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Morale de Bentham

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MORALE
DE
BENTHAM.[1]

Lorsque dans Westminster-Hall vous assistez à la manifestation et à la publicité de la justice anglaise, là, vous comprenez tout-à-fait Bentham. Les mœurs originaires se continuant par des transformations peu sensibles, mais perpétuelles, les hasards devenant des habitudes, les traditions s’emparant chaque jour de l’autorité, les coutumes, révérées comme la vérité et puissantes comme la loi, constituent un établissement légal qui semble dominer l’Angleterre avec le même orgueil que la Tour de Londres domine la Tamise. Une fois entré dans les détours de cette justice, vous ne pouvez plus en sortir : avocat ou plaideur, juge ou membre du souverain, cette légalité vous enveloppe et vous mène. En vain Bacon, dans son ouvrage : Proposal for amending the laws of England, veut tenter un nouveau digeste du droit commun et de la loi statutaire ; en vain un de ses successeurs, Henri Brougham, a-t-il signalé les réformes les plus nécessaires (Present state of the law, the speech in the house of commons, on thursday, february, 7, 1828) ; en vain en a-t-il lui-même ébauché quelques-unes ; ces corrections partielles n’ont pas de prise sur un corps si vieux et si dur.

Mais un homme a pensé que, pour attaquer cette formidable place d’abus et de préjugés, il ne fallait pas y entrer, mais s’en tenir dehors ; il a pensé encore que, pour combattre cet assemblage de choses irréfléchies qui presque toujours confondaient l’antiquité avec la raison, il n’y avait qu’une arme puissante, la pensée, mais la pensée dans toute sa force et son audace, infinie dans son étendue, inexorable dans son analyse, subtile, immense, transparente, punissant l’erreur en lui jetant sur la face la lumière et la clarté, seule, se suffisant à elle-même dans les ressources de son abstraction, congédiant les secours de l’histoire, et marchant à la conquête de la vérité avec le cri de Médée : Moi, dis-je, et c’est assez.

De l’autre côté du détroit, pour vivre puissant et vraiment honoré, il faut être aux affaires. Le parlement, les communes ou la chambre des lords, les luttes de l’opposition et du ministère, voilà le seul mode d’existence dont un galant homme puisse s’accommoder en Angleterre. On étudie à Oxford ou à Cambridge, suivant les relations de sa maison ; on mêle à une éducation forte et classique le maniement des chevaux et des armes, la connaissance des lois et de l’histoire du pays ; on fait un tour sur le continent, on revient prendre une carrière et une femme, on choisit entre les whigs et les tories, on s’enrôle, on se donne, on est poussé aux affaires et aux honneurs : des deux côtés, le pacte est fidèlement gardé ; ni l’aristocratie, ni le peuple ne manquent à leurs représentans. Alors l’homme politique peut se développer avec ampleur et persévérance ; il est regardé, il est soutenu, il est discuté, il peut puiser une force toujours nouvelle aussi bien dans les attaques et les calomnies de ses adversaires, que dans les approbations et les applaudissemens de ses amis. Si les affaires et le pouvoir lui conviennent mieux que la défense de la liberté, il sera Pitt ; si l’amour de l’humanité, de la démocratie et de l’émancipation populaire vient le disputer à l’aristocratie de son éducation, de ses goûts et de ses souvenirs, il sera Fox. Luttes de la parole, duel de l’éloquence et du génie, vous suffisez à remplir une vie. C’est un bon et noble emploi de ses facultés que de les user dans les communs intérêts, dans les travaux du cabinet, dans les associations publiques, dans les clubs, dans l’ardeur des discussions et des nuits. On ne vieillit pas, c’est vrai, mais on a vécu avec une intense et puissante énergie ; on a grandement influé sur les affaires, on a traversé les plaisirs, on a mené une vie large, utile, complète, illustre.

C’est bien : mais cette existence politique et légale n’accorde ses jouissances et ses priviléges qu’en retour d’une adhésion entière à ses préjugés et à ses maximes ; pour s’y promener puissant, il faut en être le sujet et l’esclave ; et le despotisme des mœurs étouffe l’indépendance des idées. La pensée est condamnée à se taire devant la pratique de la religion et de la légalité ; elle est toujours dans les universités sous le coup des disgrâces de Locke à Oxford ; elle se fait dissimulée, hypocrite ; elle n’est pas libre ; elle est parlementaire et constitutionnelle. Le joug pèse sur toutes les têtes et ne sera secoué que par ces énergiques natures qui prévalent ou qui meurent ; or, l’Angleterre, depuis cinquante ans, a vu deux illustres révoltés s’élever contre sa constitution et ses lois : un poète et un philosophe, Byron et Bentham.

Où va Childe-Harold ? que cherche-t-il sur les mers, dans l’Orient et dans la Grèce ? si ce n’est une place plus indépendante que son siége de pair à Westminster, pour y juger son pays. Londres ne doit pas s’applaudir d’avoir fermé ses coteries et ses salons au jeune lord ; cette ville a banni plus que Coriolan et plus qu’Alcibiade ; l’exilé ne demandera pas sa vengeance à quelque peuple barbare, il la demandera aux idées, plus encore à la poésie, et au rebours du prodige attribué à ce poète de l’antiquité, dont les chants harmonieux soulevaient les pierres pour former des murailles, les accens de Byron feront tomber pièce à pièce, de ruine en ruine, les mœurs, les préjugés et les lois de la vieille Angleterre ; le noble lord est plus révolutionnaire que l’ardent prolétaire de Birmingham.

Les premières impressions que reçut Bentham au barreau l’en éloignèrent irrévocablement. Tant de routine, tant d’usages allant à l’encontre de la raison, tant de démentis infligés au bon sens et à la vérité, les habitudes de l’audience, le costume des avocats, leurs perruques, les détours et les subtilités de la pratique, les lenteurs de la forme, apportant de perpétuels ajournemens à l’éclaircissement du fond, tout cela provoqua chez Bentham une insurmontable aversion. Ces antipathies étaient venues choquer, pour s’en emparer, un esprit grand, et lui devinrent d’irrécusables indices de son aptitude et de sa vocation. Bentham sentit qu’il avait en lui-même la puissance de critiquer ces lois qui blessaient sa raison. Il se reconnut observateur profond, analyste subtil ; il se trouva l’œil assez sûr, l’esprit assez fin, la logique assez aiguë pour entreprendre l’examen et l’attaque de ces préjugés et de ces usages légaux qui l’avaient rebuté. Il se mit à démonter les établissemens qu’il avait sous les yeux ; il décrivit et censura les détails les plus déliés avec la même exactitude que les réalités les plus grossières ; son analyse fut infinie, et microscopique aussi bien qu’étendue.

Dans ce travail il fut autant servi par les facultés qui lui manquaient, que par celles qu’il possédait éminemment. La poésie et l’imagination ne le gênaient pas ; chez lui, pas d’idéal, pas de ces pressentimens infinis, de ces retentissemens profonds et sonores des choses invisibles. L’histoire ne lui convient pas davantage ; elle n’est pour lui que la série des méprises et des malentendus de l’humanité ; et le genre humain ne lui semble avoir vécu jusqu’à lui que pour se tromper toujours. Ainsi disposé, débarrassé des sublimes inquiétudes et des révélations de la poésie, aveugle aux grandeurs imparfaites, mutilées, mais vivantes de l’histoire, il est armé d’un seul principe, d’un critérium unique dont il se servira pour tout contrôler. Avec quelle infatigable exactitude il fait la revue des idées humaines ! Avec quelle fidélité à son principe il les approuve ou les rejette ! Ni sa vue ne se trouble, ni son cœur ne s’intimide. Il a donné son ame et sa vie à la poursuite de la vérité, telle qu’il la comprend : il est calme, persévérant, inébranlable ; il travaille, observe les hommes et les choses sans interruption ; il écrit tous les jours, et immensément : il est toujours prêt à écrire, parce qu’il ne sait pas écrire ; le style lui est aussi étranger que la poésie et l’histoire ; et si jamais il rencontrait l’éloquence, il croirait tomber dans l’erreur. Il entasse analyse sur analyse, réformes sur réformes ; il accumule manuscrits, plans, innovations ; il embrasse tout : sa tête, une des plus puissantes qui aient jamais enfermé la pensée, blanchit avec sérénité dans le travail des théories et dans le spectacle des révolutions ; et toujours laborieux, toujours tranquille, l’illustre vieillard s’est éteint doucement l’an dernier, n’ayant eu dans sa vie d’autre occupation que l’utilité du genre humain.

La série des travaux de Bentham est longue : depuis 1776, où, dans ses Fragmens sur le gouvernement, il attaqua Blakstone, jusqu’à l’heure de sa mort, le publiciste anglais n’a pas cessé de donner cours à ses idées par d’innombrables manuscrits. Les traités qu’en a extraits Dumont de Genève sont connus de tous ceux qu’occupe la philosophie des lois. Aujourd’hui que la mort nous a ravi Bentham et Dumont, voici un nouvel interprète du grand théoricien, M. le docteur John Bowring, qui vient offrir à notre curiosité la science de la morale construite par Bentham[2]. M. Bowring, connu en France par l’intelligente activité de ses négociations commerciales, a été l’élève et l’ami de Bentham qui l’a choisi pour l’un de ses exécuteurs testamentaires, et lui a laissé ses papiers et ses écrits dans leur précieuse confusion. Nous croyons savoir que M. Bowring considère comme un devoir la publication complète des travaux inédits de son illustre maître : jamais hommage funéraire n’aura été plus utile à la science. Nous désirons nous attacher sur-le-champ à l’analyse et à l’appréciation de cette première publication qui a pour objet le fondement même des principes humains, la morale, et doit, par voie de conséquence, nous faire descendre dans l’intimité même de la pensée de Bentham.

Dans toutes les choses de la vie sagement considérées, l’intérêt et le devoir sont étroitement réunis ; et en saine morale le devoir d’un homme ne saurait jamais consister à faire ce qu’il est de son intérêt de ne pas faire. La morale lui enseignera à établir une juste estimation de ses intérêts et de ses devoirs ; et en les examinant, il apercevra leur coïncidence. Il est certain que tout homme agit en vue de son propre intérêt ; ce n’est pas qu’il voie toujours son intérêt là où il est véritablement, car par là il obtiendrait la plus grande somme de bien-être possible. C’est pourquoi la tâche du moraliste éclairé est de démontrer qu’un acte immoral est un faux calcul de l’intérêt personnel, et que l’homme vicieux fait une estimation erronée des plaisirs et des peines. De tous les êtres sensibles, les hommes sont ceux qui nous touchent de plus près et qui doivent nous être les plus chers. Il faut travailler à leur bonheur par l’exercice des vertus, de ces qualités dont la réunion constitue la vertu. La vertu se divise en deux branches : la prudence et la bienveillance effective. La prudence a son siége dans l’intelligence ; la bienveillance effective se manifeste principalement dans les affections, affections qui, fortes et intenses, constituent les passions. Qu’est-ce que le bonheur ? C’est la possession du plaisir avec exemption de peine. Il est proportionné à la somme des plaisirs goûtés et des peines évitées. Et qu’est-ce que la vertu ? C’est ce qui contribue le plus au bonheur, ce qui maximise les plaisirs et minimise les peines. Le vice, au contraire, c’est ce qui diminue le bonheur et contribue au malheur.

Le mot déontologie est dérivé de deux mots grecs, τὸ δέον ce qui est convenable, et λόγος, connaissance, discours, c’est-à-dire la connaissance de ce qui est juste ou convenable. Ce terme est ici appliqué à la morale, c’est-à-dire à cette partie du domaine des actions qui ne tombe pas dans l’empire de la législation publique. Comme art, c’est ce qu’il est convenable de faire ; comme science, c’est connaître ce qu’il convient de faire en toute occasion. La tache du déontologiste est de retirer de l’obscurité où on les a enfouis, ces points de devoirs dans lesquels la nature a associé les intérêts de l’individu à ses jouissances, dans lesquels son propre bien-être a été lié, combiné, identifié avec le bien-être d’autrui ; sa tâche, en un mot, est de donner au moteur social toute l’influence du moteur personnel. La base de la déontologie, c’est donc le principe de l’utilité, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’une action est bonne ou mauvaise, digne ou indigne, qu’elle mérite l’approbation ou le blâme en proportion de sa tendance à accroître ou à diminuer la somme du bonheur public. Ici trois questions :

1o Qu’exige le bonheur public ?

2o L’opinion publique est-elle d’accord avec l’intérêt ou le bonheur public ?

3o En ce qui concerne l’application pratique, quelle ligne de conduite faut-il suivre dans chacun des cas qui se présentent à notre considération ?

Il s’agit donc de savoir si ce que le monde appelle du nom de morale est réellement un instrument véritable de bonheur.

La morale, la religion, la politique, le moraliste, l’homme d’état et le prêtre ne peuvent avoir qu’un seul et même objet, le bonheur.

Bentham critique la manière dont la morale a été traitée jusqu’à présent : il représente les moralistes s’élevant en monarques absolus et infaillibles, imposant des lois à l’univers qu’ils s’imaginaient voir à leurs pieds, et demandant, pour leurs commandemens et leurs prohibitions, une prompte et complète obéissance. Le monde s’est fréquemment indigné de l’impudence de ses gouvernans politiques. Celui qui de son chef se constitue arbitre souverain de la morale, qui, comme un fou dans sa loge, agite un sceptre imaginaire, celui-là, dans son impudence, dépasse toute mesure.

Le talisman employé par les moralistes se réduit à un mot qui sert à donner à l’imposture un air d’assurance et d’autorité : ce mot sacramentel, c’est le mot devoir. Il faut que ce mot soit banni du vocabulaire de la morale. Le mot déontologie, ou la science de ce qui est bien et convenable, a été choisi comme plus propre que tout autre à représenter, dans le domaine de la morale, le principe de l’utilitairianisme, ou de l’utilité.

Les philosophes de l’antiquité ne sont pas moins vivement tancés que les moralistes en général. Tandis que Xénophon écrivait l’histoire, dit Bentham, et qu’Euclide créait la géométrie, Socrate et Platon débitaient des absurdités, sous prétexte d’enseigner la sagesse et la morale. Bentham est impitoyable contre les philosophes, les académiciens et les platoniciens. Il passe ensuite à la réfutation de quelques propositions contenues dans le compendium de philosophie morale d’Oxford ; et je laisse à penser s’il est moins vif contre le péripatéticien anglais que contre Socrate et Platon. Cette réfutation est pleine de mouvement et d’une exagération injuste, qui produit des effets assez comiques.

Tout plaisir est, primâ facie, un bien et doit être recherché ; de même toute peine est un mal et doit être évitée. Tout acte qui procure du plaisir sans aucun résultat pénible, est un bénéfice net pour le bonheur ; tout acte dont les résultats de peine sont moindres que ses résultats de plaisir, est bon jusqu’à concurrence de l’excédant en faveur du bonheur. Chacun est non seulement le meilleur, mais encore le seul juge compétent de ce qui lui est peine ou plaisir. Bentham reproduit un catalogue des plaisirs et des peines qu’il avait déjà tracé dans le cinquième chapitre de l’Introduction aux principes de la morale et de la législation.

Plaisirs et peines des sens, comprenant ceux du goût, de l’odorat, du toucher, de l’ouïe, de la vue, ceux provenant de l’organisation sexuelle, de l’état de santé ou de maladie, les plaisirs de la nouveauté et les peines de l’ennui ;

2o Les plaisirs de la richesse, plaisirs soit d’acquisition, soit de possession, dont les peines correspondantes constituent des peines de privation et se réfèrent à une autre classe ;

3o Les plaisirs de la capacité et les peines de l’incapacité ;

4o Les plaisirs de l’amitié[3] et les peines de l’inimitié ;

5o Les plaisirs qui naissent d’une bonne réputation, et les peines résultant d’une mauvaise renommée ;

6o Les plaisirs que procure l’exercice du pouvoir ;

7o Les plaisirs de la piété, ou les plaisirs religieux, avec leurs peines correspondantes ; plaisirs provenant de la conviction où nous sommes de posséder la faveur de la Divinité ; peines résultant de la crainte où nous sommes de la réprobation ;

8o Les plaisirs et les peines de la sympathie ou de la bienveillance ;

9o Ceux de la malveillance ;

10o Ceux de la mémoire ;

11o Ceux de l’imagination ;

12o Ceux de l’attente ;

Et enfin, ceux de l’association des idées.

La tâche du moraliste est d’amener dans les régions de la peine et du plaisir toutes les actions humaines, afin de prononcer sur leur caractère de propriété et d’impropriété, de vice ou de vertu ; et souvent les hommes ont à leur insu appliqué ce critérium utilitaire à leurs actions, au moment même où ils le décriaient avec le plus d’acharnement. L’ascétisme n’est qu’une fausse application du principe de l’utilité. Quant aux principes de quelques philosophes, comme le sens moral, de lord Shaftesbury, le sens commun, du docteur Beattie, l’intelligence, du docteur Price, ils ne sont, aux yeux de Bentham, que choses vides et creuses, comme ces mots : la raison, la raison véritable, la nature, la loi naturelle, la justice naturelle, le droit naturel, l’équité naturelle, le bon ordre, la vérité.

Il est désirable, nécessaire même, de trouver un mot qui représente la balance des plaisirs et des peines, en tant que répartis sur une partie considérable de l’existence de l’homme. Le mot bien-être désignera la balance en faveur des plaisirs ; mal-être, la balance en faveur des peines. Le mot bonheur n’est pas toujours le mot propre ; il représente le plaisir à un degré trop élevé ; il paraît se confondre avec l’idée de jouissance au plus haut degré. En prenant l’espèce humaine en général, la balance incline du côté du bien-être. Des hommes, au nom de la religion, ont proclamé le malheur final, le malheur sans espoir, sans limite et sans terme, comme la consommation des dispensations terribles de Dieu. Ce dogme redoutable ne se trouve pas dans le christianisme, c’est une pernicieuse imposture que rien ne justifie.

Le but des actions humaines étant le bien-être, il faut examiner les sanctions que reçoivent ces actions humaines. Il y a plusieurs espèces de sanctions : la sanction physique, la sanction sociale ou sympathique, celle qui résulte des relations domestiques ou personnelles de l’individu ; la sanction morale ou populaire, qu’on appelle communément opinion publique ; la sanction politique ou légale, qui a deux branches, la judiciaire et l’administrative ; la sanction religieuse ou surhumaine. L’analyse de ces différentes sanctions est pleine d’observations justes et fines.

Les causes d’immoralité sont presque toujours celles-ci : de faux principes en morale, une application erronée de la religion, une préférence accordée à l’intérêt personnel sur l’intérêt social, et, enfin, préférence donnée à un plaisir moindre, mais présent, sur un plaisir plus grand, mais éloigné.

Rien de plus fatal, selon Bentham, que l’emploi erroné, ou plutôt l’abus du langage. Les mots principe, droit, conscience, ont presque toujours donné le change sur la vérité des choses. La vertu est un être de raison, une entité fictive, née de l’imperfection du langage, du langage créé long-temps avant que les phénomènes de l’ame fussent étudiés et compris. Le mot vertu échappe à la définition. Un acte ne peut être qualifié de vertueux ou de vicieux qu’en tant qu’il produit du bonheur ou du malheur. L’application du principe déontologique peut seule nous mettre à même de découvrir si des impressions trompeuses sont communiquées par l’emploi de ces locutions vertu et vice ; et, après un examen approfondi, on trouvera que la vertu et le vice ne sont que la représentation de deux qualités, la prudence et la bienveillance effective, et leurs contraires, avec les différentes modifications qui en découlent, et qui se rapportent d’abord à nous, puis à tout ce qui n’est pas nous.

La prudence personnelle est une vertu première, et d’elle découlent, comme vertus secondaires, la tempérance et la continence. La prudence extra-personnelle, ou la prudence relative à autrui, bien qu’elle appartienne plus au législateur, doit cependant attirer l’attention des déontologistes.

La bienveillance effective se divise en deux branches, l’une positive, qui confère des plaisirs à autrui, et l’autre négative, qui s’abstient de leur infliger des peines.

Ces préliminaires posés, Bentham procède à l’analyse des vertus et des vices. Les vertus et les vices sont des habitudes volontaires. Aux deux branches de la vertu, la patience et la bienveillance, correspondent deux branches du vice, l’imprudence, par lequel un homme se nuit principalement à lui-même, et l’improbité qui nuit principalement à autrui. De ce point de vue, Bentham critique le courage ou plutôt les appréciations qu’on en a faites ; il montre fort spirituellement la société et les moralistes niant le courage dans des actions qui ne pouvaient s’accomplir sans une grande force, parce que ces actions étaient désapprouvées par la société et les moralistes. Un homme qui met fin à ses jours ne peut être un homme courageux. Savez-vous pourquoi ? Parce que le suicide n’est pas permis. Un homme qui meurt dans la défense de sa liberté doit être un lâche, il n’avait pas la justice de son côté. Si la logique était de rigueur, dit Bentham, si dans les croyances orthodoxes et reçues l’absurdité pouvait être un empêchement à la foi, on demanderait à ces gens de vouloir bien faire l’application de leur principe. La justice, dans le système de l’utilité, est une modification de la bienveillance ; elle rentre dans l’objet particulier de la morale toutes les fois que la sanction politique ou la puissance de la loi n’est pas applicable, dans tous les cas où la sanction de l’obligation morale n’est pas appuyée de dispositions pénales. Après avoir examiné la vanité et l’orgueil, Bentham conclut que la vanité tient de plus près à la bienveillance, l’orgueil au sentiment personnel et à la malveillance. Le jugement qu’il porte sur l’envie et la jalousie nous a paru fort élevé : L’envie et la jalousie ne sont ni des vertus ni des vices ; ce sont des peines. Notre moraliste se livre à une ingénieuse discussion du catalogue des vertus qu’avait dressé Hume, et il démontre que dans la plupart des exemples donnés, Hume assume de sa propre autorité un droit de décision absolue sur tous les cas qui se présentent à lui, qu’il n’établit aucune distinction intelligible entre le plaisir, la passion et la peine, qu’il distingue là où il n’y a rien à distinguer, et qu’il essaie de résoudre des points de morale par des formules telles que celle-ci : il convient, il est convenable, ce qui est le sic volo, sic jubeo, du despotisme pédagogique.

Contre les fausses vertus, Bentham dirige ses vives réfutations ; il ne consent à appeler vertus, ni le mépris des richesses, ni l’activité sans objet, ni l’attention quand son but n’est pas excellent, ni la faculté entreprenante, ni la célérité.

Selon la définition du moraliste, la passion est l’émotion intense, l’émotion est la passion passagère. Or, la nature des passions ne peut être comprise que par leur division en plaisirs et en peines, et quant aux principes qui doivent les gouverner, il faut se référer à la liste des vertus et des vices. Si l’on examine le jeu des passions, on trouvera que les causes qui font que les influences de la passion dominent les influences de la raison, sont : 1o le manque d’intensité apparente dans le plaisir éloigné que promet la raison, le manque de vivacité dans l’idée de ce plaisir ; 2o le manque de certitude apparente, le manque de discernement immédiat pour remonter sur-le-champ l’échelle des effets et des causes qui favorisent ou empêchent la production des plaisirs lointains.

Entre les facultés intellectuelles et la vertu et le vice, il existe une relation intime. C’est à l’intelligence que tout s’adresse, et à moins qu’elle ne soit associée aux prescriptions de la morale, l’enseignement déontologique a peu de chances de succès. Bentham donne une classification des facultés intellectuelles qui n’a rien de neuf et de fécond.

Cet exposé dogmatique de la morale est suivi dans la publication nouvelle que nous examinons d’un coup d’œil sur le principe de la maximisation du bonheur, son origine et ses développemens. Ce travail appartient à l’éditeur, M. le docteur Bowring, qui l’a rédigé sur les papiers de Bentham, et expose le développement du principe de l’utilité depuis Horace :

Atque ipsa utilitas justi propè mater et æqui,

depuis Phèdre : nisi utile est quod feceris, stulta est gloria, jusqu’à David Hume, qui reconnut l’utilité comme principe, jusqu’à Hartley, jusqu’à Helvétius, jusqu’au docteur Priestley, qui publia en 1768 son Essai sur le gouvernement. Dans cet ouvrage, Priestley désigne le plus grand bonheur du plus grand nombre comme le seul but juste et raisonnable d’un bon gouvernement.

« Il arriva, » et ici nous croyons devoir citer les paroles mêmes de Bentham telles que nous les avons recueillies de sa bouche lorsqu’il nous racontait ce qu’il appelait plaisamment les aventures du principe de la maximisation du bonheur, à savoir, son origine, sa naissance, son éducation, ses voyages et son histoire ; « il arriva, je ne sais comment, que peu de temps après sa publication un exemplaire de cet ouvrage parvint à la bibliothèque circulante d’un petit café, appelé café Harper, lequel était en quelque sorte annexé au Collége de la Reine (Queens College), à Oxford, dont l’achalandage le faisait subsister. La maison faisait le coin, donnant, d’un côté, sur la rue Haute (High-Street), de l’autre, sur une ruelle qui de ce côté longe le Collége de la Reine, et aboutit à une rue qui mène à la porte du Nouveau-Collége (New-College). On s’abonnait à cette bibliothèque à raison d’un shelling par trimestre, ou pour parler le langage universitaire, un shelling par terme. Le produit de cette souscription se composait de deux ou trois journaux, d’un ou deux magazines, et, par-ci par-là, d’une brochure nouvelle. Il était rare, pour ne pas dire sans exemple, d’y voir un octavo de moyenne grosseur. Quelques douzaines de volumes, formés partie de pamphlets, partie de magazines réunis ensemble par un cartonnage, composaient donc toute la richesse de cette bibliothèque, qui contrastait étrangement avec la bibliothèque Bodléienne et celles des Colléges du Christ et de Tous-les-Saints (Christ’s Church and All Souls).

« L’année 1768 est la dernière dans laquelle il me soit jamais arrivé de faire à Oxford un séjour de plus d’un jour ou deux. J’étais venu pour voter, en ma qualité de maître-ès-arts, pour l’université d’Oxford, à l’occasion d’une élection parlementaire. Je n’avais pas alors complété ma vingt-et-unième année, et cette circonstance aurait pu élever dans la chambre des communes une discussion électorale, si un nombre suffisant de votes non sujets à contestation n’avait mis la majorité hors de doute. Cette année était la dernière dans laquelle cet ouvrage de Priestley pût me tomber sous la main. Quoi qu’il en soit, ce fut la lecture de ce livre et de la phrase en question qui décida de mes principes en matière de morale publique et privée ; c’est là que je pris la formule et le principe qui depuis ont fait le tour du monde civilisé. À cette vue je m’écriai, transporté de joie comme Archimède lorsqu’il découvrit le principe fondamental de l’hydrostatique : je l’ai trouvé ! J’étais loin de penser alors au correctif que plus tard, après un mûr examen, je me verrais forcé d’appliquer à ce principe. » Ce correctif était le mot et le principe utilité. Mais en 1822, dans son projet de codification, Bentham fit usage pour la première fois de cette formule : le plus grand bonheur du plus grand nombre. Dans ce livre, le bonheur, l’utilité, les peines, les plaisirs, s’expriment l’un par l’autre, et l’augmentation de la félicité de tous par l’accroissement des plaisirs et l’exemption des peines est l’objet constamment présenté à la pensée.

Le second volume de cette publication nouvelle est consacré à l’application des principes exposés dans le premier ; chaque point principal est repris pour être développé sous toutes ses faces. M. le docteur Bowring déclare que les matériaux qui ont servi à composer ce volume consistaient pour la plupart en fragmens éparpillés sur de petits morceaux de papiers, écrits sous l’inspiration du moment, souvent à de longs intervalles, et remis par l’auteur entre ses mains, sans ordre et sans aucune espèce de plan. La mise en œuvre de ces matériaux et de ces fragmens fait honneur à M. Bowring, qui a su rendre attrayans l’enchaînement et le détail de tous ces développemens moraux. On trouve dans cette partie des conseils pleins de délicatesse sur la pratique du bonheur, entre autres la recommandation de bannir de l’esprit les pensées pénibles qui font effort pour y pénétrer, des souvenirs désagréables qui travaillent à y reparaître sans cesse, et puis encore d’évoquer par la puissance de l’imagination les grandeurs du passé, de la poésie, de la science et de l’histoire. Mais on y rencontre aussi des assertions fausses, comme cette proposition : que nous n’avons rien à démêler avec les motifs ; que de si mauvais motifs produisent de bonnes actions, tant mieux pour la société ; que si de bons motifs produisent des actes mauvais, tant pis ; que c’est à l’action, non au motif, que nous avons affaire ; et que lorsque l’action est devant nous, et le motif caché, c’est la chose du monde la plus oiseuse que de s’enquérir de ce qui n’influe en rien sur notre condition, et d’oublier ce qui exerce sur nous la seule influence réelle et véritable. Le moraliste est précisément tenu plus que tout autre d’étudier et de mettre en ligne de compte les motifs qui déterminent les actions : Bentham a donc oublié ce qu’il a dit touchant les rapports des facultés intellectuelles avec la morale ; or, à quoi servent les facultés intellectuelles, si ce n’est à déterminer les mobiles de nos actions ? et la discussion de ces mobiles n’est-elle pas une des principales obligations du philosophe et du penseur ? que l’historien et le politique ne pèsent quelquefois les choses humaines qu’à la valeur de leurs résultats, cette pente est parfois irrésistible, mais le moraliste doit relever la différence du mobile et la différence du résultat, et travailler à leur équation future.

Cependant les détails ingénieux de ce second volume et les analyses spirituelles qui s’y font voir sont quelquefois déparés par de puérils conseils et des recommandations fort vulgaires. Il nous semble que l’éditeur distingué de Bentham eut pu se montrer plus sévère dans l’exhibition de l’héritage de son maître : quelques sacrifices coûtent peu à de grandes richesses, et même en font ressortir l’éclat et l’opulence.

Bentham moraliste nous fait comprendre entièrement Bentham législateur : sans doute la lecture des Traités de législation civile et pénale nous avait offert dans sa réalité la pensée de Bentham ; nous l’avions vue étendue sans être complète, profonde sans aller toujours au fond ; nous l’avions admirée dans la poursuite des préjugés et des abus ; et nous lui désirions plus de conscience de l’histoire et plus d’intelligence de toutes les propriétés de la nature humaine. La Théorie des peines et des récompenses témoignait d’une rare sagacité dans l’assignation des châtimens aux délits : le Traité des preuves judiciaires nous semblait surtout le triomphe des plus folles qualités de Bentham, de son excellence dans ce qu’il appelle la logique judiciaire, dans la critique de tout ce qui constitue l’appareil externe du droit et de la législation ; la Tactique des assemblées législatives et le Traité des sophismes politiques prouvait à la fois son habileté à débrouiller le faisceau des malentendus et des méprises dans la manutention des affaires et des lois, et la difficulté qu’il éprouvait à entrer dans l’entente des hommes et de l’histoire ; le Traité d’organisation judiciaire complétait les Preuves, et la belle théorie du juge unique qui, par une singulière fortune, peut s’appuyer de l’exemple de Rome et de l’Angleterre, se faisait accepter de nous comme un grand et nécessaire corollaire de la procédure de ce novateur. Nous sentions à la fois les grandeurs et les imperfections de Bentham ; mais cependant, dans le partage de ses qualités, il y avait encore pour nous quelque chose de perplexe et de douteux. Aujourd’hui tout est clair ; et le moraliste a trahi tout-à-fait le législateur.

Comment, en effet, ne pas comprendre un homme qui dit ouvertement : « Il n’y a pas de droit, il n’y a pas de justice, il n’y a pas de devoir. Jusqu’ici une langue fausse a traduit des idées fausses ; il n’y a qu’une idée fondamentalement vraie dont toutes les autres découlent, l’utilité ; il n’y a qu’un but, qui est lui-même le critérium de toutes les actions humaines, le bonheur ; l’action la plus vertueuse est l’action qui produit la plus forte somme de bonheur. » Et non-seulement ces principes sont posés, mais leur application est poursuivie avec une rigoureuse délicatesse dans toutes les ramifications de l’humaine activité.

Dans son insurrection contre la légalité civile, la procédure et la pénalité qui sont en vigueur en Europe, Bentham a été provoqué par le spectacle que l’Angleterre déroulait sous ses yeux, et sur ce point sa patrie a été sa cause immédiate.

Dans sa négation du droit même, du devoir et de la justice morale, Bentham a été suscité par la philosophie du XVIIIe siècle ; il a eu pour cause Helvétius, dont les écrits l’ont surtout frappé ; il s’est proposé de faire rentrer toutes les questions humaines dans celle de l’intérêt, du bonheur et de l’utilité ; et, comme Brutus, il a dit à la vertu : Tu n’es qu’un mot.

La critique philosophique n’accomplit qu’une moitié de sa tâche quand elle se borne à signaler les défauts et les ellipses d’un système ; elle doit montrer encore l’opportunité de ce système dans sa venue, la convenance de son originalité, la nécessité de ses affirmations dogmatiques, et la fonction qu’il était appelé à remplir dans le système du monde moral. Mainte fois les soutiens du spiritualisme ont démontré à Bentham et à ses partisans les oublis et les erreurs de la psychologie utilitaire ; il est inutile de recommencer cette démonstration effectuée ; nous aimons mieux assigner à Bentham son rôle et sa valeur dans l’économie générale de la philosophie moderne.

Quand le christianisme parut sur la terre, il s’adressa surtout à la crédibilité de l’humanité ; il demanda aux hommes de croire à sa parole, et, sans nier l’intelligence, il lui préféra la foi. Il serait inique de dire que le christianisme ait voulu opprimer la raison ; mais ses docteurs, saint Paul à leur tête, travaillèrent à la soumettre aux croyances enseignées ; ils lui donnèrent pour office le soin de commenter les objets de la foi, et ne lui permirent que des développemens soumis et dociles. Mais l’indépendance est dans la nature même de la raison, et pour vivre, elle a besoin d’être sa loi à elle-même : elle s’insurgea pour ne pas mourir, et elle se fit une destinée par une philosophie rationaliste et idéaliste dont Descartes est le premier auteur, dont Spinosa, Kant, Rousseau, Fichte, Hegel et Schelling sont les glorieux promoteurs. La philosophie rationaliste et idéaliste de l’Europe moderne consiste surtout dans la préoccupation du droit absolu de la raison.

Cependant le christianisme, en apostrophant avec véhémence la crédibilité humaine, lui avait promis le bonheur après la mort, et avait mis sa sanction dans une immortalité heureuse ou tourmentée. Il serait peu exact de dire que le christianisme est l’intraitable ennemi du bonheur terrestre, et qu’il considère les prospérités d’une civilisation brillante comme l’occasion d’une damnation future ; gardons-nous de juger une doctrine sur les exagérations qui la dénaturent. Néanmoins il est certain que le christianisme s’occupait plus des cieux que de la terre, et que l’immortalité promise par sa parole lui semblait une suffisante indemnité des misères et des détresses d’ici-bas. Mais quand l’Europe eut joui pendant quelque temps de l’indépendance de la raison, elle se mit aussi à songer au bonheur ; et l’humanité se prit à spéculer sur cet objet important, trop oublié par le christianisme. C’est surtout au XVIIIe siècle que le soin du bonheur s’établit dans les esprits avec autorité, parce que depuis cent ans la raison s’était développée avec indépendance. Alors, au rebours du christianisme, qui oubliait la terre pour le ciel, la philosophie oublia le ciel pour la terre ; et le bonheur ici-bas, le bonheur immédiat et positif fut son unique souci. Ainsi Hume, Hartley, le marquis de Mirabeau, Helvétius, Priestley, Condorcet, Bentham, cherchèrent les conditions du bien-être et de la félicité humaine. C’était obéir à une irrésistible loi de notre nature, qui voulait se faire reconnaître enfin. Depuis un siècle il s’élève de la terre un immense cri pour demander du bonheur ; quand ce cri redouble et se fait écouter, on l’appelle une révolution. L’homme veut être heureux ; il pense que ses facultés doivent aboutir à une destinée prospère, et il reconnaît dans la félicité terrestre la récompense naturelle de la force et du génie. Cette soif du bonheur est aussi ardente que l’était, au commencement du christianisme, la soif de l’immortalité ; elle dévore tous les hommes, elle inspire plusieurs.

Bentham se fit le régulateur de tous ces instincts de bonheur qui se déclaraient autour de lui ; sa cause historique fut l’Angleterre ; sa cause métaphysique fut Locke ; sa cause morale fut Helvétius ; l’époque de son avènement fut la révolution française. Alors, législateur exclusif de l’utile et du bonheur, il proscrit également tous les autres mots. L’idée du droit lui semble une erreur funeste et l’irréconciliable adversaire de l’idée de l’utilité ; il en confond la nature avec les traductions incomplètes et mensongères qui en ont été faites, et la rejette comme une première illusion. Les mots justice, principes moraux, équité naturelle, sont aussi répudiés, tant Bentham a peur de prendre encore le change, tant il s’attache à la poursuite du bonheur matériel ! Il embrasse la cause du bonheur avec la même ardeur que les chrétiens la pensée de l’immortalité : saint Augustin, dans la Cité de Dieu, ne maudit pas les joies de la terre, cette impure Babylone, avec plus de passion que Bentham n’excommunie impitoyablement toutes les pensées étrangères à l’utile ; il les damne sans rémission.

Cette apparition si éclatante et si impérieuse de l’idée de l’utile et du bonheur était nécessaire dans la science de la législation. Elle intervenait avec opportunité, tant au milieu des traditions historiques et coutumières de la jurisprudence européenne, que du spiritualisme démocratique de Rousseau et de notre révolution ; elle montrait au passé ce qu’il avait trop méconnu, à l’avenir révolutionnaire, s’appuyant sur l’idée sacrée du droit, ce qu’il devait accomplir.

Bentham a été un des hommes les plus utiles au genre humain : enfant du XVIIIe siècle, généreusement préoccupé des misères de l’humanité, s’élevant à la conception du bonheur de tous et de chacun[4], il est venu à propos, a fait puissamment une œuvre salutaire, et, par l’infatigable exercice d’une rare fécondité, il a remué tous les sillons de la science sociale avec l’instrument du principe utilitaire.

Novateur, Bentham ignore et dédaigne l’histoire ; un profond mépris de l’antiquité et une immense attente des destinées futures de l’humanité le caractérisent ; la conscience de l’humanité n’est pour lui qu’un livre erroné : aussi l’a-t-il rarement ouvert, et toujours mal compris et mal lu.

Utilitaire, Bentham ignore les facultés idéales de l’homme et de l’humanité ; il rétrécit le bonheur qu’il cherche, parce qu’il mutile la nature ; il ne soupçonne pas que l’homme et l’humanité trouvent du bonheur dans l’idée de l’immortalité, dans l’idée du droit politique, dans la provocation que l’éloquence adresse aux passions, dans l’essor que la poésie imprime aux imaginations et aux âmes : les ambitions et les facultés de l’humanité dépassent l’espèce de bonheur dont s’est contenté Bentham.

Au point où le célèbre Anglais a laissé la science de la législation, cette science, pour parcourir de nouvelles phases, réclame aujourd’hui une histoire et un système. Il faut faire l’histoire avant le système, mais il ne faudra pas composer le système des lambeaux de l’histoire.

Écrire l’histoire des législations, c’est renouveler la conscience de l’humanité, reconstruire ses souvenirs et ses convictions, rendre plus vraies et plus vives les impressions que lui a laissées le passé, et faire du genre humain, par la connaissance de lui-même, un homme mûr pour toutes les grandeurs et tous les progrès.

Composer un système de législation, c’est donner à la puissance de l’humanité une forme qui concorde avec ses souvenirs du passé, avec le développement actuel de toutes ses facultés, avec toutes les virtualités progressives qui doivent éclater dans l’avenir ; c’est tirer de la science qui revêt toutes les formes, qui est philosophie, art, histoire, médecine, phrénologie, physique, théologie, morale, physiologie ; c’est, dis-je, tirer de la science la vie normale de l’humanité.

L’architecte qui bâtira l’histoire et le système, s’appelle le XIXe siècle ; il n’aura jamais assez d’ouvriers ; tous doivent venir, car tous sont appelés.

Les sociétés humaines sont placées aujourd’hui dans cette conjoncture, qu’il leur faut, ou aboutir par la science et les idées à de grandes destinées, ou mourir. Puisque la raison européenne, prenant pour appui les affirmations mêmes de la foi chrétienne, s’est mise à vouloir comprendre toutes les choses humaines et à les vouloir mener, elle n’a plus d’autre issue que la poursuite de ce dessein ; depuis le XIIe siècle, elle a tort, ou elle doit finalement triompher. Puisque le bonheur social s’est présenté à la raison comme un but légitime, ce bonheur doit être élaboré par des efforts progressifs qui lui cherchent à la fois des satisfactions nécessaires et des conditions plus hautes. Or, pour saisir le bonheur, la raison européenne ne saurait abandonner l’immortalité, pas plus que le principe du droit. Elle gravite au contraire vers une solution immense et complète qui exprimera l’identité de la religion et du droit, la réconciliation du droit et du bonheur, la concordance ternaire du droit, du bonheur et de l’immortalité, trouvant sa racine et sa vie dans une nouvelle unité. Pour ce vaste travail ne dirait-on pas que les nations ont décrété entre elles une division instinctive ? Le bonheur matériel et positif semble jusqu’à présent avoir été le principal souci de l’illustre et confortable Angleterre ; plus que tout autre peuple, elle a les grands procédés de l’industrie et les savantes théories de l’économie politique. L’Allemagne[5], patrie du rationalisme et de l’idéalisme, a prêté au désir ardent de l’immortalité l’impulsion de son intelligence et les sublimes élans d’une pensée mélancolique que la terre ne satisfait pas. La France se remue, agit et souffre pour la cause du droit ; il est dans son génie de vouloir appliquer aux choses humaines le droit et la raison par la logique et le dévouement. Cependant les instincts et les conquêtes des nations se mêlent et s’échangent ; Londres et Paris s’envoient des indications précieuses ; Édimbourg lit et critique les œuvres sorties de Weimar et de Berlin ; Strasbourg et Paris apprécient de plus en plus l’Allemagne, toujours attentive aux idées et aux sentimens de la France. Ainsi se prépare lentement le système nouveau des analogies européennes qui doit triompher des vieilles différences. Ce travail sera long, parce qu’il doit être universel, parce qu’il doit embrasser tous les élémens de la nature humaine, parce qu’il doit transformer à des heures différentes du temps tous les peuples du monde historique. Faut-il donc se refuser à l’immensité d’une tâche nécessaire ? Non, chaque homme et chaque peuple doivent en accomplir quelque chose ; il n’y a plus d’autre manière d’aimer l’humanité que de servir la cause des idées et de la science. Si depuis quatre ans l’image de la liberté française semble s’être obscurcie, ne craignons pas d’imputer ces ténèbres, qui peuvent se dissiper, à l’abandon dans lequel les gouvernans et les opposans ont laissé les idées. On a voulu, d’une part, rester immobile dans une position révolutionnaire ; on a voulu, de l’autre, entasser brusquement une autre révolution sur la révolution récente ; ces deux erreurs ont enfanté la guerre civile. La guerre civile dans les rues est une calamité détestable ; l’immobilité dans les lois et les institutions est un outrage à la raison qui apporte toujours à l’humanité des douleurs et des funérailles. Espérons que les communes angoisses de la patrie réveilleront chez tous le désir de demander aux idées et aux principes la réparation de tant d’erreurs et de tant de maux ; nous ne concevons pas de gouvernement qui puisse se mouvoir utilement, s’il n’est animé par un système intelligent et complet ; pas davantage nous ne pouvons croire quelque force et quelque avenir à une opposition, si elle ne peut opposer au système régnant et combattu par elle un autre système plus progressif et destiné à se montrer plus heureux. Ne désespérons pas : il est impossible que la nation qui passe pour la plus spirituelle du monde, cherche de gaieté de cœur sa ruine dans le mépris des idées.

Lerminier.
  1. Déontologie ou science de la morale, ouvrage posthume de Jérémie Bentham, revu, mis en ordre et publié par John Bowring, traduit sur le manuscrit par Benjamin Laroche. Chez Charpentier, libraire-éditeur, rue de Seine, 31.
  2. Déjà, en 1789, Bentham avait écrit une Introduction aux Principes de la morale et de la législation. Les principes sont restés les mêmes, mais la forme de l’exposition a dû varier en se perfectionnant.
  3. Le plaisir de l’amour est un plaisir mixte, composé des plaisirs de l’amitié, auxquels sont ajoutés ceux des sens.
  4. Le bonheur du pire de tous les hommes fait tout aussi bien partie intégrante de la masse totale de la félicité humaine, que celui du meilleur des hommes. Déontologie, t. ii, p. 304.
  5. Rien n’est plus important pour la France que de connaître avec exactitude et netteté les traits caractéristiques de la civilisation allemande, et il faut que de tous côtés les renseignemens les plus divers lui arrivent ; plus aujourd’hui on écrira sur l’Allemagne, plus on facilitera les rapports intelligens et pacifiques des deux peuples. C’est dans cette pensée que nous préparons maintenant un ouvrage qui aura pour objet la civilisation morale et politique de l’Allemagne, et qui aura pour titre : Au-delà du Rhin.