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Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap III

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CHAPITRE III,


Où l’auteur fait la généalogie de son héros. — Babandy Ier et Babandy II. — Comment Babandy Ier se maria.




« …… Nous vîmes, pour vous parler un peu moins poétiquement, cette belle et célèbre ville d’Arles, qui, par son pont de bateaux, nous fit passer de Languedoc en Provence. C’est assurément la plus belle porte. La situation admirable de ce lieu y a presque attiré toute la noblesse du pays, et les dames y sont propres, galantes et jolies, mais si couvertes de mouches, qu’elles en paraissent un peu coquettes. Nous les vîmes toutes au Cours, où nous fûmes, faisant bien leur devoir avec quantité de messieurs assez bien faits. Elles nous donnèrent lieu de les accoster, quoique inconnus ; et, sans vanité, nous pouvons dire qu’en deux heures de conversation nous avançâmes assez nos affaires, et que nous fîmes peut-être quelques jaloux. Le soir, on nous pria d’une assemblée, où l’on nous traita plus favorablement encore ; mais avec tout cela ces belles ne purent obtenir de nous qu’une nuit, et le lendemain nous partîmes, etc., etc. »

Ce qu’on vient de lire est littéralement extrait du fameux voyage de Chapelle et de Bachaumont.

Il y a long-temps que je cherchais l’occasion de relever cet impertinent passage d’un livre devenu classique. Quel ton leste pour parler de ces beautés qui, alors comme aujourd’hui, n’avaient point de rivales en France, et quelle fatuité pour parler de soi ! Nos deux messieurs de Paris daignent s’apercevoir que les dames d’Arles sont jolies, mais en ajoutant qu’elles sont assez coquettes pour se couvrir de mouches ; puis ils vont à la promenade de la Lice (c’est le nom local de notre Cours) ; là ils obtiennent tout d’abord des œillades, quoique inconnus, et peuvent dire, sans vanité, qu’en deux heures de conversation ils ont fait des jaloux ! Enfin, le soir, ils sont priés d’une assemblée ; mais vainement on a fait des frais pour eux, vainement on les a traités plus favorablement encore, ils partent, et la postérité saura que ces Galaors littéraires n’ont accordé à nos belles aïeules qu’une nuit ! — Partez donc, messieurs ; allez plus loin continuer ces rapides conquêtes, pour écrire vous-mêmes, à votre retour, en madrigaux mêlés de prose, votre galante Odyssée ! Partez, messieurs, puisque vous êtes si complétement de votre siècle et si peu du nôtre, où la capitale du royaume de Bozon n’a plus pour les voyageurs d’autres attraits que ses vieux monuments, d’autres fleurs que celles qui croissent entre les pierres disjointes de ses ruines ! Adieu, Parisiens frivoles et volages du grand siècle ; faites place à ces graves pèlerins de l’art, à ces savants antiquaires, à ces Anglais atteints du spleen et à quelques poëtes amis, qui seuls aujourd’hui se souviennent que, sur les bords du Rhône, à sept lieues de son embouchure, s’élevait jadis une antique cité qui fut tour à tour la métropole des Gaules, la capitale d’un royaume et une république.

Si cependant quelques dandys modernes, croyant sur parole leurs prédécesseurs les petits maîtres libertins du siècle de Louis XIV, se détournaient, eux aussi, de la route de Lyon à Marseille pour aller vérifier la réputation de coquetterie et de beauté de nos Arlésiennes, plutôt que pour saluer la « ville morte » dans son vaste tombeau, et les décorations architecturales qui y révèlent aux artistes, aux poëtes et aux antiquaires toutes les phases de ses grandeurs passées, il est de la charité chrétienne de les en avertir : l’apparente coquetterie de ces physionomies si vives, si mobiles, si agaçantes, qui ne ressemble pas mal à l’air mutin des soubrettes de comédie ; ce gracieux sourire qui répond tout d’abord à vos regards curieux ou les prévient, ne doivent pas être toujours interprétés par les inconnus aussi favorablement que le prétendent Bachaumont et Chapelle. J’en ai vu dont l’amour-propre avait eu à se repentir d’une espérance trop crédule et d’une explication trop prompte. Telles mères, telles filles. Dans la longue dispute entre antiquaires qui s’éleva sur cette fameuse statue de Vénus, que quelques uns, comme le jésuite d’Augières, déclaraient être une « Diane, » la sagesse héréditaire des Arlésiennes milita fortement en faveur de cette dernière opinion. Aussi, quand M. le conseiller Terrin, ayant publié une brochure intitulée la Vénus et l’Obélisque d’Arles, ou Entretien de Musée et de Calisthène[1], le galant M. de Vertron entra dans la lice contre lui ; ce fut en composant le quatrain suivant :


Silence, Calisthène, et ne dispute plus,
        Tes sentiments sont trop profanes ;
Dans Arles c’est à tort que tu cherches Vénus :
        On n’y trouve que des Dianes.


On ne trouva rien à répliquer à ce madrigal, qui valait bien celui de Saint-Aulaire ; et M. de Vertron, étant d’ailleurs gentilhomme, condition indispensable, quelque ridicule qu’elle vous paraisse, il fut reçu avec acclamation de notre noble académie. Malheureusement Louis XIV, intervenant, comme Perrin Dandin dans la fable de « l’Huître et les Plaideurs, » se fit offrir notre statue, qui, arrivée à Versailles, fut déclarée une Vénus, peut-être parce qu’on avait déjà une Diane, n’en déplaise aux antiquaires. C’est le même chef-d’œuvre qu’on admire encore aujourd’hui au Musée de Paris, sous le nom de la Vénus d’Arles. De cette Vénus il ne nous est revenu que le modèle en plâtre. Arles a été impunément dépouillé comme Athènes ; faut-il donc s’étonner que le cœur de nos Dianes soit de marbre pour les Parisiens depuis cette spoliation du grand roi, que n’ont réparée ni la république, ni l’empire, ni la restauration, ni la révolution de juillet ! ! Qu’ils se contentent donc, ceux qui viendront admirer classiquement ou romantiquement nos beautés mortes, d’admirer aussi sans espoir la beauté vivante qui leur apparaîtra soudain, soit assise auprès de quelque vieux chapiteau de temple romain, soit descendant d’un pas assuré l’escalier des Arènes, avec une amphore de forme antique sur la tête, comme une prêtresse de la mythologie païenne, ou, le soir, se glissant avec mystère sous les galeries du cloître de Saint-Trophime, semblable à une fée du moyen âge. Vainement l’élégant voyageur épuiserait, pour faire des conquêtes, ce vocabulaire du courtisan, ces grâces molles et faciles, cette aisance si sûre d’elle-même qui ne trouvent pas de rebelles à Paris ; toute cette éloquence de langage et de manières serait perdue à Arles, comme les vers d’Ovide auprès des dames sarmates, lorsque le poëte de la cour d’Auguste s’écriait avec dépit : « C’est moi qui suis le barbare ici, parce qu’on ne peut me comprendre[2]. » Par patriotisme, à défaut de vertu, une Arlésienne n’aimera jamais qu’un Arlésien.

Le galant Arlésien n’a pas besoin d’être poëte comme Ovide, ni même comme l’épicurien Chapelle ; et je doute qu’il lise souvent ces auteurs ou d’autres, quoiqu’il ait beaucoup de loisirs ; mais, s’il n’est pas lettré, ce n’est pas non plus un de ces simples et gauches provinciaux que les auteurs parisiens aiment à introduire dans leurs vaudevilles. Dumarsais, dans son Traité des Tropes, dit qu’il n’y a pas de lieu où il se fasse plus de tropes et de figures qu’à la Halle ; je ne sais pas de lieu où l’on entende autant de bons mots, de saillies, de contes à mourir de rire que dans un café d’Arles, quand un de nos joyeux bourgeois est en verve ; seulement ce sont plutôt des contes, des bons mots et des saillies d’atelier que d’académie. Comme le comique de Molière, ce prétendu patois est intraduisible dans une autre langue. Or, l’esprit arlésien, si fécond dans les cafés, n’est pas non plus muet ni timide auprès des femmes, je vous assure ; et puis je vous disais que le galant du pays a beaucoup de loisirs. Vif, brusque, impétueux, facile à rebuter pour tout le reste, il sait au besoin s’imposer la qualité indispensable à l’amant et au chasseur, la patience. Voilà comment il est aussi fort en amour qu’à la chasse. Quand il part le matin en promettant de revenir avec du gibier, devrait-il faire le tour de la poudreuse Camargue, et le tour encore de la pierreuse Crau, il ne reviendra pas au logis sans gibier. — Quand il s’est dit qu’il touchera le cœur d’une belle, devrait-il pendant un mois, matin et soir, passer régulièrement devant sa porte, la suivre comme son ombre à la messe et à vêpres, au marché et à la poissonnerie, aux processions et aux courses de taureaux ; devrait-il laisser venir sa barbe longue de désespoir, ou renouveler chaque jour sa toilette, se faire passer pour fou s’il avait jusqu’ici gardé son bon sens, ou pour sage si on ne s’entretenait auparavant que de ses folies, tout lui sera possible et facile pour que la belle ne voie que lui, n’entende parler que de lui. Est-ce un miracle si elle se montre sensible enfin, après tant de persévérance, pour un cavalier qui est généralement bien fait d’ailleurs de sa personne, qui a bon air à pied comme à cheval, qui renverse adroitement un bœuf en le saisissant par les cornes dans une course ordinaire, ou manie le trident comme un taureador espagnol dans une ferrade ? Or, tel était à peu près dans son temps le bisaïeul du héros de notre histoire, Maurice Babandy, surnommé lou Beou Kalignaïre « le bel amoureux. » Ce sobriquet me dispense de vous dire comment à trente ans Babandy avait troublé je ne sais combien de cœurs arlésiens, et portait la tête haute malgré ses nombreuses perfidies en amour, se fiant, disait-il, pour ne pas être lapidé par les « victimes » qu’il avait faites, sur leur charité chrétienne ; car il s’appliquait le mot de l’Évangile : « Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il aura beaucoup aimé. »

Heureux Babandy, s’il n’avait aimé que le beau sexe, de tous les goûts arlésiens le moins dispendieux, disons-le à l’honneur de nos beautés désintéressées ; mais quelquefois aussi dans sa vie de bourgeois, c’est-à-dire dans sa vie d’oisif, Babandy se laissait aller aux distractions plus dangereuses et plus chères du tapis vert, et comme on ne saurait être heureux en tout, d’après un certain proverbe, il y avait là pour lui plus de perte que de gain. Babandy fit d’abord des dettes ; puis, quand il fallut les payer, il s’aperçut que son patrimoine y suffisait à peine. Ses créanciers voulurent bien s’en contenter ; mais du jour qu’il se fut acquitté envers eux en honnête homme, il se trouva avoir moins de crédit que lorsqu’il n’avait payé personne. Il fut donc forcé de changer tout-à-coup de manière de vivre. Passant presque toute la semaine à la campagne, on ne le revoyait que rarement à la ville, et quand il y paraissait le dimanche, honteux de n’avoir plus qu’une veste ou qu’un habit usé, dernier débris de son élégance ancienne, il évitait ses meilleurs amis, refusait leurs invitations sous divers prétextes, ne se montrait plus sur la Lice, et au lieu d’aller à la sortie de vêpres, comme autrefois, se joindre aux groupes des amateurs, autour des bornes de l’hôtel-de-ville, ou à l’entrée du Plan de la Cour, pour passer en revue les belles qui sortent de Saint-Trophime, il attendait tranquillement chez elle Trephumete, dite la Récalimande. C’était désormais sa seule maîtresse. La Récalimande le nourrissait et l’hébergeait à Arles depuis qu’il n’avait plus de maison, et Babandy payait son écot avec les produits de sa chasse, car il avait vendu son cheval, mais il avait gardé son fusil ; et désormais, plus braconnier que chasseur, il tuait assez de gibier pour que la Récalimande en pût porter au moins quelques pièces aux marchés du mercredi et du samedi. En un mot, Babandy était, disait-on, « un homme éteint, un galant de l’autre siècle. » Déjà plusieurs galants s’étaient emparés sans objection de son surnom de Bel Amoureux ; et même ceux qui le rencontraient dans son costume de chasseur errant, percé au coude et au genou, avec un chapeau déformé, étaient tentés de lui appliquer, dans le sens le moins poétique du mot, un autre sobriquet qui ne se prend pas toujours en mauvaise part à Arles ; Babandy lou Kalignaïre était devenu Babandy lou Gû[3].

Ce fut donc un événement, une chose qui ne pouvait qu’être remarquée, lorsqu’un après-midi, dans un café du port où les galants de la ville jouaient leur souper à je ne sais quelle partie, au tricon peut-être, si ce jeu était déjà en vogue, Babandy entra tout-à-coup, la tête haute, avec son air riant et un peu mystificateur du temps de ses bonnes fortunes, mais surtout ayant sur l’oreille un chapeau tout neuf, et vêtu d’un superbe habit de la coupe la plus moderne.

— Oh ! oh ! s’écria le premier qui le remarqua, c’est du plus loin qu’il m’en souvienne : voilà Babandy ! Sommes-nous à Pâques ? les morts ressuscitent aujourd’hui.

— Eh mais ! dit un autre, comme il est brave et beau ! on dirait son habit de noces. Bonsoir, Babandy ; est-ce que tu te marierais aujourd’hui, par hasard ?

— Pas aujourd’hui, mais cela ne tardera pas, répondit Babandy avec cet air de fausse insouciance qui excite toujours la curiosité, parce qu’il laisse deviner l’intention de ne cacher qu’à demi un secret.

— En effet, pourquoi pas ? dit un troisième de ses anciens amis, si tu épousais avec une bonne dot la fille d’une de ces sangsues qui t’ont forcé de leur vendre ton mas en Camargue. C’est un moyen comme un autre de leur faire rendre gorge. Ainsi a fait Pierre La Rigole, qui est fort heureux avec la fille du vieux Sarraille.

— Par bonheur, répondit Babandy, je puis aller racheter mon mas de la Belugue à Vincent La Banou sans passer par l’église avec la Gibouse sa fille. J’ai perdu beaucoup, mais j’ai trouvé quelque chose.

— Il aura trouvé quelque trésor, dit un nommé Barral le Panard, car depuis quelque temps Babandy a plus d’une fois passé la nuit dans le trou des Fées, où les Maures ont caché, dit-on, tant de richesses.

— Tu crois rire, Panard, dit Babandy ; et cependant tu as deviné.

Le Panard ouvrit de grands yeux, et tout le monde d’écouter.

— Oui, Panard, continua Babandy, si un jour tu paies tes dettes en honnête homme comme moi, et que tu te voies sans une dardène[4] comme moi, sans un toit pour abriter ta tête comme moi, va comme moi aussi faire une fouille dans la grotte des Fées. Je n’ai peut-être pas pris tout le trésor d’Abdérame, et je n’aurai rien à dire si tu découvres ta part. En attendant, je viens ici m’acquitter d’une dernière dette qui m’a souvent desséché le gosier quand j’y ai pensé. Voyons, Bertrand Coucouroulet, poursuivit-il s’adressant au cafetier et en tirant de sa poche une bourse pleine ; mon mémoire montait, je crois, à 240 livres ; voilà dix louis d’or, cela fait le compte.

M. Bertrand voulut lui répondre que rien n’était moins pressé que cette dette, et que d’ailleurs, puisqu’il avait arrangé ses affaires, il reviendrait sans doute comme autrefois au café.

— Non, non, Bertrand, pas de quelque temps encore. Le passé m’aura peut-être rendu sage. Je pense sérieusement à me marier, dit Babandy en souriant, et j’espère que ma femme sera assez jolie pour m’empêcher de reprendre tout de suite ma vie de garçon.

— Te marier, Babandy ! mais c’est donc chose arrêtée ?… Mais avec qui ? demanda-t-on de toutes parts.

— Avec qui, mes amis ? En vérité, je l’ignore encore ; et si vous vouliez m’indiquer une femme, cela me rendrait service, car je sens que mon argent me pèse déjà, et je me défie de moi-même.

— Comment te la faut-il ? dit l’avocat Coucourdou, un de ses plus intimes camarades, et, comme tous les autres, étonné de l’apparition soudaine de Babandy, de son bel habit, de sa bourse pleine, et du sang-froid avec lequel il prétendait mettre sa fortune nouvelle à l’abri de ses goûts de garçon.

— Oh ! reprit Babandy, j’ai certaines prétentions ; car, sans m’être regardé au miroir, je suis sûr qu’en retrouvant une partie de mes pauvres écus j’ai retrouvé aussi quelque chose de ma bonne mine. Je voudrais donc une demoiselle qui fût jeune, jolie, riche…

— Et noble aussi peut-être ? dit le chevalier de Barras d’un air goguenard.

— Vous m’y faites penser, monsieur le chevalier, reprit Babandy, noble aussi, comme vous dites, dussiez-vous trouver cela un peu ambitieux de la part d’un bourgeois.

— Vous verrez qu’il demandera en mariage mademoiselle Laure d’Amphise.

— Non, certes ; je la veux tout aussi jolie, mais moins éveillée à l’église, si c’est possible.

— Demandez donc une des demoiselles de Porcellets, dont la sagesse est bien digne de leur illustre et chaste aïeul des Vêpres Siciliennes, maison édifiante où l’on vit comme dans un couvent. Il en est encore une à marier, la blonde Phanète.

— Eh bien ! à la bonne heure, chevalier, j’accepte.

— Oh ! pour moi je vous la donne de bon cœur ; mais j’ai peur que ni la fille ni le père ne vous trouvent assez dévot, Babandy. Cherchons ailleurs, dit le chevalier toujours goguenard.

— Pourquoi ? dit Babandy, puisque la belle Phanète a toutes les qualités requises. Mon choix est fait, je vous remercie… Vous riez, eh bien ! chevalier, tenez, il y a encore cent louis d’or dans cette bourse, je parie double contre simple qu’avant huit jours les bans seront publiés.

— Messieurs, faut-il le prendre au mot ? dit le chevalier.

— Je suis de moitié avec toi, Babandy, dit un des joueurs.

— Je vous préviens seulement, dit Babandy, que le prix de la gageure sera donné à la chapelle des Moulirés, car je ne veux pas profiter d’un pari dont je suis sûr.

— Nous parions pour Babandy ! s’écrièrent alors cinq à six autres jeunes Arlésiens, entraînés par le souvenir de ses exploits, et plus encore par le plaisir tout méridional de s’associer à ce qui leur paraissait une originale folie.

— Vous m’encouragez, messieurs, dit alors Babandy, affectant plus de modestie à mesure qu’il ralliait plus d’approbateurs ; je dépose ici mon enjeu entre les mains de Bertrand Coucouroulet ; mais comme c’est chose très sérieuse, que je gagne ou que je perde, je me permettrai de vous faire observer que la moindre indiscrétion tournerait contre moi. Il y aurait donc tricherie si ce pari venait à s’ébruiter. Vous êtes douze, messieurs, mais tous gens d’honneur ; j’exige de vous que personne ne sorte d’ici sans s’être engagé à garder le secret jusqu’à ce que la noce soit faite.

— C’est juste ! répondit-on.

— Eh bien ! messieurs, à compter de ce moment, parlons d’autre chose, dit alors Babandy, et il alla s’asseoir à une des tables, où il donna tranquillement son avis sur une partie, mais sans jouer lui-même.

Pendant huit jours, on ne s’entretint que de la réapparition brillante de Babandy et du moyen extraordinaire par lequel il avait retrouvé plus d’argent qu’il n’en avait perdu. Les partisans du merveilleux n’hésitèrent pas à croire qu’en effet il avait découvert dans la montagne de Cordes un trésor qu’on y avait maintes fois cherché en vain depuis l’expulsion des Maures ; d’autres, préférant une explication plus naturelle, prétendaient qu’il était allé secrètement jouer à Avignon, et y avait gagné cent mille écus à un banquier juif, lequel s’était récemment pendu de désespoir. Quoi qu’il en pût être, Babandy racheta son mas en Camargue, et la maison paternelle, qui lui furent rétrocédés, moyennant un petit sacrifice pécuniaire. Mais si cet événement avait fait sensation, ce fut bien autre chose lorsqu’un dimanche matin, après son prône, M. le curé de Saint-Trophime publia qu’il y avait promesse de mariage entre Maurice Babandy, bourgeois d’Arles, et noble demoiselle Phanète-Porcellette des Porcellets, fille mineure de Guillaume Porcellion des Porcellets, seigneur de Foz, du Martigues, de Cujes et autres lieux, etc.[5]. En un mot, Babandy avait gagné sa gageure ; il épousa la noble et dévote demoiselle, sans qu’on pût bien s’expliquer comment la famille avait consenti à ce mariage, et il employa si bien son temps que mademoiselle Babandy (on n’appelait pas madame les femmes de bourgeois) accoucha, quelques jours après le septième mois, d’un garçon de bonne et saine conformation, ce qui était, du reste, physiologiquement régulier, au dire de toutes les sages-femmes. Cependant on aurait pu en plaisanter, dans un pays où la médisance est comme ailleurs très ingénieuse en commentaires sur les mariages ; mais la Pauvre accouchée ne survécut pas plus de quinze jours à sa délivrance : elle périt de la fièvre de lait ou de ses suites.

Babandy, qui avait été fort rangé depuis son mariage, continua, pendant tout le temps de son deuil, à vivre assez retiré du monde ; mais enfin il accorda peu à peu quelque chose aux distractions que ses amis crurent devoir lui offrir en temps convenable. Il était jeune encore, et son fils ayant été envoyé en nourrice à Fonvielle, il reconnut, avec le philosophe Locke, que « la solitude n’était pas bonne ; » un autre philosophe a été plus loin, en disant, au grand scandale de J.-J. Rousseau : « qu’il n’y a que le méchant qui soit seul. » D’après ces sentences qui sont de tous les temps et de tous les pays, Babandy ne se fit pas misanthrope après la mort de sa femme. Sa maîtresse, la Récalimande, réclama ses anciens droits sur lui, et Babandy revit la Récalimande ; puis la Récalimande fut remplacée par une autre, sans être tout-à-fait abandonnée. Enfin, Babandy ne sut pas long-temps se défendre du goût funeste dont il s’était cru corrigé par le mariage. Il perdit encore au jeu, comme il avait perdu ; si bien qu’après avoir recommencé veuf sa vie de garçon, le bel amoureux se retrouva, dix-huit ans après son mariage, presque aussi pauvre qu’avant, avec la différence d’un fils de plus à sa charge, grandissant sous ses yeux, pour lui rappeler qu’il n’était plus d’âge, hélas ! à refaire le pari auquel il devait d’être son père, alors même qu’il aurait trouvé un second trésor comme le premier.




  1. Arles, chez Jacques Gaudion, marchand libraire. M. DC. LXXX.
  2. Barbarus hic ego, quia non intelliger illis.
  3. Babandy le Gueux, le Bandit.
  4. Pièce de deux liards.
  5. La nombreuse famille des Porcellets n’existe plus à Arles. Leur blason était d’or à un pourceau passant de sable, qu’on trouve encore aux murs de plusieurs chapelles. On voyait autrefois au grand portail de l’hôtel des Porcellets un écu représentant une laie avec neuf marcassins, et la tradition prétendait que ce nom provenait d’une dame de cette famille qui avait rudoyé une vieille demandant l’aumône avec deux enfants dans ses bras, sous prétexte que les pauvres n’avaient pas besoin de faire tant d’enfants. « Eh bien ! lui avait répondu cette mendiante, laquelle était sans doute une fée, pour vous punir, madame, vous ferez vous-même, à vos prochaines couches, autant d’enfants que cette truie qui se vautre au soleil fera de porcellets. » La truie en fit neuf, et la dame accoucha du même nombre de fils, qu’on surnomma les Porcellets. On sait que le seul Français épargné à cause de sa vertu aux Vêpres siciliennes était un Arlésien de la famille des Porcellets. Mon ami, Casimir Delavigne, a eu tort de ne pas le nommer au moins dans sa tragédie.