Ah, monsieur Dale ! que ce monde est donc corrompu ! Mais je n’y veux plus penser ! Non, changeons de sujet. Vous me demandiez le nom de mon médecin ? »

Ici la femme aux espérances ouvrit la porte toute grande et annonça le docteur Morgan.


CHAPITRE XLII.

Le curé et Léonard firent tous deux un mouvement.

L’homœopathe ne les remarqua d’abord ni l’un ni l’autre. Adressant aux visiteurs une légère inclination de tête, il alla droit au lit du malade et lui dit : « Comment vont les symptômes ? »

Sur quoi le capitaine commença du ton d’un écolier qui récite le catalogue des vaisseaux d’Homère. Évidemment il avait passé son temps à étudier les symptômes et les avait appris par cœur. Pas un seul recoin dans tout son individu qui ne fournît son symptôme particulier. Le squire écoutait avec horreur ce morbifique inventaire, s’écriant à chaque intervalle : « Bonté divine ! Miséricorde ! Mais la mort serait une délivrance ! » Le docteur endurait le récit avec une patience exemplaire, prenant note sur son portefeuille de ce qui lui paraissait les points saillants de cette forteresse de maladies dont il avait entrepris le siège, puis tirant du même portefeuille un petit papier, il dit :

« Excellent ! Rien de meilleur. Cette poudre devra être dissoute dans huit cuillerées d’eau, et vous en prendrez une cuillerée toutes les deux heures.

— Une cuillerée à bouche ?

— Oui, une cuillerée à bouche.

— Rien de meilleur, dites-vous, monsieur ? répéta le squire fort étonné d’entendre appliquer cette assertion à la description que venait de faire le capitaine de ses souffrances. Rien de meilleur ?

— Pour le diagnostic, monsieur.

— Peut-être ; mais pour l’intérieur de mon pauvre cousin. Rien ne peut être pire, ce me semble.

— Vous êtes dans l’erreur, monsieur, répliqua le docteur Morgan. Ce n’est pas le capitaine qui parle là, c’est son foie. Or, le foie est un organe fort noble, mais imaginatif, et qui crée les fictions les plus extraordinaires. Le foie est le siège de la poésie, de l’amour, de la jalousie. Ne croyez jamais un mot de ce qu’il dit. Vous ne vous faites pas d’idée comme il est menteur ! Mais… hem ! il me semble vous avoir déjà vu, monsieur. Vous vous nommez sûrement Hazeldean ?

— William Hazeldean, pour vous servir, docteur. Mais où donc m’avez-vous vu ?

— Sur les hustings, à Lansmere. Vous parliez en faveur de votre illustre frère, M. Egerton.

— Au diable ! s’écria le squire. Il faut donc que ce soit mon foie qui ait parlé ce jour-là, car j’avais promis aux électeurs que ce frère serait fidèle aux intérêts territoriaux et je n’ai de ma vie fait un plus gros mensonge. »

Ici le patient, songeant à ses autres visiteurs et redoutant l’ennui d’entendre le squire énumérer ses griefs, et peut-être raconter l’histoire de son duel avec le capitaine Dashmore, fit un mouvement et dit : « Voici, docteur, un autre de mes amis, le révérend M. Dale puis un monsieur qui entend l’homœopathie.

— Dale ! Quoi ! Encore un ancien ami ! » s’écria le docteur en se levant, et le curé quitta non sans quelque répugnance l’embrasure de fenêtre où il s’était retiré pour venir serrer la main à l’homœopathe.

« Nous avons fait connaissance dans une bien triste occasion, » dit le docteur.

Le curé mit un doigt sur ses lèvres en jetant un coup d’œil du côté de Léonard. Le docteur regarda le jeune homme, mais il ne reconnut en lui le jeune garçon hâve et défait qu’il avait jadis placé chez M. Pocket, que lorsque Léonard sourit et parla. Son sourire et sa voix étaient restés les mêmes.

« Sur mon honneur ! c’est l’enfant lui-même ! » s’écria le docteur Morgan ; et prenant Léonard dans ses bras, il le serra sur sa poitrine. L’agitation que lui causèrent ces surprises successives devint si vive que le bon docteur s’arrêta court, tira un globule d’une petite bouteille en disant : « Aconit excellent contre les chocs nerveux ; » et l’avala incontinent.

« Par Jupiter ! fit le squire avec quelque étonnement ; c’est le premier docteur que j’aie vu prendre de ses propres drogues. Il faut qu’il y ait quelque chose là-dedans. »

Le capitaine, furieux de l’attention que le docteur accordait à des choses tout étrangères à sa maladie, demanda d’une voix dolente :

« Et le régime ? Qu’aurai-je pour dîner ?

— Un ami, dit le docteur en s’essuyant les yeux.

— Comment ? fit le squire en se reculant ; entendez-vous dire que les lois anglaises (encore qu’on y ait fait beaucoup de changements) vous permettent d’ordonner à vos patients de se nourrir de leurs semblables ?

— Monsieur, reprit gravement le docteur Morgan, je veux dire que ce qu’on mange est de peu d’importance, comparé à la société dans laquelle on mange. Mieux vaut faire un petit excès en compagnie d’un ami, que d’observer strictement son régime en mangeant seul. Le rire et la conversation facilitent la digestion et sont d’un grand secours dans les affections du foie. Je ne doute pas, monsieur, que l’agréable société de mon client n’ait beaucoup contribué à rétablir la santé de son parent dyspeptique, M. Sharp Currie. »

Le capitaine fit entendre un sourd gémissement.

« Et c’est pourquoi, messieurs, continua le docteur, si l’un de vous veut rester à dîner avec M. Higginbotham, cela aidera beaucoup à l’effet des médicaments. »

Le capitaine tourna un regard suppliant, d’abord vers son cousin, ensuite vers le curé.

« Je regrette de vous refuser, dit le squire, mais cela m’est impossible, j’ai promis à mon fils de dîner avec lui. Mais voici Dale qui…

— Ce serait bien aimable, fit le capitaine, nous pourrions égayer la soirée en faisant un whist avec deux morts. »

Or, le pauvre M. Dale s’était fait un plaisir de l’idée de dîner avec un vieil ami de collège, et de faire, au lieu de l’insipide whist à deux morts, un whist complet et orthodoxe, avec l’agréable perspective de gronder son partner et peut-être aussi les deux autres joueurs. Mais comme la vie tranquille et uniforme qu’il menait lui interdisait d’être un héros dans les grandes choses, le curé avait résolu d’en être un dans les petites, il accepta donc l’invitation du capitaine et promit de revenir à six heures. Il lui fallait, en attendant, courir à l’autre bout de Londres pour s’excuser auprès de l’ami qui comptait sur lui. Il donna sa carte à Léonard, avec l’adresse de son hôtel, et paraissant beaucoup moins charmé du docteur Morgan qu’avant la malencontreuse prescription de celui-ci, il prit congé de ses amis. Le squire, qui devait visiter une laiterie modèle, et était chargé de plusieurs commissions pour son Harry, s’en alla de son côté (non pas toutefois avant que le docteur Morgan ne lui eût assuré que d’ici à quelques semaines le capitaine serait en état de se rendre à Hazeldean). Léonard se préparait à le suivre, lorsque Morgan, passant son bras sous celui de son ancien protégé, lui dit :

« Il faut absolument que nous causions un peu, et que vous me donniez des nouvelles de la petite orpheline. »

Léonard ne put résister au plaisir de parler d’Hélène, et il monta dans la voiture qui attendait l’homœopathe à la porte.

« Je vais à quelques milles de Londres, voir un malade, nous aurons donc tout le temps de causer tranquillement. Je me suis bien souvent demandé ce que vous étiez devenu. N’entendant plus parler de Pricket, je lui écrivis, et je reçus de son héritier une réponse des plus laconiques. Pauvre garçon ! j’appris qu’il avait négligé les globules et par suite quitté le globe. Hélas ! pulvis et umbræ sumus ! Je n’eus donc aucune nouvelle de vous. Le successeur de Pricket déclarait ne point vous connaître. J’espérai que tout allait pour le mieux ; car j’avais toujours pensé que vous étiez de ceux qui retombent sur leurs pattes…, tempérament nervo-bilieux ; les hommes ainsi doués réussissent généralement, surtout s’ils ont soin de prendre une cuillerée de chamomilla, lorsqu’ils sont surexcités. Maintenant contez-moi votre histoire et celle de la petite fille… ; charmante petite créature… ; je n’ai jamais vu de constitution plus impressionnable, ni qui eût plus besoin de la pulsatilla. »

Léonard raconta brièvement ses luttes et ses succès, puis il apprit au bon docteur comment ils avaient enfin découvert le gentilhomme auquel s’était confié le capitaine Digby, et dont la bonté envers les orphelins avait bien justifié cette confiance.

Le docteur Morgan ouvrit de grands yeux en entendant nommer lord L’Estrange.

« Je me rappelle parfaitement l’avoir vu, lorsqu’en qualité d’allopathe, je pratiquais le meurtre à Lansmere. Mais je n’eusse pas cru qu’un garçon si fantasque, si original, si plein de vie et d’entrain, serait devenu assez grave pour servir de tuteur à cette chère petite fille, avec ses yeux timides et sa sensibilité de pulsatilla. Enfin, tout est miracle en ce monde. Et il s’est montré votre ami, dites-vous ? À la vérité il a connu votre famille.

— C’est ce qu’il dit. Croyez-vous, monsieur, qu’il ait connu, qu’il ait jamais vu ma mère ?

— Eh ! votre mère ?… Nora ? » s’écria vivement le docteur ; et comme frappé d’une pensée subite, il fronça le sourcil et demeura quelque temps pensif et silencieux ; puis remarquant que les yeux de Léonard étaient avidement fixés sur toi, il répondit à sa question : « Certainement il l’a vue ; elle a été élevée chez lady Lansmere. Ne vous l’a-t-il pas dit ?

— Non. » Ici un vague soupçon traversa l’esprit de Léonard, mais s’y évanouit presque aussitôt. Son père ! Impossible. Son père avait dû volontairement laisser calomnier sa mère morte, et Harley était incapable d’une pareille conduite. Puis, s’il eût été le fils d’Harley, celui-ci ne l’eût-il pas deviné ? Ne l’aurait-il pas avoué et réclamé ? En outre, lord L’Estrange avait l’air si jeune ; il n’était sans doute pas d’âge à être le père de Léonard. Non, cette idée ne supportait pas l’examen.

« Vous m’avez dit, reprit Léonard avec émotion, que vous ne connaissiez pas le nom de mon père ?

— Et je vous ai dit la vérité.

— Vous m’en donnez votre parole ?

— Ma parole d’honneur. »

Il y eut un long silence. La voiture avait quitté Londres, elle roulait sur une grande route, un peu plus solitaire et moins bordée de maisons que la plupart de celles qui conduisent à l’immense Cité. Léonard regardait par la portière, et peu à peu les objets qui s’offraient à sa vue semblaient faire appel à sa mémoire. Oui ! C’était bien par cette route qu’il était arrivé à la métropole, la main dans celle d’Hélène, et le cœur plein d’espoir. Il soupira profondément. Il se disait que volontiers il sacrifierait ce qu’il avait conquis depuis lors, l’indépendance, la célébrité, tout enfin, pour tenir encore cette petite main dans la sienne, pour être encore le seul protecteur de la douce orpheline.

La voix du docteur interrompit sa rêverie.

« Je vais voir, dit celui-ci, un malade très-intéressant…, l’enveloppe de son estomac est tout à fait usée. C’est un homme d’un grand savoir qui a le cervelet très-enflammé. Je ne puis lui faire grand bien et il me fait beaucoup de mal.

— Comment cela ? demanda Léonard faisant un effort pour dire quelque chose.

— Oui, il me touche le cœur et me met les larmes aux yeux, c’est un cas des plus pathétiques : un être grandiose qui a gaspillé ses forces. Je l’ai trouvé abandonné par les allopathes et en proie au delirium tremens. Je l’ai remis sur pied pour quelque temps et je me suis pris d’affection pour lui — je n’ai pu m’en empêcher — j’ai avalé un grand nombre de globules pour m’endurcir contre lui — je n’ai pas réussi. Je l’ai ramené en Angleterre avec d’autres malades qui tous (à l’exception pourtant du capitaine Higginbotham) me payent régulièrement. Quant à celui-ci, il ne me paye pas et me coûte fort cher, tant en barrière, qu’en logement et en nourriture. Mais grâce au ciel, sans parler de mon temps, je suis garçon et je puis y suffire. Mon ami, j’abandonnerais tous mes autres malades aux allopathes à la condition de pouvoir sauver ce pauvre génie ruiné. Mais que faire avec un estomac qui n’a plus d’enveloppe ? Arrêtons-nous, dit le docteur tirant le cordon. Je descends à cette barrière et je traverse les champs à pied. »

Cette barrière, ces champs, avec quelle précision Léonard se les rappelait ! Hélas ! où était son Hélène ? Redeviendrait-elle jamais son ange gardien ?

« Je vais aller avec vous si vous le permettez, dit-il au docteur, et pendant que vous ferez votre visite, je me promènerai le long d’un petit ruisseau qui, à ce que je crois, coule de ce côté.

— La Brent. Vous la connaissez ? Ah ! je voudrais que vous entendissiez mon pauvre malade en parler, ainsi que des longues heures qu’il a passées à y pêcher. Vous ne sauriez si vous devez rire ou pleurer. Le premier jour de son arrivée id, il voulait sortir pour aller poursuivre encore une fois, disait-il, son démon tentateur, une perche avec un seul œil.

— Ciel ! s’écria Léonard, parleriez-vous de John Burley ?

— Certainement, il se nomme en effet John Burley.

— En est-il réduit là ? Oh ! guérissez-le, sauvez-le, si c’est humainement possible. Je l’ai vainement cherché partout, dès que j’ai eu quelque argent et un asile à lui offrir. Pauvre, glorieux Burley ! Menez-moi vers lui. Ne dites-vous pas qu’il n’y a plus d’espoir ?

— Je n’ai pas dit cela, mais l’art ne peut qu’aider la nature, et bien que la nature travaille sans cesse à réparer le mal que nous lui faisons, cependant, lorsque les parois d’un estomac sont parties, la nature est alors fort embarrassée et moi de même. Vous me conterez une autre fois comment vous avez connu Burley, car nous voici près de sa maison, et je l’aperçois qui m’attend à la fenêtre. »

Le docteur ouvrit la porte du tranquille cottage où s’était jadis réfugié le pauvre Burley, chassé par la présence de l’ange gardien de Léonard.

Et Léonard, le cœur ému, le suivit tristement pour contempler le naufrage de celui dont l’esprit avait naguère animé l’orgie et mis la table en joie. Hélas ! pauvre Yorick !


CHAPITRE XLIII.

Audley Egerton est debout devant son foyer solitaire. Pendant le court intervalle qui s’est écoulé depuis que nous ne l’avons vu, des événements mémorables ont eu lieu, qui appartiennent à l’histoire, et ne sauraient trouver place dans ce récit.

Les nouveaux ministres avaient fait connaître leur programme, et proposé une mesure qui les avait élevés d’un coup jusqu’aux hauteurs étourdissantes de la faveur populaire, mais il était devenu évident que cette mesure ne pouvait triompher à moins d’un nouvel appel fait à la nation. Une dissolution du Parlement était donc inévitable, et Audley Egerton n’avait aucune chance d’être réélu par ses commettants, par la grande cité commerciale dont le nom était pour ainsi dire identifié au sien. Exemple plus triste que rare de l’instabilité de cette popularité dont jouissaient maintenant ses successeurs. Le grand orateur, l’homme d’affaires expérimenté, l’homme d’État en qui semblait personnifié ce sens droit et pratique, apanage de notre classe moyenne, celui par qui, trois ans auparavant, les collèges électoraux les plus éclairés et les plus considérables eussent tenu à honneur d’être représentés, Audley Egerton ne connaissait pas une seule ville (en dehors des influences de propriété) dans laquelle le candidat le plus obscur, en se proclamant le champion de la nouvelle mesure, ne l’eût complètement battu ; une seule ville où cette voix grave et sonore qui avait si souvent calmé le tumulte des factions, n’eût été étouffée sur les hustings par les cris et les huées d’une populace irritée.

À la vérité, les bourgs pourris existaient encore, et plus d’un homme important de son parti eût été heureux et fier qu’Egerton lui fût redevable de sa nomination ; mais l’âme hautaine de l’ex-ministre reculait devant l’idée d’un pareil contraste avec la position indépendante qu’il avait jusqu’ici occupée. Combattre la mesure populaire comme membre d’un des sièges dénoncés par le peuple, c’était prendre dans la grande armée des partis un poste peu digne de lui, et peu d’accord avec son caractère. Et si, dans quelques mois, ces sièges disparaissaient, étaient rayés des listes du Parlement, où en serait-il ? En outre, Egerton, débarrassé des liens qui avaient enchaîné sa volonté pendant que son parti était au pouvoir, voulait être libre d’agir en raison du tour que prendraient les événements, et n’être guidé que par sa propre pénétration. Il avait donc refusé les offres de tous ceux qui pouvaient encore disposer de sièges au Parlement, il lui restait les sièges qui pouvaient s’acheter à prix d’or, et les cinq mille livres que lui avait prêtées Lévy étaient encore intactes.

Pour cet homme isolé et solitaire la vie publique, comme nous l’avons vu, était tout. Mais maintenant, plus que jamais, elle redoublait d’importance. Près de lui la ruine était béante. Il savait que Lévy avait le droit de faire vendre ses biens quand bon lui semblerait, de saisir jusqu’à la maison où se déployait toute la pompe d’une suite qui rivalisait avec celle des ducs, d’annoncer la vente aux enchères par autorité de justice, du riche mobilier de l’honorable Audley Egerton. Mais en homme consommé dans la science du monde, Egerton était certain que Lévy n’en viendrait jamais là, tant qu’il occuperait une grande position politique, qu’il aurait devant lui la perspective de rentrer au pouvoir, et d’occuper peut-être la première place en Angleterre après le roi. Que Lévy, dont il devinait la haine sans en connaître les causes, se fût jusqu’ici abstenu d’une visite, d’une menace même, c’était là un signe que l’usurier le croyait encore un homme à aider, ou du moins trop puissant pour être écrasé. Ce que voulait donc avant tout Egerton, c’était de s’assurer une position libre et élevée dans le Parlement, ne fût-ce que pour un an — d’ici là de nouvelles combinaisons pouvaient surgir, une réaction pouvait avoir lieu dans l’opinion publique. Et appuyant la main sur son cœur, l’austère homme d’État murmurait : « Sinon, je ne souhaite que de mourir sous le harnais, en sorte que le monde ignore ma ruine — jusqu’au jour où je n’aurai plus à demander à mon pays qu’un tombeau. »

À peine avait-il prononcé ces mots, qu’on entendit frapper successivement deux fois à la grande porte ; presque aussitôt Harley entra suivi d’un domestique qui s’approcha d’Audley et annonça le baron Lévy.

« Priez le baron d’attendre, à moins qu’il ne préfère revenir en m’indiquant son heure, fit Egerton en changeant légèrement de visage. Vous pouvez lui dire que je suis avec lord L’Estrange.

— Je croyais que vous aviez rompu avec cet artisan de ruine, dit Harley dès que le valet de chambre se fut retiré.

— Mon cher Harley, cet homme vient sans doute pour me parler de quelque collège électoral. Il s’occupe beaucoup de ces sortes de négociations.

— Je suis venu dans le même but ; je réclame donc la priorité. Non-seulement j’entends dire dans le monde, mais encore je lis dans les journaux que Josiah Jenkins, esq., orateur auquel ses cuirs ont obtenu une sorte de célébrité, et le jeune lord Willoughby Whiggolin, qu’on vient de faire lord de l’Amirauté, parce qu’il est d’une santé trop délicate pour l’armée, seront certainement nommés par la ville qui vous avait jusqu’ici envoyé à la Chambre. Cela est-il vrai, Egerton ?

— Les membres de mon comité eux-mêmes votent pour Jenkins et Whiggolin ; et je crois qu’il n’y aura pas même de lutte. Continuez.

— Mon père et moi nous sommes d’avis, qu’en souvenir de notre vieille affection, il faut que vous consentiez à représenter encore cette fois Lansmere.

— Non, non, Harley, s’écria Egerton pâlissant plus visiblement que lorsqu’on lui avait annoncé la visite menaçante de Lévy.

— Non ! Et pourquoi ? D’où vient cette émotion ? » fit Harley surpris.

Audley garda le silence.

« J’ai communiqué cette idée, reprit Harley, à deux ou trois membres du dernier ministère, tous sont d’avis que vous acceptiez. Et d’abord, quoi de plus naturel que, cessant de vous porter candidat dans la ville pour laquelle vous aviez quitté Lansmere, vous reveniez à vos premiers électeurs ? En second lieu, Lansmere n’est ni un bourg pourri qui s’achète, ni un bourg inféodé à une seule famille : c’est un collège électoral assez nombreux. Mon père, à la vérité, y possède une influence considérable, mais pas au delà de celle qui revient légitimement à la propriété. Dans tous les cas, c’est moins dangereux qu’une lutte dans une plus grande ville, et plus digne qu’une élection dans une plus petite. Vous hésitez encore ? Ma mère elle-même m’a chargé de vous dire combien elle désire que vous acceptiez.

— Harley ! s’écria de nouveau Egerton, fixant sur le visage de son ami des yeux qui, lorsque l’émotion les adoucissait, étaient d’une grande beauté d’expression ; Harley, si vous pouviez lire dans mon cœur en ce moment, vous… vous… » Ici la voix lui manqua, il abaissa sur l’épaule d’Harley sa tête orgueilleuse, et serrant convulsivement la main de son ami : « Ô Harley ! dit-il, si jamais je perds votre affection, votre cœur, il ne me restera plus rien en ce monde.

— Audley, mon cher, cher Audley, est-ce bien vous qui me parlez ainsi ? Vous, mon ami de collège, le confident de toute ma vie, vous ?

— Je deviens faible et déraisonnable, dit Egerton s’efforçant de sourire, je ne me reconnais plus, moi que vous aviez coutume d’appeler le stoïque, et que vous compariez à l’homme de fer du poème que vous lisiez à Eton, au bord de la rivière.

— Mais alors même, mon cher Audley, je savais qu’un cœur chaud et dévoué battait sous votre cuirasse de fer. Et je me suis souvent étonné que vous ayez pu traverser la vie sans… »

Egerton, qui avait détourné la tête pour échapper au regard de son ami, garda quelque temps le silence, puis faisant un effort pour changer la conversation, il demanda à Harley s’il avait réussi dans ses projets relatifs à Béatrix et au comte.

« Quant à Peschiera, répondit Harley, je crois que nous nous étions exagéré le danger et que sa gageure n’était qu’une vaine forfanterie. Il est resté inactif et paraît ne songer qu’au jeu. Sa sœur, depuis quelques jours, m’a fait refuser sa porte ainsi qu’à mon jeune associé. Je crains qu’en dépit de mes sages avertissements, elle ne lui ait tourné la tête et qu’il n’ait été repoussé avec mépris, ou bien peut-être s’est-il aperçu du péril et désire-t-il s’y soustraire, car il paraît fort embarrassé lorsque je lui parle de la marquise. Mais si le comte cesse d’être formidable, nous n’avons plus besoin de sa sœur, et j’espère encore obtenir justice pour mon pauvre Italien par les voies ordinaires. Je me suis fait un allié d’un jeune prince autrichien, en ce moment à Londres, et qui m’a promis d’appuyer de toute son influence un mémoire que j’envoie à Vienne. À propos, mon cher Audley, maintenant que vous avez le temps de respirer, il faut que voue m’indiquiez un jour pour que je vous présente mon jeune poète, le fils de sa sœur. Par moments, l’expression de son visage la rappelle singulièrement.

— Je le recevrai, puisque vous le désirez, mais un peu plus tard ; je n’ai guère encore ce temps de respirer dont vous parlez ; mais vous dites qu’il a prospéré, et avec votre amitié il est à l’abri des coups de la fortune. Je me réjouis de savoir qu’il en est ainsi.

— Et votre protégé, ce Randal Leslie que vous me défendez d’attaquer, ce qui par parenthèse m’est assez difficile, qu’a-t-il décidé ?

— De partager mon sort. Harley, si Dieu ne me permet pas de vivre assez pour rentrer au pouvoir, n’oubliez pas qu’il m’est demeuré fidèle dans ma chute.

— S’il vous demeure fidèle en effet, je ne l’oublierai jamais. Je n’oublierai que ce qui maintenant me porte à me défier de lui. Mais pourquoi parlez-vous de mourir, Audley ? Vous avez la constitution d’un futur octogénaire.

— Je ne faisais qu’exprimer une de ces vagues généralités auxquelles tout le monde songe parfois. Et maintenant, adieu, il faut que je voie ce baron.

— Pas avant de m’avoir promis de vous présenter pour Lansmere. Ne secouez pas la tête. Je n’écoute rien. J’exige votre consentement et je vous quitte pour aller l’annoncer à mon père. Adieu. »


CHAPITRE XLIV.

Lorsque Harley fut parti, Egerton se laissa tomber sur un fauteuil, comme s’il eût succombé à une extrême fatigue de corps ou d’esprit ; toutes les lignes de sa physionomie se détendirent et n’exprimèrent plus que la tristesse et le découragement.

« Retourner à Lansmere, murmurait-il, à l’endroit où… où… Mais courage, courage ; qu’importe une angoisse de plus ! Il s’agit maintenant de gagner du temps et de jouer l’usurier, » murmura Egerton de ce ton de mépris indifférent qui indiquait sa confiance dans sa propre supériorité et dans son habileté à dominer des natures hostiles.

Il sonna ; un domestique entra.

« Le baron attend-il encore ? J

— Oui, monsieur.

— Faites-le entrer. »

Lévy entra.

« Je vous demande pardon, Lévy, dit l’ex-ministre, de vous avoir fait attendre. Me voici à votre disposition.

— Les excuses sont inutiles entre de vieux amis comme nous, mon cher, et je crains d’ailleurs que le sujet de ma visite ne soit pas assez agréable pour vous rendre impatient de le traiter.

Egerton (d’un grand sang-froid). Dois-je conclure de ceci que vous désirez terminer nos comptes ? Quand il vous plaira, Lévy.

Le baron (surpris et déconcerté). Peste ! mon cher, vous prenez tranquillement les choses. Mais si nous terminons nos comptes, je crains qu’il ne vous reste que bien peu de chose.

Egerton. J’aurai toujours mes émoluments de ministre.

Le baron. Mais vous n’êtes plus ministre.

Egerton. M’avez-vous jamais vu me tromper dans mes prévisions politiques ? Avant un an, si je vis, je serai ministre. Si cela vous est égal, je préférerais attendre jusque-là, pour vous céder à l’amiable mes domaines et cette maison. Si vous m’accordez ce sursis, nos relations pourront se terminer sans un éclat qui probablement vous serait aussi préjudiciable qu’il me serait pénible. Mais si ce délai vous gêne, je chargerai un homme de loi d’examiner vos comptes et de régler mon passif.

Le baron (à part). Je ne me soucie pas de ça. Un homme de loi ; la chose pourrait être gênante.

Egerton (contemplant le baron d’un air de dédain). Eh bien ! Lévy, que décidez-vous ?

Le baron. Vous savez, mon cher, qu’il n’est pas dans mes habitudes de me montrer impitoyable envers personne, encore moins envers un ancien ami. Si vous croyez réellement qu’un esclandre au sujet de vos affaires doive diminuer vos chances de rentrer au pouvoir, nous trouverons peut-être moyen de concilier les choses. Mais pour devenir ministre, il faut d’abord, mon cher, que vous ayez un siège au Parlement ; et, pardonnez-moi la question, où diable en trouverez-vous un ?

Egerton. Il est trouvé.

Le baron. Ah ! j’oubliais les cinq mille livres que vous m’avez empruntées.

Egerton. Non, je réserve cette somme pour un autre emploi.

Le baron (avec un rire forcé). Peut-être pour vous défendre contre les poursuites que vous redoutez de ma part.

Egerton. Vous vous trompez. Mais pour calmer vos soupçons, je vous avouerai franchement que, sachant bien que toute somme pour laquelle j’assurerais ma vie vous appartiendrait après ma mort, puisque vous êtes mon seul créancier, et doutant d’ailleurs qu’aucune compagnie voulût m’assurer, j’ai approprié cette somme au soulagement de ma conscience. J’ai l’intention de la donner de mon vivant à un parent de ma femme, à Randal Leslie. Et c’est uniquement le désir d’accomplir ce que je considère comme un acte de justice, qui m’a décidé à accepter un service d’Harley L’Estrange et à me présenter de nouveau pour Lansmere.

Le baron. Ah ! Lansmere ! Vous vous portez candidat pour Lansmere ?

Egerton. J’en ai l’intention.

Le baron. Vous trouverez là, j’en ai peur, beaucoup d’opposition ; la lutte sera vive ; peut-être même ne réussirez-vous pas.

Egerton. S’il en est ainsi, je me résigne, et vous pourrez faire vendre mes domaines.

Le baron (d’un air satisfait). Écoutez, Egerton, je serai trop heureux de vous rendre service.

Egerton (avec hauteur). Non, Lévy, je ne vous demande pas de service. Il ne s’agit des deux côtés que de considérations d’affaires. Si vous préférez que nous réglions nos comptes sur-le-champ, mon homme de loi les examinera. Si vous consentez au délai que je vous propose, mon homme de loi n’aura rien à y voir, et tout ce que je possède, à l’exception de l’estime publique, passera entre vos mains sans discussion.

Le baron. Toujours inflexible et disgracieux. Enfin, service ou non, comme il vous conviendra de nommer la chose, j’accède à vos désirs, pourvu toutefois que vous me permettiez de dresser un nouvel acte, et secondement que nos conventions soient regardées comme non avenues, dans le cas où vous échoueriez dans votre élection.

Egerton. C’est convenu. Avez-vous quelque chose à ajouter ?

Le baron. Non, si ce n’est que dans le cas où il vous faudrait de l’argent, je suis toujours à votre service.

Egerton. Non, je vous remercie ; je profiterai de ma sortie du ministère pour réduire ma maison. J’ai déjà fait mes calculs et pourvu à mes dépenses jusqu’à l’époque spécifiée ; je n’aurai pas besoin de toucher aux cinq mille livres, que j’ai toujours à ma disposition.

— Votre ami, M. Leslie, doit être bien reconnaissant, dit le baron en se levant. Je l’ai rencontré dans le monde, c’est un garçon de talent et qui promet. Vous devriez le faire entrer au Parlement. Je pourrai peut-être vous y aider et contribuer à le faire nommer, non par un des bourgs qui vont être détruits, mais pour un siège permanent et sans dépense.

Egerton. Bah ! Comment cela ?

Le baron. Donnez-moi quelques jours pour réfléchir. J’ai une idée ; je reviendrai vous voir si elle me paraît praticable. Au revoir, Egerton, et bonne chance pour votre élection de Lansmere. »


CHAPITRE XLV.

Peschiera n’avait pas été aussi inactif que l’avait cru Harley et peut-être aussi le lecteur. Il avait, au contraire, préparé les voies à son projet, avec la ruse et la détermination Indomptable qui appartepaient à sa nature. Son but était de forcer Riccabocca à consentir à son mariage avec Violante, ou, s’il n’y pouvait réussir, d’anéantir toutes les chances de restauration qu’avait son parent. Il avait secrètement cherché, parmi les plus misérables et les plus corrompus de ses compatriotes, ceux qu’il pourrait suborner pour les faire témoigner de la participation de Riccabocca à de nouveaux complots contre la domination autrichienne. Ses anciennes relations avec les Carbonari lui facilitèrent la découverte de ces réfugiés, et sa parfaite connaissance de ceux auxquels il avait affaire, le rendait propre à la tâche honteuse qu’il entreprenait.

Il avait déjà choisi un nombre suffisant de ces desperadoes, soit pour servir de témoins contre son parent, soit pour l’aider dans tel plan audacieux que les circonstances pourraient lui suggérer. Il avait aussi, comme le supposait Harley, fait espionner les démarches de Randal, et la veille du jour où celui-ci lui avait appris quelle était la retraite de Violante, il était sur les traces de celle de Riccabocca.

La découverte que Violante avait trouvé un asile aussi respecté et en apparence aussi inviolable que l’hôtel Lansmere ne découragea pas l’audacieux aventurier. Nous l’avons vu sortir pour aller reconnaître la maison de Knightsbridge. Il l’avait examinée avec soin et avait marqué le côté qui lui semblait le plus favorable à un coup de main, dans le cas où il faudrait en venir là.

La maison et le jardin de lord Lansmere étaient entourés de murs ; l’entrée donnait sur la grande route et était gardée par un concierge. Derrière étaient des champs traversés par une route vicinale. Une petite porte par laquelle passaient les jardiniers s’ouvrait sur ces champs. Elle était habituellement fermée, mais la serrure en était simple et grossière, et pouvait facilement s’ouvrir avec une fausse clef. Il n’y avait là aucun obstacle qui ne parût insignifiant à l’expérience consommée de Peschiera dans les conspirations et la galanterie ; mais le comte n’était pas disposé à user d’abord de moyens violents. Il avait confiance dans ses dons personnels, dans son adresse, dans les triomphes qu’il avait si souvent remportés sur le beau sexe, et il désirait naturellement essayer avant tout l’effet d’une entrevue ; il résolut donc, avec sa hardiesse accoutumée, de s’en procurer une. La description qu’avait faite Randal de l’extérieur de Violante, les quelques particularités de son caractère que lui avait révélées cet observateur à l’œil de lynx, c’était là tout le concours que Peschiera demandait présentement à son complice.

Mais revenons à Violante elle-même. Nous la retrouvons assise dans les jardins de Knightsbridge et causant avec Hélène, dans un endroit écarté, hors de vue des fenêtres de la maison.

Violante. Mais pourquoi ne voulez-vous pas me parler davantage de cet ancien temps ? Vous êtes encore moins communicative que Léonard.

Hélène (baissant les yeux et hésitant). En vérité, je ne pourrais que vous dire ce que vous savez déjà, et puis il y a si longtemps de cela, et les choses sont si changées. »

Hélène dit ces derniers mots d’un ton mélancolique et poussa un soupir.

Violante (avec enthousiasme). Combien je vous envie ce passé dont vous parlez si légèrement ! Avoir contribué dès l’enfance à la formation d’une noble nature ; avoir porté sur ces frêles épaules la moitié du fardeau d’un homme ; voir aujourd’hui le génie marchant d’un pas ferme dans sa noble carrière, et pouvoir se dire intérieurement : « Je suis une partie de ce génie. »

Hélène (d’un ton humble et triste). Une partie ? Oh ! non. Une partie ? Je ne vous comprends pas.

Violante. Sans Béatrix, aurions-nous eu le Dante ? Qu’est-ce que le génie du poète sinon le reflet de ses émotions ? Tout dans la vie et dans la nature agit sur le génie, mais ce qui l’influence par-dessus tout ce sont ses chagrins et ses affections. »

Hélène regarde doucement le visage éloquent de Violante, et se rapproche affectueusement d’elle.

Violante (avec chaleur). Oui, Hélène, mon propre cœur m’aide à lire dans le vôtre. De tels souvenirs sont ineffaçables. Comment Léonard ne vous serait-il pas cher entre tous, plus cher que qui que ce soit ?

Hélène (troublée). Chut, chut ! Il ne faut pas me parler ainsi ; c’est mal ; je ne saurais vous écouter. Cela n’est pas ; cela ne doit pas, ne peut pas être. »

Hélène cacha un instant sa figure dans ses mains, puis releva la tête et laissa voir un regard triste mais calme.

Violante (entourant de son bras la taille d’Hélène). En quoi ai-je pu vous blesser, vous offenser ? Excusez-moi, mais quel mal y a-t-il à ce que j’ai dit ? Pourquoi cela ne doit-il pas être ? Est-ce parce qu’il vous est inférieur par la naissance ?

Hélène. Non, non, je n’ai jamais songé à cela. Et moi que suis-je donc ? Ne me questionnez pas, je ne puis vous répondre. Je ne puis voir en Léonard qu’un frère. Mais vous, vous pouvez lui parler plus librement que moi. Je ne voudrais pas que son cœur se consumât dans une vaine affection, ni qu’il me crût froide et hautaine comme je le parais. Je ne sais pas ce que je dis… mais… mais… dites-lui indirectement, doucement, que le devoir nous interdit à tous les deux… d’être autre chose que des amis… que…

— Hélène, Hélène ! s’écria Violante, votre cœur se trahit dans chacune de vos paroles. Vous pleurez… appuyez-vous sur moi ; confiez-vous à moi. Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ? Craignez-vous que votre tuteur ne refuse son consentement ?

— Oh ! taisez-vous ! taisez-vous !

— Quoi ! Vous redoutez Harley, lord L’Estrange ? fi ! vous ne le connaissez pas.

— Arrêtez, Violante ! s’écria Hélène se levant soudain, je suis la fiancée d’un autre. »

Violante se leva aussi et demeura immobile comme une statue de pierre et pâle comme la mort, jusqu’à ce que le sang, qui avait reflué violemment vers son cœur, colora soudain son visage d’une vive rougeur. Elle prit la main d’Hélène et dit d’une voix sourde :

« Un autre ! fiancée à un autre ! Un mot, un seul mot, Hélène ; dites-moi que ce n’est pas à Harley… à…

— Je ne puis rien dire ; j’ai promis de me taire, » dit en pleurant la pauvre Hélène, et lorsque Violante eut laissé retomber sa main, elle s’enfuit.

Violante s’assit machinalement ; elle se sentait comme étourdie par un coup mortel. Elle ferma les yeux et respira bruyamment, puis bientôt succomba à un évanouissement. Lorsqu’elle revint à elle, il lui sembla qu’elle était un autre être et que tout avait changé autour d’elle ; qu’elle n’existait plus que par le sentiment d’une immense douleur, et que l’univers était maintenant vide et inanimé. Nous sommes des êtres si étrangement immatériels, nous autres créatures de chair et de sang, que souvent en ôtant à notre âme une seule pensée, on semble avoir obscurci l’air, éteint le soleil, brisé tous les liens qui nous attachaient à la matière, et avoir tout engourdi dans la mort, excepté la souffrance.

Cette jeune et brillante nature méridionale, un moment auparavant était si pleine de vie, de joie, de vigoureux espoir ; jusqu’ici elle avait elle-même ignoré sa puissance et sa profondeur. La vierge n’avait jamais soulevé le voile qui couvrait le cœur de la femme. Qu’avait été jusqu’ici Harley pour Violante ? Un être idéal, un rêve de perfection imaginaire, un type de poésie au milieu de ce monde vulgaire. Elle ne voyait pas en lui l’homme, mais le rêve ; elle ne s’était jamais dit : « Il est identifié avec mes espérances ; mon pays, mon avenir. » Comment l’eût-elle fait ? Il n’avait jamais parlé de ces choses ; une voix intérieure avait, il est vrai, vaguement murmuré au cœur de Violante qu’en dépit de la légèreté de ses paroles, ses sentiments envers elle étaient graves et profonds. Oh ! combien cette voix était mensongère ! Elle devina en un moment tout ce qu’Hélène n’avait pas dit, et elle apprit du même coup ce que c’est qu’aimer, et ce que c’est que désespérer. Elle demeura là assise, abattue et solitaire, sans murmurer ni pleurer, passant seulement de temps à autre sa main sur son front comme pour en chasser un souvenir importun, ou poussant un profond soupir, comme pour soulever un poids dont aucun effort ne pouvait la décharger. Il y a dans la vie certains moments où nous nous disons : « Tout est fini ; n’importe ce qui arrive, ce qui m’était tout est perdu pour jamais. » Et notre pensée engourdie ne sait répéter que ces mots : « Pour jamais ! pour jamais ! »


CHAPITRE XLVI.

Tandis que Violante demeurait ainsi assise et immobile, un étranger, passant furtivement à travers les arbres, vint se placer entre elle et le soleil. Elle ne le vit point, il la contempla un instant, puis lui parla doucement dans sa langue natale, en lui donnant le nom qu’elle avait porté en Italie. Il lui parla du ton d’un parent, et excusa son apparition subite en disant :

« Je viens suggérer à une fille les moyens de rendre à son père son pays, ses biens, ses dignités. »

Au mot de père Violante releva la tête, et tout son amour pour Riccabocca lui revint au cœur avec une double force. Il en est presque toujours ainsi ; le moment où nous aimons le mieux nos parents, c’est alors que vient de se rompre quelque lien moins sacré, et que la conscience nous dit : «  du moins est une affection qui ne t’a jamais trompé. »

Violante vit devant elle un homme d’une figure douce et de l’extérieur le plus noble, Peschiera (car c’était lui) avait banni de son costume et de sa physionomie tout ce qui eût pu trahir la légèreté mondaine de son caractère. Il voulait jouer un rôle, il s’était déguisé en conséquence.

« Mon père ! dit Violante vivement et en italien, qu’avez-vous à me dire de lui, et qui êtes-vous, signor ? car je ne vous connais pas. »

Peschiera sourit avec bienveillance, et reprit d’un ton où le respect était tempéré par une sorte de tendresse paternelle :

« Veuillez me permettre de m’expliquer, et m’écouter un instant. »

Puis, s’asseyant tranquillement sur le banc où était Violante, il la regarda attentivement et reprit :

« Vous avez sans doute entendu parler du comte de Peschiera ?

— J’ai entendu prononcer ce nom dans mon enfance, en Italie ; lorsque celle chez qui je vivais alors, ma grand’tante, mourut, on me dit que notre maison et nos biens étaient passés aux mains du comte de Peschiera, l’ennemi de mon père.

— Et votre père vous a sans doute depuis appris à haïr cet ennemi imaginaire ?

— Mon père m’a seulement défendu de jamais prononcer son nom.

— Ah ! que d’années de souffrances et d’exil eussent été épargnées à votre père si, plus juste envers son parent, il ne lui eût pas caché avec tant de crainte l’endroit de sa retraite. Chère enfant, je suis ce Giulio Franzini, ce comte de Peschiera. Je suis l’homme qu’on vous a appris à regarder comme l’ennemi de votre père, celui à qui l’empereur d’Autriche a donné ses domaines ; et maintenant c’est à vous de juger si je suis réellement son ennemi. Je suis venu en Angleterre pour l’y chercher, afin de lui rendre ce que m’avait donné l’empereur ; j’y suis venu avec une seule pensée, celle de ramener Alphonse dans son pays, et de lui remettre l’héritage qu’on m’avait contraint d’accepter.

— Mon père ! mon bien-aimé père ! Son grand cœur ne sera donc plus à l’étroit. Oh ! c’est là une noble inimitié, une véritable vengeance ! Je la comprends, signor, et mon père la comprendra comme moi, n’en doutez pas, car c’est ainsi qu’il se fût vengé de vous. Vous l’avez vu ?

— Non, pas encore. J’ai voulu vous voir auparavant ; car vous êtes en réalité l’arbitre de ses destinées aussi bien que des miennes.

— Moi, signor comte ! moi l’arbitre des destinées de mon père ? Est-ce bien possible !

— Que cette innocente joie a de charmes ! mais ne vous y abandonnez point trop tôt, reprit Pescbiera avec un regard de compatissante admiration, et d’un ton plus paternel encore. Peut-être est-ce un sacrifice que j’ai à vous demander, un sacrifice trop pénible pour que vous l’acceptiez. Ne m’interrompez pas ; écoutez-moi, et vous comprendrez pourquoi je ne pouvais parler à votre père avant d’avoir eu un entretien avec vous, et comment d’un mot vous pouvez me bannir pour jamais de sa présence. Vous n’ignorez pas, sans doute, que votre père était l’un des chefs du parti qui tenta, il y a quelques années, d’affranchir l’Italie du joug autrichien. J’étais moi-même, au début, partisan de ce mouvement, mais je découvris bientôt que plusieurs de ses meneurs les plus actifs avaient joint à une entreprise patriotique des complots d’une nature coupable, et que la conspiration était sur le point d’être trahie par une partie des conjurés. J’aurais voulu me consulter avec votre père, mais il était trop loin pour cela. Je sus bientôt qu’il était condamné à mort. Il n’y avait pas un instant à perdre. Je pris une résolution hardie, qui m’exposait à ses soupçons et à la colère de mes concitoyens ; mais mon premier désir était de le sauver, lui, mon plus ancien ami, et d’épargner à mon pays un massacre inutile. Je me retirai du complot ; je m’adressai au chef du gouvernement autrichien en Italie, et je stipulai qu’Alphonse aurait la vie sauve, ainsi que les chefs les plus illustres, qui autrement eussent tous été mis à mort. J’obtins d’être chargé de m’assurer de la personne de mon parent, afin de pouvoir le mettre en sûreté et le conduire dans un pays étranger, sous prétexte d’un exil qui eût cessé lorsque le danger aurait disparu. Mais Alphonse crut malheureusement que je voulais sa perte ; il échappa par la fuite aux poursuites de mon amitié. Les soldats qui m’accompagnaient furent attaqués par un Anglais ; votre père quitta l’Italie et cacha soigneusement l’endroit de sa retraite ; les circonstances de sa fuite vinrent s’opposer à mes efforts pour obtenir sa grâce. Le gouvernement m’octroya la moitié de ses revenus, gardant l’autre moitié pour en disposer selon son bon plaisir. J’acceptai ce qui m’était offert, dans le but de sauver ses biens de la confiscation. Si je ne l’ai pas informé, comme je le désirais vivement, que je ne recevais qu’à titre de dépôt ce que m’avait alloué le gouvernement, si je ne lui ai pas expliqué ce qui lui avait paru blâmable dans ma conduite, la faute en est au secret qu’il a gardé sur le lieu de sa retraite. Je ne pus parvenir à la découvrir, mais je ne cessai de plaider sa cause et de demander son rappel. Ce n’est que cette année que j’ai réussi en partie. Son héritage et son rang lui seront rendus, mais à cette condition de donner à l’Autriche une garantie de sa loyauté. Cette garantie, le gouvernement l’a spécifiée ; c’est l’alliance de sa fille unique avec un homme en qui l’Autriche ait confiance. Une maison si considérable étant représentée par une femme, la noblesse italienne avait tout intérêt à vous voir vous allier à un parent, à un membre de cette même maison. Un seul, et le plus proche, se présentait. En un mot, Alphonse recouvrera tout ce qu’il a perdu le jour où sa fille accordera sa main à Giulio Peschiera, comte de Franzini. Ah ! fit tristement le comte, vous reculez devant cette idée, elle vous épouvante. Celui qu’on désigne à votre choix est indigne de vous en effet. À peine êtes-vous au printemps de la vie, tandis qu’il touche à son automne. La jeunesse aime la jeunesse ; aussi ne prétend-il pas à votre amour. Tout ce qu’il peut dire, c’est que l’amour n’est pas la seule joie du cœur ; n’est-ce pas aussi une joie que de sauver de la ruine un père bien-aimé, de rendre à un pays qui n’a d’autre richesse que ses souvenirs, un chef en qui il révère une lignée de héros ? Ce sont là les joies que je viens offrir à la fille d’Alphonse et de l’Italie. Vous gardez le silence ! Oh ! parlez, répondez, je vous en conjure ! »

Le comte s’était montré habile dans l’art de séduire et de persuader ; aucune femme n’eût pu être plus sensible à un semblable appel que ne l’était Violante. La fortune aussi l’avait favorisé dans le moment qu’il avait choisi. Violante venait de se voir enlever toute espérance au sujet d’Harley, et l’amour lui apparaissait comme à jamais effacé de sa vie. Dans le vide immense qui s’était fait autour d’elle, l’image de son père demeurait seule visible et debout ; et elle, qui depuis l’enfance avait si ardemment souhaité de servir ce père, et qui n’avait longtemps rêvé à Harley que comme à l’ami de Riccabocca, elle pouvait maintenant lui rendre tout ce qu’il regrettait ; il ne fallait pour cela que se sacrifier elle-même ; et le sacrifice de soi est une si grande tentation pour les âmes nobles ! Cependant, au milieu du trouble et de la confusion où elle était, l’idée d’un mariage avec un autre lui semblait si terrible et si révoltante, qu’elle ne pouvait se résoudre à l’admettre, puis un instinct de franchise et d’honneur l’avertissait, malgré son inexpérience, qu’il y avait quelque chose de coupable dans l’appel clandestin qui lui était fait.

Le comte la supplia de nouveau de parler, et elle répondit avec effort et d’un ton irrésolu :

« Si les choses sont telles que vous le dites, ce n’est pas à moi de vous répondre, c’est à mon père.

— Pardonnez-moi si je vous contredis, reprit Peschiera. Connaissez-vous si mal votre père, que vous le croyiez capable de sacrifier son orgueil à son intérêt ? Je ne sais s’il consentirait à recevoir ma visite, mes explications, mais à coup sûr il refuserait de racheter ses biens, en donnant sa fille à celui qu’il croit son ennemi, en la sacrifiant à son ambition personnelle. Mais si je pouvais me présenter à lui avec votre sanction, si je pouvais lui dire : « Votre fille consent, malgré tout ce qui pourrait vous sembler un obstacle, elle m’accorde librement sa main, elle me confie son bonheur et joint ses prières aux miennes, » je serais alors certain du succès, et l’Italie me pardonnerait mes fautes et bénirait votre nom. Ah ! signorina, ne voyez, dans une union avec moi, que le moyen de remplir des devoirs si sacrés ; ne pensez qu’à vos ancêtres, à votre père, à votre pays, et ne rejetez pas cette occasion de prouver combien vous les aimez ! »

Il avait touché la corde sensible. Violante releva la tête ; le sang colora de nouveau son visage, et elle tourna ses beaux yeux vers le vil tentateur. Elle allait répondre et sceller son sort, lorsque la voix d’Harley se fit entendre à quelque distance, et Néron vint en bondissant se jeter entre elle et Peschiera. Le comte recula, et Violante, dont les regards étaient fixés sur son visage, tressaillit au changement qu’elle y aperçut. Un éclair de rage suffit à dévoiler les sinistres secrets de sa nature ; c’était l’expression du gladiateur vaincu. Il n’eut le temps que d’ajouter quelques mots :

« Il ne faut pas qu’on me voie ici, murmura-t-il ; mais trouvez-vous-y demain à la même heure. Je vous conjure, pour l’amour de votre père, au nom de ses espérances, de sa fortune, de sa vie même, de permettre que je vous revoie, et de me garder le secret. Adieu ! »

Il disparut parmi les arbres, et se retira mystérieusement et sans bruit comme il était venu.


CHAPITRE XLVII.

Les derniers mots de Peschiera résonnaient encore à l’oreille de Violante lorsque Harley parut, et le son de sa voix dissipa l’espèce de stupeur qui avait envahi tout son être. Avec cette voix lui revenait la conscience d’une perte immense, le sentiment d’une insupportable angoisse. Se retrouver en face d’Harley en un pareil moment et dans l’état où elle était, lui paraissait impossible. Elle se leva vivement et se dirigea vers la maison. Harley l’appela, mais elle ne répondit point et hâta sa course. Il s’arrêta un moment surpris, puis, pressant le pas, il l’eut bientôt rejointe.

« Sous quel étrange tabou suis-je donc aujourd’hui placé ? Je demande Hélène, on me dit qu’elle est malade et qu’elle ne peut me voir. Je viens pour me réchauffer au soleil de votre présence, et vous me fuyez comme si les dieux et les hommes avaient mis un signe sur mon front. Mais, qu’est-ce donc ? Vous pleurez, chère enfant ?

— Ne m’arrêtez pas en ce moment, ne me parlez pas, répondit Violante à travers ses sanglots.

— Quoi ! vous avez un chagrin sous le toit de mon père, et vous refusez de me le confier ? C’est cruel à vous, » dit Harley avec un accent d’indicible tendresse. Violante n’osait parler. Honteuse de s’être ainsi trahie, encore attendrie par la voix suppliante d’Harley, elle eût souhaité que la terre s’entr’ouvrît devant elle. À la fin, arrêtant ses larmes par un héroïque effort de volonté, elle lui dit presque avec calme :

« Excusez-moi ; je n’ai, croyez-moi bien, aucun chagrin que je… que je puisse vous confier. Je songeais seulement à mon pauvre père ; j’étais, à son sujet, sous l’empire de craintes vaines et superstitieuses ; dans cette disposition, il a suffi d’une légère surprise, de votre brusque apparition pour me rendre ainsi faible et déraisonnable. Mais je voudrais voir mon père, retourner près de lui.

— Votre père se porte bien, croyez-moi, et il est heureux de vous savoir près de nous ; aucun danger ne le menace, et, quant à vous, vous êtes ici en sûreté.

— En sûreté ; et contre quoi ? »

Harley réfléchit et hésita un instant. Il était disposé à lui révéler le danger qu’elle courait ; mais en avait-il le droit contre la volonté de Riccabocca ?

« Donnez-moi, dit-il, le temps de réfléchir et d’obtenir la permission de vous confier un secret qu’à mon avis vous devez connaître. Je puis toujours vous dire que plutôt que de vous voir exposée à ce danger, qu’il s’exagère, je crois, votre père vous eût donné pour protecteur… Randal Leslie lui-même. »

Violante tressaillit.

« Mais, reprit Harley avec un calme à travers lequel perçait, sans qu’il en eût conscience, une profonde tristesse, mais j’espère qu’une destinée meilleure et un plus noble époux vous sont réservés. J’ai résolu de vivre désormais de la vie pratique et positive, mais, lorsqu’il s’agit de vous, je me prends à rêver encore. »

Violante tourna un instant les yeux vers celui qui lui parlait. Ce regard pénétra jusqu’au cœur d’Harley. Il baissa involontairement la tête. Lorsqu’il la releva, Violante n’était plus près de lui. Il n’essaya pas cette fois de la suivre, il s’enfonça dans une allée détournée et disparut parmi les arbres dépouillés.

Au bout d’une heure, il rentra dans la maison et demanda de nouveau Hélène. Elle était maintenant en état de lui accorder l’entretien qu’il désirait.

Il s’approcha d’elle avec une douceur tendre et sérieuse.

« Chère Hélène, dit-il, vous avez consenti à devenir ma femme, la douce compagne de ma vie ; je voudrais que ce fût bientôt… bientôt, car j’ai besoin de vous. J’ai besoin de la force que donne ce lien sacré. Hélène, permettez-moi de vous presser de fixer l’époque.

— Je vous dois trop, dit Hélène en baissant les yeux, pour avoir d’autre volonté que la vôtre. Mais votre mère, ajouta-t-elle, se rattachant involontairement à l’idée d’un obstacle, votre mère n’a pas encore…

— Ma mère… vous avez raison. Il faut d’abord que je lui parle. Vous recevrez de ma famille l’honneur dû à vos douces vertus. À propos, Hélène, avez-vous instruit Violante de l’engagement qui nous lie ?

— Non… c’est-à-dire… j’ai pu me trahir involontairement, malgré la recommandation de lady Lansmere, mais… mais…

— Lady Lansmere vous a donc défendu de le lui dire ? Cela ne doit pas être. Je révoque en son nom cette interdiction ; cela vous est dû ainsi qu’à Violante. Dites tout à votre amie. Ah ! Hélène, si parfois vous me trouvez froid ou bizarre, vous me supporterez, vous serez indulgente ; car vous m’aimez, n’est-ce pas ? Vous m’aimez ? »


CHAPITRE XLVIII.

Le lendemain de bonne heure, Randal reçut deux lettres ; la première venait de Frank ; elle était écrite au milieu de la plus vive agitation ; il priait Randal de voir et d’adoucir son père, qu’il avait, craignait-il, grièvement offensé. Puis venaient ensuite des protestations incohérentes que son honneur et ses affections étaient irrévocablement engagés envers Béatrix, et que jamais il ne l’abandonnerait. La seconde lettre était du squire lui-même ; son style était bref et beaucoup moins cordial que de coutume. Il priait M. Leslie de vouloir bien passer chez lui le plus tôt possible.

Randal s’habilla à la hâte et se rendit d’abord à l’hôtel de Limner.

Il y trouva M. Dale auprès de M. Hazeldean et faisant de vains efforts pour le calmer. Le squire n’avait pas dormi de la nuit ; il était pâle et défait ; il avait l’œil terne, presque hagard.

« Ha ! ha ! monsieur Leslie, dit-il en se renversant sur son fauteuil lorsque Randal entra, je vous croyais l’ami, le conseiller de Frank. Expliquez-moi, cela, monsieur, expliquez-le moi.

— Doucement, mon cher monsieur Hazeldean, dit le curé. Vous effrayez M. Leslie. Dites-lui plus clairement ce que vous voulez qu’il vous explique.

— Avez-vous oui ou non dit à mistress Hazeldean, reprit le squire, que Frank était amoureux de Violante Rickeybockey ?

— Moi, monsieur, fit Randal d’un air stupéfait. Je n’ai jamais dit un mot de cela ; j’ai, au contraire, des raisons de craindre que Frank ne soit épris d’une personne très-différente. J’ai fait quelque allusion à cette circonstance, je ne pouvais me permettre rien de plus, car j’ignorais jusqu’où allaient les sentiments de Frank. J’ajouterai, monsieur, que mistress Hazeldean, bien qu’elle n’encourageât pas l’idée du mariage de son fils avec une catholique et une étrangère, ne m’a pas paru considérer ces obstacles comme insurmontables, dans le cas où le honneur de Frank serait attaché à une semblable union. »

Ici l’infortuné squire se livra à une fureur dans laquelle il confondit Frank, Randal, Harry elle-même et la race tout entière des étrangers, des catholiques et des femmes. Tandis que son ami était encore incapable d’entendre raison, le curé, prenant Randal à part, se convainquit que toute l’affaire, du moins en ce qui concernait celui-ci, s’expliquait par une méprise assez naturelle ; qu’alors que le jeune homme faisait allusion à Béatrix, mistress Hazeldean avait cru qu’il parlait de Violante. Il réussit, quoique avec difficulté, à faire comprendre cette explication au squire, et par suite à apaiser un peu sa colère contre Randal. Le traître, saisissant alors le moment propice, exprima tant de chagrin et d’étonnement en apprenant que les choses étaient allées aussi loin que le curé l’en informait, que Frank avait réellement demandé et obtenu la main de Béatrix, et s’était engagé à l’épouser avant même d’en avoir dit un mot à son père ; il témoigna une telle sympathie pour le chagrin du squire, un tel regret de l’engagement qu’avait pris Frank, que M. Hazeldean finit par ouvrir son cœur droit et honnête à son consolateur et, lui serrant fortement la main : « J’ai été injuste envers toi, lui dit-il, je t’en demande pardon. Que nous reste-t-il à faire maintenant ?

— Vous ne sauriez consentir à ce mariage, c’est impossible, dit Randal ; il faut donc que nous essayions de rappeler Frank au sentiment de son devoir.

— Oui, dit le squire, car je ne céderai pas. Il s’est mis là dans une belle passe ! Et c’est une veuve encore, m’a-t-on dit. L’artificieuse coquine ! elle a cru attraper un Hazeldean d’Hazeldean, j’en suis sûr, elle a cru que mes domaines passeraient à sa couvée de métis papistes ! Cela ne sera pas ! Non, non, jamais !

— Mais, dit le curé avec douceur, peut-être sommes-nous injustement prévenus contre cette dame. S’il se fût agi de Violante, vous auriez donné votre consentement, pourquoi le lui refuseriez-vous ? Elle est, je crois, d’une bonne famille ?

— Oh ! certes oui, dit Randal.

— D’une bonne réputation ? »

Randal secoua la tête et soupira. Le squire lui prit rudement le bras : « Répondez, répondez au curé, s’écria-t-il avec véhémence.

— En vérité, monsieur, il me répugne de parler sans respect d’une personne… qui peut devenir la femme de Frank ; et puis le monde est si méchant et souvent si menteur. Mais vous pouvez en juger vous-même, monsieur Hazeldean. Demandez à votre frère s’il conseillerait à son neveu d’épouser Mme di Negra ?

— Mon frère ! s’écria le squire furieux, que je consulte mon frère sur les affaires de mon propre fils !

— C’est un homme d’expérience, dit Randal.

— Et de plus un homme de cœur et d’honneur, dit le curé, et il est possible qu’avec son autorité nous parvenions à éclairer Frank et à l’arracher aux pièges d’une femme artificieuse.

— En attendant, dit Randal, je vais chercher Frank et faire de mon mieux auprès de lui. Laissez-moi aller, je serai de retour dans une heure.

— Je vous accompagne, dit le curé.

— Excusez-moi, mais je crois que deux jeunes gens causeront plus ouvertement ensemble qu’en présence d’un tiers, si sage et si bien intentionné qu’il soit.

— Laissez aller Randal, » grommela le squire.

Et Randal sortit.

Il passa quelque temps avec Frank, et le lecteur devinera aisément comment ce temps fut employé. En quittant le logis du jeune homme, il se sentit soudain arrêté par le squire en personne.

« J’étais trop impatient pour rester à la maison à écouter les phrases du curé, dit M. Hazeldean. Je me suis débarrassé de Dale. Dites-moi ce qui s’est passé. Oh ! ne craignez rien ; je suis un homme et je saurai tout supporter. »

Randal passa le bras du squire sous le sien, et l’entraîna dans le parc adjacent.

« Mon cher monsieur, lui dit-il tristement, ce que je vais vous dire est tout à fait confidentiel. Je ne vous le répète que parce que, sans cette confidence, je ne saurais comment vous conseiller sur la marche à suivre. Si je trahis Frank, ce n’est que pour son bien et vis-à-vis de son propre père — Seulement ne lui en dites rien. Il ne me le pardonnerait pas, et je perdrais toute influence sur lui.

— Dites, dites, fit le squire, parlez. Non, je ne dirai jamais à cet ingrat que j’ai appris ses secrets par un autre.

— Eh bien donc, dit Randal, voici tout le secret de son engagement avec Mme di Negra ; il l’a trouvée endettée et même sur le point d’être arrêtée.

— Endettée ! arrêtée ! la Jézabel !

— Et en payant ses dettes et la sauvant du déshonneur, il lui a rendu un service qu’aucune femme d’honneur ne peut accepter que d’un futur mari. Pauvre Frank ! il s’est laissé prendre. Il faut le plaindre et lui pardonner. »

À la grande surprise de Randal, le visage du squire s’éclaircit soudain.

« Je vois, je vois ce que c’est, s’écria-t-il en frappant sur sa cuisse. J’y suis, j’y suis ; ce n’est qu’une affaire d’argent. Je puis l’acheter. Si elle a accepté son argent, la misérable mercenaire, elle acceptera bien le mien. Peu importe ce qu’il m’en coûtera, fût-ce la moitié de ma fortune, tout s’il le faut ! Je consentirais à ne jamais revoir le manoir d’Hazeldean, pourvu que je sauve mon fils du déshonneur et du malheur, car il sera malheureux, lorsqu’il saura qu’il a brisé mon cœur et celui de sa mère. Et pour une créature comme celle-là ! Mille remercîments, mon garçon ! Où demeure cette créature ? Je vais la trouver de ce pas. » Tout en parlant, le squire avait tiré son portefeuille de sa poche, et il se mit à compter les billets de banque qui y étaient contenus.

Randal essaya d’abord de combattre la résolution hardie du squire, mais celui-ci s’y était attaché avec toute l’obstination de son caractère. Il coupa court à toute l’éloquence de Randal en lui disant :

« Ne perds pas tes paroles ; j’y suis décidé ; et si tu ne veux pas me dire où elle demeure, il me sera facile de le savoir, à ce que je suppose. »

Randal réfléchit un instant. « Après tout, se dit-il, pourquoi pas ? Il lui parlera certainement de façon à blesser sa fierté et à irriter Frank au dernier point. Laissons-le aller. »

Il donna donc l’adresse demandée. Et le squire, frappant le pavé de sa canne, lui fit un signe d’adieu et se dirigea vers May-Fair avec autant de résolution et de confiance que s’il partait pour acheter une vache à la foire.


CHAPITRE XLIX.

« Approchez la lumière, dit John Burley, plus près, plus près encore. »

Léonard obéit et plaça la chandelle sur une petite table à côté du malade.

Burley avait le délire, mais il régnait une certaine suite dans ses divagations. Horace Walpole disait que chez lui l’estomac survivrait à tout le reste. Ce qui survivait chez Burley, c’était son bizarre génie. Il regardait attentivement la flamme de la chandelle : « Elle vit toujours dans l’air, dit-il.

— Qu’est-ce qui vit toujours ? »

Burley éleva la voix : « La lumière, » dit-il.

C’était la seconde nuit que Léonard passait près de Burley, et l’état de celui-ci empirait rapidement. Il n’avait plus que quelques jours à vivre, que quelques heures peut-être. Il avait laissé voir une vive émotion en retrouvant Léonard. Depuis lors il avait été plus calme : « Je craignais que mon mauvais exemple ne vous eût perdu, » lui avait-il dit avec une lueur de gaieté qui bientôt avait fait place à l’attendrissement lorsqu’il avait ajouté : « Cette idée m’était douloureuse.

— Non, non ; vous m’avez au contraire fait beaucoup de bien.

— Répétez-le moi, lui dit Burley sérieusement, cela me rend le cœur plus léger. »

Il avait écouté l’histoire de Léonard avec un profond intérêt, et il aimait à l’entendre parler de la petite Hélène. Il avait découvert le secret du jeune homme, et il encourageait les espérances qui se mêlaient dans son cœur à beaucoup de crainte et de tristesse. Burley ne parlait jamais sérieusement de son repentir ; il n’était pas dans son caractère de parler sérieusement de ce qui l’affectait profondément. Ses puissants instincts animaux s’étaient éteints en même temps que la force physique qui les excitait. Nous ne sortons de notre existence sensuelle que lorsque nous cessons d’être asservis par le présent, qui est le domaine des sens. L’être sensuel s’évanouit en nous lorsque nous vivons dans le passé ou dans l’avenir. Or le présent n’existait plus pour Burley ; il n’en pouvait plus être l’esclave ni le roi.

Ce soir-là Burley, jusqu’à l’heure où il s’était mis au lit, s’était montré plus animé qu’à l’ordinaire et il avait retrouvé quelques éclairs de son ancienne éloquence, sinon de son ancienne gaieté. Entre autres choses il avait parlé avec beaucoup d’intérêt de certains poèmes et autres manuscrits laissés dans la maison par quelqu’un qui y avait logé avant lui, poèmes que mistress Goodyer, le lecteur doit se le rappeler, l’avait vainement prié de lire lors de sa dernière visite au cottage. Mais il avait alors Jacob avec qui il causait, et la bouteille d’eau-de-vie à finir, et son besoin d’agitation ramenait sa pensée vers les orgies de Londres. Aujourd’hui le pauvre Jacob était mort, ce n’était plus de l’eau-de-vie que le malade recevait de la veuve, et Londres lui apparaissait dans le lointain entouré de ses brouillards comme un monde évanoui dans des nébuleuses ; en sorte que, pour plaire à son hôtesse et se distraire de ses propres pensées, il avait consenti, peu de temps avant que Léonard ne l’eût retrouvé, à parcourir les annales d’une vie obscure, inconnue du monde, et entièrement étrangère à ses habitudes de jouissances grossières. « Je me suis amusé, dit-il, à bâtir là-dessus tout un roman. Ces papiers pourront vous servir, à vous qui êtes auteur. J’ai dit à mistress Goodyer de les mettre dans votre chambre. Parmi ces manuscrits se trouve un journal, le journal d’une femme, dont la lecture m’a vivement touché. Il semble qu’un homme entre dans un autre monde, aussi nouveau pour lui que l’orbite de Sirius, lorsqu’il se transporte au centre du cœur d’une femme et y surprend une vie si totalement différente de la nôtre. Et dans ces annales, sire poète, se trouvaient prodigués autant de génie, d’énergie et de vie, que le rude John Burley en a jamais dépensé. Pauvres génies ! sommes-nous donc tous les mêmes, si ce n’est lorsque nous nous attachons à quelque matière grossière et que nous traversons les flots en fureur sur une planche, ou sur un baril de harengs ? » — Après avoir laissé échapper ce cri de secrète angoisse, John Burley avait de nouveau montré des symptômes de fièvre et de délire. Lorsqu’on l’eut remis au lit, il continua à se parler à lui-même jusqu’à ce que vers minuit il demanda à Léonard de rapprocher de lui la lumière. Après quoi il se tint tranquille, la tête tournée vers la muraille. Léonard était tristement debout près du lit, et mistress Goodyer, qui ne prenait pas garde à ce que disait Burley, ne s’inquiétant que de son état physique, trempait des compresses dans de l’eau glacée pour les lui mettre sur le front. Mais tandis qu’elle s’approchait en lui parlant doucement, Burley se souleva sur son coude et écartant de la main la compresse : « Je n’en ai pas besoin, dit-il d’une voix calme, je vais mieux maintenant. Cette lumière et moi, nous nous entendons, et je crois tout ce qu’elle me dit. Ne craignez rien, je ne divague pas. » Et il regarda son hôtesse en souriant si affectueusement que la pauvre femme, qui l’aimait comme un fils, ne put retenir ses larmes. Il l’attira vers lui et la baisa au front. « Calmez-vous, folle que vous êtes, lui dit-il avec affection. Vous conterez aux pêcheurs qui viendront chez vous comment John Burley y est venu pour pêcher une perche à un œil qu’il n’a jamais pu attraper, et comment lorsqu’il finit par y renoncer, n’ayant plus d’amorces et sa ligue s’étant brisée dans les roseaux, vous avez consolé le pauvre diable. Il y a de par le monde plus d’un brave garçon qui sera bien aise d’apprendre que John Burley n’est pas mort à l’hôpital. Embrassez-moi, vous aussi, Léonard. Que Dieu vous bénisse tous deux ! et maintenant je voudrais dormir. » Ses joues étaient mouillées des larmes de ses deux amis, et ses yeux humides et brillants. Il retomba sur sa couche, et mistress Goodyer voulant ôter la lumière il s’agita et murmura : « Laissez-moi la lumière jusqu’à la fin, » et, étendant le bras, il tira le rideau de façon à ce que la lumière tombât en plein sur son visage. Au bout de quelques minutes il dormait du sommeil calme et régulier d’un enfant.

La vieille femme s’essuya les yeux et attira Léonard dans la chambre voisine, où elle lui avait préparé un lit. Il n’avait pas quitté la maison depuis qu’il y était entré avec le docteur Morgan. « Vous êtes jeune, monsieur, dit l’hôtesse, et la jeunesse a besoin de sommeil. Couchez-vous un peu et je vous appellerai lorsqu’il s’éveillera.

— Non, je ne pourrais dormir, dit Léonard. Je vais veiller à votre place. »

L’hôtesse secoua la tête. « Je veux le garder jusqu’au bout, monsieur, dit-elle, mais je crains qu’il ne se fâche, lorsqu’il se réveillera, car il est devenu très-soigneux des autres.

— Ah ! s’il eût été aussi soigneux de lui-même ! » murmura Léonard, puis il s’assit près de la table, et en y posant le coude, fit tomber à terre quelques papiers.

Il tressaillit au bruit. « Qu’est-ce que cela ? » dit-il. L’hôtesse ramassa les manuscrits et les remit en ordre.

« Ah ! monsieur, c’est lui qui m’a dit de mettre là ces papiers. Il a pensé que cela vous empêcherait de vous désoler à son sujet, si vous passiez la nuit à veiller. Et puis il songeait aussi à moi, car j’ai tant désiré de retrouver la pauvre jeune dame qui les a laissés ici. Je l’aimais presque autant que lui, plus peut-être, jusqu’à ce moment où… où je vais le perdre. »

Léonard ne donna pas même un coup d’œil aux papiers ; ils ne pouvaient l’intéresser dans un pareil moment.

L’hôtesse continua : « Peut-être est-elle allée au ciel avant lui ; elle n’avait pas l’air de vouloir demeurer longtemps en ce monde. Elle nous quitta si subitement, qu’outre ces papiers nous avons encore ici beaucoup de choses à elle : j’ai toujours soin de les mettre à l’air, de les secouer et de les parfumer de lavande, dans le cas où elle viendrait les reprendre. Vous n’avez jamais entendu parler d’elle, monsieur ? ajouta la bonne femme avec simplicité et en faisant une révérence,

— D’elle, de qui ?

M. John ne vous a-t-il pas dit son nom ? De notre chère mistress Bertram. »

Léonard tressaillit ; c’était justement le nom que la recommandation d’Harley avait fixé dans sa mémoire.

« Bertram ! répéta-t-il. Êtes-vous bien sûre ?

— Oh ! oui, monsieur. Et bien des années après qu’elle nous eut quittés, il vint ici un paquet qui lui était envoyé de l’autre côté de la mer. Nous le reçûmes et le gardâmes, et Jacob voulut rompre le cachet pour voir si cela nous apprendrait quelque chose à son sujet ; mais tout était écrit dans une langue étrangère, nous n’en pûmes lire un mot.

— Avez-vous ce paquet ? Montrez-le moi, je vous prie, il peut être de la plus haute valeur ; mais non, ce sera pour demain, je ne puis penser en ce moment qu’au pauvre Burley. »

Léonard fit signe qu’il désirerait garder le silence et rester seul ; mistress Goodyer le laissa et rentra sur la pointe du pied dans la chambre de Burley.

Le jeune homme demeura quelque temps plongé dans une profonde rêverie. La lumière, murmura-t-il, c’est bien souvent le dernier mot de ceux qui vont entrer dans les ténèbres de la mort. Il se retourna et en face de lui, à travers le treillis du cottage il aperçut, non plus la misérable lumière allumée par des mains humaines, mais la calme et sainte splendeur d’un beau clair de lune, qui éclairait l’humble plancher et jusqu’au seuil de la chambre mortuaire.

Léonard demeura immobile, suivant de l’œil la lumière argentée.

Soudain un cri se fit entendre. Léonard frémit et courut dans la chambre voisine. La vieille femme était à genoux auprès du lit, cherchant à réchauffer les mains de Burley, et regardant avec effroi son visage. Un coup d’œil suffit à Léonard. Tout était fini. Burley était mort pendant son sommeil, tranquille et sans pousser un seul gémissement. Ses yeux étaient à demi ouverts et son regard avait cette inexprimable douceur que laisse parfois la mort ; il était encore tourné du côté de la lumière. Léonard lui ferma les paupières avec un tendre respect, et lorsqu’il recouvrit son visage, un sourire d’adieu errait encore sur les lèvres de son ami.


CHAPITRE L.

Nous avons vu le squire Hazeldean, confiant dans le contenu de son portefeuille et dans sa connaissance de la nature mercenaire des étrangères, partir pour sa visite à Béatrix di Negra. Randal, resté seul, réfléchissait avec complaisance aux résultats probables de la brusque négociation de M. Hazeldean, et convaincu qu’une de ses trouées vers la fortune s’éclaircissait de plus en plus, il s’occupait, avec l’infatigable activité d’un fondateur de cités dans un nouveau campement, à élaguer les branches qui encombraient et obscurcissaient les autres.

Pendant ce temps le hasard combattait en sa faveur dans le boudoir de May-Fair. Le squire avait trouvé la marquise chez elle ; il s’était nommé et lui avait brièvement expliqué ce dont il s’agissait. Il lui avait dit qu’elle s’était trompée en croyant prendre dans ses filets un riche héritier ; que, grâce au ciel, il était libre de laisser ses domaines à son charretier si bon lui semblait, mais qu’il était disposé à bien faire les choses et à se montrer libéral, et tout prêt à lui donner la somme qu’elle exigerait pourvu qu’elle lui rendît son fils.

Dans un autre moment Béatrix eût peut-être ri d’un discours si étrange, ou peut-être eût-elle fait éclater le ressentiment d’une patricienne et la fierté d’une femme ; mais elle était abattue, ses nerfs étaient ébranlés ; le sentiment de sa position dégradante, de la dépendance où elle était de son frère, combiné avec la suprême douleur qu’elle avait éprouvée en voyant s’évanouir les rêves qui avaient un instant charmé sa misérable vie, tout se réunissait pour l’accabler. Elle écouta pâle et muette, et le pauvre squire croyait toucher à un résultat favorable lorsqu’elle éclata soudain en bruyants sanglots, et au même moment Frank entra dans le salon. À la vue de son père et de Béatrix en larmes, Frank oublia tout respect filial. Il devint fou de colère à l’insulte faite à la femme qu’il adorait, et qu’en quelques paroles tremblantes elle lui avait expliquée. Le père et le fils échangèrent des paroles blessantes, qui se terminèrent par l’injonction et la menace suivantes de la part du squire.

« Sortez d’ici à l’instant, monsieur ; sortez avec moi, ou aujourd’hui même je vous déshérite. »

La réponse du fils ne s’adressa pas au père ; il se jeta aux genou de Béatrix :

« Pardonnez-lui, dit-il, pardonnez-nous à tous deux.

— Quoi ! vous préférez cette étrangère à moi, à l’héritage d’Hazeldean ! s’écria le squire en frappant du pied.

— Laissez vos domaines à qui vous voudrez ; tout ce que j’ambitionne est ici ! »

Le squire demeura un instant immobile à contempler son fils, s’émerveillant de la force de cette passion, que ceux-là seulement peuvent comprendre qui sont sous le charme, et qui sacrifie à son autel fatal l’avenir comme le passé. Le père passa rapidement sa main sur ses yeux pour y essuyer une larme qui avait jailli de son cœur gonflé et indigné ; puis il fit entendre un son inarticulé, et voyant que parler lui était impossible, il se dirigea vers la porte et quitta la maison.

Il traversa les rues, la tête haute, comme fait un homme orgueilleux qui vient d’être profondément blessé et qui s’efforce de secouer des sentiments qu’il regarde comme une faiblesse ; ses mains tremblantes tortillaient les boutons de son habit, qu’il voulait croiser sur sa poitrine, comme pour se confirmer dans une résolution contre laquelle son cœur protestait.

Le lecteur se demande peut-être où il allait ainsi, et c’est avec étonnement qu’il le verra s’arrêter dans Grosvenor-Square, à la porte du vaste hôtel de son frère.

Le squire demanda si M. Egerton était chez lui ; le concierge sonna le valet de chambre ; celui-ci voyant un étranger, dit qu’il ignorait si son maître était visible, mais qu’il allait s’en assurer.

« Ah ! murmura le squire, voilà ce qu’est devenue la parenté ! Mon fils me préfère bien une étrangère, pourquoi me plaindrais-je d’être traité en étranger dans la maison de mon frère ? Veuillez, reprit le squire à haute voix et avec douceur, veuillez dire à votre maître que je me nomme William Hazeldean, »

Le domestique salua très-bas et, sans un mot de plus, conduisit le squire dans la bibliothèque de l’homme d’État, dont il referma la porte après avoir annoncé M. Hazeldean.

Audley était assis devant son bureau, les coffres de fer toujours près de lui ; mais cette fois ils étaient fermés, et l’ex-ministre examinait, non plus des documents officiels, mais des lettres d’une nature bien différente ; il tenait dans sa main une longue boucle de cheveux blonds qu’il regardait avec tristesse. Il tressaillit en entendant nommer le squire, et instinctivement serra dans sa poitrine cette relique de ses jeunes années, gardant la main sur son cœur, qui battait violemment sous la légère pression de cette boucle dorée.

Les deux frères se tinrent debout devant le foyer de l’homme d’État, se regardant en silence, chacun remarquant involontairement les changements que le temps avait amenés chez l’autre depuis qu’ils ne s’étaient vus.

Le squire, avec sa taille épaisse, ses joues hâlées, son front chauve et sans rides, paraissait ce qu’il était, un homme qui a dépassé le milieu de la vie ; on ne pouvait méconnaître en lui le pater familias, l’époux et le père, l’homme des liens domestiques et sociaux. Mais Audley, qui avait de fait quelques années de moins que le squire, malgré les lignes qu’avaient tracées sur sa belle figure les soucis et les angoisses de l’ambition, conservait encore la grâce de la jeunesse. Les hommes des villes restent jeunes plus longtemps que ceux de la campagne, c’est là une observation qui n’a pas échappé à Buffon et dont il donne les raisons. Egerton n’avait rien de l’homme marié, car la solitude avait gravé son empreinte ineffable sur l’homme dont la vie était depuis si longtemps isolée,

Audley fut le premier à parler et à avancer la main. « C’est bien à vous, William, dit-il de sa voix grave et sonore. Vous venez me voir aujourd’hui que je suis ce que les hommes appellent déchu. Le ministre que vous blâmiez n’est plus, vous revenez voir le frère. »

Le squire fut calmé et attendri par ces paroles. Il serra cordialement la main qui lui était tendue, puis, secouant la tête pour désavouer honnêtement le motif que lui attribuait Egerton : « Non, non, Audley, dit-il, je suis plus égoïste que vous ne le croyez. Je suis venu… je suis venu pour vous demander votre avis… non, votre opinion… mais vous êtes occupé…

— Asseyez-vous, William. Lorsque vous êtes entré, j’étais plongé dans les souvenirs des anciens jours ; votre présence m’en rappelle de plus anciens encore et de ces jours qui ne laissent point d’ombres, alors que leurs soleils sont couchés. »

L’orgueilleux ministre sembla craindre d’en avoir trop dit. Sa nature positive rougissait de ce sentiment et de cette expression poétiques. Il ajouta d’un ton plus froid : « Vous venez me demander mon opinion ? sur quoi ? sur quelque affaire politique… quelque bill du Parlement qui atteint vos propriétés ?

— Au diable soient mes propriétés ! Il s’agit bien de propriétés quand un homme est frappé au cœur ! Ah ! bien oui ! la propriété ! Mais vous n’avez pas d’enfants, vous, vous êtes bien heureux !

— Oui, comme vous le dites, je suis très-heureux ! — Votre fils vous aurait-il mécontenté ? J’ai entendu dire beaucoup de bien de lui dernièrement.

— Laissons là mon fils. Que sa conduite soit bonne ou mauvaise, c’est mon affaire, » dit le pauvre père avec impatience, également incapable d’entendre Audley louer ou blâmer son fils rebelle. Puis il se leva un instant, respira bruyamment, comme un homme qui manque d’air, et posant sa large main brune sur l’épaule de son frère, lui dit : « Randal Leslie me dit que vous êtes un homme sage et d’une expérience consommée. Je n’ai pas de peine à le croire. Le curé Dale ajoute que vous avez un cœur chaud et dévoué, ce qui me paraît plus étonnant chez un homme qui a vécu si longtemps à Londres, qui n’a ni femme ni enfant… un homme veuf, membre du Parlement, et de plus représentant une ville de commerce. Ne riez pas, tout ceci n’a rien de risible pour moi, je vous assure. Vous connaissez une étrangère qu’on appelle Négra ou Nègre — bien qu’elle ne soit pas noire le moins du monde — au moins à l’extérieur. Est-ce là une femme qu’un gentilhomme campagnard doive désirer de voir épouser à son fils… oui ou non ?

— Non, en vérité, dit Egerton gravement, et j’espère que votre fils ne fera pas une pareille folie. Est-ce lui que vous voulez que je voie ou bien elle ? Parlez, mon cher William, que désirez-vous de moi ?

— Rien ; ce que vous avez dit me suffit, » répliqua le squire d’un air sombre, et sa tête se pencha sur sa poitrine.

Audley lui prit la main qu’il serra fraternellement. « William, dit-il, nous sommes depuis longtemps étrangers l’un à l’autre, mais je ne saurais oublier que la dernière fois que nous nous sommes vus chez lord Lansmere, lorsque je vous pris à part pour vous dire : « William, si j’échoue dans cette élection, il me faudra renoncer à tout espoir d’une carrière politique ; mes affaires sont embarrassées ; je n’accepterai point d’argent de vous, mais j’aurai recours à une profession, et en cela vous pouvez m’être utile ; » vous devinâtes aussitôt ma pensée et vous me dites : « Faites-vous homme d’Église, le bénéfice d’Hazeldean est vacant, j’y mettrai quelqu’un en attendant que vous soyez ordonné. » Je n’oublie pas cela. Plût à Dieu que j’eusse songé tout d’abord à ce paisible refuge contre tout ce qui me tourmentait alors, mon sort eût sans doute été plus heureux. »

Le squire regardait Audley avec une surprise qui domina un instant ses pénibles émotions.

« Plus heureux ! Mais tout vous a réussi, et maintenant vous êtes riche et… Vous secouez la tête. Mon frère ! serait-il possible que vous eussiez besoin d’argent ? — Quoi ! — n’en accepteriez-vous pas du fils de votre mère ? Mais c’est une absurdité ! » Et le squire ouvrit son portefeuille. Audley le referma doucement. J’ai assez pour moi, dit-il, mais puisque vous me parlez si affectueusement, je vous demanderai une grâce. Si je mourais avant d’avoir, comme je le voudrais, pu établir le jeune parent de ma femme, Randal Leslie, voudriez-vous l’aider dans sa carrière, autant qu’il vous serait possible sans faire tort à d’autres… à votre fils ?

— Mon fils ! il est pourvu, il a la propriété du Casino. Grand bien lui fasse ! Vous avez justement mis le doigt sur ce qui m’amène ici. Ce Randal Leslie me semble un digne garçon, et il a dans les veines du sang d’Hazeldean. Vous vous intéressez à lui parce qu’il était parent de votre femme. Pourquoi ne ferais-je pas de même, alors que sa grand’mère était une Hazeldean ? Mon but principal, en venant vous voir, était de vous demander ce que vous comptez faire pour lui ; si vous ne pourvoyez à son établissement, je me regarderai comme obligé en conscience de m’en charger. Votre requête arrive donc à propos ; je songe à modifier mon testament. Je peux lui substituer une partie de mes domaines et lui léguer en outre une bonne somme d’argent. Vous m’assurez que c’est un brave garçon et que cela vous fera plaisir, Audley ?

— Pourvu toutefois que ce ne soit pas aux dépens de votre fils. — Un instant, William. — À propos de cet absurde mariage avec Mme di Negra — qui vous a dit que Frank voulait faire cette sottise ?

— Il me l’a dit lui-même, mais n’importe. Randal et moi nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour l’en dissuader, et Randal m’a conseillé de venir vous trouver.

— Il a agi généreusement alors, je suis bien aise de l’apprendre, dit Audley, dont la figure s’éclaircit. J’ai peu d’influence sur cette dame ; néanmoins je puis essayer d’un conseil. Ne regardez pas ce mariage comme fait parce qu’un jeune fou le désire. La jeunesse est téméraire et emportée !

— La vôtre ne l’a pas été, toujours, répliqua brusquement le squire. Vous avez fait un assez bon mariage, ce me semble. Il y a une chose à dire à votre louange ; vous vous êtes montré, à mon avis (excusez-moi), un assez mauvais politique, mais vous avez toujours agi en gentleman. Ce n’est pas vous qui auriez déshonoré votre famille en épousant une… »

— Chut ! fit doucement Audley. N’exagérons rien ; Mme di Negra est d’une grande naissance, et si le scandale…

— Le scandale ! répéta le squire en pâlissant. Parlez-vous bien de la femme d’un Hazeldean ? Du moins elle ne s’assiéra jamais au foyer où la mère de Frank est maintenant assise, et quoi que je fasse pour celui-ci, ses enfants n’en hériteront pas. Aucun métis papiste ne possédera jamais Hazeldean. Je vous suis obligé, Audley, de vos bons sentiments ; mais écoutez-moi : je suis stupéfait de vous avoir vu secouer ainsi la tête lorsque j’ai dit que vous étiez riche ; et d’après ce que vous dites de l’avenir de Randal, je devine que vous autres, beaux messieurs de Londres, n’êtes pas si rangés que nous le sommes ; — vous m’entendrez ; j’y suis résolu. Je vous répète donc que j’ai quelques milliers de livres tout à fait à votre service ; bien que vous ne soyez pas un Hazeldean, cependant vous êtes le fils de ma mère, et puisque je vais refaire mon testament, je puis tout aussi bien y ajouter le nom d’Egerton que celui de Leslie. Tut, tut ! Vous êtes le plus jeune et vous n’avez pas de fils, par conséquent vous vivrez plus longtemps que moi.

— Mon bon frère, dit Audley, croyez-moi, je n’aurai jamais besoin de votre argent. Et quant à Leslie, ajoutez aux cinq mille livres que je compte lui laisser une somme égale par votre testament, et j’estimerai que justice lui a été rendue. »

Remarquant que le squire, bien qu’il eût écouté attentivement, ne se hâtait pas de répondre, Audley remit la conversation sur Frank, et, avec le tact d’un homme du monde, soutenu de la cordiale sympathie que lui inspirait le chagrin de son frère, il plaida si bien la cause de Frank, il prêcha si habilement la sagesse de l’indulgence et de la patience, et l’appel aux sentiments filiaux plutôt que le recours aux menaces paternelles, que le squire s’attendrit en dépit de lui-même et sortit de la maison de son frère beaucoup moins furieux et moins désolé qu’il n’y était entré.

Il était encore dans le square lorsqu’il rencontra Randal se dirigeant vers l’hôtel d’Egerton en compagnie d’un individu très-pimpant, avec de superbes moustaches noires et un air fort satisfait de lui-même. Randal et ce personnage échangèrent rapidement quelques mots à voix basse, puis le premier s’écria :

« Quoi, monsieur Hazeldean, vous avez été chez votre frère ! est-ce bien possible ?

— Vous m’avez conseillé d’y aller, et j’y suis allé. Je savais à peine ce que je faisais, mais je suis bien aise d’y avoir été. Au diable la politique et l’intérêt territorial ! Que me font maintenant toutes ces choses ?

— Vous aurez été battu chez Mme di Negra, dit Randal, tirant à part le squire.

— Ne me parlez jamais d’elle ! s’écria le squire en fureur. Et quant à cet ingrat… mais je ne veux pas me montrer très-dur envers lui… il aura de l’argent tant qu’il voudra pour vivre avec elle (à condition toutefois qu’il l’empêchera de venir chez moi). Oui, il en aura assez pour l’empêcher, lui, de spéculer sur ma mort et d’emprunter des post-obit sur le Casino… car il en viendra là… Non, cependant, j’espère que je lui fais tort en disant cela ; je me suis toujours montré trop bon père pour qu’il calcule l’époque de ma mort. Après tout, continua le squire commençant à faiblir, comme dit Audley, le mariage n’est pas fait ; rien d’étonnant à ce qu’il ait été la dupe de cette femme, il est jeune et il a un cœur ardent. Sois tranquille, mon garçon, je n’oublie pas avec quelle chaleur tu as toujours pris son parti ; avant de rien décider, je veux au moins me consulter avec sa pauvre mère. »

Randal mordit sa lèvre pâle et un nuage de mécontentement passa sur son visage.

« Vous avez raison, monsieur, dit-il doucement ; ne précipitez rien. Je pensais justement à vous et à notre pauvre cher Frank au moment même où je vous ai rencontré. Je me demandais si en révélant à Mme di Negra les embarras pécuniaires de Frank, nous ne l’amènerions pas à le refuser, et je me rendais chez M. Egerton pour lui demander là-dessus son opinion, en compagnie de ce monsieur.

— Ce monsieur ! Eh qu’a-t-il besoin de mettre le nez dans mes affaires de famille ? Qui diable est-il ?

— Ne m’interrogez pas ; permettez-moi d’agir. » Mais le squire continuait à regarder de travers le personnage à moustaches noires qui attendait patiemment à quelques pas en arrière, en rajustant le camélia qu’il portait à sa boutonnière.

« Il a l’air bien baroque. Est-ce encore un étranger ? demanda enfin le squire.

— Non, pas précisément. Cependant il connaît tous les embarras de Frank et…

— Quels embarras ! Les dettes qu’il a payées pour cette femme ! Comment s’est-il procuré l’argent ?

— Je n’en sais vraiment rien, et c’est pourquoi j’avais prié le baron Lévy de m’accompagner chez M. Egerton afin qu’il lui expliquât en particulier…

— Le baron Lévy ! interrompit le Squire. Lévy, Lévy ; mais j’ai entendu parler d’un Lévy qui a ruiné le pauvre Thornhill, un usurier ! un prêteur sur gages, est-ce là l’homme qui connaît les affaires de mon fils ? Je m’en vais bientôt le savoir. »

Randal prit le bras du squire : « Arrêtez, arrêtez, je vous en conjure. Si vous voulez connaître réellement l’état des affaires de Frank, il ne faut pas vous adresser directement au baron comme le père de son client, il ne vous répondrait pas. Mais si je vous présente à lui simplement comme une personne de ma connaissance et que je mette la conversation sur Frank (ces sortes de choses à Londres n’étant jamais tenues secrètes, excepté pour les parents des jeunes gens), je ne doute pas qu’il ne parle ouvertement.

— Arrangez cela comme vous l’entendrez. » Randal prit le bras de M. Hazeldean et se rapprocha de Lévy. « Un de mes amis qui arrive de la campagne, baron, dit-il. » Lévy salua profondément et tous trois se remirent à marcher lentement.

« À propos ! fit Randal pressant significativement le bras de Lévy, mon ami est venu à Londres, avec la mission peu agréable de régler les dettes d’un autre, d’un jeune homme à la mode, son parent. Personne, monsieur (se tournant vers le squire) n’est plus propre à vous aider dans un arrangement de cette sorte que le baron Lévy.

Le baron. (Modestement et d’un air de moraliste). J’ai quelque expérience en ces matières et je me fais un devoir d’aider les parents et les amis des jeunes gens qui faute de réflexion, se ruinent souvent pour toute leur vie. J’espère que le jeune homme en question n’est pas entre les mains des juifs ?

Randal. Les chrétiens sont tout aussi désireux de trouver un bon intérêt de leur argent que peuvent l’être les juifs.

Le baron. C’est vrai ; mais ils n’ont pas toujours autant d’argent à prêter. La première chose à faire, monsieur (se tournant vers le squire) c’est de racheter tous les billets de votre parent qui peuvent se trouver en circulation. Nous les obtiendrons probablement à bon compte à moins que le jeune homme ne soit héritier de quelque propriété qui doive lui appartenir prochainement selon le cours de la nature.

Randal. Oh ! non, pas prochainement ; son père est encore jeune et vigoureux (appuyant sur le bras de Lévy), et quant aux post-obit

Le baron. Les post-obit sur bonne garantie coûtent davantage à racheter, quelque bien portant que soit le parent.

Randal. J’aime à croire qu’il n’y a pas beaucoup de fils capables de spéculer ainsi de sang froid, sur la mort de leur père.

Le baron. Ah ! ah ! On voit qu’il est jeune, notre ami Randal.

Randal. Je ne suis pas plus scrupuleux qu’un autre, sans doute, et je me suis souvent trouvé serré de près, mais j’irais pieds nus plutôt que de donner des garanties sur le tombeau de mon père. Je n’imagine rien de plus propre à détruire les sentiments de la nature, ni à inspirer l’ingratitude et la fausseté que de presser la main d’un père en calculant l’époque où cette main retombera en poussière, que de supputer tranquillement avec des étrangers ses chances de vie d’après une table d’assurance, et lorsqu’on voit les embarras et les difficultés croître autour de soi, de se dire selon l’argot fashionable. « Tout s’arrangerait si le gouverneur voulait seulement mourir. » Et celui qui s’est accoutumé à recourir aux post-obit s’endurcira infailliblement jusque-là. »

Le squire poussa un profond gémissement et si Randal eût continué une minute de plus, il eût pleuré comme un enfant. « Mais, reprit Randal changeant de ton, je crois que le jeune homme dont nous parlions tout à l’heure, Lévy, avant que monsieur ne se fût joint à nous, est sur ce point de la même opinion que moi. Il a pu faire des billets, mais il ne signera jamais de post-obit.

Le baron (qui obéit avec l’intelligente docilité d’un cheval bien dressé aux différents signes de Randal). Bah ! Le gaillard dont nous parlons ? Il ne serait pas si sot que de payer inutilement vingt-cinq pour cent d’intérêt. Ne pas signer de post-obit. Bien entendu, il en a signé un.

Randal. Vous vous trompez, j’en suis sûr.

Le squire. Lâchant le bras de Randal et saisissant celui de Lévy. Entendez-vous parler de Frank Hazeldean ?

Le baron. Excusez-moi, mon cher monsieur ; je ne nomme jamais personne devant les étrangers.

Le squire. Encore les étrangers ! je vous dis que je suis le père du jeune homme, monsieur. Est-ce de lui qu’il s’agit, oui ou non ? Répondez. Et le squire serra le bras de Lévy avec la force d’une vis de fer.

Le baron. Doucement, monsieur, vous me faites mal ; mais je comprends vos sentiments. Randal vous avez eu tort de m’exposer à une indiscrétion ; mais je veux rassurer M. Hazeldean, car bien que son fils ait été un peu dissipé….

Randal. La faute en est surtout aux pièges que lui a tendus une créature artificieuse.

Lévy. Oui, une créature artificieuse, cependant il s’est montré plus prudent que vous ne le supposeriez, et ce post-obit même en est une preuve, ce seul acte lui a permis de payer des billets toujours grossissants, qui en fussent arrivés à ruiner même le domaine d’Hazeldean ; tandis qu’une hypothèque sur la réversibilité du Casino…

Le squire. Il a fait la chose, alors ? Il a signé un post-obit ?

Randal. Non, non, Lévy, vous êtes sans doute dans l’erreur.

Le baron. Mon cher Leslie, un homme de l’âge de M. Hazeldean ne saurait avoir vos idées romanesques ; il doit comprendre que Frank a agi là dedans en garçon sensé ; c’est qu’il entend très-bien les affaires, notre ami Frank ! Et ce que M. Hazeldean peut faire de mieux, c’est de racheter tranquillement le post-obit en question, ce qui mettra ainsi son fils dans sa dépendance.

Le squire. Puis-je voir l’acte de mes propres yeux ?

Le baron. Certainement ; sans cela comment pourriez-vous le racheter ? Cependant, c’est à une condition : vous ne me dénoncerez pas à votre fils ; et tenez, suivez mon conseil et ne lui dites pas un mot de toute cette affaire.

Le squire. Faites-moi voir l’acte ; que je le voie de mes yeux, sans quoi sa mère ne le croira jamais ni moi non plus.

Le baron. Je puis me rendre chez vous ce soir ?

Le squire. Non, non maintenant, tout de suite.

Le baron. Vous pouvez vous passer de moi, Randal, et expliquer vous-même à M. Egerton l’affaire relative au bourg de Lansmere. Il n’y a pas de temps à perdre, car L’Estrange pourrait présenter un autre candidat.

Randal (bas à Lévy). Ne vous occupez pas de moi, ceci est plus important que tout le reste. (Haut.) Allez avec M. Hazeldean. (Se tournant vers le squire.) Mon digne ami, que ceci ne vous afflige pas par trop. Ce n’est après tout que ce qu’eussent fait neuf jeunes gens sur dix dans les mêmes circonstances. Et il vaut mieux que vous le sachiez ; vous pourrez sauver Frank d’une ruine complète et peut-être par suite empêcher le mariage.

— Nous verrons, dit le squire, venez-vous, monsieur Lévy ? »

Lévy et le squire s’éloignèrent marchant l’un près de l’autre, sans se donner le bras, et Randal se dirigea vers la maison d’Egerton.


CHAPITRE LI.

Lorsque Egerton entra dans le salon de Mme di Negra, le charme particulier qu’on attribuait à l’austère ministre dans ses relations avec les femmes, eût vivement frappé quiconque ne l’aurait encore vu que dans ses rapports avec les hommes et les affaires. C’était un charme qui formait un contraste complet avec les manières de ceux qu’on appelle généralement les favoris des dames. Ni sourire artificiel, ni amabilité de convention, ni frivole bavardage, ni gaieté contrainte, ni grâces affectées. Ce charme consistait dans une simplicité empreinte d’une singulière douceur.

La nature d’Audley, quels que fussent ses défauts, était essentiellement masculine, et c’était le sentiment qu’il avait de sa mâle puissance qui rendait sa voix si douce et si harmonieuse lorsqu’il s’adressait au sexe faible, et donnait à ses manières une sorte de tendresse indulgente également éloignée de la flatterie et de la présomption.

Frank était parti depuis une demi-heure et Mme di Negra était à peine remise de l’agitation où l’avaient jetée l’affront du père et les supplications du fils.

Egerton lui serra cordialement la main et s’assit auprès d’elle.

« Ma chère marquise, dit-il, nous allons donc devenir parents ? Est-il vrai que vous songiez sérieusement à un mariage avec mon neveu Frank Hazeldean. Vous détournez la tête. Je ne connais que deux raisons capables de déterminer une femme libre à abjurer sa liberté devant les autels. Je dis une femme libre, car une veuve l’est, une jeune fille ne l’est pas. La première de ces raisons, c’est une position dans le monde, la seconde c’est l’amour. Lequel de ces deux motifs engage Mme di Negra à épouser M. Frank Hazeldean ?

— Il existe d’autres motifs que ceux dont vous parlez, le besoin de protection, le sentiment de l’isolement, la misère de la dépendance, la gratitude qu’inspire une affection honorable. Mais vous autres hommes, vous ne connaissez pas les femmes.

— Vous avez raison, nous ne connaissons pas les femmes et les femmes ne nous connaissent pas. Et cependant chaque sexe parvient à duper l’autre. Écoutez-moi : bien que je connaisse peu mon neveu, je sais que c’est un joli garçon dont une jeune fille pourrait s’amouracher à un bal. Mais vous qui avez connu des intelligences de l’ordre le plus élevé, vous qui avez reçu les hommages d’hommes dont l’esprit et la conversation font paraître les oisifs des salons si fastidieux et si insipides, vous ne sauriez me regarder en face et me dire que vous ressentez pour mon neveu rien qui ressemble à de l’amour. Quant à la position, je dois vous informer que s’il se marie, il n’en aura aucune. Il y risquera son héritage, et vous ne trouverez près de ses parents aucun appui. Vous serez encore pauvre et vous ne serez plus libre. Vous n’aurez pas conquis cette indépendance après laquelle vous soupirez. La vue d’une figure distraite et mécontente de l’autre côté du foyer vous sera pire que la solitude. Et quant à l’affection reconnaissante, ajouta l’homme du monde, c’est le synonyme poli de tranquille indifférence

— Monsieur Egerton, on dit que vous êtes de bronze. N’avez-vous jamais ressenti le besoin d’un intérieur, d’une famille ?

— Je vous répondrai franchement, dit l’homme d’État ; si je ne l’avais ressenti, croyez-vous que j’eusse été et que je voulusse demeurer jusqu’au bout le misérable forçat de la politique ? Que mon âme soit ou non de bronze, elle aurait depuis longtemps fondu comme la cire devant le feu si je m’étais assis oisif à rêver d’une famille.

— Mais nous autres femmes, répondit Béatrix avec émotion, la vie politique n’existe pas pour nous et nous demeurons oisives à rêver. Oh ! continua-t-elle après une courte pause et en joignant les mains avec ferveur, vous me croyez mondaine, cupide, ambitieuse ; combien mon sort eût été différent si j’eusse eu une famille, si j’eusse eu quelqu’un à aimer et à vénérer, quelqu’un dont le sourire eût développé ce qu’il y avait de bon en moi, et dont un regard de reproche eût corrigé ce qui y était mauvais.

— Et cependant, dit Audley, presque toutes les femmes du grand monde ont eu le choix une fois dans leur vie et l’ont dédaigné. Combien peu de femmes de votre rang songent à la famille, à l’intérieur en se mariant ; combien peu souhaitent de respecter en même temps que d’aimer, et combien dans tous les rangs qui, lorsqu’elles ont possédé le foyer domestique, en ont volontairement perdu l’abri… les unes par ennui, les autres par fatigue, d’autres pour un moment de caprice, de soupçon, de jalousie, pour une idée bizarre, un accès de colère, une bagatelle, un feu follet, un rêve ! Vous dites vrai, les femmes se plaisent dans les rêves. Le sens commun, le monde réel est au-dessus ou au-dessous de leur intelligence. »

Tous deux gardèrent alors le silence, Audley le rompit le premier. « Ne perdons pas, dit-il, avec un sourire moitié triste et moitié cynique, notre temps à parler sentiment ; nous savons trop pour cela ce qu’est véritablement la vie telle que nous l’ont faite nos fautes ou nos malheurs. Encore une fois je vous conjure de réfléchir avant de consentir à cette absurde demande de mon neveu. Soyez-en sûre, ou vous pourrez accueillir une demande plus digne de votre ambition, ou bien en renonçant au rang et à la fortune, avec votre beauté et votre cœur romanesque, vous rencontrerez un homme qui du moins pendant une saison de bonheur, si l’amour humain ne peut durer davantage, vous dédommagera de votre sacrifice ; Frank ne le pourra jamais. »

Béatrix détourna la tête pour cacher les larmes qui jaillissaient de ses yeux.

« Réfléchissez bien à tout ceci, dit Audley du ton le plus doux de sa voix mélodieuse. Vous souvenez-vous que lorsque vous arrivâtes en Angleterre je vous dis que ni le mariage ni l’amour n’avaient d’attraits pour moi. Après cette confession nous devînmes amis, c’est pourquoi je vous parle aujourd’hui comme un des anciens sages, parce que je suis en dehors de toutes les affections et de tous les liens qui égarent généralement notre sagesse. Rien, si ce n’est l’amour véritable (et qu’il est rare ! à peine s’il est donné à un seul cœur sur un million de le ressentir), rien, si ce n’est l’amour véritable ne peut nous dédommager de la perte de notre liberté, des soucis et des peines de la pauvreté, de la froide pitié d’un monde que nous méprisons et respectons à la fois. Et tous ces maux et bien d’autres suivraient infailliblement l’acte que vous voulez faire : un mariage imprudent.

— Audley Egerton, dit Béatrix levant sur l’homme d’État ses beaux yeux encore humides, vous convenez que l’amour véritable dédommage d’un mariage imprudent. Vous parlez comme si vous aviez connu l’amour… vous ! Serait-il possible ?

— L’amour véritable, j’ai cru autrefois le connaître, mais lorsque maintenant je songe avec remords au passé, je serais tenté d’en douter, n’était-ce de cette souffrance que l’amour réel seul laisse à jamais derrière lui :

— Qu’est-ce donc ?

— Un vide là ! répondit Egerton en montrant son cœur. La désolation ! Adieu ! »


CHAPITRE LII.

Léonard restait debout près de l’enveloppe mortelle de son ami, et il contemplait, dans ce sourire ineffable de la mort, le dernier rayon qu’y avait laissé l’âme. Après quelque temps il retourna dans la chambre voisine d’un pas aussi léger que s’il eût craint de réveiller le mort. Bien que fatigué de cette longue veille, il sentit qu’il lui serait impossible de dormir. Il s’assit devant la petite table et appuya sa tête sur ses mains, réfléchissant tristement. Ainsi s’écoulait le temps. Il comptait les heures que sonnait en bas l’horloge du vestibule ; dans la maison de mort le son d’une horloge a je ne sais quoi de solennel, car pour l’âme que nous regrettons le temps a cessé d’exister. Une sorte de terreur superstitieuse envahit par degrés l’âme du jeune homme. La lune avait disparu, l’aube grise et froide l’éclairait seule, et sa lumière blafarde pénétrait par la porte ouverte jusque dans la chambre mortuaire.

Et là, près du foyer éteint, Léonard distinguait l’hôtesse veillant encore et pleurant tout bas. Il alla vers elle pour lui dire quelques paroles de consolation, elle lui serra la main, puis lui fit signe de se retirer. Il la comprit ; elle ne voulait d’autre consolation que le soulagement de ses larmes silencieuses. Il retourna de nouveau dans sa chambre et cette fois ses regards tombèrent sur les papiers dont Burley lui avait parlé. Pourquoi son cœur se serra-t-il soudain et le sang courut-il si rapidement dans ses veines ? Pourquoi prit-il ces papiers d’une main tremblante, puis les remit-il sur la table (comme si le courage lui eût manqué), pourquoi les examina-t-il ensuite si avidement ? C’est qu’il avait reconnu l’écriture fine et délicate de ces poèmes touchants dont la lecture avait été le grand événement de son adolescence. La mystérieuse figure de Nora se dressait de nouveau devant lui, et il se sentait en présence d’une mère. Il ferma doucement la porte, comme s’il eût voulu exclure avec une piété jalouse, jusqu’à celui qui habitait maintenant le monde des esprits et s’enfermer seul avec le doux fantôme.

Les papiers avaient dans l’origine été cousus ensemble. Ils s’étaient détachés, peut-être entre les rudes mains de Burley, mais l’ordre en était facile à retrouver. Léonard vit bientôt qu’ils formaient une sorte de journal, non pas cependant régulièrement daté, et rapportant les événements de chaque jour. Il y avait des vides, des intervalles, et l’auteur ne s’était pas attaché à une narration suivie. Parfois la prose était remplacée, par une rapide effusion poétique, jaillissant du cœur ; d’autres fois le récit abandonné se résumait dans une seule ligne brûlante, une seule exclamation de joie ou de douleur ! Partout se révélait une âme d’une exquise sensibilité, et lorsque le génie apparaissait, c’était si naïvement, qu’on était tenté de l’attribuer à une vive émotion. Au début l’auteur ne parlait pas à la première personne.

Le manuscrit s’ouvrait par des descriptions et de courts dialogues entre des personnes dont le nom n’était indiqué que par des initiales. Le style avait la fraîcheur et la simplicité de l’innocence, semblable à une matinée du printemps, il respirait la pureté et le bonheur. Un jeune homme et une jeune fille, d’humble naissance, cette dernière encore enfant, se promènent les dimanches soirs dans les vertes prairies qui entourent la ville d’ordinaire active et bruyante, mais où ce jour-là s’arrête le travail. Ils ne se disent que quelques mots. On devine, bien que l’écrivain l’ignore encore, combien l’imagination de la jeune fille s’élance au delà du cercle d’idées de son compagnon. C’est lui qui questionne, elle qui répond, et en continuant de lire on s’aperçoit bientôt que le jeune homme aime la jeune fille et qu’il l’aime en vain. Tant de sincérité éclate dans ce récit ! Léonard reconnaît déjà dans ce jeune homme le barde villageois, Mark Fairfield. En cet endroit on s’aperçoit d’une lacune dans la narration, mais de courtes sentences, de fines maximes témoignent des progrès de l’intelligence et des années de celle qui écrit. Et bien que l’innocence demeure, le bonheur est moins apparent dans ces pages. Insensiblement Léonard s’aperçoit qu’une phase nouvelle se produit dans l’existence de l’auteur. Les scènes qui se passent autour d’elle ne sont plus celles de la vie laborieuse des champs, et une figure plus belle et plus brillante succède au compagnon des soirées du dimanche. Cette figure, Nora se complaît visiblement à la peindre, elle est du même âge qu’elle ; elle est peut-être plus jeune, car c’est bien un adolescent qui est décrit avec sa profusion de boucles blondes, ses yeux étrangers aux larmes et qui contemplent le soleil comme ceux d’un aiglon ; avec son sang qui circule bouillant et rapide, avec son désir passionné de la gloire et cette nature franche et généreuse qui se rit hardiment d’un monde qu’elle ignore. Léonard se demandait avec inquiétude quel était ce jeune homme ; il craignait de le deviner. On comprend bientôt que cette société nouvelle amène à celle qui écrit le chagrin et la crainte. Certaines phrases changent les conjectures de Léonard en certitude, et il reconnaît à travers les années écoulées dans l’amoureux adolescent — son généreux bienfaiteur.

Des fragments de dialogue révélaient d’un côté la passion d’une nature ardente, de l’autre l’étonnement et la crainte de celle qui plaignait, mais ne pouvait sympathiser. Une grande différence de rang paraissait exister entre ces deux enfants et cette différence semblait fortifier la vertu et affermir le cœur de la jeune fille. Puis quelques phrases, à demi effacées par les larmes, témoignaient de sentiments blessés, d’humiliations souffertes. Une personne ayant autorité, sans doute le père de l’amant, était intervenue, avait questionné, conseillé, adressé des reproches. Il était évident que cette passion n’était pas de celles qui déshonorent ; elle prononçait le mot de fuite, mais en même temps celui de mariage.

Les phrases devenaient de plus en plus courtes, et elles exprimaient une ferme résolution. Puis venait un passage si délicieux que les larmes empêchaient presque Léonard de le lire. C’était la description d’une visite faite par l’auteur à ses parents, avant quelque pénible départ. Il distingua la silhouette d’une mère orgueilleuse mais tendre, celle d’un père plus tendre encore mais plus imprévoyant ; et ensuite une scène douce et calme entre la jeune fille et son premier amant se terminant ainsi : « Elle mit donc la main de M… dans celle de sa sœur en disant : « Vous m’avez aimée avec votre imagination, aimez-la avec votre cœur, » puis elle les quitta fiancés. »

Léonard soupira. Il comprit maintenant comment Mark Fairfield retrouvait dans les traits vulgaires de sa femme un reflet de l’âme et de la beauté de sa sœur.

Soudain l’auteur était à Londres, dans la maison de quelque riche protectrice ; cette ombre d’amie sans amitié qui dans le jargon du monde s’appelle une dame de compagnie ; elle assistait au gai mouvement du monde comme à travers les barreaux d’une prison. Pauvre oiseau captif, loin de son bois natal, il lui fallait chanter, cela seul la rattachait à la liberté et à la nature. La protectrice semble partager les craintes de la fugitive au sujet du jeune amant dont elle a repoussé les larmes et les prières ; mais c’est l’amant qu’elle craint de voir s’avilir, non pas celle qu’il poursuit ; ce qu’elle redoute, c’est une alliance peu convenable pour un héritier de grande naissance ; et cette sorte de crainte blesse l’orgueil de l’auteur.

Le récit est suspendu pendant plusieurs mois, comme si Nora fût devenue lasse et indifférente, pour recommencer soudain sur un ton nouveau et exprimer des craintes et des espérances jusque là-inconnues. Nora parle tout d’un coup à la première personne, c’est le je vivant qui maintenant apparaît dans ces pages. Comment cela ? La femme n’est plus une ombre et un secret ignoré d’elle-même ; le sentiment vif et intense de l’être individuel s’est emparé d’elle, et l’amour parle haut dans son cœur nouvellement éveillé.

Un personnage nouveau a surgi et tout d’abord le personnage n’est désigné que par il, comme s’il était l’unique représentant des myriades d’êtres qui s’agitent sur la terre. À peine a-t-il paru sur la scène que l’on entrevoit quelle agitation inquiète il produit sur l’imagination de Nora. Elle le revêt d’un charme qui probablement est tout en elle-même. Il apparaît comme le parfait contraste de l’adolescent qu’elle a fui. Il est représenté sérieux, mais plein de douceur ; sa voix commande le respect, son regard et sa lèvre expriment la force et la dignité contenues. Hélas ! celle qui écrit se trahit elle-même ; on comprend que le charme naît du contraste, non-seulement avec le caractère du premier amant, mais avec le sien propre. Et maintenant laissant Léonard réfléchir et chercher sa voie au milieu des réticences et des lacunes de ce récit, nous allons expliquer au lecteur ce que journal seul ne pourra révéler au jeune poète.


CHAPITRE LIII.

Nora Avenel, pour fuir l’amour d’Harley, s’était placée comme dame de compagnie chez une parente valétudinaire de lady Lansmere, à laquelle celle-ci l’avait recommandée. Mais lady Lansmere ne pouvait croire que la généreuse fierté de la pauvre fille résistât longtemps à l’ardente affection de celui qui avait à lui offrir la perspective d’une couronne de comtesse. Elle représentait continuellement à lady Jane la nécessité de marier Nora à un homme d’un rang plus rapproché du sien et autorisait son amie à promettre en son nom une riche dot à la jeune fille. Lady Jane chercha autour d’elle et découvrit sur les confins de ses relations sociales, fort peu étendues d’ailleurs, un jeune procureur, fils naturel d’un lord, et qui était en relation avec les fashionables clients dont la détresse temporaire avait été l’origine de sa fortune. Le jeune avocat était bel homme, élégant et poli. Lady Jane l’invita chez elle, et s’apercevant que la rare beauté de Nora l’avait frappé, elle fit briller à ses yeux la dot promise à celle-ci par la comtesse.

Le procureur fashionable, qui plus tard devint le baron Lévy, n’avait pas besoin de ce stimulant, car bien que pauvre il comptait sur lui-même pour arriver à la fortune, et à l’opposé de Randal, un sang ardent courait dans ses veines. Mais les ouvertures de lady Jane le rendirent confiant dans le succès, et lorsque, après avoir fait une demande positive, il essuya un refus également positif, son amour propre fut cruellement blessé. La vanité était la passion dominante de Lévy ; il s’éloigna dissimulant sa rage, et ignorant lui-même à quel point cette rage, que le temps changea en froide malignité, pouvait devenir haineuse et vindicative, jusqu’à ce que le démon de l’Occasion vînt lui suggérer les moyens de la satisfaire.

Lady Jane fut d’abord irritée du refus de Nora ; mais la grâce touchante de cette charmante fille lui avait peu à peu gagné le cœur, avait triomphé même de ses préjugés nobiliaires, et lady Jane finit par s’avouer que Nora méritait mieux que M. Lévy.

Harley avait toujours cru que Nora lui rendait amour pour amour et que la reconnaissance qu’elle devait à lady Lansmere, et un instinct de fierté et de délicatesse, l’empêchaient seuls d’écouter ses prières. Nous lui devons cette justice que, tout opiniâtre et tout passionné qu’il fût, il eût sur-le-champ cessé ses poursuites s’il eût pu croire qu’elle les regardait comme une persécution. Cette erreur était naturelle, car sa conversation avant qu’il eût parlé d’amour, avait ébloui et charmé l’enfant de génie dont les yeux avaient exprimé franchement ce ravissement. Comment Harley eût-il, à son âge, distingué le poète d’avec la femme ? Le poète se plaisait aux promesses d’une âme dont les erreurs mêmes attestaient la richesse et la beauté ; mais à la femme il fallait une nature developpée, épanouie, complète. Harley n’était encore qu’un adolescent, et Nora était de celles dont l’idéal est l’homme qui commande, qui impose l’amour.

Harley parvint à découvrir la nouvelle résidence de Nora. Il se présenta chez lady Jane qui lui interdit sa maison ; il lui fut impossible de voir Nora. Il écrivit, mais il ne douta pas que ses lettres ne fussent interceptées, puisqu’elles restaient sans réponse. Son jeune cœur débordait de rage. Il proféra des menaces qui excitèrent les craintes de lady Lansmere et même les prudentes appréhensions de son ami Audley Egerton. À la prière de la mère, aussi bien que d’après le désir du fils, Audley Egerton consentit à se rendre chez lady Jane pour faire connaissance avec Nora, et sincèrement désireux de détourner son ami d’une imprudence qu’il regardait comme fatale, il résolut d’examiner cette perle fameuse et d’en découvrir les défauts. Audley était alors dans la fleur de son ardente et ambitieuse jeunesse. À la dignité naturelle de ses manières se joignaient une suavité et un fini qu’en dépit de l’âge et des affaires il n’avait jamais complètement perdus, car, malgré la parole brève et le regard froid dont l’exercice du pouvoir fait contracter l’habitude, le ministre avait toujours joui de cette popularité personnelle que peut seule donner ce je ne sais quoi qui plaît et qui attire. Il avait dès lors, comme il l’eut toujours depuis, cette gracieuse réserve que La Rochefoucauld nomme le mystère du corps, ce voile léger, mais protecteur, qui ne laisse apercevoir que le contour extérieur du caractère et excite l’intérêt en provoquant les conjectures.

L’impression que produisit tout d’abord cet homme sur Nora fut étrange et profonde. Elle avait entendu parler de lui comme de la personne qu’Harley aimait et révérait le plus, et elle reconnut sur-le-champ dans son maintien, dans son aspect, dans sa parole, jusque dans les accents de sa voix mâle et sonore, cette puissance qu’une femme, quel que soit son génie, ne possède jamais, et à laquelle, par cela même, elle attribue généralement une noblesse qui n’est pas toujours réelle : la puissance de desseins arrêtés et d’une ambition sereine et recueillie. Nora ne produisit pas sur Egerton un effet moins subit. Il fut surpris par une beauté de formes et de visage de l’ordre le plus rare : il fut plus étonné encore de découvrir que la noblesse de l’âme pouvait communiquer une grâce qu’on demanderait vainement à l’aristocratie de naissance. Il s’était attendu à trouver une villageoise simple, timide, rougissante, et voici qu’involontairement son front altier s’inclinait à la première vue de cette délicate fraîcheur, de cette exquise douceur qui est le titre le plus assuré de la femme au respect de l’homme. Ce ne fut qu’après plusieurs entrevues qu’il eut le courage de s’occuper de sa mission et de parler d’Harley. Et quand il le fit, ce fut en balbutiant. Mais il comprit clairement les paroles de Nora ; il vit qu’Harley n’était pas aimé, et à cette pensée une joie coupable envahit tout son être. Audley s’en revint agité et mécontent de lui. Nous avons plusieurs fois dans ce récit fait allusion aux passions violentes et opiniâtres qu’il cachait sous une froideur apparente. Ces passions s’éveillèrent alors. Il sentit que l’amour s’était emparé de ce cœur que la confiance de son ami aurait dû suffire à garder.

« Je n’y retournerai plus, dit-il brusquement à Harley.

— Pourquoi ?

— Cette jeune fille ne vous aime pas. Cessez donc de songer à elle. »

Harley s’indigna et refusa d’en croire son ami ; les motifs les plus puissants se réunissaient d’ailleurs pour affermir Audley dans la voie de l’honneur. Bien qu’on le crût riche, il était pauvre et très-endetté, résolu à s’élever, désireux de conserver l’estime du monde. L’amour avait donc à combattre en lui une multitude d’influences contraires ; Audley était doué d’une nature vigoureuse, mais ces natures, hélas ! si elles opposent à la tentation la résistance du granit, ont à combattre des passions de feu.

On l’a remarqué cent fois ; nos destinées dépendent souvent de l’impulsion irréfléchie d’un moment. Il en fut ainsi de cet homme en apparence si calme et si prudent. Harley vint un jour le trouver très-affligé ; il avait appris que Nora était malade, il suppliait Audley d’aller la voir sur-le-champ. Audley céda. Lady Jane Horton, souffrante de la maladie qui bientôt après lui devint fatale, n’était pas en état de le recevoir. On le fit entrer dans l’appartement de Nora. En attendant celle-ci, il se mit à feuilleter machinalement un album que Nora appelée subitement près de lady Jane avait laissé sur la table. Il y vit l’esquisse de ses propres traits ; il lut quelques lignes écrites au-dessous. C’était l’expression d’une tendresse naïve et sans espoir. Ces paroles écrites par une jeune fille accoutumée à regarder son génie poétique comme son seul confident, à verser dans ces effusions d’un cœur solitaire ses pensées, ses sentiments, la confession de mystiques soupirs qu’elle n’eût jamais révélée à une oreille vivante, qu’excepté en cette occasion, elle se fût à peine avouée à elle-même. Audley vit qu’il était aimé, et cette révélation consuma d’un feu soudain toutes les barrières qui contenaient son propre amour. Nora entra, elle le vit penché sur l’album ; elle poussa un cri, s’élança vers lui, puis tomba à genoux couvrant son visage de ses mains. Mais Audley était à ses pieds. Il oublia son ami, sa mission ; il oublia l’ambition, il oublia le monde entier. Il plaida sa propre cause, il exprima son propre amour. Et lorsqu’ils se séparèrent, ils étaient fiancés l’un à l’autre.

Et maintenant cet homme qui jusqu’ici s’était piqué d’être le modèle du parfait gentleman, cet homme objet de l’admiration de tous ses jeunes contemporains, il lui fallut dire adieu à la vérité et serrer la main de l’ami qu’il avait trahi.

Il lui fallut différer, l’amuser, le tromper, lui faire croire qu’il espérait triompher bientôt des hésitations de Nora, que dans quelque temps, il l’amènerait à oublier le rang d’Harley, l’orgueil de ses parents et qu’elle consentirait à devenir sa femme. Et Harley crut Egerton sans qu’aucun soupçon vînt ternir de son souffle le miroir de son âme loyale.

Audley, impatient, comme le sont toujours les esprits vigoureux, d’accomplir ce qu’il avait résolu, de mettre un terme aux tortures que la jalousie et la honte lui infligeaient dans chacune de ses entrevues avec Harley, d’en finir avec les scrupules et de pouvoir se dire : « Bien ou mal, il n’y a plus à y revenir, c’est une chose faite ; » Audley, poussé par l’impétuosité de ses désirs, pressait Nora de consentir à un mariage secret, qui devait rester tel jusqu’à ce que sa carrière ne pût en être entravée.

Ce n’était pas là son motif le plus puissant. Il reculait devant l’idée d’avouer sa faute à son ami ; il en voulait différer l’humiliante confession jusqu’au moment où, il essayait de se le persuader, la passion d’Harley serait éteinte, aurait cédé aux distractions que le temps amènerait nécessairement.

Il ne confia pas à Nora ces derniers motifs de garder le secret ; il comprit que lui révéler l’étendue de sa trahison envers son ami, ce serait s’abaisser à ses yeux, il ne parla donc que légèrement de ce qui concernait Harley, et traita la passion de son ami comme une chose passée et sans importance. Il n’appuya que sur les raisons qui exigeaient un sacrifice, soit de sa part à lui, soit de celle de Nora.

Nora n’hésita pas sur le choix ; elle était si convaincue de la supériorité de son amant qu’elle imposa silence aux murmures de sa fierté, et ne mit pas un instant en doute la convenance de ce que celui-ci trouvait bon et sage.

Bien qu’il eût abandonné la prudence dans cette grande affaire, Audley conserva cependant sa circonspection accoutumée dans les détails. Il se montra tel qu’il devait être toute sa vie ; téméraire dans les grandes choses et prudent dans les petites. Il ne voulut point confier son secret à lady Jane Horton, encore moins à lady Lansmere. Il fit simplement observer à la première que Nora n’étant plus sous son toit à l’abri des poursuites d’Harley, mieux valait qu’afin de les éluder, elle se retirât pendant quelque temps chez une vieille parente à elle.

Ainsi donc, du consentement de lady Jane, Nora se rendit d’abord chez une parente éloignée de sa mère, puis la quitta bientôt pour aller habiter une maison qu’avait louée Egerton sous le nom de Bertram. Il s’était arrangé de manière à prévenir toute chance d’une découverte prématurée de leur mariage. Mais il arriva que, le matin même de la cérémonie, un des témoins qu’il avait choisis, un domestique de confiance, fut frappé d’apoplexie. Pressé de lui trouver un remplaçant, Egerton songea à Lévy, son procureur, son créancier, avec lequel il était lié aussi intimement que l’est, en général, un jeune homme du monde avec un homme de loi de son âge qui connaît toutes ses affaires, et a fait de son mieux, par amitié pure, pour les mettre dans l’état désastreux où elles sont.

Lévy fut donc appelé. Egerton ne lui révéla pas d’abord le nom de sa fiancée, mais il lui en apprit assez sur l’imprudence de ce mariage et sur la nécessité où il se trouvait de le tenir secret, pour s’attirer les plus vives remontrances de la part de l’usurier, car celui-ci avait toujours compté qu’Egerton ferait un riche mariage et que lui, Lévy, lui laisserait la femme et s’approprierait la fortune par le cours naturel des choses. Egerton ne l’écouta pas et l’entraîna vers la chapelle où allait s’accomplir la cérémonie, et l’usurier vit la fiancée avant qu’on la lui eût nommée. Il dissimula son émotion, sa rage, et remplit le rôle qui lui était assigné dans la cérémonie. Son sourire, lorsqu’il complimenta la mariée, eût dû la faire frissonner, mais Nora avait les yeux baissés vers la terre, où elle ne voyait que le reflet du ciel, et son cœur se réfugiait aveuglément dans celui auquel elle venait de se donner pour toujours. Elle ne remarqua pas le haineux sourire qui accompagnait les félicitations du procureur.

Plus tard Nora ne jugea pas nécessaire d’apprendre à Egerton que Lévy était un prétendant éconduit ; avec le tact exquis de l’amour, elle comprit que l’idée d’un pareil rival blesserait la fierté de son mari.

Et tandis qu’Harley L’Estrange, hors de lui en apprenant que Nora avait quitté lady Jane Horton, la cherchait de tous côtés, Egerton, sous un nom emprunté, dans un quartier isolé, loin des clubs dont il était l’oracle, loin de toutes les occupations comme de tous les plaisirs qui l’avaient jusqu’ici attiré, s’abandonnait, en s’en étonnant lui-même, à la seule joie qui ait le pouvoir de détourner du but les regards de l’ambitieux. Le monde avait pour lui cessé d’exister, et il ne le regrettait pas ; il ne le connaissait plus ; deux beaux yeux aimants et intelligents, dont le souvenir devait le poursuivre à jamais dans son austère et aride existence, étaient devenus son univers, et il se disait tout bas : « Mais c’est là le véritable bonheur. » Bien souvent, dans la solitude des années qui suivirent, il devait se répéter que là en effet avait été le bonheur. Et Nora ? avec son cœur débordant d’amour et de joie, sa luxuriante richesse de pensée et d’imagination, Nora, cette enfant de lumière et de poésie, ne découvrit-elle pas quelque chose de comparativement étroit et stérile dans la nature de celui à qui elle s’était unie ? Lorsque Audley pressait le cœur de Nora contre le sien, en comprenait-il les nobles battements ? Tout le fer de son esprit valait-il un grain de l’or pur qu’elle avait repoussé dans l’amour d’Harley ?

Nora avait-elle découvert tout cela ? Non. Le génie ne ressent ni vide ni regret tant que le cœur est satisfait. Le génie de Nora sommeillait immobile ; il avait été le compagnon de sa solitude ; il lui était maintenant inutile. Lorsqu’une femme aime profondément un homme qui lui est inférieur dans l’ordre de l’esprit, combien souvent la voyons-nous quitter son rang et descendre doucement au niveau du bien-aimé, de crainte d’être estimée supérieure, là où elle ne voudrait pas même être égale ? Nora ne savait plus qu’elle était douée de génie, elle savait seulement qu’elle aimait.

Aussi en cet endroit le journal changeait de ton, il respirait ce calme bonheur qui n’est calme que parce qu’il est profond. Cet intermède n’eût pu, dans aucun cas, se prolonger dans la vie d’un homme comme Egerton ; les circonstances contribuèrent encore à l’abroger. Ses affaires étaient dans le plus grand désordre ; elles étaient toutes confiées à Lévy. Des demandes jusqu’ici timides se firent menaçantes. Harley, de retour à Londres, après d’inutiles recherches, voulait revoir son ami. Audley fut obligé de quitter son Éden secret et de reparaître dans le monde ; ce ne fut qu’à la dérobée qu’il vint dans sa maison, dont il cessa d’être l’hôte pour n’être plus que le visiteur. Les réclamations des créanciers devenaient chaque jour plus bruyantes et plus furieuses, au moment même où Egerton avait le plus besoin de tout l’appui que peuvent donner, pour s’élever, le respect public, une position honorable, une réputation d’indépendance pécuniaire, à un homme qui, dans sa marche vers la fortune, s’est encombré d’un fardeau. On le menaçait de la saisie, de la prison. Lévy disait qu’emprunter davantage ne ferait qu’agrandir sa ruine, haussait les épaules et lui conseillait une retraite volontaire dans la prison pour dettes ; rien de meilleur, disait-il, pour effrayer ses créanciers et les amener à composition ; « mais, ajoutait-il avec ironie, pourquoi ne pas vous adresser au jeune L’Estrange ? c’est un garçon qui semble créé pour qu’on lui emprunte de l’argent. »

Lévy, qui avait appris de lady Jane l’amour d’Harley pour Nora, connaissait déjà le moyen de se venger d’Egerton. Audley ne voulait rien demander à l’ami qu’il avait trahi, et quant aux autres amis, personne n’en avait, il est vrai, un plus grand nombre que lui, mais aussi personne ne savait mieux qu’il les perdrait tous s’ils apprenaient une fois qu’il eût besoin de leur argent. Humilié, harassé, torturé, fuyant Harley qui le cherchait toujours, terrifié à chaque coup qu’on frappait à sa porte, Egerton résolut de s’aller cacher dans le vieux manoir paternel et de s’y livrer à un sérieux examen de ses affaires.

Et alors (pour abréger autant que possible un récit qui s’assombrit et s’attriste à chaque page), alors Lévy commença son œuvre d’astucieuse vengeance, et peu à peu ses artifices prévalurent. Sous prétexte d’aider Egerton dans l’arrangement de ses affaires, qu’il était secrètement parvenu à compliquer davantage encore, il venait fréquemment passer quelques heures à Egerton-Hall ; il arrivait par la malle-poste et observait l’effet que produisaient les lettres presque quotidiennes de Nora sur le nouveau marié, harcelé par les soucis matériels de la vie. Il était ainsi toujours prêt à inspirer à l’ambitieux le regret de l’imprudence à laquelle l’avait entraîné sa passion, ou à rendre plus amer le remords qu’éprouvait Audley de sa trahison envers L’Estrange. Présentant ainsi sans cesse à l’esprit du débiteur harassé des images en opposition avec l’amour, avec la poésie de la vie, il le désaccordait pour ainsi dire pour la réception des lettres de Nora, toutes remplies des pensées qu’une imagination délicate suggère au plus ardent amour. Egerton était de ceux qui ne confient jamais pleinement leurs affaires aux femmes. Nora, en écrivant ainsi, ignorait donc l’étendue de sa cruelle détresse. Et Lévy était toujours là, lui représentant la prose de la vie sous sa forme la plus cynique : cette surabondance d’affection, cette douleur de son absence, ces prières pour son retour, ces doux reproches lorsqu’un courrier manquait d’apporter une réponse, tout cela apparut à l’homme pratique et préoccupé de la vie réelle comme une exagération romanesque et fatigante. Les brillantes flèches étaient lancées trop haut pour atteindre un but si proche de la terre. Ah ! c’est le sort commun des natures supérieures ! Quels trésors elles renferment et combien vainement elles les prodiguent !

« À propos, dit un matin Lévy en prenant congé d’Audley pour retourner à Londres, j’irai ce soir dans le voisinage de mistress Egerton.

— Dites mistress Bertram.

— N’a t-elle pas besoin de quelque argent ?

Egerton. Ma femme ! Pas encore. Il faudrait que je fusse complètement ruiné pour la laisser manquer d’argent, et s’il en était ainsi, croyez-vous que je ne serais pas auprès d’elle ?

Lévy. Je vous demande pardon, mon cher ; votre fierté de gentilhomme est si susceptible qu’il est difficile à un homme de loi de ne pas la blesser sans le vouloir. Votre femme alors n’est donc pas informée de l’état de vos affaires ?

Egerton. Non certainement. À quoi bon confier à une femme des choses auxquelles elle ne peut rien, si ce n’est que vous tourmenter plus encore ?

Lévy. C’est vrai, et à une poétesse surtout. Je vous ai interrompu dans votre réponse, voulez-vous m’en charger, elle l’aura un jour plus tôt, c’est-à-dire si vous ne trouvez pas mauvais que j’aille chez elle ce soir ?

Egerton (s’asseyant pour finir sa lettre). Le trouver mauvais ? Non ; pourquoi ?

Lévy (regardant sa montre). Dépêchez-vous ou vous me ferez manquer la voiture.

Egerton (cachetant sa lettre). Là ; je vous serai obligé de l’aller voir et, sans cependant l’inquiéter au sujet de ma position, de lui dire que vous me savez occupé en ce moment d’affaires importantes, afin d’adoucir un peu l’effet de mes brèves réponses.

Lévy. À ces longues lettres croisées en tous sens. Oui.

— Pauvre Nora ! fit Egerton en soupirant, cette réponse va lui sembler bien courte et bien maussade. Expliquez-lui mes excuses, afin que cela serve une fois pour toutes. Je n’ai réellement ni le temps ni le cœur de faire du sentiment ; cependant je l’aime d’une tendre et profonde affection.

— Il a fallu en effet que vous l’aimassiez beaucoup ; je ne vous aurais pas cru capable de sacrifier le monde à une femme.

— Ni moi non plus. Mais, ajouta l’homme ferme et courageux ayant la conscience de sa force, je n’ai pas encore sacrifié le monde. Ce bras élèvera Nora en même temps que moi.

— Bien dit ; mais en attendant, pour l’amour du ciel, n’essayez pas de retourner à Londres ni de quitter votre manoir, car en ce cas vous seriez arrêté, et alors adieu à tout espoir du Parlement et d’une carrière politique. »

La physionomie hautaine d’Egerton s’assombrit. Ainsi que le chien le plus brave se détourne intimidé à la vue d’une pierre ramassée dans la boue, de même quand l’ambitieux lève la tête, prêt à braver le monde, murmurez à son oreille les mots de déshonneur et de geôle, et le voilà qui baisse la tête.

Le même soir Lévy se rendit chez Nora, et il gagna le cœur de la jeune femme en lui faisant l’éloge d’Egerton ; il fit indirectement d’humbles et apologétiques allusions à son ancienne présomption, et se ménagea ainsi la possibilité de renouveler ses visites. Nora était si isolée, elle avait tant de plaisir à voir un homme qui venait de voir Egerton et qui parlait de lui ! Peu à peu le visiteur obtint sa confiance, et alors, au milieu du panégyrique des talents supérieurs d’Audley, il glissa quelques mots de l’ambition du jeune mari, de son ardeur à s’élever ; il insista assez pour alarmer vaguement Nora, pour lui donner à entendre que si chère qu’elle fût à Audley, elle n’avait dans son cœur que la seconde place. Les voies ainsi préparées, il commença à exprimer une respectueuse pitié pour la position équivoque de la jeune femme ; il parla vaguement de bavardages, de médisances, de sa crainte que le mariage ne fût reconnu trop tard pour sauver la ; réputation de Nora. Et quels seraient les sentiments du fier Egerton si sa femme allait être exclue de ce monde dont l’opinion avait pour lui tant de poids ! Il amena insensiblement Nora à exprimer timidement dans ses lettres ses propres craintes, son désir bien naturel que le mariage fût proclamé.

Audley sentait que proclamer un pareil mariage en ce moment ce serait renoncer à sa dernière chance de fortune et de réputation. Puis Harley, Harley si loin d’être guéri de son amour passionné ! Et lorsque arrivaient pareilles lettres, Lévy se trouvait toujours là.

Bientôt il alla plus loin encore, résolu qu’il était à désunir ces deux cœurs. Il réussit, au moyen d’agents salariés, à répandre dans le voisinage de Nora les calomnies dont il l’avait menacée. Il s’arrangea en sorte que, insultée au dehors, outragée chez elle par les sarcasmes de sa propre servante, elle en vînt à trembler devant son ombre, à son foyer solitaire.

Au plus fort de cette intolérable angoisse, Lévy reparut. Son heure était venue. Il donna à entendre qu’il connaissait les humiliations qu’avait endurées Nora ; il lui en témoigna sa compassion ; il offrit d’intercéder auprès d’Egerton pour que justice lui fût rendue. Il se servait ainsi de phrases ambiguës qui blessaient l’oreille de la jeune épouse, torturaient son cœur et l’amenèrent à le prier de s’expliquer ; il la jeta alors dans un état de crainte vague dont il profita pour obtenir d’elle la promesse solennelle de ne jamais révéler à Audley ce qu’il allait lui dire ; il lui confia ensuite d’un air de répugnance hypocrite que son mariage n’était pas strictement légal, que les formalités exigées par la loi n’avaient pas été remplies, qu’Audley, involontairement ou à dessein, avait conservé la liberté de désavouer ce mariage et d’abandonner sa fiancée. Tandis que Nora demeurait muette et abasourdie en écoutant ce mensonge, qu’à l’aide de termes légaux il fit paraître vraisemblable à son inexpérience, il réveilla dans son esprit l’idée de l’orgueil, de l’ambition d’Audley, de l’extrême importance qu’attachait celui-ci à sa position dans le monde. « Là sont vos ennemis, dit-il, mais j’espère le décider à réparer l’injure et à vous rendre enfin justice. » Réparer l’injure ! Ô infamie !

La colère de Nora éclata. Elle, croire qu’Egerton avait ainsi failli à l’honneur !

« Mais s’est-il soucié de l’honneur lorsqu’il a trahi son ami ? Ne saviez-vous pas que lord L’Estrange l’avait chargé de plaider sa cause ? Comment a-t-il rempli sa mission ? »

Plaider la cause de L’Estrange ! Nora n’avait jamais songé à cela. Après les timides allusions qu’avait faites Audley à la demande en mariage de son ami, et la réponse ferme et froide de Nora, celle-ci avait oublié tout ce qui concernait Harley.

Lévy reprit la parole ; il appuya sur la trahison d’Audley envers son ami et ajouta : « Dans le monde d’Egerton trahir un ami est une faute bien autrement grave que de tromper une femme, et si Egerton a pu faire l’un, est-il probable qu’il reculerait devant l’autre ? Mais ne me regardez pas avec ces yeux indignés. Mettez-le à l’épreuve, écrivez-lui que les soupçons injurieux de tout ce qui vous entoure vous sont devenus intolérables, qu’ils ont fini par vous atteindre vous-même ; que le secret gardé sur votre mariage, son absence prolongée, son refus de proclamer le lien qui vous unit, tout contribue à faire naître en vous un doute terrible. Demandez-lui que du moins, s’il ne veut pas encore déclarer votre mariage, il vous donne la preuve de sa légalité.

— Je vais aller le trouver, s’écria impétueusement Nora.

— Aller le trouver ! Dans son propre château ! Quelle scène, quel scandale ! Il ne vous le pardonnerait jamais.

— Eh bien alors, je vais le supplier de venir ici ; je ne saurais écrire ces horribles paroles ; c’est impossible. Laissez-moi. Allez. »

Lévy la quitta et alla trouver deux ou trois des créanciers les plus pressants d’Audley, gens qu’il faisait mouvoir à son gré et qui se conduisaient entièrement d’après ses avis. Il les engagea à faire entourer de recors le manoir d’Audley, en sorte que si Egerton tentait de rejoindre Nora il fût arrêté et mené en prison. Après quoi Lévy se rendit lui-même chez Audley, où il se présenta comme de coutume, une heure avant que le facteur n’apportât les lettres.

Celle de Nora arriva, et jamais le front d’Egerton n’avait été plus sombre que tandis qu’il la lisait. Néanmoins, avec sa décision accoutumée, il résolut aussitôt de céder au désir de sa femme ; il sonna et donna ordre à son domestique d’aller chercher des chevaux de poste. Lévy alors l’attira vers la fenêtre.

« Regardez sons ces arbres, lui dit-il. Voyez-vous ces hommes ? Ce sont des recors, et c’est pour cette raison que je suis venu vous trouver aujourd’hui. Vous ne pouvez sortir de chez vous. »

Egerton recula. « Et cette lettre folle et frénétique, » murmura-t-il en frappant du poing la page ouverte, toute remplie d’amour malgré la terreur qu’elle exprimait.

« Elle m’a déjà écrit, continua Egerton en arpentant la chambre avec colère, pour me demander de publier notre mariage, et ma réponse aurait satisfait toute femme raisonnable. Mais ceci est pire que tout ; la voici maintenant qui doute de mon honneur, à moi qui lui ai tout sacrifié ! Elle me soupçonne, moi, Audley Egerton, un gentilhomme anglais, d’avoir été assez lâche pour…

— Pour tromper votre ami Harley ; ne le savait-elle pas ? interrompit Lévy.

— Monsieur ! s’écria Egerton pâle de colère.

— Ne vous fâchez pas ; en amour comme en guerre tout est légitime, et L’Estrange vous remerciera un jour de lui avoir épargné une telle mésalliance. Mais je m’aperçois que je vous ai blessé, pardonnez-moi, je vous prie. »

Non sans difficulté, et à force de courbettes, l’usurier parvint à apaiser l’orage qu’il avait soulevé dans l’âme d’Egerton, et il apprit alors de lui, avec un feint étonnement, le doute qu’exprimait la lettre de Nora.

« Il est indigne de moi de répondre à un tel soupçon, et bien plus encore de m’en justifier, dit Audley ; si j’avais pu la voir, un coup d’œil de reproche aurait suffi ; mais m’abaisser à écrire : « Je ne suis pas un coquin et je vais vous en donner les preuves, » c’est ce que je ne ferai jamais !

— Vous avez raison ; mais ne serait-il pas possible de concilier votre fierté et les sentiments de votre femme ? Si vous lui écriviez simplement ceci : « Tout ce que vous souhaitez savoir, j’ai chargé Lévy, comme mon homme d’affaires, de vous l’expliquer ; croyez ce qu’il vous dira comme vous me croiriez moi-même. »

— Après tout elle mérite d’être punie, et je suppose qu’une pareille réponse la punira davantage que de plus longs reproches. Mon esprit est si bourrelé d’affaires, que je n’entends rien à ces craintes et à ces caprices de femme. Là, j’ai écrit ce que vous me conseillez. Donnez-lui toutes les preuves qu’elle demande, et dites-lui que dans six mois, au plus tard, arrive que pourra, elle portera le nom d’Audley Egerton.

— Pourquoi dans six mois ?

— D’ici là, le Parlement aura été dissout et des élections générales auront eu lieu. Je serai député, en sûreté contre la prison ; j’aurai conquis une arène pour mon énergie, ou bien…

— Ou bien quoi ?

— Je renoncerai à toute ambition, je prierai mon frère de m’aider à payer les dettes qui pourront me rester après la vente de toutes mes propriétés ; cela ne saurait être considérable. Il dispose d’un bénéfice dont le titulaire est, m’a-t-on dit, vieux et très-malade. J’entrerai dans les ordres.

— Vous vous ferez curé de campagne !

— Et j’apprendrai à être heureux. Je l’ai déjà été ; et c’est lorsqu’elle était près de moi. Expliquez-lui tout. Je crains que cette lettre ne soit trop sévère, mais douter ainsi de moi ! »

Lévy mit la lettre dans son portefeuille et prit aussitôt congé d’Egerton, de crainte qu’il ne vînt à la lui redemander.

Et il fit de cette lettre un usage tel, que le lendemain du jour où il l’avait remise à Nora, celle-ci avait quitté la maison, le pays ; elle avait fui sans laisser de traces. De toutes les angoisses de la vie, la plus poignante et la plus cruelle, celle qui anéantit le plus violemment la raison, et fait que tout notre être n’est plus qu’un cœur déchiré et ensanglanté, c’est la conviction d’avoir été trompé là où nous avions mis toute la confiance de l’amour. L’ancre ainsi arrachée, l’orage s’élève et les étoiles disparaissent sous les plus sombres nuages.

Lorsque Lévy revint, plein de l’infâme pensée qui l’avait stimulé dans sa vengeance : l’espoir que s’il réussissait à changer en mépris l’amour de Nora pour Audley, il parviendrait peut-être à se substituer à l’idole brisée et dégradée, il apprit avec terreur le départ de la jeune femme. Il la chercha vainement pendant plusieurs jours. Il alla chez lady Jane Horton ; Nora n’y avait point paru. Il n’osait retourner chez Egerton. Sans doute Nora avait écrit à son mari, et, malgré sa promesse, avait révélé à celui-ci les mensonges de Lévy ; mais les jours s’écoulant sans lui apporter aucune lumière à ce sujet, il fut obligé de retourner à Egerton-Hall, en prenant soin que le château fût toujours entouré de recors. Audley n’avait pas reçu une seule ligne de sa femme ; il était surpris, inquiet, mais il ne soupçonnait aucunement la vérité.

À la fin Lévy fut obligé d’apprendre à Audley la fuite de Nora. Il la colora à sa façon. Nora s’était sans doute réfugiée chez ses parents, afin de prendre, d’après leurs avis, des mesures pour rendre son mariage public. Cette idée changea la douleur qu’avait d’abord ressentie Audley en un profond mécontentement. Il comprenait si peu Nora, et il était toujours si disposé à voir les choses selon ce qu’il appelait le sens commun, qu’il ne vit aucun autre moyen d’expliquer sa fuite et son silence. Si odieux que parût à Egerton un tel procédé, il était trop fier pour s’y opposer.

« Qu’elle fasse tout ce qu’elle voudra, dit-il froidement, contenant son émotion avec son empire accoutumé sur lui-même, cela occupera le monde pendant quelques jours, mes créanciers s’élanceront sur leur proie avec plus d’ardeur encore…

— Et lord L’Estrange vous enverra un cartel.

— Soit, fit Egerton en portant soudain la main à son cœur.

— Qu’y a-t-il ? Êtes-vous malade ?

— J’éprouve une sensation singulière. Mon père est mort d’une maladie de cœur, et l’on m’a conseillé à moi-même d’éviter les émotions violentes ; cet avis me faisait sourire alors. Allons, il faut se mettre au travail. »

Mais lorsque Lévy fut parti et que cet homme au masque de fer se retrouva seul, il éprouva de plus en plus le sentiment d’une perte cruelle. Le doux et aimant visage de Nora lui semblait se détacher de la sombre muraille ; son caractère confiant et docile, sa générosité, sa promptitude au sacrifice lui revinrent en mémoire et combattirent les accusations de Lévy. L’amour d’Egerton, un instant suspendu par le souci des affaires, mais qui malgré tout était la première passion de son âme, se mêla de nouveau à toutes ses pensées, avec un charme plein de douceur. Il échappa aux recors à la faveur de la nuit. Il arriva à Londres ; il y chercha partout sa jeune épouse. Lady Jane Horton était au lit, mourante, incapable de répondre à sa lettre, incapable même de la lire. Audley envoya un messager secret à Lansmere, afin de savoir si Nora était retournée chez ses parents. Elle n’y était pas ; les Avenel la croyaient encore chez lady Jane Horton.

Audley fut alors sérieusement alarmé, et Lévy s’arrangea de façon à ce qu’au milieu de ces inquiétudes il fût arrêté par ses créanciers. Mais il ne resta que peu de jours en prison. Avant que le monde connût l’événement, les dettes étaient payées et Lévy désappointé ; Audley était libre. Lord L’Estrange avait appris du domestique de son ami ce que celui-ci eût donné tout au monde pour lui cacher, et le généreux jeune homme, qui, outre la pension magnifique qu’il recevait du comte, devait, lors de sa majorité, entrer en possession d’une fortune personnelle considérable, s’était hâté d’emprunter l’argent nécessaire et de satisfaire les créanciers d’Audley. L’œuvre était accomplie avant qu’Audley en eût connaissance ; il ne put donc s’y opposer, mais une émotion nouvelle, non moins poignante peut-être que celle que lui avait causée la perte de Nora, tortura l’homme qui jadis avait souri en écoutant l’avertissement de la science, et il éprouva fréquemment cette même sensation au cœur dont il avait parlé à Lévy.

Harley lui aussi cherchait Nora, ne songeait qu’à elle, ne parlait que d’elle ; il semblait triste et fatigué ; la fleur de sa jeunesse était flétrie. Audley pouvait-il lui dire : « Celle que vous cherchez appartient à un autre ; et celui qui vous a trahi c’est votre ami ! » Audley le pouvait-il ? Il ne l’osa pas. Lequel des deux souffrait davantage ?

Et ces deux amis de caractère si opposé étaient singulièrement attachés l’un à l’autre. Inséparables au collège, ils s’étaient de nouveau trouvés réunis dans le monde ; entre eux existait un trésor de confidences accumulées depuis l’enfance. Au milieu même de son chagrin et de son anxiété, Harley faisait encore des projets pour Egerton, et le remords, la reconnaissance, avaient changé l’affection d’Audley pour son ami en une sorte de culte, auquel se mêlait une pitié respectueuse qui brûlait de soulager, d’expier ; mais comment ? Oh ! comment ?

Les élections générales approchaient, et toujours point de nouvelles de Nora. Lévy cherchait silencieusement de son côté. Audley fut pressé de se porter candidat pour Lansmere, non-seulement par Harley, mais encore par les parents de celui-ci, par la comtesse surtout, qui attribuait tacitement aux sages conseils d’Audley la disparition mystérieuse de Nora.

Egerton repoussa d’abord la pensée de contracter une nouvelle obligation envers Harley, mais il brûlait de pouvoir s’acquitter au moins pécuniairement envers celui-ci ; le sentiment de sa dette l’humiliait plus que tout le reste. Avec des succès parlementaires, il obtiendrait probablement une position lucrative sur le continent, et il se déchargerait alors peu à peu du poids qui pesait sur son cœur et sur son honneur. Aucune autre voie de s’acquitter ne lui paraissait ouverte. Il accepta donc l’offre d’Harley et se rendit à Lansmere. Son frère, qui venait de se marier, fut invité à venir l’y rejoindre, et il trouva là aussi miss Leslie, la riche héritière dont lady Lansmere espérait voir Harley s’éprendre, mais qui depuis longtemps avait en secret donné son cœur à Egerton.

Pendant ce temps, l’infortunée Nora, trompée par les artifices de Lévy, suivant l’impulsion naturelle de son cœur si sensible à la bonté, fuyant un asile qu’elle regardait comme déshonorant, fuyant un amant dont le pouvoir sur elle était si grand, qu’elle tremblait qu’il ne lui fît accepter la honte elle-même, Nora n’avait qu’une pensée, c’était celle d’éviter pour toujours la présence d’Audley. Elle ne voulut point retourner chez ses parents, ni chez lady Jane ; on l’y eût trop facilement poursuivie. Une Italienne de haut rang, qui voyait souvent lady Jane, s’était prise d’affection pour Nora, et le mari de cette dame, obligé de retourner avant elle en Italie, l’avait engagée à prendre chez elle une compagne. L’Italienne avait parlé de ce projet à Nora et à lady Jane, qui avait conseillé à la jeune fille d’accepter cette offre et d’aller passer quelque temps sur le continent, afin d’échapper aux recherches d’Harley. Nora avait alors refusé, car déjà elle avait vu Audley Egerton. Elle alla trouver cette dame italienne ; l’offre lui fut renouvelée avec la plus touchante bonté, et dans son désespoir elle l’accepta avec empressement. Mais l’Italienne devait visiter plusieurs châteaux anglais avant de quitter définitivement l’Angleterre. Nora se réfugia en l’attendant dans un petit logement situé dans un faubourg éloigné de Londres, et qui lui avait été recommandé par une femme de chambre anglaise au service de la belle étrangère. C’est ainsi qu’elle était venue dans le cottage où mourut Burley. Peu de temps après elle quitta l’Angleterre avec sa nouvelle compagne, à l’insu de tout le monde, de lady Jane comme de ses parents.

Pendant tout ce temps, la malheureuse fille était en proie à une sorte de fièvre morale, et poursuivie, comme dans le délire, par des rêves auxquels elle s’efforçait en vain d’échapper.

Les plus savants physiologistes s’accordent à dire que la folie est plus rare chez les personnes douées d’une belle imagination que chez les natures vulgaires, mais néanmoins ces personnes sont plus que d’autres sujettes à un état d’esprit temporaire où le jugement sommeille et l’imagination règne tyranniquement. Une seule idée prévaut, chasse toutes les autres, se présente sans cesse sous un jour aveuglant, Nora était ainsi possédée d’une idée fixe : fuir la honte !

Mais lorsque la mer, lorsque d’interminables lieues s’étendirent entre elle et son amant, lorsque de nouvelles images se présentèrent à son esprit, que se ralentit la fièvre et que revint la raison, le doute se fit jour à travers son désespoir. N’avait-elle pas été trop crédule, trop prompte ? Insensée ! insensée ! Quoi ! Audley serait un misérable ! Combien elle était coupable si elle s’était trompée ! Et au milieu de cette réaction de sentiments, elle sentit une autre vie s’agiter en elle ; elle comprit qu’elle était mère. À cette pensée sa fierté se tut ; son orgueil cessa de lutter. Elle retournerait en Angleterre, elle verrait Audley, elle saurait de lui la vérité, et alors même que la vérité serait telle qu’on la lui avait présentée, elle plaiderait non plus sa cause, mais celle de l’enfant d’Audley. La guerre retarda quelque temps l’exécution de ce plan, et divers obstacles ralentirent le voyage de Nora. Mais elle arriva enfin, et se rendit au logement qu’elle avait occupé avant de quitter l’Angleterre. Le soir elle alla à la maison qu’habitait Audley, à Londres ; elle n’y trouva qu’une femme chargée de la garder. M. Egerton était absent ; il s’occupait de son élection. M. Lévy, son homme d’affaires, venait chaque jour chercher ses lettres pour les lui envoyer. Il répugnait à Nora de revoir Lévy et même d’écrire une lettre qui dût passer par ses mains. Si elle avait été trompée, c’était par lui et volontairement. Mais le Parlement était déjà dissout, les élections seraient bientôt terminées ; M. Egerton était attendu à Londres dans le courant de la semaine prochaine. Nora retourna chez mistress Goodyer et résolut d’attendre, dévorant son cœur en silence. Mais les journaux pouvaient lui apprendre où était Audley. Elle se les procura et les examina chaque jour.

Un matin, le paragraphe suivant frappa ses regards :

« Le comte et la comtesse de Lansmere possèdent à leur château la réunion la plus distinguée. On remarque parmi leurs hôtes, miss Leslie, dont la richesse et la beauté ont produit une si grande sensation dans le monde fashionable. Nous apprenons qu’au désappointement de nombreux soupirants, cette dame a fait choix de M. Audley Egerton. Ce gentleman est en ce moment candidat à la députation de Lansmere, et l’un des adhérents du gouvernement ; son succès est regardé comme certain, et si l’on en croit ses nombreux amis, peu d’entre les nouveaux membres seront une addition aussi précieuse aux rangs ministériels. On peut, sans crainte de se tromper, prédire une brillante carrière à un jeune homme dont les talents et le caractère sont si généralement estimés, et que va mettre en possession d’une immense fortune son mariage avec la belle héritière. »

Encore une fois l’ancre était arrachée, l’orage était déchaîné, les étoiles disparaissaient. Nora obéissait de nouveau à une idée fixe : lorsqu’elle avait quitté la maison conjugale, elle ne pensait qu’à échapper à son amant, aujourd’hui elle ne pensait qu’à le revoir. De même que la victime étendue sur la roue implore ardemment le coup mortel, il y a des instants où l’anéantissement de toute espérance paraît préférable aux angoisses du doute.


CHAPITRE LIV.

Sous le vieux saule voisin de la maison d’Avenel, Nora, la fille de John Avenel, épuisée, haletante, était accroupie, prêtant l’oreille. Après avoir lu ce fatal paragraphe qui mentait avec tant de vraisemblance, elle obéit à la première impulsion de son cœur passionné, elle arracha de son doigt l’anneau nuptial et l’envoya à Audley avec le paragraphe lui-même, dans une lettre où elle avait voulu exprimer le mépris et la fierté, et qui n’exprimait, hélas ! que l’amour et la jalousie. Elle n’eut pas de repos qu’elle n’eût mis elle-même à la poste cette lettre, adressée à Audley chez lord Lansmere. À peine la lettre fut elle partie que Nora se repentit. Qu’avait elle fait ? Elle avait renoncé aux droits de l’enfant qu’elle allait mettre au monde, renoncé à la dernière espérance de l’honneur de son amant, renoncé à ce qui lui était plus cher que la vie, et cela sur la foi d’un journal ! Non, non ; elle irait elle-même à Lansmere, chez son père, et elle verrait Audley avant qu’il eût reçu cette lettre. À peine ce projet fut-il conçu qu’elle le mit à exécution. Elle trouva une place dans une diligence qui partait de Londres trois heures avant la malle-poste, et en descendit à quelques milles de Lansmere. Elle fut obligée de faire ce trajet à pied. Épuisée, elle arriva enfin en vue de la maison paternelle, et là elle s’arrêta, car elle avait aperçu ses parents assis dans leur petit jardin. Elle entendit le murmure de leurs voix, et soudain elle se rappela le changement de sa taille, son terrible secret. Comment répondrait-elle à cette question : « Ma fille, quel est ton mari, et où est-il ? » Son cœur défaillit, elle se glissa sous le vieux saule pour réfléchir un instant, pour écouter, pour voir. Elle vit la face rigide de sa mère, avec les rides profondes qu’y avaient creusées les soucis d’une vie dure et laborieuse et la lutte continuelle d’un caractère impatient et d’affections ardentes contre la réserve de l’orgueil et du décorum ; cette chère figure jamais ne lui avait paru plus chère ni en même temps plus austère. Elle vit son père gai, insoucieux, satisfait ; non pas alors le pauvre paralytique, qui cependant avait reconnu les yeux de Nora sous les paupières de Léonard, mais robuste et jovial, le première crosse du cricket-club, le premier chanteur de la société chorale, le champion le plus intrépide du parti bleu à Lansmere, l’orgueil et l’idole de l’austère épouse calviniste ; jamais des lèvres pincées de celle-ci n’était sorti même un pieux reproche pour l’homme gai, insouciant et sociable. Assis une main dans sa veste, son profil tourné vers la route, une légère fumée s’échappant de sa pipe, sur laquelle ses lèvres accoutumées au sourire bienveillant ou au rire jovial se fermaient comme avec effort, John était la personnification du marchand respectable retiré avec une honnête aisance, délivré du souci de gagner de l’argent alors qu’il pouvait encore jouir du plaisir d’en dépenser.

« Il faut que j’aille trouver ces trois votants indécis de Fish Lane, dit-il, ils vont quitter l’ouvrage et je les pincerai à leur rentrée chez eux. On dit que nous aurons peut-être de l’opposition, et je sais que le vieux Smikes est parti pour Londres à la recherche d’un candidat. Nous ne pouvons laisser battre les bleus de Lansmere par un Londonien. Ha ! ha ! ça serait joli !

— Mais tu seras ici j’espère pour l’arrivée de Jeanne et de son mari ? Comment a-t-elle pu se résoudre à épouser ce charpentier ?

— Tout charpentier qu’il est, il a un vote, et cela augmente l’influence électorale de la famille. Si Dick n’était pas parti pour l’Amérique, nous serions trois ; mais Mark est un bleu, et solide. — Un Londonien, vraiment ! Ah ! je voudrais bien voir qu’un Londonien battît milord et les bleus ! ha ! ha !

— Mais, John, ce monsieur Egerton n’est-il pas de Londres ?

— Tu n’y entends rien, ma femme. M. Egerton est le candidat des bleus, et les bleus sont le parti de la campagne ; par conséquent comment pourrait-il être Londonien ? C’est un bel homme et un habile homme ; de plus, il est l’ami particulier du jeune lord. »

Mistress Avenel soupira.

« Qu’est-ce qui te fait soupirer et secouer la tête ?

— Je pensais à notre pauvre chère Nora.

— Que Dieu la bénisse ! » dit John d’un air sérieux.

Un léger bruit se fit entendre du côté du vieux saule.

« Ah ! ah ! Écoute ! J’ai dit cela si haut que j’ai effarouché les corbeaux.

— Comme il l’aimait ! fit mistress Avenel d’un air pensif ; et rien d’étonnant, car elle a l’air d’une grande dame de la tête aux pieds ; et pourquoi ne deviendrait-elle pas milady, après tout ?

— Qui ? Oh ! te voilà encore avec ta folie à propos de notre jeune lord ? Une femme raisonnable comme toi ! Je suis bien aise de savoir ma petite beauté à Londres, à l’abri de tout danger.

— John, John ! Il n’y aura jamais de danger pour Nora. Elle est trop pure et trop vertueuse, et aussi trop fière pour…

— Pour écouter les jeunes lords, j’espère, dit John, quoique, après tout, ajouta t-il, c’est vrai qu’elle pourrait bien finir par être lady. Milord m’a pris la main l’autre jour en me disant : « N’avez-vous pas de ses nouvelles ? des nouvelles de miss Avenel veux-je dire ? » Et ses grands yeux brillants étaient aussi pleins de larmes que… que les tiens en ce moment.

— Eh bien après ? continue, John.

— C’est tout. Milady s’est ensuite avancée pour me parler de l’élection, et comme je la quittais, elle m’a dit à l’oreille : « Ne laissez pas mon fils vous entretenir de votre charmante fille. Nous devons tous deux veiller à la préserver du déshonneur. » Du déshonneur ! le mot me mit un moment en colère ; mais milady vous a une manière qui m’a eu bientôt apaisé. Cependant je crois vraiment que Nora aimait le jeune lord, mais qu’elle était trop vertueuse pour le montrer. Qu’en dis-tu ? » Et la voix du père était émue.

« J’espère qu’elle n’aimera jamais aucun homme avant d’être mariée ; cela n’est pas convenable, John, dit mistress Avenel d’un ton un peu empesé, quoique avec douceur.

— Hal ha ! fit John en prenant sa femme sous le menton, vous ne disiez pas ça quand je vous ai embrassée pour la première fois, sous ce même saule que voilà. Il n’y avait pas de maison auprès dans ce temps-là !

— Chut, John ! voulez-vous bien vous taire ! » et l’austère matrone rougit comme une jeune fille.

« Bast ! continua John gaiement, je ne vois pas pourquoi nous autres petites gens nous voudrions être plus précieux et plus réservés que nos supérieurs. Voilà cette belle miss Leslie qui va épouser M. Egerton, ça n’est pas difficile de voir qu’elle est amoureuse de lui, elle ne le quitte pas des yeux, même à l’église, la commère ! ha ! ha ! Mais que diable ont donc les corbeaux ce soir ?

— Ils feront un beau couple, John. On dit qu’elle a beaucoup d’argent. Quand le mariage doit-il avoir lieu ?

— Aussitôt après les élections, à ce qu’on dit ; ce sera une belle noce, j’espère ! Sans doute que milord sera garçon d’honneur. Nous enverrons chercher Nora pour qu’elle voie tout cela. »

Du côté du vieux saule on entendit un cri semblable à celui d’un esprit qui sombre dans l’abîme, un de ces accents étranges et terribles d’angoisse humaine, qui entendus une fois ne s’oublient jamais. On eût dit le cri de l’espérance s’échappant de la boîte de Pandore pour s’évanouir dans l’espace ; c’était le cri terrible de la raison qui abandonne l’âme, et de l’âme qui lutte pour quitter le corps ! Il y eut un moment de silence, puis l’on entendit une lourde chute.

Les parents s’interrogèrent du regard dans une muette angoisse ; ils allèrent jusqu’à la haie et regardèrent de l’autre côté. Sous les branches de l’arbre, ils distinguèrent vaguement une forme étendue. John ouvrit la porte et fit le tour ; la mère alla jusqu’à la route, puis se tint immobile.

« Oh ! femme, femme ! cria John Avenel, c’est notre Nora ! notre enfant, notre enfant ! » Et tandis qu’il parlait les corbeaux s’envolèrent tournant autour de l’arbre et appelant leurs petits.

Lorsqu’ils l’eurent posée sur le lit, mistress Avenel dit tout bas à John de se retirer un moment ; puis, les lèvres serrées, les mains, tremblantes, elle commença à délacer la robe sous laquelle le cœur de Nora battait convulsivement. John sortit de la chambre tout étourdi, il s’assit sur le carré se demandant s’il était éveillé ou endormi ; il ressentit dans tout le côté droit une sorte d’engourdissement, sa tête était pesante et un bruit sourd résonnait à ses oreilles. Soudain sa femme vint lui dire à voix basse :

« John, va vite chercher le docteur Morgan ; dépêche toi, mais aie soin de ne parler à personne dans le chemin. Vite, vite !

— Est-ce qu’elle se meurt ?

— Je n’en sais rien. Que n’est-elle morte auparavant ! murmura entre ses dents mistress Avenel, mais le docteur Morgan est un digne homme et un homme discret.

— Un vrai bleu ! » dit le pauvre John comme si son esprit eût été égaré, et se levant avec difficulté, il regarda fixement sa femme, puis secoua la tête et partit.

Deux heures plus tard une petite charrette couverte s’arrêta devant le cottage de mistress Avenel. Un jeune homme pâle et mince, vêtu comme un artisan dans ses habits du dimanche, en descendit d’abord, puis une figure commune mais honnête et bonne se pencha vers lui en souriant, et deux bras sortant de dessous un manteau rouge tendirent un enfant que le jeune homme prit avec tendresse. Le baby était maussade et chétif, il se mit à pleurer. Le père le promena et le secoua de l’air d’un homme habitué à ces fonctions.

« Il sera sage quand nous serons dans la maison, va, Mark, dit la jeune femme en tirant des profondeurs de la charrette un large panier contenant de la volaille et du pain de ménage.

— N’oublie pas les fleurs que nous a données le jardinier du squire, » dit Mark le poète.

Sans avoir besoin du secours de son mari, la jeune femme descendit avec le panier et le bouquet, rajusta son manteau, déchiffonna sa robe et dit :

« C’est singulier ; ils n’ont par l’air de nous attendre. Comme la maison est silencieuse ! Frappe ; il n’est pas possible qu’ils soient encore couchés. »

Mark frappa ; pas de réponse. Une lumière passa rapidement devant les fenêtres du premier étage, mais personne ne vint ouvrir. Mark frappa de nouveau. Un monsieur vêtu du costume ecclésiastique et venant du château, s’arrêta de l’autre côté de la route au moment où Mark frappait pour la seconde fois et dit poliment :

« N’êtes-vous pas les jeunes gens dont Avenel m’a dit ce matin qu’il attendait la visite ?

— Oui, monsieur Dale, dit mistress Fairfield faisant la révérence. Vous vous souvenez de moi ! et voici mon bon et brave mari !

— Quoi ! Mark le poète ? dit le vicaire de Lansmere en souriant. Il vient faire des quatrains pour les élections.

— Des quatrains, monsieur ! s’écria Mark d’un air indigné.

— Burns a fait des quatrains, » dit M. Dale avec douceur.

Mark ne répondit pas, mais frappa de nouveau à la porte.

Cette fois un homme à l’air ému et agité se présenta sur le seuil.

« M. Morgan ! s’écria le vicaire alarmé ; personne n’est malade ici, j’espère ?

— Ah ! c’est vous, monsieur Dale ! Entrez, entrez ; j’ai un mot à vous dire. Mais qui diable sont ces gens-là ?

— Monsieur, dit Mark, poussant la porte pour entrer, je me nomme Fairfield, et ma femme est la fille de M. Avenel.

— Ah ! c’est Jeanne, et son baby avec elle. Bien, bien, entrez, mais ne faites pas de bruit, je vous en prie. Chut ! chut ! pas un mot ! »

La porte se referma ; la lune se leva et éclaira tranquillement la petite maison silencieuse, les fleurs du petit jardin et le vieux saule creux. Le cheval demeura attelé sans que personne y songeât ; la lumière brillait par instants à travers les fenêtres du premier étage. C’était le seul signe de vie qu’on aperçût au dehors.


CHAPITRE LV.

Pendant toute cette journée, Harley L’Estrange avait été plus triste et plus abattu que de coutume. Son retour dans un pays où tout lui parlait de Nora avait augmenté la tristesse qui le dévorait depuis qu’il avait perdu celle-ci. Audley, dans la tendresse pleine de remords qu’il éprouvait pour son ami, l’avait engagé vers le soir à quitter le château et à se rendre dans un district situé à plusieurs milles au delà, sous prétexte que sa présence y était nécessaire pour solliciter les voix de quelques électeurs ; le changement, pensait-il, détournerait peut-être le cours de ses rêveries. Harley lui-même, heureux d’échapper aux hôtes qui remplissaient le château, consentit volontiers au départ. Il ne devait pas revenir le même soir. Les électeurs dont il s’agissait étaient dispersés dans le pays : il lui faudrait donc être absent un jour ou deux. Lorsque Harley fut parti, Egerton lui-même tomba dans de profondes réflexions. On parlait d’une opposition inattendue ; ses partisans étaient inquiets et alarmés ; il était clair que l’influence des Lansmere était moins puissante que ne l’avait cru le comte. Egerton pouvait échouer dans son élection. En ce cas, que deviendrait-il ? Comment soutenir sa femme, sur le retour de laquelle il comptait toujours, et qu’il lui faudrait maintenant reconnaître, quoi qu’il pût advenir ? C’était ce jour-là qu’il avait parlé à William Hazeldean du bénéfice de famille.

« J’aurai du moins la paix, » se disait l’ambitieux. Le squire avait promis le prieuré, s’il devenait nécessaire, à Audley, non sans une secrète douleur, car son Harry usait déjà de son influence conjugale en faveur du mari de son ancienne amie de pension, M. Dale ; et de plus le squire pensait que son frère ne ferait jamais qu’un médiocre curé de campagne, tandis que Dale, lorsqu’il aurait un peu plus d’embonpoint que ne lui en permettait son modeste vicariat, serait un curé modèle, digne d’être choisi entre mille. Mais tandis qu’Audley se préparait ainsi à un échec possible, il usait de toute son énergie pour se conserver l’option la plus brillante. Il compulsait, avec son comité, les listes électorales, et discutait le caractère, la politique et les intérêts de chaque électeur jusque bien avant dans la nuit. Lorsqu’il regagna sa chambre, la fenêtre était ouverte ; il s’en approcha et resta debout quelques instants à contempler la lune. En ce moment, la pensée de Nora, perdue et éloignée, se présenta à lui. Sa nature n’était, comme nous l’avons vu, ni romanesque ni sentimentale ; il était bien rare qu’il contemplât la lune et les étoiles. Mais quand quelque pensée touchante venait attendrir son vigoureux esprit, ou lorsque la lune et les étoiles arrachaient un instant ses regards à la terre, c’était le beau visage de Nora et ses yeux caressants qui lui apparaissaient dans les deux, sa voix douce et tendre qu’il entendait dans les murmures de cette poésie mystérieuse qui flotte sans cesse dans l’air sans que nous daignions l’écouter. Il se détourna avec un soupir, se déshabilla, se jeta sur son lit et éteignit sa lumière. Mais les rayons de la lune éclairaient la chambre ; ils le tinrent quelque temps éveillé, puis il se tourna résolument vers le mur et s’endormit. Dans son sommeil, il retrouva Nora ; il était avec elle dans l’humble cottage où il l’avait conduite. Jamais, dans aucun rêve, elle ne lui était apparue si distincte et si vivante, ses yeux étaient tournés vers les siens, ses mains jointes se reposaient sur son épaule, sa voix murmurait doucement : « Est-ce donc ma faute si nous avons été séparés ? Pardonne-moi, pardonne-moi ! » Et le dormeur croyait répondre : « Ne me quitte plus jamais… jamais ! » et se pencher pour baiser les chastes lèvres qui cherchaient les siennes. Soudain il entendit frapper, comme avec un marteau… un bruit régulier, mais bas et contenu.

Avez-vous jamais, lecteur, entendu le bruit d’un marteau sur le couvercle d’un cercueil dans une maison de deuil, alors que l’homme des pompes funèbres craint que les vivants n’entendent qu’il les sépare du mort ?

Tel parut ce bruit à Audley ; son rêve se dissipa brusquement. Il s’éveilla ; on frappait à sa porte. Il s’assit sur son lit ; la lune avait disparu, le jour commençait à poindre. « Qui est là ? » cria-t-il.

« Silence ! Répondit-on à voix basse du dehors : c’est moi ; habillez-vous promptement, il faut que je vous voie. »

Egerton reconnut la voix de lady Lansmere. Surpris et inquiet, il s’habilla à la hâte et ouvrit. La comtesse était debout près de la porte, extrêmement pâle. Elle mit un doigt sur ses lèvres et lui fit signe de la suivre. Il obéit machinalement. Ils entrèrent dans l’appartement de la comtesse, dont celle-ci referma la porte ; puis ensuite elle posa la main sur l’épaule d’Egerton, et lui dit avec une agitation contenue :

« Ah ! monsieur Egerton, il faut que vous veniez à mon secours… sur-le-champ… Harley… sauvez-le… allez le trouver… Empêchez-le de revenir ; restez avec lui, abandonnez votre élection… ce ne seront qu’une ou deux années de perdues ; vous retrouverez d’autres occasions… Faites ce sacrifice à votre ami.

— Parlez, qu’y a-t-il ? Je suis prêt à faire pour Harley tous les sacrifices.

— Oh ! merci, j’en étais sûre. Allez donc le trouver ; empêchez-le, sous un prétexte quelconque, de revenir à Lansmere jusqu’à ce que vous lui ayez appris la triste nouvelle, doucement, avec précaution. Oh ! comment supportera-t-il un pareil choc ? Mon fils ! mon pauvre enfant !

— Calmez-vous, expliquez-vous. De quelle nouvelle s’agit-il ? De quel choc voulez-vous parler ?

— C’est vrai ; vous ne savez pas… on ne vous l’a pas dit. Nora Avenel est là-bas dans la maison de son père… morte… morte !… »

Audley chancela et porta la main à son cœur, puis tomba à genoux comme anéanti sous le coup.

« Ma fiancée ! ma femme ! s’écria-t-il, morte ! C’est impossible. »

Lady Lansmere fut si stupéfaite en entendant cette exclamation, si étourdie d’une révélation aussi inattendue, qu’elle demeura en silence, incapable de consoler, de rien expliquer, confondue au spectacle de la violente douleur qui éclata chez cet homme lorsqu’il se fut relevé.

À la fin, il domina son émotion et écouta avec un calme apparent, la brève explication de lady Lansmere.

Un des hôtes du château s’était senti subitement malade une heure ou deux auparavant. La comtesse, entendant du bruit, s’était levée ; on avait été chercher le docteur Morgan. C’était par lui qu’on avait su que Nora Avenel était revenue chez son père dans la soirée, avait été prise d’une fièvre cérébrale et était morte au bout de quelques heures.

Audley écouta, puis se dirigea en silence vers la porte.

Lady Lansmere lui prit le bras.

« Où allez-vous ? dit-elle. Ah ! puis-je maintenant vous demander à vous qui êtes le plus à plaindre, d’épargner à mon fils la terrible nouvelle ? Et cependant… vous connaissez son caractère bouillant, sa véhémence… S’il apprend que vous étiez son rival… le mari de Nora, vous en qui il avait tant de confiance ! Qu’en résultera-t-il ? Je tremble d’y penser !

— Ne tremblez pas… je ne tremble pas, moi ! dit Egerton. Laissez-moi aller, je serai bientôt de retour, et alors (ses lèvres s’agitèrent convulsivement), alors nous parlerons d’Harley. »

Egerton sortit éperdu, abasourdi. Instinctivement, il prit le chemin de la maison d’Avenel. Il avait été obligé d’y entrer officiellement quelques jours auparavant pour faire sa visite électorale, et il avait souffert dans son orgueil en voyant la maison, les parents de Nora. Il s’était dit : « C’est donc la fille de ces gens-là qu’il faut que moi, Audley Egerton, je présente au monde comme ma femme ! » Et maintenant, eût-elle été la fille d’un mendiant, d’un criminel même, pourvu qu’il pût la rappeler à la vie, combien ce monde tant redouté lui paraîtrait mesquin et indifférent ! Hélas ! il était trop tard ! La rosée brillait au soleil, les oiseaux chantaient au-dessus de sa tête, tout s’éveillait à la vie autour de lui, et son propre cœur était semblable à un cimetière. Il n’y avait rien là que la mort ! Il arriva à la porte, elle était ouverte ; il appela, personne ne répondit ; il monta l’étroit escalier, seul et sans être vu ; il entra dans la chambre mortuaire. À côté du lit était assis John Avenel, qui semblait plongé dans un lourd sommeil. Il était frappé de paralysie, mais il l’ignorait, et personne ne le savait encore. Qui eût songé à s’occuper de cet homme vigoureux dans un pareil moment ? pas même sa malheureuse femme ! On l’avait laissé là pour garder la maison et veiller la morte… et lui-même était engourdi par la main glacée et invisible ! Audley s’approcha du lit ; il leva la couverture qu’on avait jetée sur le pâle et immobile visage. Ce qui se passa en lui pendant qu’il le contempla, qui pourrait le dire ? Mais quand il quitta la chambre et descendit lentement l’escalier, il laissait derrière lui l’amour et la jeunesse, toutes les espérances et toutes les joies de la vie, et pour jamais !

Il retourna vers lady Lansmere, qui l’attendait dans une anxiété nerveuse.

« Maintenant, dit-il froidement, je vais aller vers Harley et je l’empêcherai de revenir ici.

— Vous avez vu les parents ? Bonté divine ! Sont-ils informés de votre mariage ?

— Non ; c’est à Harley que je dois l’avouer d’abord. Jusque-là, silence !

— Oui, silence ! » répéta lady Lansmere ; et sa main brûlante se posa sur celle d’Audley, qui était glacée.

Une heure plus tard, Egerton quittait la maison, et, avant midi, il était près d’Harley.

Il nous faut maintenant expliquer comment toute la famille Avenel, excepté le pauvre père, s’était trouvée absente.

Nora était morte en donnant le jour à un fils ; elle était morte en proie à un violent délire. Dans ce délire, elle avait parlé de honte, de déshonneur ; elle n’avait point au doigt d’anneau nuptial. Au milieu de sa douleur, la première pensée de mistress Avenel fut de sauver la réputation de sa fille… l’honneur des Avenel. Nulle matrone issue du sang des rois n’eût pu attacher plus de prix à l’honneur de son nom que l’austère marchande calviniste.

« Nous songerons plus tard au chagrin, sauvons d’abord l’honneur ! » avait-elle dit ; puis, d’un œil sec, elle avait réfléchi, examiné combiné un plan. Jeanne Fairfield emporterait l’enfant sur-le-champ, avant le lever du jour, et le nourrirait en même temps que le sien.

Mark partirait avec elle, car mistress Avenel redoutait l’indiscrétion de sa violente douleur. Elle-même les accompagnerait une partie du chemin pour leur persuader, leur commander le silence. Mais ils ne pouvaient retourner à Hazeldean avec un autre enfant ; il fallait que Jeanne allât vivre dans un pays où elle serait inconnue ; les deux enfants passeraient alors pour jumeaux. Et mistress Avenel, quoique naturellement humaine, affectueuse et tendre pour les enfants, regarda avec une sorte de satisfaction sinistre l’enfant chétif de Jeanne, en se disant : « S’il n’y en avait plus qu’un, toutes les difficultés seraient aplanies ! L’enfant de Nora pourrait alors passer toute sa vie pour celui de Jeanne. »

Mistress Avenel n’avait point de servante, elle pouvait compter sur la discrétion du docteur Morgan, et, quant à M. Dale, dans quel but irait-il révéler le déshonneur d’une famille ? Le même jour ou le lendemain au plus tard, elle engagerait son mari à s’absenter, de crainte qu’il ne parlât pendant que sa douleur était plus forte que son orgueil. Elle resterait seule dans la maison de mort jusqu’à ce qu’elle pût espérer que tous les autres auraient la prudence de se taire. Elle se disait qu’avec ces précautions, le nom du moins serait sauvé. Elle pressa donc Mark et sa femme de partir, et monta avec eux dans la carriole couverte qui cacha leurs figures à tous trois, laissant pour quelques heures à son mari le soin de garder la maison et le corps de leur fille. Cette femme peut sembler dure et insensible ? Si Nora eût lu, du haut du ciel, dans le cœur de sa mère, Nora n’eût pas pensé ainsi. Lorsque la pierre du sépulcre est retombée sur notre poussière, un nom sans tache est tout ce qui reste de nous sur la terre. Mieux vaut que nos amis nous conservent ce trésor, que de s’asseoir à pleurer près de notre enveloppe périssable.

Harley fut grandement surpris de voir arriver Egerton, et plus surpris encore lorsque celui-ci lui dit qu’une opposition formidable lui était suscitée à Lansmere, qu’il n’y avait aucune chance de succès, et qu’il avait par conséquent résolu de renoncer à la lutte. Audley écrivit au comte à cet effet, mais la comtesse, qui connaissait sa véritable raison, en dit quelques mots à son mari ; de sorte que, ainsi que nous l’avons vu au commencement de cette histoire, la cause d’Egerton ne fut point abandonnée lorsque le capitaine Dashmore apparut sur le champ de bataille, et, grâces aux démarches et à l’éloquence de M. Hazeldean, Audley l’emporta sur son concurrent de deux voix : celles de John Avenel et de Mark Fairfield. Car, bien que le premier, sur l’avis du médecin, se fût installé à quelque distance de la ville, que le mal qui l’avait frappé le rendît sur tout autre sujet docile comme un enfant et qu’il ne comprît que vaguement les circonstances relatives au retour et à la mort de Nora, il voulut cependant savoir ce que devenaient les bleus, et quitta son lit pour voter, comme il s’y était engagé. « Il a raison, dit mistress Avenel elle-même ; mieux vaut mourir que manquer à sa parole. »

La foule s’écarta respectueusement en voyant apporter sur un fauteuil l’homme qu’elle avait vu quelques jours auparavant si jovial et si vigoureux et en l’entendant dire d’une voix chevrotante : « Je suis un vrai bleu ! vivent les bleus ! »

Les élections sont chose merveilleuse. Ceux qui n’y ont pas assisté ne peuvent s’imaginer à quel point l’ardeur qu’on y apporte triomphe de la maladie, du chagrin, de tous les événements de la vie privée !

On envoya à Audley, du château de Lansmere, la dernière lettre de Nora. Le facteur l’y avait apportée deux heures après son départ. Lorsqu’il l’ouvrit, l’anneau nuptial roula à ses pieds. Et ces reproches brûlants et passionnés, cette colère de colombe blessée lui expliquèrent le retour de Nora, la cause de sa mort subite qu’il continua d’attribuer à une fièvre cérébrale amenée par l’agitation et la fatigue. Car Nora ne parlait pas de l’enfant prêt à naître ; elle l’avait oublié lorsqu’elle avait écrit, sans quoi elle n’aurait pas écrit. Après avoir lu cette lettre, Egerton ne put rester plus longtemps dans ce triste village, seul avec Harley. Il annonça brusquement qu’il lui fallait partir pour Londres, décida L’Estrange à l’y accompagner, et là, après avoir appris par lady Lansmere que l’enterrement avait eu lieu, il révéla à Harley avec des lèvres pâles comme la mort et en appuyant sa main sur son cœur, cette affreuse vérité, que Nora n’était plus. L’effet de cette nouvelle sur la santé et le cœur du jeune homme fut plus terrible encore qu’Audley ne l’avait prévu.

À sa douleur vint se joindre le remords, car disait le noble enfant, si ce n’eût été de ma passion, de mes folles poursuites, elle n’eût jamais quitté son asile naturel ? Et puis, la lutte entre le sentiment du devoir et son amour pour moi a été trop forte ! elle l’a brisée ! Ah ! je vois, je comprends tout. Sans moi elle vivrait encore !

« Oh, non s’écria Egerton prêt à tout avouer. Croyez-moi, elle ne vous a jamais aimé comme vous le pensez. Non, non, écoutez-moi ! Supposez plutôt qu’elle en a aimé un autre, qu’elle a fui avec lui, qu’elle était peut-être mariée, et…

— Taisez-vous ! s’écria Harley avec violence ; c’est me la tuer deux fois que de parler ainsi ! Je la sens toujours vivante là, dans mon cœur, tandis que je rêve qu’elle m’aimait, ou que du moins nulle lèvre ne connut jamais le baiser qui a été refusé à la mienne. Mais si vous venez me dire de douter de cela ! vous ! vous ! »

La douleur du pauvre enfant était trop violente pour ses forces ; il tomba dans les bras d’Audley ; il s’était rompu un vaisseau sanguin. Pendant plusieurs jours il fut dans un danger grave ; les yeux constamment fixés sur Audley, « dites-moi, murmurait-il au risque de rouvrir le vaisseau rompu, dites-moi que je me suis trompé, que vous n’avez pas de raison de croire qu’elle en aimait un autre, qu’elle appartenait à un autre !

— Chut ! chut ! Non je n’ai pas de raison pour cela ; je n’en ai aucune. Je ne voulais que vous consoler, insensé que j’étais ! » répondait le malheureux ami.

À partir de ce moment Audley renonça à l’idée de se justifier à ses propres yeux, et il se résigna à être pour toujours un mensonge vivant, lui le fier gentleman !

Alors qu’Harley était encore très-faible et très-souffrant, M. Dale vint à Londres et se rendit près d’Egerton. Le vicaire en s’engageant près de mistress Avenel à garder le secret, avait stipulé la condition que ce ne serait point au détriment du fils survivant de Nora. Et si Nora était mariée après tout ? Ne valait-il pas mieux dans tous les cas savoir le nom du père de cet enfant ? Ne pouvait-il un jour avoir besoin de son père ? Mistress Avenel s’était vue contrainte de souscrire à ces réserves, mais elle avait supplié M. Dale de ne pas faire de recherches. Si Nora était mariée, son mari se déclarerait naturellement de lui-même. Si elle avait été séduite et abandonnée, chercher à découvrir le père d’un enfant dont tout le monde ignorait l’existence, ce serait s’exposer à déshonorer cette mémoire de Nora que mistress Avenel avait réussi à préserver de tout blâme. Ces arguments firent naître dans l’esprit du bon vicaire une grande perplexité, mais Jeanne Fairfield était convaincue de l’innocence de sa sœur, et ses soupçons se portaient naturellement sur lord L’Estrange.

Peut-être en était-il de même de mistress Avenel bien qu’elle n’en convînt pas. M. Dale était pleinement persuadé de la justesse de ces soupçons ; l’amour du jeune lord pour Nora et les craintes de la comtesse n’avaient été que trop visibles pour un hôte assidu du château de Lansmere.

Harley quittant brusquement le château, le jour même du retour de Nora ; Egerton renonçant à sa candidature avant même que l’opposition se fût déclarée, afin d’aller rejoindre son ami aussitôt après la mort de Nora ; tout le confirmait dans l’idée qu’Harley était ou le séducteur ou le mari.

Peut-être y avait-il eu un mariage secret, célébré sans doute sur le continent, car Harley n’était pas majeur. M. Dale voulut du moins voir lord L’Estrange et le sonder à ce sujet. La maladie de celui-ci s’opposant à une entrevue, le vicaire voulut essayer de pénétrer le mystère au moyen d’une conversation avec Egerton. La réputation de gravité, de véracité et d’honneur que celui-ci s’était acquise l’encourageait à cette démarche.

Il vit donc Egerton et s’efforça d’obtenir du nouveau député de Lansmere des aveux de nature à être utiles à la famille qui lui avait donné sa majorité de deux voix et avait ainsi décidé de son élection.

Le vicaire commença par faire allusion au touchant dévouement de John Avenel, qui malade et désolé avait quitté son lit pour accomplir la promesse faite à Audley, et l’émotion que montra celui-ci lui parut si sincère que peu à peu il en vint à lui confier ses soupçons, ses craintes, ses espérances au sujet de la malheureuse Nora et du fils qu’elle avait laissé. Audley apprit ainsi qu’il était père. Il engagea M. Dale à se conformer aux désirs et aux conseils de mistress Avenel, s’offrit à faire lui-même des recherches en secret et avec prudence, promit de lui en communiquer le résultat et s’informa du lieu où avait été conduit l’enfant.

Le vicaire donna l’adresse demandée, puis se retira et n’entendit jamais reparler d’Egerton. Il demeura convaincu que l’homme qui avait fait preuve d’une sensibilité si profonde avait échoué dans l’appel fait à la conscience d’Harley, ou avait pensé que mieux valait laisser la mémoire de Nora en paix et son enfant aux soins de la famille de sa mère.

À peine remis de sa maladie, Harley rejoignit sur le continent l’armée anglaise, avide de trouver la mort dons ses rangs. Aussitôt après ce départ Audley se rendit au village que lui avait indiqué M. Dale pour y voir l’enfant de Nora. Mais Jeanne, sur l’ordre de sa mère, s’y était établie sous un nom supposé pour échapper aux bavardages et tromper la curiosité ; la douleur et l’agitation avaient tari son lait ; elle mit l’enfant de Nora en nourrice à une petite distance du village et essaya d’élever au biberon le sien qu’elle jugea trop délicat pour s’en séparer, et qui mourut bientôt. Mark et Jeanne retournèrent à Hazeldean avec Léonard qui passa dès lors pour leur enfant.

Lorsque Egerton s’enquit de Jeanne dans le village, il apprit qu’elle était partie quelques jours auparavant, le lendemain même, ajouta-t-on, du jour où son enfant avait été enterré. Son enfant enterré ! Egerton n’en écouta pas davantage ; il ne sut donc rien de l’enfant qui avait été mis en nourrice. Après avoir parcouru lentement le cimetière et contemplé quelques instants le petit tertre, en appuyant la main sur ce cœur à qui l’on avait défendu toute émotion violente, il repartit sur-le-champ pour Londres. Aucune raison ne le pressait plus de reconnaître son mariage, la réputation de Nora était intacte, son enfant était mort, et sa pénible position vis-à-vis d’Harley l’obligeait au silence.

Audley reprit machinalement sa vie accoutumée. Il s’efforça de diriger de nouveau ses pensées vers ce qui tente les ambitieux. Sa pauvreté lui était une continuelle entrave, sa dette pécuniaire envers Harley l’humiliait et l’affligeait. Il ne voyait d’autre moyen pour dégager ses domaines et s’acquitter envers son ami que de contracter une riche alliance. Mort à toute pensée d’amour, il envisagea cette nécessité d’abord avec répugnance, puis avec une indifférence apathique. Lévy, dont il ignorait la trahison, avait toujours sur lui le pouvoir qu’un usurier conserve à jamais sur l’homme qui a été, qui est, ou qui peut être son créancier. Lévy le pressait sans cesse de demander en mariage la riche miss Leslie. Lady Lansmere, dans le but de le consoler de la perte qu’il avait faite, l’en pressait aussi ; Harley influencé par sa mère lui écrivait la même chose.

« Arrangez la chose comme il vous plaira, dit enfin Egerton à Lévy, pourvu que je ne dépende pas de ma femme.

« Demandez-la pour moi si vous voulez, dit-il à lady Lansmere. Je ne pourrais lui faire la cour, il me serait impossible de parler d’amour. »

De façon ou d’autre le mariage, avec tous les avantages qu’il apportait au gentilhomme ruiné, fut conclu. Et Egerton se montra, dans le monde, l’époux digne et poli que nous avons vu, marié à une femme qui l’adorait. C’est le sort commun des hommes de ce caractère de n’être que trop aimés !

Il fut touché du reproche que lui fit sa femme à son lit de mort : « Quoi que j’aie pu faire, dit-elle, je n’ai jamais obtenu votre amour. — C’est vrai, répondit Audley les larmes aux yeux, la nature ne m’avait donné que bien peu de ce que les femmes appellent amour, et je l’avais prodigué à une autre avant de vous connaître. » Et il lui raconta alors avec quelques réserves une partie de son histoire : ce récit la calma et la consola ; en voyant qu’il avait aimé, qu’il pouvait regretter, elle sentit enfin battre ce cœur qui lui était demeuré jusque-là inconnu. Elle mourut en lui pardonnant, en le bénissant.

Audley fut très-affecté de cette nouvelle perte. Il résolut de ne jamais se remarier. Il songea vaguement à diminuer ses dépenses et à faire du jeune Randal Leslie son héritier. Mais lorsqu’il vit l’intelligent écolier d’Eton, son cœur demeura froid, bien que son esprit appréciât les talents de Randal. Il se promit seulement de l’aider dans sa carrière et de faire amplement pour lui ce qu’il devait à un parent éloigné de sa femme. Toujours insouciant et prodigue en matière d’argent, il se montrait souvent d’une générosité princière, non pour le plaisir de donner et de servir les autres, mais par habitude de grand seigneur, par un sentiment orgueilleux de ce qu’il devait à lui-même et à sa position.

Audley avait d’ailleurs une triste excuse de la prodigalité avec laquelle il dépensait la fortune considérable que lui avait léguée sa femme. Les fonctions morbides du cœur étaient devenues chez lui une maladie organique. Il pouvait à la vérité vivre encore bien des années et mourir de quelque autre maladie, mais il pouvait aussi mourir subitement au premier jour, dans la fleur de l’âge et dans ce qui semblait toute la vigueur de la santé. Le seul médecin à qui il eût confié ce qu’il souhaitait cacher au reste du monde (car les ambitieux voudraient qu’on les crût immortels), lui avait dit franchement qu’il n’était pas probable que, parmi les luttes et les soucis de la politique, il dépassât de beaucoup le milieu de la vie. N’ayant donc pas d’enfants, et ses proches parents étant tous riches, Egerton s’abandonna à son dédain naturel de l’argent. Il laissa le soin de ses affaires à Lévy et à son intendant. Lévy s’enrichit rapidement, et l’intendant prospéra.

L’usurier conserva sur l’impérieux ministre un pouvoir singulier. Il savait son secret ; il pouvait le révéler à Harley. Et le seul côté sensible de la nature de l’homme d’État, la seule partie de lui-même qui n’eût pas été plongée neuf fois dans le Styx de la vie pratique, si propre à rendre un homme invulnérable à la tendresse, c’était son affection mêlée de remords pour cet ami de collège qu’il trompait encore.

Le lecteur a donc maintenant la clef du caractère impénétrable d’Egerton : le ministre envié, — l’homme sans joies et sans affections, — l’oracle financier d’un empire, — le prodigue livré aux usuriers, le fier gentleman que des princes eussent volontiers consulté sur le casuitisme de l’honneur, — le coupable, tremblant de voir l’ami qu’il aime le mieux en ce monde découvrir son mensonge. Enveloppe-toi dans le chaste voile que tissent pour toi les Arts ou les Grâces, ô nature humaine ! Les statues de marbre seules peuvent se montrer dans leur blanche nudité sans honte, et sans crainte d’offenser les regards.


CHAPITRE LVI.

Léonard ne put naturellement comprendre que certains fragments du récit que nous venons de faire au lecteur.

Il vit seulement que sa malheureuse mère avait été unie à un homme qu’elle aimait d’une tendresse sans égale ; qu’elle avait été amenée à penser que son mariage était frauduleux, était partie pour le continent au désespoir, en était revenue repentante et confiante, et avait entendu parler du mariage de son amant avec une autre. Là se terminait le manuscrit dont les dernières pages étaient tachées de larmes. La triste fin de Nora, son retour chez ses parents et sa mort avaient été racontés à Léonard par le docteur Morgan.

Mais le nom de son mari, vrai ou supposé n’était pas révélé. Léonard comprenait seulement qu’il était d’un rang beaucoup plus élevé que celui de Nora. Harley L’Estrange semblait être clairement désigné par l’écolier amoureux. S’il en était ainsi, Harley devait savoir tout ce qui demeurait encore obscur pour Léonard ; celui-ci résolut donc de lui communiquer le manuscrit. Il quitta le cottage, avec l’intention de revenir pour assister aux funérailles de son ami. Mistress Goodyer lui permit volontiers d’emporter les papiers qu’elle lui avait prêtés ; elle y ajouta même le paquet qu’on avait adressé du continent à mistress Bertram.

Réfléchissant avec tristesse et anxiété au récit qu’il venait de lire, Léonard rentrait dans Londres à pied et se dirigeait vers l’hôtel d’Harley lorsque, au moment où il traversait Bond-Street, un monsieur accompagné du baron Lévy, et qui, à en juger par la rougeur de son visage et le ton élevé de sa voix, venait probablement d’avoir avec l’usurier fashionable un colloque peu satisfaisant, quitta brusquement Lévy et vint prendre Léonard par le bras.

« Excuses-moi, monsieur, dit ce gentleman regardant Léonard en face, mais à moins que mes yeux ne me trompent, ce qui ne leur arrive guère, je retrouve un neveu envers qui je me suis peut-être montré un peu rude, mais qui cependant n’a pas le droit d’oublier Richard Avenel.

— Mon cher oncle, s’écria Léonard ; voici une bien agréable surprise, et cela juste au moment où j’avais grand besoin d’un peu de joie ! Croyez que je n’ai jamais oublié vos bontés et que j’ai toujours regretté notre brouille.

— Bien dit ; donne-moi la main alors. Voyons que je te regarde un peu. Un véritable gentleman, par ma foi ! et beau garçon avec ça. Nous autres Avenel, nous avons toujours été une belle famille. Au revoir, baron Lévy ; vous n’avez que faire de m’attendre ; je ne m’enfuirai pas, soyez tranquille.

— Mais, dit tout bas Lévy qui avait suivi Avenel de l’autre côté de la rue, et examinait Léonard avec curiosité, mais il faut que ce soit comme je vous l’ai dit, quant au bourg, ou bien (pour parler clair) il vous faudra payer les billets au jour de l’échéance.

— Très-bien, monsieur, très-bien, je vous comprends, mon argent ou mon bourg ?

— Précisément, fit le baron avec le plus gracieux sourire.

— Vous aurez de mes nouvelles. (À part tandis que Lévy s’éloigne :) Au diable soit le coquin ! »

Dick Avenel passa alors son bras dans celui de son neveu et pendant dix minutes s’efforça d’oublier ses inquiétudes, en satisfaisant cette curiosité au sujet des affaires d’autrui qui lui était naturelle, et qui en cette circonstance s’augmentait de l’affection réelle qu’il portait à son neveu. Néanmoins longtemps avant que Léonard eût pu vaincre sa répugnance à parler de ses succès littéraires, l’esprit de Dick était revenu à son rival de Screwstown, à la malédiction de la concurrence illimitée, aux billets que Lévy lui avait escomptés afin de le mettre en état de lutter contre un capitaliste plus puissant que lui, et au satané coquin à qui il fallait maintenant deux sièges à Lansmere, un pour Randal Leslie, et l’autre pour un riche nabab dont il venait d’attraper la clientèle, tandis que Dick ne demandait pas mieux que d’obliger Randal, mais désirait garder le second siège pour lui-même.

C’est pourquoi il se laissa aller à tout conter à son neveu, bien plutôt par besoin d’épancher ses chagrins et ses ressentiments qu’avec l’espoir de trouver dans les conseils de Léonard un moyen de se tirer d’embarras.

« C’est bon, c’est bon, dit-il à son neveu ; tu me conteras ton histoire un autre jour. Je vois que tu as prospéré, c’est là l’important. Pour le moment, je ne puis songer qu’à mes propres affaires. Je suis dans un cruel embarras. Screwstown n’est plus la ville respectable que tu as connue, elle est entièrement bouleversée et démoralisée par un enragé capitaliste dont les machines à vapeur seraient capables d’amener les chutes du Niagara dans votre salon, mon cher ! Et comme si cela ne suffisait pas pour ruiner et pour mettre en pièces un pauvre manufacturier anglais comme moi, j’apprends qu’il est en pourparler au sujet d’un infernal brevet qui permettra à ses machines de faire le double de besogne avec moitié moins de bras ! C’est comme ça que ces brigands-là augmentent sans fin notre taxe des pauvres. Mais je monterai une émeute contre lui, il peut en être sûr. Qu’on ne vienne pas me chanter la loi ! À quoi diable la loi est-elle bonne, si elle ne peut protéger l’industrie d’un honnête homme, d’un libéral comme moi encore ! »

Ici Dick se livra à une tempête de malédictions contre le vieux pays pourri en général et contre M. Dyce, le capitaliste monstre de Screwstown, en particulier.

Soudain Léonard fit un geste d’étonnement, car Dick nomma le susdit capitaliste, qui n’était autre que l’homme avec qui il était en marché pour son perfectionnement des machines à vapeur.

« Arrêtez, mon oncle, arrêtez ! Vous dites donc que si cet homme achète le brevet en question, cela pourra vous faire du tort ?

— Me faire du tort ? mais cela me conduira droit à la banqueroute, c’est-à-dire si ces machines réussissent ; mais j’espère que ce n’est qu’une blague.

— Elles réussiront, j’en réponds.

— Toi ! tu les as donc vues ?

— C’est moi qui les ai inventées. »

Dick retira brusquement son bras de celui de Léonard.

« Serpent ! s’écria-t-il ; c’est donc toi, que j’ai réchauffé à mon foyer, qui causeras la ruine de Richard Avenel !

— Non, c’est moi au contraire qui le sauverai. Venez dans la cité ; vous y verrez mon modèle et, s’il vous convient, je vous en cède le brevet.

— Un fiacre ! un fiacre ? un fiacre ! s’écria Dick Avenel arrêtant une voiture. Monte vite, Léonard ; je l’achète ton brevet, c’est-à-dire pourvu qu’il soit bon à quelque chose, et quant au payement…

— Ne parlez pas de payement, mon cher oncle.

— Eh bien, je n’en parlerai pas, reprit Dick plus doucement, car à vrai dire ce n’est pas là le sujet de conversation que je choisirais pour le moment. Laisse-moi d’abord me tirer des griffes de ce crocodile à moustaches noires, qu’on appelle le baron Lévy, puis ensuite — mais, monte, monte, et donne l’adresse au cocher ! »

Une inspection rapide de l’invention de Léonard suffit à convaincre Richard Avenel que ce procédé serait pour lui d’un inappréciable avantage. Il comprenait qu’armé d’un brevet dont les effets, quant à l’augmentation de puissance et la diminution de main d’œuvre, étaient évidents pour tout homme pratique, il lui serait maintenant facile de se procurer les avances d’argent dont il avait besoin soit pour le renouvellement de ses machines, soit pour payer les billets qu’avait escomptés Lévy, ou faire au capitaliste monstre une guerre acharnée. Il lui serait peut-être nécessaire de s’associer quelque autre capitaliste ; Mais alors même tout autre associé serait préférable à Lévy. Avenel fut soudain frappé d’une idée lumineuse.

« Si je parviens à effrayer cet infernal intrus pendant quelques mois, il m’offrira peut-être lui-même de s’associer avec moi, nous ferons des deux fabriques une seule combinaison, et à nous deux, nous ferons la loi au monde entier. »

La gratitude de Dick devint si expansive qu’il offrit à son neveu de le faire nommer à Lansmere en son lieu et place. Léonard refusa et Dick s’écria :

« Eh bien alors n’importe lequel de tes amis ; je suis pour la réforme contre ces hauts et puissants seigneurs des bourgs pourris, et par suite de prêts faits aux petits propriétaires, ou d’hypothèques prises sur leurs biens, et d’anciennes relations amicales avec les électeurs indépendants, je tiens certainement un des sièges, et peut-être les deux sièges du bourg de Lansmere dans les poches de mon paletot. »

Dick, après être convenu avec Léonard d’un rendez-vous chez son avoué pour le transfert de l’invention, à des conditions qui, déclara-t-il, « seraient honorables pour les deux parties, » se hâta d’aller dans la cité à la recherche de quelque capitaliste monstre qui voulût bien l’aider à se tirer des griffes de Lévy et des machines de son rival.


CHAPITRE LVII.

Harley L’Estrange était dans son appartement. Il venait de fermer un volume de quelque classique favori, et sa main était posée sur le livre. Depuis le retour d’Harley en Angleterre, un changement était survenu dans sa physionomie et même jusque dans sa démarche et dans son attitude ; ce changement était plus marqué encore depuis sa dernière entrevue avec Hélène. Ses lèvres serrées exprimaient la fermeté et la résolution, son front une calme décision. À la grâce indolente de ses mouvements avait succédé je ne sais quelle énergie calme et recueillie, semblable à celle qui distinguait Egerton lui-même. Si l’on avait pu lire dans son cœur, on y eût vu qu’Harley, pour la première fois, s’efforçait réellement de vaincre ses passions et son humeur, qu’en lui tout l’homme se préparait aux combats du devoir.

« Non, murmurait-il, non, Je ne veux songer qu’à Hélène, qu’à la vie réelle ! Ne fussé-je pas fiancé à une autre, que serait pour moi cette Italienne aux yeux noirs ? Quelle folie ! Moi, aimer encore ! Moi qui, pendant tout le printemps de ma vie, ai gardé ma foi à une mémoire et à un tombeau ! Allons, Harley, il est temps d’être homme et d’agir en homme ; contente-toi de l’affection, ne rêve plus la passion. Renonce à un faux idéal. Es-tu donc un poète pour croire que la vie puisse être un poème ? »

La porte s’ouvrit, et Harley vit entrer le prince autrichien qu’il avait intéressé à la cause de Violante et de son père.

« Avez-vous découvert les documents dont vous m’avez parlé, dit le prince. Il me faut retourner à Vienne dans quelques jours, et si je ne m’y présente muni de quelque preuve tangible de la trahison de Peschiera ou de quelque excuse concluante pour son noble parent, je crains que celui-ci n’ait d’autre moyen de rentrer en Italie que d’accorder la main de sa fille à son perfide ennemi.

— Hélas ! dit Harley, jusqu’ici toutes mes recherches ont été vaines, et je n’ose tenter d’autres démarches dans la crainte d’éveiller l’attention de Peschiera et de l’exciter à chercher de son côté. Il faut donc que mon pauvre ami se résigne à l’exil. Accorder la main de Violante au comte serait déshonorant. Mais bientôt je serai marié, et je pourrai offrir au père et à la fille un asile moins indigne de leur rang.

— La future lady L’Estrange accueillera-t-elle sans jalousie une aussi belle personne ? Et vous même, mon pauvre ami, ne courrez-vous pas quelque danger ?

— Peuh ! fit Harley en rougissant. Violante aura deux pères, voilà tout. Ne plaisantez pas, je vous en prie, sur un sujet aussi sérieux et qui touche à l’honneur. »

La porte s’ouvrit de nouveau et on annonça Léonard.

« Soyez le bienvenu, dit Harley, heureux d’échapper au regard pénétrant du prince ; soyez le bienvenu. Voici le noble ami qui s’intéresse avec nous au sort de Riccabocca, et qui pourrait lui être si utile, si je parvenais à découvrir les documents dont je vous ai parlé.

— Les voici, dit Léonard simplement. Plaise à Dieu que cela vous suffise ! »

Harley ouvrit aussitôt le paquet et en examina rapidement le contenu.

« Hourra ! s’écria-t-il bientôt d’un air triomphant et en battant des mains comme un enfant. Voyez, voyez, prince ; voici les propres lettres de Peschiera à la femme de son parent ; son aveu de ce qu’il appelle « ses projets patriotiques, » ses supplications pour qu’elle persuade à son mari de s’unir à lui. Voyez comme il se sert de son influence sur la femme qui avait été sa fiancée ; avec quel artifice il combat ses objections ! Voyez combien notre ami avait de répugnance à agir avant que femme et parent ne se fussent ligués pour l’entraîner !

— Assez, assez ! cela suffit, s’écria le prince après avoir jeté un coup d’œil sur les passages indiqués par Harley.

— Non, ce n’est pas assez ! cria Harley en continuant de parcourir rapidement les lettres de Peschiera. En voici davantage ! Oh ! le fieffé coquin ! Voici, après la fuite de notre ami, l’aveu que fait Peschiera de sa passion coupable ; il convient lui-même qu’il s’est efforcé d’attirer son bienfaiteur à sa ruine, dans le but de souiller la maison qui l’avait abrité. Ah ! voyez comme elle le traite ! Grâce au ciel, ses yeux se sont ouverts, et elle l’a repoussé et méprisé avant de mourir. Elle était innocente ! J’en étais sûr ! La mère de Violante devait être pure ! Pauvre femme ! quel sort affreux ! Votre empereur a-t-il un cœur d’homme ?

— Je connais assez notre empereur, répondit le prince, pour affirmer que le jour où ces papiers seront mis devant ses yeux, la ruine de Peschiera et le rappel de son parent seront assurés. Vous aurez la joie de voir celle à qui vous vouliez donner la place d’une enfant à votre foyer, la plus riche héritière d’Italie, la fiancée de quelque noble amant dont le rang ne le cédera qu’à celui des têtes couronnées.

— Ah ! dit Harley ému et pâlissant, je ne verrai pas cela, car jamais je ne retournerai en Italie ! Je ne la verrai plus, non, plus jamais, lorsqu’une fois elle aura quitté ce froid climat, ce triste pays des soucis et des affaires ; puis il détourna la tête un moment, et ensuite s’approcha vivement de Léonard. Mais vous, heureux poète ! aucun idéal n’est jamais perdu pour vous ; vous êtes indépendant de la vie réelle. Plût à Dieu que je fusse poète ! » Et il sourit tristement.

« Vous ne diriez sans doute pas cela, milord, répondit Léonard avec une égale tristesse, si vous saviez combien peu l’idéal compense, pour un poète, la perte d’une affection humaine. Indépendant de la vie réelle ? Hélas ! non. Et j’ai là les confessions d’une véritable âme de poète que je viens vous prier de lire quand vous en aurez le loisir ; après les avoir lues, vous me direz si vous regrettez encore de n’être pas poète. »

Et, en parlant, Léonard montrait à Harley le manuscrit de Nora.

« Mettez-le sur mon bureau, dit celui-ci ; je le lirai plus tard.

— Oh ! lisez-le dès que vous le pourrez, car il y a là des choses qui doivent décider de ma vie… des choses qui sont encore pour moi un mystère, et que vous pourrez m’expliquer, je l’espère.

— Moi ! s’écria Harley ; et il se dirigeait vers son bureau pour examiner aussitôt le manuscrit, lorsque la porte s’ouvrit encore une fois, mais avec violence, et Giacomo se précipita dans la chambre, suivi de lady Lansmere.

— Oh ! milord, milord ! s’écria Giacomo, la signorina ! la signorina !

— Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ? — Ma mère, ma mère ! que lui est-il arrivé ? Parlez, je vous en conjure !

— Elle est partie… elle nous a quittés.

— Oh ! non, non ! s’écria Giacomo, elle ne nous a pas quittés ; il faut qu’on l’ait trompée ou emmenée de force. Le comte ! le comte ! Ô mon bon lord, sauvez-la ! sauvez-la comme vous avez sauvé son père !

— Silence ! fit Harley. Donnez-moi votre bras, ma mère. Un second coup de cette nature est au-dessus des forces d’un homme ! du moins au-dessus des miennes… Bien, bien, me voilà mieux ! Merci, ma mère. De l’air ! de l’air !… Ainsi donc, le comte triomphe et Violante s’est enfuie avec lui ! — Expliquez-moi tout ; je suis maintenant en état de le supporter. »



  1. Riche bouche.
  2. Comme il y a eu en France un grand nombre de révolutions, il peut n’être pas Inutile d’expliquer qu’Harley tait allusion à celle qui a exilé Charles X et placé Louis-Philippe sur le trône.
  3. La loi de mesne process existait encore à cette époque.