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Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XVI

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 205-212).


CHAPITRE XVI.


Thinkst thon l’d make a life of jealousy
To follow still the changes of the moon
With fresh suspicion[1] ?

Othello, act. III, scène iii.




vie extrait de la correspondance d’odille.


« Tu vas voir, ma chère sœur, combien la prévention nous aveugle. Ah ! que j’ai été heureuse de la confidence que M. d’Armentières m’a faite ! mais j’aurai peut-être été coupable à son égard en trahissant son secret, si c’en est un. Écoute ce qui peut me justifier. Depuis le dimanche dont je te parlais dans ma dernière, huit jours s’étaient écoulés sans que nous vissions ni M. Mazade ni M. d’Armentières ; l’absence de celui-ci me surprenait beaucoup moins. Je pouvais le supposer tout occupé de faire sa cour ; mais M. Mazade, qu’était-il devenu ? Maurice semblait un corps sans âme. Il était passé plusieurs fois chez lui sans le rencontrer, lorsqu’enfin le huitième jour nous l’avons vu entrer à l’heure où nous sortions de table. Il était impossible que ma première parole ne fût pas une exclamation :

» — Qu’étes-vous donc devenu, monsieur Mazade, depuis huit jours ? lui demandai-je.

» — J’allais te faire la même question, dit Maurice.

» Peut-être M. Mazade avait-il préparé quelque excuse ; mais il ne s’était pas attendu à son émotion, qui fut telle, qu’il n’eut pas même le courage d’un insignifiant mensonge : — Pourquoi le dissimulerais je, répondit-il ; j’ai voulu essayer jusqu’à quel point je pourrais rompre une habitude qui est déjà si ancienne, et rendre mes visites ici plus rares.

» En parlant ainsi, il s’adressait surtout à Maurice ; il semblait ne voir que lui.

» — Oui, poursuivit-il, quelques amis communs m’ont fait faire une réflexion un peu tardive peut-être, mais qui a effrayé mon amitié. On m’a fait observer que mon intimité dans cette maison pouvait être mal interprétée ; on a été jusqu’à demander si je n’étais que l’ami du maître….

» — Que signifie cette plaisanterie ? dit Maurice comprenant où il en voulait venir ; voilà bien la première fois que j’entends parler de cette supposition.

» — Je trouve fort heureux, reprit Mazade, que je sois le premier à te la dénoncer ; mais elle a été faite. Avant de savoir ce que tu déciderais quand tu la connaîtrais, j’ai voulu savoir ce que me coûterait le changement de mes habitudes.

» — Et tu as cru qu’à de sots propos je sacrifierais une amitié de dix ans ? reprit Maurice.

» — Mon ami, tu n’y as pas réfléchi encore, et moi voilà huit jours que j’y songe dans tout le loisir de la solitude ; or je me suis dit que les sots qui s’occupent de nous pouvant compromettre notre amitié, il fallait leur ôter tout prétexte de jaser ; et à moins que tu ne m’indiques un autre moyen de les faire taire, je ne vois que celui de diminuer un peu mon assiduité.

» — Ah çà, mon ami, sommes-nous ici à Paris ou en province ? dans la Chaussée-d’Antin ou au Marais ?

» — Nous sommes à Paris : cependant peux-tu nier que Paris ne soit aujourd’hui un composé de petites villes, étrangères l’une à l’autre, mais chacune d’elles exerçant sur ses membres le contrôle de sa médisance et de sa malignité ? Si Paris était, sous ce rapport, aussi grande ville que tu le prétends, comment toi-même me montrerais-tu au doigt tous les jours, dans les spectacles ou les autres réunions publiques, quelque nouveau personnage dont les ridicules, les faiblesses ou les vices n’ont pu échapper à la notoriété ? Comment le Parisien assis au parterre de nos théâtres rirait-il de si bon cœur de ces scènes satiriques dont nos auteurs placent les personnages dans les salons de Paris aussi souvent que dans ceux de province ? En un mot, on a mal parlé de mon amitié pour toi, je ne me suis pas cru le droit de te le cacher ; tu réfléchiras et tu décideras si tu dois continuer à recevoir chez toi, sur le pied d’une intimité si étroite, un ex-militaire qui n’est que ton camarade, et n’est pas même ton petit cousin…

» À ces derniers mots prononcés avec une affectation passablement accentuée, M. Mazade, qui semblait avoir oublié que j’étais là, se tourne tout-à-coup de mon côté avec un regard inquisiteur. Par un mouvement simultané, comme frappé de la révélation soudaine de sa pensée, Maurice fixe aussi sur moi des yeux de juge ; je le vois pâlir et je remercie le ciel, non pas seulement d’être la cause bien innocente de l’angoisse qu’il éprouve, mais encore de pouvoir justifier, quand je le voudrai, celui que la haine de M. Mazade poursuit ainsi d’une commune insinuation. Oui, ma sœur, c’est par un sourire que j’affrontai mon accusateur et mon juge, feignant de ne les comprendre ni l’un ni l’autre, parce qu’indignée contre M. Mazade, je dédaignais de l’admettre à l’explication plus précise que je réservais pour Maurice seul. — Voilà qui est singulier, dis-je, le même scrupule sera venu sans doute, malgré la parenté, à M. d’Armentières, car il y a bien aussi huit jours que nous ne l’avons vu.

» — C’est vrai, dit Maurice affectant de sourire à son tour ; mais remettons cette grave délibération à une autre occasion, à moins que M. d’Armentières ne vienne à son tour la soulever, car, si je ne me trompe, c’est son cabriolet qui s’arrête à la porte.

» En effet c’était M. d’Armentières ; nous changeâmes d’entretien par un accord tacite. M. d’Armentières n’ayant rien dit qui pût faire remettre l’explication de M. Mazade sur le tapis, la soirée se passa indifféremment.

» Aussitôt que je fus seule avec mon mari, je lui racontai la confidence de M. d’Armentières ; Maurice m’avoua qu’il avait un moment tremblé du sens que Mazade avait paru vouloir attacher à la dernière phrase de sa harangue, mais, me dit-il, je le verrai venir demain de pied ferme, et je lui ferai ouvrir les yeux sur la ridicule jalousie de son amitié. Ce me sera d’autant plus facile, heureusement, qu’au fond, ma chère Odille, c’est toujours lui que je regarde comme mon ami le plus dévoué ; et telle est ma faiblesse pour lui, qu’il pèse plus dans la balance de mes affections que tous les cousins du monde. Il attend de moi cette assurance, peut-être, et je veux la lui donner tout en le grondant d’en avoir douté.

» Ce matin, Maurice est sorti de bonne heure, pour aller trouver M. Mazade sans doute ; j’espère donc que ces petites misères de notre intérieur touchent à leur terme. Mais j’en voudrai toujours à l’ami intime de ses soupçons, ou, ce qui est pire, des soupçons qu’il a cru devoir feindre pour provoquer une explication. Cet homme a décidément, j’en demande pardon à notre sexe, toutes les petitesses d’une femme ; sa conduite est du commérage pur. Il me fait voir sous un meilleur jour le bon sens de M. d’Armentières et cet esprit positif qui a de bonne heure guéri celui-ci de toutes les illusions romanesques. Il faut qu’un homme soit homme, et puisque Maurice est né pour ne voir que par les yeux d’un autre lui-même, comme il appelle Mazade à mon détriment, combien il est à regretter pour son avenir que cet autre lui-même ne soit pas plutôt son cousin !

» Odille. »




  1. Crois-tu que je voudrais mener la vie d’un jaloux, pour suivre sans cesse les changements de la lune avec un nouveau soupçon ?