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Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 38

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Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 391-395).


VI.

LA NUIT DES NOCES.


— Ferdinand a raison, pensait M. de Marny tandis qu’on déshabillait la mariée, ma femme est charmante… Elle a beaucoup d’âme, cette petite !… Elle ne manque pas d’esprit ; en la dirigeant bien, elle deviendra tout à fait agréable… Ce serait dommage de la rendre malheureuse… elle m’aime, la pauvre enfant ! elle serait jalouse… Ce serait bien mal… Allons, il faut se résigner… Laurence !… Laurence ! vous m’avez brisé le cœur… vous ne méritez pas qu’on vous la sacrifie !… Chère Clémentine, je ne peux plus être heureux, moi, mais toi !… j’ai juré ton bonheur…

traduction :

— Clémentine est très-jolie, c’est ma femme… ma foi, tant pis !

M. de Marny éprouvait une vive émotion lorsqu’il entra dans la chambre de sa femme. Si Clémentine avait osé lever les yeux sur lui en cet instant, peut-être aurait-elle changé de résolution. Mais l’idée que son mari ne venait à elle qu’avec répugnance était si bien enracinée dans sa tête ; les mots de sacrifice, de pitié, lui inspiraient tant d’indignation et de courage ; elle avait si bien pris son élan pour l’aveu singulier qu’elle méditait, que rien n’aurait pu l’éclairer. Nos préventions ont cela de terrible, qu’elles se fortifient de cela même qui devrait les détruire. — Et lorsque la voix si charmante de Lionel parvint à son cœur, tendre et troublée, au lieu de s’abandonner à une espérance consolatrice, au lieu de se dire : — S’il m’aimait !… Clémentine pensa : — Quelle fausseté !… Et elle s’affermit dans sa résolution.

— Monsieur, dit-elle tout à coup d’une voix nerveuse et saccadée, je vous ai trompé ! je croyais vous aimer, mais, je le sens trop maintenant, ce n’est pas vous que j’aime ! pardonnez-moi…

Et comme épuisée par l’effort que lui avait coûté cet aveu, elle laissa tomber entre ses mains sa tête et fondit en larmes. L’étonnement rendit Lionel stupide.

Ils gardèrent tous deux un moment le silence.

— Cet aveu est bien tardif, mademoiselle ! dit enfin M. de Marny avec amertume ; qui vous empêchait de le faire plus tôt ? Quelle démence vous a fait consentir à m’épouser, si vous ne m’aimiez pas ?

— Oh ! que cela est affreux de n’être pas aimée ! s’écria Clémentine en répondant à sa pensée.

— Quoi ! dit Lionel, se méprenant sur le sens de ses paroles, celui que vous aimez ne voulait donc pas vous épouser ?

Clémentine, loin de s’offenser de cette insolence, saisit cette idée qui servait son mensonge.

— Il m’a refusée, dit-elle, et le dépit

À ce mot, Lionel tressaillit… — Le dépit ! répéta-t-il avec un mouvement convulsif.

Il était pâle ; la colère décomposait son visage.

— Ah ! c’est par dépit que vous m’avez choisi !… Mais vous me devez, madame, un aveu complet, reprit-il avec rage. Et malgré lui sa main serrait fortement celle de Clémentine. Dites… dites : quel est cet homme qui a touché votre cœur, dont l’abandon vous a fait compromettre ainsi le bonheur et le repos de votre vie ? Allons, madame, vous me devez d’être sincère… nommez-le !

Il y avait une insaisissable fatuité dans le désir qu’avait Lionel de connaître son rival.

— Amour de jeune fille, pensait-il, rêverie de pension, dont il sera facile de triompher…

Clémentine gardait le silence ; elle éprouvait un embarras véritable, que Lionel interpréta faussement. La triste jeune fille avait bien trouvé dans son orgueil cet ingénieux mensonge ; mais elle n’avait pas eu la présence d’esprit de prévoir les différentes questions qu’il amènerait.

Elle s’était dit : — Il aime une autre femme, il s’est marié par dépit ; eh bien, moi aussi, je lui dirai que je l’ai épousé par dépit… je lui dirai que j’en aime un autre !

Un autre ! bon… Mais qui ?… on lui demandera qui.

Elle n’avait pas prévu cela ; elle n’avait pas pensé à se munir d’un rival probable ; et maintenant elle se trouvait prise au dépourvu et se mettait la tête à la torture pour trouver quelqu’un à nommer.

M. de Tercy ? pensa-t-elle ; non… Lionel est bien mieux que lui… Il n’y croira pas… M. Sarrelouis ? non… il a l’air si gauche !… M. de Sirieux ? oh ! non, on sait que je l’ai refusé !… — Enfin, pas un ne lui semblait possible à aimer, parce qu’elle aimait son mari et que pas un de ces jeunes hommes ne lui semblait digne de lui être préféré. Alors elle eut recours aux absents :

— Il ne connaît pas mon cousin ; Amédée est parti depuis six mois…

Et elle se décida subitement à l’adoration de son cousin, qui ne se doutait pas d’un si grand bonheur, je vous l’assure.

Pendant qu’elle réfléchissait ainsi, Clémentine avait un air d’embarras, d’anxiété, qui servait à merveille ses mensonges et prêtait à son aveu si chastement trompeur toute la force d’une coupable vérité.

Lionel devait s’y tromper.

— Je vous en prie, madame, soyez franche : je dois savoir son nom ; votre hésitation à le dire m’étonne. Nommez-le, Clémentine, je le veux.

— Vous ne le connaissez pas, dit-elle ; il est depuis six mois en Espagne. Il est attaché à l’ambassade… C’est mon cousin…

— Toujours des cousins ! interrompit Lionel avec impatience ; je suis poursuivi par les cousins !

Le souvenir du prince de Loïsberg vint encore exciter son courroux.

— Son nom ? ajouta-t-il.

— Amédée.

— Son nom de famille ?

— C’est le mien.

Lionel n’avait jamais vu M. Amédée Bélin, il restait donc dans la même incertitude. Un rival inconnu est toujours charmant ; et puis cette qualité de secrétaire d’ambassade laisse supposer de l’élégance. Clémentine aurait nommé l’homme le plus séduisant de Paris, que Lionel n’aurait pas éprouvé plus de colère et de jalousie. Il lui aurait si vite trouvé un défaut qui l’eût déparé, une aventure ridicule pour le détruire dans l’esprit de cette jeune fille romanesque ; et puis il aurait du moins combattu tout de suite, et c’est quelque chose que de pouvoir agir promptement dans la colère ; mais un inconnu… un ennemi qu’on ne peut même pas se figurer, comment l’atteindre ?

Lionel était furieux :

Sa femme fut un moment effrayée de l’orage volontaire qu’elle avait amassé sur sa tête.

— Pardon, dit-elle, pardon ! soyez généreux… Il ne sait pas que je l’aime… laissez-moi l’oublier. Je vous serai soumise, vous n’aurez pas un reproche à me faire… Soyez généreux… je vous aimerai…

Sa voix devint tendre malgré elle à ce mot… Son mari la regarda.

— Je vous aimerai comme une sœur, ajouta-t-elle.

— Comme une sœur !… répéta Lionel avec ironie et dévoré du plus amer souvenir. C’est donc une fatalité ! Comme une sœur ! Elle aussi m’a dit qu’elle m’aimerait comme une sœur !… Mais c’est une infâme plaisanterie, une mystification infernale !… Comme une sœur… une sœur !…

Et il se mit à rire d’un rire épouvantable.

Clémentine voulut le calmer, il la repoussa durement :

— Rassurez-vous, mademoiselle, vous n’avez rien à redouter de mon amour. Restez parfaitement fidèle à votre cousin… rêvez à lui tout à votre aise ; ce n’est pas moi qui troublerai vos rêves… Adieu.

Lionel, en proie au plus violent dépit, entra dans un appartement qui communiquait à celui de sa femme, et Clémentine l’entendit fermer brusquement les deux portes après lui.

— Il est fâché… se dit-elle ; quel bonheur ! Mais non, c’est de l’orgueil…

Et elle passa le reste de la nuit à pleurer.