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Monsieur de l’Étincelle, tome I/Chap XVIII

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 229-235).


CHAPITRE XVIII.


Continuation du précédent.




To thee perchance this rambling strain
Recals our summer walks again ;
When, doing nought, and to speak true,
Not anxious to find aught to do, —
The wild unbounded hills we ranged,
While of our talk the topic changed,
And desultory as our way,
Ranged, unconfined from grave to gay[1].

W. Scott.


Nouvelle lettre d’Odille à sa sœur.


« Ma chère sœur,

» Encore un mois de félicité parfaite, depuis ma dernière lettre. Que M.  d’Armentières avait raison de le dire : il ne manquait à Maurice qu’une occupation, pour épuiser l’inquiétude de son caractère ! il s’est fait ici jardinier, et cela suffit à l’activité de son esprit. Qu’il est bien récompensé de n’avoir pensé qu’à moi, en achetant notre joli pavillon ! Il en est plus enchanté que moi-même. Avec quel amour il arrose ses rosiers ! avec quel soin il donne un tuteur à la plante la plus commune, dont la frêle tige réclame ce secours pour ne pas laisser tomber dans la plate-bande son diadème odorant ! Armé d’un sécateur, comme il s’empresse de débarrasser les arbustes de leurs branches mortes ou parasites ! — Moi, de mon côté, je m’occupe spécialement de la basse-cour, et tu serais contente de voir ta sœur redevenue une vraie fermière de Camargue, elle qui naguère s’était si facilement métamorphosée en petite maîtresse parisienne. Je ne te ferai pas la description détaillée de notre Éden, quoique, lectrice de Walter Scott, je me sente de force à imiter le maître, en t’écrivant un long chapitre sur nos trois arpents. Grâce aux accidents du terrain, nous avons des vallons en miniature, une avenue de peupliers, une allée de cerisiers, une contre-allée de pruniers, des labyrinthes, où Thésée peut se passer du fil d’Ariane ; des sentiers, que l’on monte et descend entre des guirlandes de chèvrefeuille ; un potager et des espaliers ; un ermitage incrusté de coquilles, et enfin, un théâtre rustique où l’on a réellement joué, à ce qu’il paraît, non pas des proverbes, mais bien des pièces en trois actes ! Tout cela, ma chère amie, nous a retenus deux grands mois dans l’étroite enceinte de nos murs : ce n’est que depuis une semaine que nous avons commencé nos excursions aux environs, et tu n’as pas d’idée de tout ce que nous découvrons chaque jour en paysages, soit lorsque nous nous dirigeons vers les châtaigniers de Sèvres, soit lorsque nous osons nous égarer au-delà du château de Meudon, à travers la plus magnifique des forêts royales.

» Hier encore, nous sommes partis de bon matin pour une de ces explorations lointaines, qui nous procurent toutes les sensations de Robinson Crusoé allant pas à pas à la conquête des sites de son île. Après avoir admiré un étang appelé Villebon, où quelques laveuses, péniblement accroupies sur leur lessive, nous ont semblé aussi poétiques que les nymphes de Diane, nous avons hardiment gravi une montagne sauvage, par un sentier escarpé qui nous a conduits dans une véritable Sierra Morena ; nous commencions à avoir soif, et nous faisions des vœux pour que le hasard, auquel nous nous étions si imprudemment confiés, nous fît rencontrer une source d’eau vive, dont nous avions vaguement ouï parler quelques jours auparavant, chez un voisin plus ancien que nous dans le pays ; soudain, à notre main gauche s’ouvre une espèce de terrasse naturelle, d’où, abrités sous un grand chêne, nous voyons comme se dérouler la large toile du plus riche panorama que puisse rêver un peintre : au fond du tableau, c’est Paris tout entier ; ou plutôt, ce sont les monuments de Paris et ses édifices rapprochés en un groupe sublime, par l’effet de la distance, mais parfaitement dessinés sur l’azur du ciel. La Seine est là aussi, et, à défaut du mouvement sensible de son cours, malgré la pente du terrain, on dirait une ceinture d’argent que la grande capitale a oubliée sur la verdure ; plus près de nous, le paysage n’a plus rien d’idéal, mais tous les détails en sont ravissants et admirablement composés : dans ce premier plan, le sévère château de Meudon, flanqué de ses hautes murailles et de ses terrasses, est rejeté sur le côté, comme un des moindres accessoires ; ses tilleuls si régulièrement alignés et réduits à une taille uniforme par le ciseau de l’émondeur, s’humilient devant la forêt échevelée, qui couvre de ses libres rameaux les hauteurs de Fleury. À nos pieds, enfin, un rideau de peupliers sépare deux petits lacs, dont l’un étale au soleil sa nappe polie comme un miroir, l’autre se dissimule à moitié sous des touffes de joncs, et me rappelle l’étang du grand Clar d’Arles, vu de la montagne de Montmazour.

» Devant ce spectacle, pendant une demi-heure nous oubliâmes notre soif, mais nous ne revînmes pas sans avoir trouvé la fontaine. Aussi, à notre retour, bien reposés et bien désaltérés, nous avons déclaré, Maurice et moi, que nous répéterions le voyage au moins une fois par mois.

» Ne crois pas, ma sœur, malgré ma comparaison avec les découvertes de Robinson Crusoé, que nous soyons ici privés de tous les plaisirs de la civilisation parisienne. Il ne tiendrait qu’à nous de vivre de la vie des salons, au milieu de nos bois : on appelle Bellevue la Chaussée-d’Antin des environs de Paris ; nous sommes fort heureux en voisins, et si nous voulons descendre à Sèvres, nous avons la maison de M. et madame Féline qui réunit tous les dimanches une société choisie. Je ne connais pas de maison où les mœurs soient comme dans celle-là, à la fois patriarcales et élégantes ; madame Féline est une vraie lady Bountiful ; c’est à elle que je dois notre chèvre du Thibet, qui bondit joyeuse sur la pelouse avec Isabelle, pendant que je t’écris, à moins que, fatiguées toutes les deux, elles se soient endormies ensemble, ce qui forme un groupe ravissant pour Maurice et pour moi.

» Odille.


» P. S. Nous avons vu cette semaine M. Mazade, qui, de son côté, a fait un mois de Villegiatura, comme disent les Italiens, dans un château de Normandie ; quant à M. d’Armentières, qui n’a guère été moins rare dans ses visites, il m’a laissé deviner qu’il obéissait à un sentiment de discrétion et faisait violence à son amitié, pour nous prouver, quand il en serait temps, que cette amitié est toujours la même. »




  1. Peut-être ce récit d’un promeneur te rappellera-t-il, ô mon ami, nos promenades d’été, alors que, tout-à-fait oisifs, et, à dire vrai, nullement désireux de trouver quelque chose à faire, nous parcourions au loin les hauteurs et les bois, changeant fréquemment nos discours, aussi irréguliers que notre chemin, passant, sans ordre et sans suite, du grave au plaisant, etc., etc.