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Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XXVIII

La bibliothèque libre.
Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 407-434).


CHAPITRE XXVII.




Conclusion par correspondance, où le lecteur trouvera entre autres choses une dernière médisance, — trois mariages, — un voyage en Angleterre, — une mort, — un testament, etc., etc.


Cette histoire ne peut avoir qu’une conclusion provisoire, comme toutes celles dont les principaux personnages vivent encore. Cette conclusion, l’auteur la trouve assez heureusement dans le recueil de lettres qui lui a été confié : il ne reprendra plus guère la plume en son nom, que si de nouvelles aventures poursuivaient M. de l’Étincelle, et encore faudrait-il qu’elles fussent assez romanesques pour mériter d’être rédigées sous la forme d’une suite à la première partie de sa vie. Ce qui manquera au dénouement actuel sera bien compensé, j’espère, par la véracité d’un récit, où une correspondance, qui ne fut nullement destinée à l’impression, s’enchâsse tout naturellement, tantôt textuelle, tantôt légèrement abrégée, jamais falsifiée. Si tous les auteurs de biographies et de mémoires pouvaient en dire autant, il serait enfin permis de croire à la bonne foi des biographes et des historiens.


premier extrait.


Voici ce qu’écrivait à madame Ventairon, sa mère, notre ami Paul, à la date de juin 1832 :

« Ta dernière est pleine de tristesse, ma bonne mère ; quelle est donc cette amie dont tu me tais le nom, qui se meurt et n’a d’autre consolation que de se sentir auprès de toi en mourant ? Je crois le deviner, et si tu m’en parles avec tant de réserve, c’est que tu crains mon indiscrétion auprès de M. de l’Étincelle : tu ignorais en m’écrivant qu’il vient enfin de partir. Avant de me quitter il m’a entretenu longuement de sa fille et de la mère de sa fille ; ce serait ajouter à ta tristesse que de te répéter cet entretien. Je ne puis te laisser ignorer cependant qu’il m’a avoué qu’il ne se fût pas tant hâté de partir dans l’espoir que son Odille reviendrait sur sa résolution et ne voulant pas paraître profiter avec un injurieux empressement de la liberté qu’elle lui a laissée ; mais il a reçu de la Havane une lettre dont il m’a lu quelques passages. La senora Dolorès ne lui cache pas ses larmes et son inquiétude. À peine avait-il mis le pied sur le bâtiment qui le ramenait en France, qu’elle se repentit d’avoir trop présumé de son courage. « Je serais auprès de vous, ajoute-t-elle, sans la maladie de mon fils Alphonse que je n’ai pas osé ni embarquer avec moi pour aller vous rejoindre, ni laisser souffrant loin de sa mère. Dieu soit loué de cet obstacle, puisque Alphonse est rétabli ; car en écoutant mon premier mouvement, je me serais peut-être croisée avec vous sur la mer, aimant à me persuader que vous aurez de votre côté abrégé votre voyage, et qu’au moment où je vous écris, le navire qui vous ramène est déjà en vue de la Havane. Aussi en quittant la plume, c’est pour aller au port chercher des yeux la voile que mes vœux impatients appellent toutes les fois que le vent peut lui être favorable. Mon ami, si, contre toutes mes prévisions, vous prolongiez votre séjour, ne vous étonnez pas de me voir arriver : ma place est partout où vous êtes. » Tu conçois d’après cette lettre, dont je ne te cite les expressions que de mémoire, de quelle perplexité le sacrifice de ta généreuse sœur est venu sauver un homme d’honneur, fatalement placé dans une situation à la fois odieuse et ridicule.

» M. de l’Etincelle n’est allé s’embarquer au Havre qu’après avoir assisté au mariage de son ami le général Mazade avec mademoiselle Laure de Rollonfort. Il a été un de ses témoins, l’autre était M. le chevalier de Faisanville, vieil émigré qui lui servit autrefois de second dans un duel, ce qu’il a rappelé à table par une de ces malicieuses allusions que ces honnêtes gentilshommes savent si bien glisser entre deux compliments. La cérémonie a été célébrée par M. de Tancarville, évêque de ***. La société réunie dans l’église Saint-Roch et puis chez mademoiselle Éléonore de Rollonfort, était tout ce qu’on peut trouver de plus aristocratique à Paris, aujourd’hui que la haute noblesse boude dans ses châteaux la ville et la cour. Aussi le général de la reine de Jaghire a-t-il négligé de faire insérer dans les journaux que Sa Majesté le roi des Français a daigné signer son contrat de mariage et le nommer officier de la Légion-d’Honneur.

» Madame la générale Mazade est d’une beauté très remarquable : ce n’est pas seulement son nom de Laure qui m’a rappelé une de nos plus belles Arlésiennes, mademoiselle Laure de S…c. Elle a comme elle un port de reine et une tête de déesse. Je ne sais si c’est une illusion, mais à son côté M. Mazade reçoit comme un reflet de cette noblesse et de cette dignité. Ses quarante ans n’ont pas éteint sa pétulance et son sourire de bonne humeur ; mais quand il donne le bras à sa femme, il prend naturellement un visage plus grave ou plus oriental, comme dit son cousin M. Bohëmond de Tancarville, avec qui je me suis réconcilié en cette occasion. Ce caustique boudeur a fait, il est vrai, toutes les avances, et m’a vivement touché en me disant : Mon cher adversaire, je suis désolé de vous avoir blessé, mais plus désolé encore d’avoir mal parlé de madame Babandy : je vous prie de croire que je me ferais volontiers tuer pour elle en réparation de mon impertinence.

» Je t’ai raconté, ma bonne mère, le désappointement de ce même M. Bohëmond de Tancarville au sujet de Mion Escoube, aujourd’hui lady Suffolk : il s’est approché aussi de milord qui était à côté de moi, et lui a dit fort gracieusement, qu’il lui avait l’obligation de se sentir au cœur un grand fonds d’esprit national, et qu’il allait partout prêchant contre l’alliance anglaise ; puis rappelant la phrase favorite de la famille de Tancarville, il a ajouté : Si un autre Guilhaume allait reconquérir l’Angleterre, je ne serais pas le dernier Normand à m’enrôler sous son drapeau, et certes, milord, vous auriez besoin de mettre une bonne garnison à votre château du Westmoreland.

» — En attendant la guerre, lui a répondu lord Suffolk, vous devriez bien, monsieur, honorer ledit château d’une visite pacifique. Au risque de vous laisser prendre le plan de la place, je vous y invite avec M. Paul Ventairon, qui doit venir y passer le mois de juillet. » J’ai en effet promis à lady Suffolk d’aller l’admirer là dans sa gloire de dame châtelaine, si tu approuves cette petite excursion en Angleterre que je veux faire sur les traces de notre compatriote, l’auteur de Charles Edouard. Déjà je me suis, en fiancé soumis et tendre, muni de l’autorisation d’Isabelle, certifiée par madame Duravel.

» Combien elle embellit tous les jours ! si cela continue, je te préviens que je ne pourrai, ma bonne mère, attendre le terme de mon stage pour l’enlever à madame Duravel, et cependant celle-ci ne cesse de répéter que son élève chérie ne saurait épouser qu’un avocat déjà célèbre par quelque bonne cause gagnée ou perdue. Avec ces prétentions de la jalouse institutrice, j’aurais bientôt pour mes rivaux tous nos modernes Démosthènes, les Berryer, les Sauzet, les Dupin et les Teste… qui heureusement pour ton fils se trouvent mariés. Par bonheur encore, ta future bru commence enfin à convenir dans nos tête-à-tête, qu’il n’est pas précisément nécessaire que je sois si haut placé au barreau pour être un bon mari. Mais ce qui me fait l’adorer bien plus que sa beauté, c’est qu’elle sent très vivement que les préventions qui lui furent jadis inspirées contre sa mère exigeraient en réparation un redoublement de respect et d’amour filial : elle se flatte donc qu’avant peu, ta pauvre sœur, qu’elle s’imagine être en voyage, ne tardera pas à revenir pour réclamer cette espèce d’arriéré. Son père l’occupe en proportion beaucoup moins… serait-ce aussi un pressentiment ? Isabelle serait-elle réellement menacée de ne plus revoir cette mère si mal jugée ?

» Ah qu’elle, avait bien raison de dire que le monde ne rétracte pas volontiers ses médisances et ses calomnies : te le dirai-je ? il y a peu de jours encore que j’en ai eu la cruelle preuve en entendant une belle dame dans un salon demander exprès des nouvelles de madame Babandy pour se faire répondre par une autre belle dame : Quoi ! vous ne savez pas ? ils sont partis ! — qui partis ? — Mais d’où venez vous donc ? madame Babandy et M. d’Armentières… partis ensemble pour un voyage au retour duquel ils nous feront part de leur mariage. — Eh bien ! je ne l’aurais jamais cru d’après un mot de M. d’Armentières. — Quel mot ? il en a dit quelques uns de charmants. — Le sage M. de Frémont, qui lui reprochait d’avoir conservé un faible pour la légimité, lui ayant demandé s’il était vrai qu’il se décidât enfin à se marier : — Mon cher, lui répondit M.  d’Armentières, je suis plus libéral que vous sur ce chapitre, je ne pourrais souffrir deux jours une femme légitime. — Oh ! c’est affreux !

» Affreux sans doute ! mais le mot n’en a pas moins été répété. Voilà l’homme que cette pauvre tante a si long-temps regardé comme le seul à qui elle pourrait un jour en appeler des médisances du monde. Mais combien il est dur que cette coïncidence de la double disparition de madame Babandy et de M. d’Armentières soit venu justement rendre une sorte de relief à un scandale dont on ne parlait plus, parce qu’il était trop vieux. Je me persuade heureusement que M. d’Armentières, qui quitta Paris trois jours après sa grande scène avec M. de l’Étincelle à Bellevue, ne tardera pas à reparaître quand il saura M. de l’Étincelle retourné aux colonies. »


deuxième extrait.


La lettre suivante, du même à la même, est datée d’un des plus beaux châteaux d’Angleterre, situé dans le comté de Westmoreland sur la rivière Loder, à deux milles de Penrith, et deux cent quatre-vingt-trois milles de Londres.


« J’ai tenu parole à lord Suffolk, et me voici dans sa résidence d’été depuis deux jours. C’est un château de féerie sous plus d’un rapport ; mais ce qui m’y charme le plus, c’est de penser que la fée dont tout ce qui m’entoure subit la loi est une compatriote. Quel hommage à la beauté de nos Arlésiennes dans cette réalisation littérale d’un des prodiges de l’Opéra !

» Je suis parti de Paris avec mon ami (nous sommes amis maintenant) Bohëmond de Tancarville ; M. et madame Mazade seraient venus avec nous s’ils n’avaient été retenus par le pénible devoir d’assister aux derniers moments de leur tante, mademoiselle Éléonore de Rollonfort. Je l’ai laissée au plus mal ; je crois bien que s’ils perdent cette excellente parente, le général et sa femme ne tarderont pas à prendre la route de l’Inde. Non seulement le général parle d’un pareil voyage comme d’une promenade, mais encore madame Mazade semble très désireuse d’aller vérifier par ses yeux si tout ce qu’elle a lu sur ce pays est exact. À les entendre tous les deux parler éléphants, palmiers, pagodes, palanquins, on ne saurait dire lequel de M. le général ou de madame sait le mieux son Hindoustan par cœur. Mon ami Bohëmond, dont je t’ai dit les mésaventures amoureuses, prétend que sa cousine souffle son cher époux lorsque sa mémoire de voyageur hésite sur quelque dénomination. Mais je reviens à nous, pauvres touristes, qui n’avons encore parcouru que quelques milles sur un paquebot à vapeur.

» Nous sommes venus de Calais à Londres par la Tamise. À quelques lieues en mer nous avons rencontré un navire de la compagnie des Indes qui nous a surpris par une de ses évolutions les plus pittoresques, en mettant toutes ses voiles dehors et en tournant sur lui-même avec la grâce d’un oiseau qui se pavane au milieu d’un bassin. La Tamise, ce fleuve roi, orgueil de l’Angleterre, ne peut être mieux comparé qu’à un jeune océan, car pendant long-temps l’œil n’aperçoit pas ses rivages, et les vaisseaux de haut bord le sillonnent en tous sens ; lorsqu’enfin les côtes se rapprochent à Greenwich, vous défilez à travers une double forêt de mâts qui semblent continués par les cent clochers en aiguilles que l’architecture ecclésiastique anglaise affectionne singulièrement. Au reste, nous avons vu de Londres tout juste ces mâts de la marine et ces mâts de l’église anglicane pour accourir dans ce comté lointain, réservant la capitale pour notre retour. Les stages ou diligences nous ont conduits jusqu’à Penrith, où nous avons pris une chaise de poste avec un petit postillon en veste rouge afin de faire notre entrée en conquérants, suivant l’expression de mon gentilhomme de Normandie, qui s’est révolté lorsque je lui ai proposé de nous transporter poétiquement à pied de Penrith à Loderdale-Castle. Au train dont nous allions, il ne nous a pas fallu plus de vingt-cinq minutes pour faire entendre le claquement de notre fouet à la première grille d’un parc majestueux. Ce n’est qu’après en avoir traversé la moitié que nous avons aperçu tout-à-coup, comme dans un roman, s’élever devant nous un des plus beaux châteaux gothiques de l’Angleterre, non toutefois un vieux château, mais un château reconstruit à neuf, dont les pierres encore blanches produisent l’effet du marbre. Sur les créneaux du donjon ou tour centrale, un drapeau rouge aux armes de lord Suffolk se déroulait autour de sa hampe. Aux abords de gate-way ou portique nous fûmes respectueusement salués par quatre laquais de parade en riche livrée, poudrés à frimas, de vrais Goliath pour la taille ; car un grand seigneur anglais ne choisit ses laquais, comme Frédéric choisissait ses grenadiers, que parmi des hommes de six pieds ; descendus au perron, nous en trouvons quatre autres qui saluent encore et nous ouvrent la grande porte. Sous le vestibule un neuvième laquais se présente ; celui-ci est en noir : c’est le valet de chambre de milord qui nous introduit dans ce qu’il appelle le breakfast room (la salle à déjeuner). Nous avions déjà eu le temps d’admirer le superbe escalier du vestibule tout en marbre, terminé par un dôme doré et aboutissant à deux galeries ornées de vases de fleurs disposés artistement. Dans la salle à déjeuner nous nous trouvâmes au milieu d’un petit musée ; je n’avais encore pu donner qu’un coup d’œil à un Murillo et à un Rembrandt, lorsque le valet de chambre qui était allé avec ses maîtres, rentra pour annoncer lady Suffolk et lady Cécilia Cliftongrove, sa belle-sœur.

» Soit prévention de ma part, soit l’influence de l’atmosphère aristocratique où elle respire depuis un mois, soit encore parce qu’elle n’était pas seule et qu’elle n’eût pas voulu, devant une fière belle-sœur, oublier un moment le soin de sa dignité, la noble pairesse me parut tout entière à son rôle de châtelaine. On voit bien, me disais-je, qu’elle a été présentée à la cour en passant à Londres, et qu’elle s’est faite déjà Anglaise du grand monde par sa grâce changée en affabilité ; au reste, elle m’eût peut-être embarrassé par plus d’abandon. Je t’avoue, ma bonne mère, que sans être précisément ébloui, j’étais sous le charme et je croyais à la métamorphose. Lady Suffolk renverse toutes les théories sur ce quelque chose qui trace une ligne de démarcation entre la noblesse de naissance et les parvenus. L’Opéra seul ne supplée pas à l’éducation ; c’est une princesse changée en nourrice. Mon noble compagnon lui-même, qui est naturellement comme chez lui dans un château, fut obligé, de son propre aveu, d’appeler toute son assurance à son secours pour ne pas être trop écrasé sous la dignité de l’accueil que lui fit son ancienne passion. Elle nous pria d’excuser milord absent pour un quart d’heure encore, en ajoutant que si par hasard cette absence se prolongeait, elle chercherait à nous faire elle-même les honneurs du château. Je n’eus pas l’indiscrétion de l’attirer hors du cercle des phrases générales de la conversation. Heureusement lord Suffolk ne tarda pas à l’entrer et nous mit un peu plus à notre aise ; mais alors, nouvelle excuse réclamée par lady Suffolk qui avait une toilette à compléter. En attendant, lord Suffolk nous conduisit à sa terrasse, qui n’a pas moins de trois cents pieds, et nous fit admirer la vue du nord, très préférable à celle du midi. Les lords anglais ont aussi leur petite vanité de propriétaire, et nous contentâmes celle de notre hôte en nous mettant en extase ; par malheur, le soleil, qui ajoutait à la magie de cette perspective vraiment belle, se cacha tout-à-coup derrière un gros nuage, et ce pauvre soleil anglais ne reparut avec ses humides rayons qu’après que le nuage se fut épuisé par une forte averse qui nous chassa de la terrasse. Pendant ce temps-là, lady Suffolk, sa belle-sœur et une jeune miss en visite au château, avaient complété leur toilette ; elles vinrent s’emparer de nous pour nous montrer les appartements : il ne nous fallut pas moins d’une heure pour parcourir tous les salons et toutes les chambres d’apparat. Que de tableaux, que de sculptures, que de fantaisies en fait de meubles ! Tout est royal ici, ma bonne mère, et encore une fois, c’est Mion Escoube qui peut dire : Tout cela m’appartient, je suis la reine de ces lieux. Quand nous fûmes bien fatigués, elle ouvrit une croisée et regarda le ciel : Ah ! dit-elle, le temps va s’éclaircir… John, qu’on attelle les chevaux gris à la calèche. John était encore un grand diable de laquais ; au son de voix de la nouvelle Aline, j’aurais cru que John était un sylphe, un petit page de fée aux ailes d’azur et d’or, un des lutins du Songe d’une nuit d’été qui allait nous arriver sur un rayon du soleil. À peine lady Suffolk avait-elle dit : Le ciel va s’éclaircir, qu’un rayon avait éclairé soudain l’horizon. John, quoique très peu fantastique, avec son teint fleuri et sa corpulence de mangeur de beefsteak, n’en transmit pas moins fidèlement les ordres de sa noble maîtresse à un de ces prodigieux cochers qui trônent comme des aldermen sur le siége de leurs carrosses. Les chevaux gris étaient au nombre de quatre, et formaient un attelage admirable pour une calèche découverte. Nous parcourûmes les domaines de milord précédés par un piqueur pour nous ouvrir les barrières, et suivis de milord sur un de ses chevaux de chasse. Lady Suffolk sait déjà les traditions de la famille ; c’était plaisir de l’entendre avec son accent provençal nous dire : « Vous voyez là les ruines d’un vieux manoir qui appartenait du temps de Cromwell à lady Pembroke, une des ancêtres de milord. Lady Pembroke était une autre lady Tillie-tudlem, mais avec plus d’énergie ; trois fois Cromwell fit brûler son château, trois fois elle le rebâtit pour le braver. Voici l’île du Dragon, nous allons descendre pour la visiter ; lady Cécilia prétend que c’était la demeure d’un méchant enchanteur… Écoutez, l’entendez-vous gronder à notre approche ? » C’était le murmure de l’eau qui s’irritait contre l’obstacle que lui opposaient les dernières pierres d’un pont emporté par un ouragan. Mais lady Suffolk cueillit de petites branches d’une espèce de frêne qui préserve des sortiléges, et nous en arma pour nous rendre, dit-elle, invulnérables si par hasard le magicien faisait le méchant. Au sortir de cette île, nous nous dirigeâmes vers une éminence que ces dames, oubliant peu à peu leur titre de pairesses, gravirent en nous défiant à la course ; lady Suffolk arriva la première au but désigné, je la suivis de près. « Avouez, me dit-elle en me montrant de là le château, que voilà une vue qui vaut toutes les toiles de Cicéri ; mais chut, ma belle-sœur est un peu puritaine. »

» Ces promenades ne finirent qu’une heure avant le dîner ; juge de notre appétit : pour ma part j’aurais dévoré, si je n’eusse été un peu gêné par deux valets qui se disputaient l’honneur de me servir. Nous étions huit à table, et nous avions derrière nos chaises plus de dix-huit laquais, maîtres d’hôtel ou écuyers tranchants ! »


troisième extrait.


La lettre suivante, écrite quinze jours plus tard, est datée de Londres.


« Me voilà de retour des lacs depuis trois jours, et dans huit jours encore je partirai pour Paris seul cette fois, M. Bohemond de Tancarville étant décidé à rester à Londres jusqu’à ce qu’il ait fait comme ses aïeux, ce qu’il appelle sa conquête d’Angleterre. Je commençais à ra’habituer à la vie de prince chez lord Suffolk. J’avais là mon petit appartement complet, mon cheval, mon groom, etc. Nos journées étaient bien remplies, je t’assure, et nos soirées aussi. J’ai une réparation à faire à la châtelaine, que j’accusais de se laisser un peu enivrer de ses grandeurs : elle m’a prouvé, quand j’ai pris congé d’elle, que le pays natal lui est toujours cher. Je t’apporte de sa part un joli petit tableau, représentant la Vierge, saint Joseph et l’Enfant-Jésus, avec des anges qui voltigent sur l’arbre qui les abrite, ou cueillant des fleurs sur les buissons ; c’est un petit chef-d’œuvre d’un peintre espagnol qui fera très bien au-dessus de ton prie-dieu. Pour moi, elle m’a donné un superbe exemplaire des œuvres de Wordsworth, le poëte des lacs, dont nous avions lu quelques pièces tout haut dans une de nos soirées.

« Je vous fais un cadeau intéressé, m’a-t-elle dit ; je vous demande en retour un petit volume qui manque dans la bibliothèque de milord, les œuvres de Coye, notre Burus arlésien, et je vous prie de me faire faire, par M. Huart, une copie de son joli tableau du cloître de Saint-Trophime. » Ce souvenir de la patrie arlésienne m’a fait trouver lady Suffolk deux fois plus belle.

» Le signet d’un des volumes de Wordsworth était placé non sans intention à la page où l’on lit la petite pièce suivante :


La rêverie de la pauvre Suzanne.


» — Au coin de Woodstreet, quand le point du jour paraît, on pend la cage d’une grive qui chante gaiement, et voilà trois années qu’elle chante. La pauvre Suzanne passait près de là, et elle entendit, au milieu du silence du matin, le chant de l’oiseau.

» Ce fut pour elle une mélodie magique. Qu’a-t-elle ? Elle voit une montagne qui s’élève, une vision d’arbres, des masses brillantes de vapeur glissent à travers Lothbury, une rivière coule dans la vallée de Cheapside.

» Elle voit de verts pâturages qu’elle a si souvent foulés aux pieds quand elle sortait avec son pot au lait sur la tête, elle voit une chaumière isolée, la seule demeure qu’elle aime sur la terre.

» Elle regarde et son cœur est ravi ; mais déjà ils s’évanouissent, ces nuages, cette rivière, le coteau et l’ombrage ; l’onde ne coule plus, la montagne s’abaisse, et les couleurs de ce tableau s’effacent aux yeux de la pauvre Suzanne. »


quatrième extrait.


Bohëmond de Tancarville à Paul Ventairon.


Londres.

« Puisque vous m’avez abandonné, mon cher Paul, au milieu des hérétiques d’Angleterre, comme dirait mon frère l’évêque, vous voilà condamné à recevoir une lettre de moi. Ma vanité est intéressée à vous apprendre que toutes mes tribulations matrimoniales touchent à leur terme, et qu’il est présumable que je ramènerai en France une lady qui me consolera de n’être ni l’époux de ma cousine orientale, ni celui de ma bayadère d’Europe. Pour compléter le dédommagement, le ciel veut que ma future soit la fille d’un nabab qui n’est pas revenu de l’Indoustan avec de simples titres honorifiques, comme M. le généralissime Mazade, et qu’elle aime la danse au point de regretter que sa fortune et son rang dans le monde l’aient privée du bonheur de rivaliser sur le théâtre avec Taglioni et Maria. Vous direz qu’elle n’a pas choisi un brillant danseur dans ma personne : non, mais un homme qui aime la danse avec un héroïque désintéressement, et qui conduira sa femme au bal tant qu’elle voudra : — telles sont nos conditions. Ne croyez pas que ce soit là tout mon mérite aux yeux de miss Olivia Dashing : elle a daigné me proclamer un mari original, et elle est aussi forte que lord Suffolk pour rechercher les choses et les personnes excentriques. Miss Livy, car elle me permet l’abréviation familière de son nom ; miss Livy avait déjà refusé deux prétendants à sa main, l’un parce que c’est un lord réformiste, et qu’elle trouve par trop commun d’être à la fois lord et ennemi des priviléges ; l’autre, parce que c’est le fils d’un whig de la cité, qui ne jure que par l’aristocratie, autre espèce d’originalité qui commence à s’user à Londres comme à Paris. J’ai donc eu l’honneur, moi Français, de lui paraître plus original que tous les Anglais qui ont mis à ses pieds leurs bizarreries depuis quatre ans qu’elle est orpheline et maîtresse de sa personne. Ce n’est pas une enfant que j’ai séduite, vous le voyez, mais une miss majeure, pouvant comparer et choisir avant de se donner avec ses cinquante mille livres de rente… Cinquante mille livres tournois seulement… mon cher ami, car dans mes calculs j’ai déjà réduit en monnaie française sa dot sterling. C’est peu de chose en Angleterre, mais ce sera suffisant en France pour réparer le château normand de mon père. Miss Livy tient à y faire la dame châtelaine, et sa cousine, lady Thompson, n’ayant épousé qu’un baronnet il y a deux ans, elle veut lui prouver qu’avec un peu de patience elle n’a rien perdu pour attendre… c’était une lutte d’amour-propre entre les deux cousines.

» Par exemple, je ne sais comment ma noble famille prendra cela ; mais la future comtesse de Tancarville veut être présentée à notre cour bourgeoise et danser avec le duc d’Orléans, qui est ici à la mode parmi les Anglaises. Aussi me suis-je rapproché de notre ambassade. Le prince de Talleyrand m’a parfaitement accueilli. Mais devinez qui j’ai rencontré déjà trois fois à l’hôtel diplomatique d’Hanover-Square !… mon ancien rival, M. Théodose d’Armentières, que tout le monde à Paris croit aux eaux avec une dame dont je ne parle plus qu’avec respect, vous le savez ; M. Théodose d’Armentières, j’en suis certain, est un agent secret de notre ambassadeur. Je l’ai vu encore au drawing room de S. M. Guillaume IV, chez le baron allemand de Thundergot, le factotum des Cobourg, etc., etc. Je me trompe fort, ou M. Théodose d’Armentières négocie quelque mariage délicat… non pour son compte bien entendu, mais pour quelque prince ou princesse nubile. Qui sait ? un adroit intrigant comme celui-là marierait le Grand-Turc à la république de Venise. Je ne réponds donc pas que la princesse Victoria reste long-temps disponible s’il s’est mis dans la tête de lui donner un époux.

» Pour en revenir à mon mariage, qui se fera sans tant de négociations, rendez-moi un service, mon cher Paul, c’est de monter dans mon appartement chez mon père, à qui j’écris en conséquence : derrière un petit tableau, représentant mon ancêtre Bohëmond à la cour de l’empereur grec, vous trouverez la clef de mon bureau et vous dépouillerez ma correspondance. Quelques lettres compromettantes peuvent y figurer, je vous prie de les jeter au feu. Miss Livy m’a fait promettre de lui délivrer tout le paquet ; mais c’est justement pour cela que j’ai dû faire quelques réserves mentales concernant deux espèces d’épîtres : d’abord celles où mes correspondantes oublient un peu trop leur vertu, et ensuite celles où elles la mettent sur un roc inaccessible ; les premières, parce que je me suis annoncé à miss Livy pour un Français assez modeste ; les secondes, parce que je ne veux pas non plus que ma vanité soit tout-à-fait sacrifiée. Dans cette liasse, dont on ferait un volume supplémentaire aux romans épistolaires de Richardson, vous remarquerez une demi-douzaine de poulets, moitié allemands, moitié français, signés du nom d’une dame en zac. Vous m’avez assuré que vous en étiez resté pour votre compte au premier poulet de cette signature ! tant pis pour vous si vous avez fait le discret ; la dame en zac m’échut par droit de vainqueur. (Maudite soit ma victoire, mon cher Paul, malgré ses dépouilles opimes !) Si par hasard le vaincu avait eu part à ses bonnes grâces, je me serais trompé en vous croyant le seul de mes amis qui pût, sans me traiter de vrai serpent, se charger de la commission délicate que je vous donne. Pour justifier la dame en zac, j’ajouterai que ce ne fut pas sans peine que je la déterminai à me pardonner votre blessure, et qu’elle eût attendu votre convalescence pour vous indemniser si je ne lui avais prouvé, sans le savoir alors et par un petit mensonge qui se trouvait être une vérité, que vous étiez fiancé à une jeune personne trop aimable et trop belle pour vous donner le moindre prétexte d’une infidélité. Au reste, la dame en zac, pour que vous n’en ignoriez pas, n’est plus à Paris ; on m’écrit qu’elle est encore à prendre les eaux d’Aix en Savoie, d’où elle revenait quand nous la trouvâmes dans la diligence de Lyon. Il paraît qu’elle y a tant parlé de ses belles connaissances du faubourg Saint-Germain et de la Chaussée-d’Antin, qu’un baron de Chambéry en a été ébloui, et se dispose à épouser la jeune veuve. Au moment où je vous écris, elle est peut-être au terme de ses pêches périodiques… car elle m’a avoué qu’ayant péché son premier mari dans un bain d’eau thermale, elle ne manquait pas tous les ans d’aller jeter le hameçon de ses charmes dans la même piscine. C’est une femme remarquable dans son genre, je vous assure, mon cher Paul, et qui ira loin à la cour de Sardaigne ; ce n’est pas une madame de Warens pour se contenter de Claude Anet, et même de Jean-Jacques Rousseau : elle est capable de voir à ses pieds Sa Majesté sarde… Mais, hélas ! je deviens bien verbeux sur ce dernier de mes péchés de garçons… peut-être parce que c’est le dernier… ayant promis à miss Livy d’être le modèle des époux.

» Adieu… il me tarde maintenant de revoir Paris avec ma belle conquête… C’est bien assez d’une branche de la famille de Tancarville en Angleterre. Je veux en conserver une à la France[1]. Je ne serai pas moins national que lady Suffolk, que son mari s’est engagé de conduire chaque année sur les bords de la Seine au moins pendant six mois.


cinquième extrait.


Madame Ventairon à Paul, son fils.


« Ma pauvre sœur n’est plus ! je lui ai fermé les yeux hier ; c’est à toi d’annoncer ce triste événement à Isabelle qui peut encore se dire qu’il lui reste en moi une mère, mais qui n’en pleurera pas moins amèrement celle qu’elle vient de perdre… Ah ! mon enfant, qu’il me tarde de vous serrer tous deux sur mon cœur désolé, de pleurer avec vous mon Odille qui m’avait quittée si heureuse il y a dix-huit ans, et qui n’est revenue que pour m’apporter ses dernières larmes et son dernier soupir !

» Voilà six mois qu’elle souffrait ou languissait, sans sortir de la chambre occupée autrefois par notre tante la religieuse, ne voulant voir que moi et le vieux père Vincent, son ancien directeur, me défendant de parler d’elle autrement que comme morte, et se regardant elle-même comme une âme en peine, à qui Dieu permettait de communiquer quelque temps encore avec sa sœur !

» Tu sais la cause de cette singulière exaltation que j’espérais toujours calmer par mes soins, et en entrant dans ses idées avec la complaisance qu’on doit à une malade ! Ah ! que Maurice s’est trompé s’il a cru que la femme qu’il abandonnait ainsi était celle qui, par caractère, devait le plus facilement se consoler dans son malheur ! Mais je ne l’accuse pas, garde-toi de l’accuser jamais, mon fils, c’est la recommandation que me faisait la pauvre Odille lorsqu’il m’échappait de la plaindre. Ah ! qu’elle se traitait sévèrement pour justifier celui à qui elle s’est sacrifiée avec une abnégation si héroïque !… Si je m’étonnais de cette abnégation, comme elle s’empressait d’en rabattre le mérite en l’attribuant à une orgueilleuse jalousie, ou en exaltant cette belle créole qu’elle bénissait comme ayant été l’ange consolateur de Maurice proscrit et cruellement abusé !

» Qu’il m’a fallu, mon cher Paul, de tendresse et de pitié pour lutter contre cette mélancolie de ma pauvre sœur ! Combien de fois j’étais forcée de sortir de sa chambre parce que mon cœur se brisait rien qu’à regarder le visage de l’infortunée, toujours belle, mais ayant perdu ce sourire à la fois doux et fin qui en était l’expression naturelle ! Quand elle essayait de le retrouver, ce n’était plus qu’un effort convulsif qui plissait ses lèvres, et appelait dans ses yeux une larme amère au lieu de cette espèce de rosée céleste qui jadis en adoucissait l’éclat. Je ne suis plus qu’une ombre, disait-elle en se mirant dans la glace.

» Enfin, ces huit derniers jours, un faux espoir était venu me bercer : elle avait repris quelque chose de son enjouement, en se transportant par l’imagination aux jours de notre jeunesse : elle me rappelait nos jeux et nos promenades ; elle parlait de ses fantaisies d’enfant et de jeune fille, de cette innocente envie de plaire et de cette indolence qui tour à tour la faisaient paraître coquette et indifférente aux hommages. Puis, elle comparait à son caractère celui d’Isabelle, en ajoutant que tu t’étais prononcé, mon cher Paul, pour le plus sérieux des deux. J’espère, me disait-elle, que rien ne manquera au bonheur de nos enfants ! Et puis, elle traçait des tableaux de ce bonheur sans y mêler la réflexion qui, auparavant, interrompait tous nos projets d’avenir, la réflexion de sa mort certaine ! Hélas ! c’est qu’elle était plus convaincue que jamais que cette mort était proche, et avant-hier elle m’a avoué que cette conviction secrète lui avait seule donné la force de s’associer ainsi à ma pensée favorite, lorsqu’il n’y avait plus pour elle d’autre espérance que celle d’aller dans le ciel devancer Maurice, et y retenir sa place à côté de la sienne pour l’éternité. C’était là son idée fixe : toutes ses prières, toute sa piété, tendaient à obtenir de Dieu dans l’autre vie le dédommagement des années pendant lesquelles Maurice aura vécu sans elle dans celle-ci, et elle sans Maurice.

» Une de ses dernières paroles a été pour me prier d’écrire à Maurice qu’il devait, en apprenant sa mort, se hâter de faire célébrer par l’église son mariage avec Dolorès… « À elle ce qui reste de jours à Maurice, m’a-t-elle dit ; qu’il soit à elle, sans lui causer de remords, et qu’elle vienne aussi jouir, quand son heure sonnera, des félicités du paradis chrétien… mais qu’elle sache que j’y serai plus jalouse que dans ce bas monde ! — Heureusement le bon père Vincent a été indulgent pour ces imaginations de notre pauvre malade, et sa religion éclairée s’est abstenue de contrarier ce qu’elles pouvaient avoir de peu orthodoxe………

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

…… Adieu, mon bon et tendre Paul, adieu… Je n’ai plus la force de continuer cette lettre. On enlève le cercueil de ma pauvre sœur… »


sixième extrait.


La lettre suivante est de M. de l’Étincelle à madame Ventairon, en réponse à celle qui lui annonçait la mort d’Odille.


« Elle a cru me consoler en mourant par les tendres adieux qu’elle vous a dictés… pauvre Odille ! Jusqu’ici, ces adieux, chaque fois que je les relis, ne font que rendre mes larmes plus amères… Elle ne s’est pas trompée, cependant : sans ces larmes, peut-être mon cœur se fût brisé, ma douleur m’eût étouffé.

» Comment vous décrire tout ce que j’éprouve ? Mais il n’est pas d’affliction que les femmes comme vous ne puissent deviner. Celle qu’Odille a bénie si généreusement de son lit de mort, et qui sait tout aujourd’hui, est à genoux pendant que je vous écris, priant Dieu pour elle, ou plutôt lui demandant la continuation de ses prières dans le ciel………

» …… Nous partons le mois prochain pour la France, ma chère sœur ; Dolorès veut vous voir, vous connaître, vous demander le titre de sœur ; elle veut connaître Isabelle et Paul, afin, dit-elle, de les aimer désormais autant que ses propres enfants. Nous vous conduisons ceux-ci pour que vous les bénissiez au nom de celle que nous pleurons. Si, comme il y a apparence, le navire sur lequel nous nous embarquerons, met à la voile pour le Havre, et que nous trouvions encore Paul à Paris, nous vous le ramènerons avec Isabelle, ou nous vous amènerons Isabelle seule si Paul est à Arles. Là vous déciderez vous-même de notre avenir à tous……

» P. S. Je r’ouvre ma lettre pour vous accuser réception du duplicata que m’apporte Mazade. Cet ami m’arrive avec sa femme. Voilà deux fois qu’il fait un assez grand détour pour me voir ; il se rend dans l’Inde pour y régler ses affaires avant de venir se fixer définitivement en France. Son séjour ici ne retardera nullement notre départ. »


septième extrait.


Lettre de Paul Ventairon à sa mère.


« Depuis hier mon oncle est à Paris. Dans quinze jours nous serons auprès de toi ; nous partirons le lendemain de mon mariage, qui se fera sans bruit, comme tu penses bien, à cause du deuil et de la situation particulière où nous nous trouvons tous. Je ne saurais te dire comme la pensée de cet événement me rend rêveur ! Me voilà d’avance sérieux comme un mari… Ce n’est pas du reste qu’il y ait au fond de mon cœur quelque triste pressentiment, malgré le souvenir de ma pauvre tante… Non, il paraît que c’est l’approche du bonheur qui me cause cette douce mélancolie. J’en cherche vainement une autre explication. Il me semble qu’Isabelle est encore plus rêveuse que moi… Comme son embarras et sa pudeur la rendent belle quand madame Duravel lui en fait l’observation !…

» J’hésite à te parler de madame de l’Étincelle. Je crois que je l’aurais trouvée moins bien si elle portait le premier nom de mon oncle…… mais je te l’avoue, bonne mère, cette belle Dolorès a dans toute sa personne je ne sais quel attrait qui commande à la fois le respect et l’affection. J’étais là ce matin lorsque mon oncle lui a amené Isabelle… Elles se sont embrassées en pleurant sans se rien dire, et mon oncle a fondu lui-même en larmes. Quand ce silence touchant a été enfin rompu, pas un mot d’Odille ! mais son nom était comme sous-entendu dans toutes les phrases de la conversation…

» D’aujourd’hui en quinze jours, ma bonne mère, nous partons ; avant trois semaines tu embrasseras ta fille et ton fils.

» P. S. J’ai reçu dans son temps la lettre de madame Farine la mère, au sujet de son fils. Je ne sais vraiment qu’y répondre : elle me demandait de bonne foi des renseignements que je ne pouvais lui donner de bonne foi, sans risquer de desservir un camarade. J’ai mieux fait, je crois, en décidant celui-ci à aller voir sa tante. Il part demain. Il était ici, à ce qu’il prétend, sur le point de faire fortune, et il fait un grand sacrifice à sa reconnaissance de neveu en partant. Sa fortune, inexplicable pour moi, consistait à fonder, par actions, un nouveau journal sous le titre de Gazette des………..[2]

» Il a peur qu’on lui vole son idée en son absence ; mais il part : le fait est qu’il était assez mal dans ses affaires depuis que, par considération pour sa tante, il avait rompu toute liaison avec le théâtre. »


huitième et dernier extrait.


Bohëmond de Tancarville à Paul Ventairon.


« Je ne puis, mon cher ami, que vous féliciter et de votre mariage fait sans tambour ni trompette, et de votre subite disparition après la cérémonie ; cela ressemble à un enlèvement. Il fallait cette petite couleur romanesque à une alliance telle que la vôtre, préparée prosaïquement et de longue main, et qui n’a rencontré aucun obstacle. Si j’eusse épousé comme vous une cousine, et il s’en est fallu de peu, vous le savez, je me proposais bien de ne pas me priver de quelque incident imprévu qui fît un peu parler de nous hors du cercle de la famille. Madame Mazade en a décidé autrement, et je l’en remercie, tant je suis heureux avec madame de Tancarville, qui pour me plaire se fait tous les jours un peu plus française, jusqu’à en paraître coquette.

» Le lendemain de votre départ sont arrivés lord et lady Suffolk, bien contrariés de ne pas vous trouver à Paris ; mais ils se rendent en Italie, et doivent passer à Arles, où lady Suffolk espère bien que vous l’attendrez. Si madame de Tancarville n’était pas in family way[3], comme on dit en Angleterre, nous serions du voyage ; mais le plus grand calme lui est recommandé jusqu’à ses couches ; elle doit s’abstenir du bal, à plus forte raison des secousses d’une chaise de poste. On ne saurait préparer avec trop de précaution l’heureuse venue de l’héritier des Tancarville, et si ma défunte mère s’était un peu plus ménagée pendant qu’elle portait votre serviteur dans son sein, le Bohëmond actuel ressemblerait peut-être un peu plus au Bohëmond du temps des croisades.

» Je vous annonce, mon cher Paul, la mort du docteur Térence Valésien. C’était un original, comme vous savez, et il a voulu, à ce qu’il semble, en donner une dernière preuve par son testament. Comme quelques uns de ses légataires sont de votre connaissance, je vous transcrirai les principaux articles de ce singulier adieu que le sardonique docteur adresse à ses amis et à ses ennemis :

« Je soussigné, sain de corps et d’esprit, etc.

» Je reconnais avoir été le plus heureux des maris pendant plus de vingt ans, grâce à la vertu et à l’amabilité d’Héloïse, ma chère et estimable épouse, qui malgré la différence de nos âges et son inclination pour un homme plus jeune que moi, a su me garder une fidélité exemplaire. En retour de tant de sagesse, je nomme pour mon héritier et légataire universel, à condition qu’il épousera ma veuve, M. Théodose d’Armentières, qui depuis plus de vingt ans aime chastement madite veuve et refuse de se marier pour attendre que ma mort lui permette de me remplacer légitimement dans ma maison.

» J’attends de la probité de mon légataire et de la tendresse de ma veuve, qu’ils adopteront ma nièce Cœlina ***, pour lui servir de père et de mère, la doter convenablement, et lui léguer un jour toute leur fortune comme je leur lègue la mienne.

» J’excepte du don de tout ce que je possède, fait à M. Théodose d’Armentières, sous la condition stipulée, ma bibliothèque, mon musée anatomique, mes instruments de chirurgie, mes dalhias et ceux de mes manuscrits ci-après désignés.

» Je fais don de ma bibliothèque, depuis le rayon no 1 jusqu’au rayon no 20, au docteur Goury, à Paris ; et depuis le no 21 jusqu’au no 41, au docteur Allègre, à Hyères. M. d’Armentières se réservera seulement les ouvrages de belles-lettres, et même parmi les livres de médecine, je le prie de conserver :

» 1o Quilleti callipædia, seu de pulchræ prolis habendæ ratione, poema didacticum, dédié au cardinal Mazarin avec cette épigraphe : Pulchrâ facial te prole parentem, Londoni, impensis J. Bowyer, mdccviii.

» 2o Pasqualicus puerorum emasculator ob musicam quo loco habendus, in-4o, Divinto, 1665.

» 3o Sevogt, Dissertatio de spadonibus, in-4o, Ienæ, 1690.

» 4o Judicia varia de conjugio spadonum, Lugduni, 1691.

» 5o Commentaire sur le 28e aphorisme de la Section VI des aphorismes d’Hippocrate, suivi d’une nouvelle recette contre la goutte et la calvitie, in-12, 1831, ouvrage tiré à 10 exemplaires seulement.

» Je prie mon correspondant de Toulon, le docteur Nestor Ruy, d’accepter mon petit musée anatomique, sauf le squelette no 5 d’un chien mort de vieillesse, malgré une opération délicate faite par moi audit chien, lequel squelette Théodose d’Armentières conservera en souvenir de mon adresse chirurgicale.

» Je lègue mes instruments au docteur Leroy d’Étioles, espérant qu’un jour ses malades se cotiseront pour lui ériger une fontaine dans une des places de Paris, au lieu de lui témoigner sa reconnaissance à sa porte, de manière à la rendre quelquefois inabordable ; mais M. d’Armentières voudra bien se réserver mon trépan, pour accompagner le squelette du chien qui lui est destiné.

» Je serai très flatté si le professeur Marjolin veut bien admettre mes dalhias dans sa belle collection. Je désire lui prouver par là que je n’ai pas oublié la gracieuseté avec laquelle il a donné mon nom à l’un des siens.

» Enfin mes manuscrits seront remis à l’auteur du PERROQUET de Walter Scott, et si ce legs lui était agréable, je ne serais encore quitte qu’à moitié envers lui après le plaisir que m’a causé son admirable Conte anatomique, avec l’introduction qui le précède dans le tome iie" de cet ouvrage, etc, etc.

» Tels sont, mon cher Paul, les principaux légataires du docteur Terence Valésien. Savez-vous qu’il laisse à M. d’Armentières une fortune de quarante mille livres de rente, et que celui-ci est bien récompensé de sa fidélité platonique à la veuve du défunt. Il n’est pas à Paris en ce moment, et ses amis attendent avec curiosité sa détermination. »


Ces lettres faisant connaître à peu près tout ce qui pouvait intéresser les lecteurs de cette histoire, relativement aux personnages qui y ont figuré, l’auteur réserve le reste pour la continuation, s’il se décide à en faire une.



FIN.


  1. Il existe, en effet, en Angleterre, une famille de Tancarville, qui date de la conquête.
  2. Ce journal n’étant pas réalisé encore, la discrétion nous oblige de laisser le titre en blanc, toute l’idée étant dans le titre.
  3. En chemin d’avoir des enfants, enceinte.