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Monsieur des Lourdines/Chapitre XIII

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Bernard Grasset (p. 259-264).
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Il faisait nuit dans l’écurie quand la cloche sonna le dîner.

Lentement, comme s’il ne reprenait conscience de ses membres que de l’un après l’autre, Anthime se leva, et, d’abord, resta sur place, étourdi.

Il venait de passer là, en proie au noir essaim de ses obsessions, quelques terribles heures : Célestin ! Estelle !… puis encore et toujours, ç’avait été le taraudage de son dénuement sans retour, la nausée de son existence tarie ; regrets cuisants du passé, angoisse de l’avenir, tout cela se confondait dans une même douleur, douleur physique presque autant que morale : il n’était plus sur cette botte de paille qu’un paquet de chair souffrante. Il se tordait les mains, il appelait Stémof, mettait ce nom, comme un dernier obstacle, entre lui et l’affreuse réalité ; tel l’homme qui, frappé en pleine jeunesse, se leurre au point de supplier qu’on l’emporte là où la mort, s’imagine-t-il, ne pourra pas l’atteindre.

S’accommoder de ce que la vie lui laissait ? Comment l’aurait-il pu ? il n’avait jamais fait de différence entre le sort des déshérités, des calamiteux, des parias, et celui des simples, des sages contents de peu, de ceux qui gravissent la côte en fixant la route, qui, le matin, ne sont pas impatients du soir et, le soir venu, réparent leur journée dans le silence. Quel pouvait être l’intérêt de ces existences ? où prenaient-ils, ceux-ci comme ceux-là, le courage d’accepter leur part ? Il ne le voyait, ni pour eux, ni encore moins pour lui-même !

Et subitement, son esprit, anéanti jusqu’ici par la douleur, s’était ouvert sur le passé avec une lucidité parfaite. Toutes les phases de ce passé lui réapparaissaient ; nettement, il en discernait tous les circuits, tous les reculs : il se revoyait en prise de discussion avec Muller, dans son poudreux capharnaüm de la rue des Mathurins, il entendait sa voix souterraine, il éprouvait le contact de sa main humide. Tel jour, telle nuit, lui redevenaient présents, avec un luxe de détails hallucinants ! Mais, en même temps, par un étrange dédoublement, tout cela lui paraissait se rattacher à la vie d’un autre, qui pourtant tenait de lui-même, d’un inconnu qui portait son nom, d’un spectre dont il partageait les souvenirs ! C’était affreux !

Et soudain, une idée avait explosé, pour ainsi dire, dans sa cervelle : Pourquoi, lorsqu’il s’était agi de descendre le corps de sa mère, pourquoi son père, écartant Frédéric, lui avait-il imposé, à lui, cette navrante besogne ?… Pourquoi, si ce n’est qu’elle avait appris leur ruine, qu’elle en était morte, et que c’était le châtiment !


Alors, avec un gémissement, il s’était laissé aller sur la paille, tout de son long…

Le son de la cloche éveilla en lui l’instinct d’un acte commandé par l’habitude. La routine seule, et non la notion de son repas, le fit se dresser sur ses jambes.

D’un pas vacillant, il traversa la distance qui le séparait de la maison.

La neige, à ce moment, tombait, froide, à gros flocons pressés, croulait sur l’étoffe noire de la nuit. La masse de la maison disparaissait dans l’obscurité. Un peu de lumière seulement, derrière un vitrage, indiquait la place de la porte.

Il entra, se rendit dans la salle à manger. À table, effacé dans la pénombre de l’abat-jour, son père l’attendait.

Il s’assit et, aussitôt, se mit à regarder les gouttes d’huile qui, une à une, tombaient dans le manchon de la lampe.

Ni l’un ni l’autre ne parlaient. On n’entendait que les pas de Frédéric, qui allait et venait, et le bruit de l’argenterie sur la desserte.

Inquiet, M. des Lourdines étudiait Anthime, à la dérobée. Jamais encore il ne l’avait vu comme ce soir, les vêtements en désordre et traînant de la paille, la figure cadavéreuse, les cheveux dépeignés, collés aux tempes comme par une sueur de fièvre !

« Sûrement ! se disait-il, plus alarmé que jamais, il s’en ira !… il va me quitter ! »

Tous les deux continuaient de se taire.

Mais quand Frédéric, son service fini, se fut éloigné dans l’office, Anthime, d’une voix oppressée, sifflante, prononça :

« Mon père !… je voudrais savoir… que vous me disiez… si, avant de mourir, ma mère eut connaissance de mes dettes, et… si elle a su l’étendue de vos pertes ? »

Et, d’un seul tour, ses yeux, injectés d’un feu violent, plongèrent leur sonde dans ceux de son père.

M. des Lourdines rougit légèrement, baissa la tête et, déplaçant machinalement son assiette :

« Non ! » fit-il.

L’hésitation, si courte qu’elle eût été, n’échappa pas à Anthime. Il ne broncha pas ; mais, sans répondre, avec une particulière insistance, comme pour graver les traits de son père dans sa mémoire, il regarda le front haut, plus blanc sur le crâne, trop élevé pour la mince figure émaciée, les yeux restés très bleus, avec quelque chose d’enfantin, toujours, malgré les chagrins, dans la peau fripée des grosses poches, les veines gonflées en sporules à fleur de tempe, les lèvres desséchées et pâles comme après une grave maladie, et le cou enfin, un cou amaigri, consumé, qui se ravinait !

Il se leva et, chose qu’il n’avait pas faite depuis bien longtemps, il alla l’embrasser.

Un éclair de surprise et de contentement détendit l’expression de M. des Lourdines.

« C’est cela, mon enfant, dit-il en le regardant longuement…, va te reposer !… va dormir ! »