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Mouvement brownien et réalité moléculaire

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Mouvement brownien et réalité moléculaire
Annales de chimie et de physique
1909
PHYSIQUE. — Mouvement brownien et réalité moléculaire
J. Perrin, Annales de chimie et de physique, 1909


  • ANNALES DE CHIMIE ET DE PHYSIQUE.

MOUVEMENT BROWNIEN ET RÉALITÉ MOLÉCULAIRE

I.

1. Première indication du phénomène. — Quand nous considérons une masse fluide en équilibre, par exemple de l'eau dans un verre, toutes les parties de cette masse nous paraissent complètement immobiles. Si nous y plaçons un objet plus dense, cet objet tombe, et tombe exactement selon la verticale s'il est sphérique. La chute est à la vérité d'autant plus lente que l'objet est plus petit; mais, tant qu'il est visible, il tombe, et finit toujours par atteindre le fond du vase. On sait bien enfin que, lorsqu'il est au fond, il ne se met pas à remonter, et c'est même là une façon d'énoncer le principe de Carnot (impossibilité du mouvement perpétuel de seconde espèce). Ces notions si familières ne sont bonnes pourtant que pour l'échelle de grandeurs à laquelle notre organisme est accoutumé, et le simple emploi du microscope suffit pour en imposer de nouvelles qui substituent une conception cinétique à la vieille conception statique de l'état fluide. Il serait difficile, en effet, d'examiner longtemps au microscope des préparations en milieu liquide sans observer que toute particule située dans le liquide, au lieu de prendre, selon sa densité, un mouvement régulier de chute ou d'ascension, se trouve au contraire animée d'un mouvement parfaitement irrégulier. Elle va et vient, s'arrête, repart, monte, descend, remonte encore, sans tendre aucunement vers l'immobilité. C'est là le mouvement brownien, ainsi nommé en souvenir du naturaliste Brown, qui le signala en 1827 (très peu de temps après la découverte des objectifs achromatiques), prouva de suite que ce mouvement n'est pas dû à des animalcules vivants, et reconnut que les parcelles en suspension s'agitent d'autant plus vivement qu'elles sont plus petites.

2. Projection du mouvement brownien. — Ou peut rendre ce phénomène visible à tout un auditoire, mais cette projection est difficile et je ne crois pas inutile de détailler les précautions qui m'ont permis d'arriver à un résultat acceptable. On forme dans la préparation l'image d'un arc électrique (ou mieux du Soleil), en arrêtant, par une cuve pleine d'eau, la plus grande partie des rayons calorifiques non lumineux. Les rayons renvoyés par les particules en suspension traversent, comme pour l'observation directe, un objectif à immersion et un oculaire à fort grossissement, et sont alors rabattus horizontalement par un prisme à réflexion totale de façon à donner l'image des grains sur un écran de verre dépoli (quadrillé de.préférence, pour avoir des repères), au delà duquel se trouve l'auditoire. La lumière est ainsi mieux utilisée qu'avec un écran ordinaire qui en diffuserait une grande partie dans des directions où ne se trouve aucun observateur. Le grossissement peut s'élever utilement à 8000 ou 10 000 diamètres. Mais il faut surtout se procurer une émulsion appropriée. Dans les rares essais de projection qui ont été faits jusqu'à présent, le diamètre des grains employés était de l' ordre du micron, et leur image est difficilement perceptible au delà de 3 m (du moins avec la lumière de l'arc), qu'on emploie l'éclairage à immersion ou l'éclairage latéral. Des grains moins gros sont encore moins visibles, et l'on est conduit à cette conclusion, au premier abord paradoxale, qu'il vaut mieux projeter des gros grains que des petits. Il est vrai que leur agitation est moins grande, mais elle reste encore très suffisante pour qu'on puisse aisément reconnaître ses caractères essentiels. Il faut donc savoir préparer des particules dont le diamètre soit de plusieurs microns, et nous verrons bientôt que cela est également désirable en ce qui regarde certains points de l'étude expérimentale proprement dite du mouvement brownien. J'indiquerai plus loin (numéro 32) comment je suis parvenu à obtenir de gros grains parfaitement sphériques de gomme-gutte ou de mastic. Avec de tels grains, dans une salle où l'on a fait une obscurité rigoureuse, on peut déjà percevoir le mouvement brownien à 8 m ou 10 m de l'écran.

3. Persistance du phénomène en l'absence de toute cause extérieure au fluide. Son explication par les mouvements moléculaires. — Le phénomène singulier découvert par Brown n'attira pas beaucoup l'attention. Il resta. d'ailleurs longtemps ignoré de la plupart des physiciens, et l'on petit supposer que ceux qui en avaient entendu parler le croyaient analogue au mouvement des poussières qu'on voit danser dans un rayon de Soleil sous l'action des faibles courants d'air que provoquent de petites différences de pression ou de température. Si l'on comprend que cette apparente explication ait pu satisfaire même des esprits réfléchis, on doit admirer d'autant plus la pénétration des physiciens qui ont su distinguer une propriété fondamentale de la matière dans le phénomène qu'on pensait insignifiant. Au reste, comme il arrive le plus souvent quand on cherche à retrouver la genèse d'une grande idée directrice, il est difficile de fixer avec précision comment est d'abord apparue et comment s'est développée l'hypothèse qui place dans l'agitation moléculaire l'origine du mouvement brownien. Le premier nom qu'il convient de citer à cet égard est petit-être celui de Wiener qui, en conclusion de ses observations, affirma que le mouvement ne pouvait être dû à des courants de convection, qu'il fallait en chercher la cause dans le liquide lui-même, et qui, enfin, presque aux premiers temps du développement de la théorie cinétique de la chaleur, devina que les mouvements moléculaires pouvaient donner l'explication du phénomène. Quelques années plus tard, les PP. Delsaulx et Carbonnelle publièrent à la Royal Microscopical Society et dans la Revue des Questions scientifiques, de 1877 à 1880, diverses Notes sur l'Origine thermodynamique des mouvements browniens (voir pour cette Bibliographie un article paru en janvier 1909 dans la Revue des Questions scientifiques. article où M. Thirion attire très justement l'attention sur les idées de ces savants, dont il fut le collaborateur). On peut lire par exemple dans une Note du P. Delsaulx que «les trépidations des petits corpuscules en suspension dans les liquides forment véritablement un phénomène général»; qu'il est «dès lors naturel de rattacher un phénomène ayant cette universalité à quelque propriété générale de la matière», et que, «dans cet ordre d'idées, les mouvements intestins de translation qui constituent l'état calorifique des gaz, des vapeurs et des liquides peuvent très bien rendre raison des faits constatés par l'expérience». Dans une autre Note, celle-ci du P. Carbonnelle, on lit encore ceci : «Dans le cas d'une surface ayant une certaine étendue, les chocs moléculaires du liquide, cause de la pression, ne produiront aucun ébranlement du corps suspendu, parce que leur ensemble sollicite également ce corps dans toutes les directions. Mais, si la surface est inférieure à l'étendue capable d'assurer la compensation des irrégularités, il n'y a plus lieu de considérer la pression moyenne, il faut reconnaître des pressions inégales et continuellement variables de place en place, que la loi des grands nombres ne ramène plus à l'uniformité, et dont la résultante ne sera plus nulle, mais changera continuellement d'intensité et de direction. De plus, les inégalités deviendront de plus en plus apparentes à mesure qu'on supposera le corps plus petit, et par suite les oscillations deviendront en mème temps de plus en plus vives....» Ces réflexions remarquables restèrent malheureusement aussi peu connues que celles de Wiener. Il ne semble pas d'ailleurs qu'on les ait accompagnées d'un effort expérimental suffisant pour écarter l'explication superficielle que j'ai indiquée il y a un instant ; en sorte que la théorie proposée ne s'imposait pas à ceux qui en avaient eu connaissance. Au contraire, il fut établi par les travaux de M. Gouy (1888) non seulement que l'hypothèse de l'agitation moléculaire donnait du mouvement brownien une explication admissible, mais encore que l'on ne savait imaginer aucune autre cause de ce mouvement, ce qui accroissait singulièrement l'importance de l'hypothèse. Ces travaux eurent tout de suite un grand retentissement, et c'est de ce temps seulement que le mouvement brownien prit rang parmi les problèmes importants de la Physique générale. En premier lieu, M. Gouy observa que le mouvement brownien n'est pas dû à des trépidations transmises au liquide étudié, puisque par exemple il persiste la nuit, dans un sous-sol, à la campagne, aussi bien que le jour près d'une rue populeuse où passent de lourds véhicules. Il n'est pas dû non plus aux courants de convection qui se produisent dans les fluides où l'équilibre thermique n'est pas réalisé, car il ne change pas appréciablement quand on se donne beaucoup de peine pour obtenir cet équilibre. Il faut donc écarter toute comparaison entre le mouvement brownien et l'agitation des poussières qu'on voit danser dans un rayon de soleil. Aussi bien, dans ce dernier cas, il est aisé de voir que des poussières voisines se meuvent en général dans le même sens, dessinant grossièrement la forme du courant commun qui les entraîne, au lieu qu'un des caractères les plus frappants du mouvement brownien est l'indépendance absolue des déplacements de deux particules voisines, si près qu'elles passent l'une de l'autre. Enfin, ce n'est pas non plus l'éclairement inévitable de la préparation qu'on peut incriminer, car M. Gouy put brusquement le diviser par mille, ou changer beaucoup sa couleur, sans modifier du tout le phénomène observé. Toutes les autres causes successivement imaginées ont aussi peu d'action ; la nature même des particules ne paraît avoir aucune importance, et dès lors il est difficile de ne pas penser que ces particules servent simplement à révéler une agitation interne du fluide, ceci d'autant mieux qu'elles sont plus petites, de même qu'un bouchon suit mieux qu'un grand bateau les mouvements des vagues de la mer. Ainsi apparaît une propriété profonde, éternelle, de ce qu'on nomme un fluide en équilibre. Cet équilibre n'existe que de façon moyenne et pour de grandes masses : c'est un équilibre statistique. En réalité, tout le fluide s'agite indéfiniment et spontanément en des mouvements d'autant plus violents et rapides qu'ils concernent des portions plus petites ; la notion statique de l'équilibre est complètement illusoire.

4. Le mouvement brownien et le principe de Carnot. — Voici donc une agitation qui se poursuit indéfiniment sans cause extérieure. Il est clair que cette agitation n'est pas en contradiction avec le principe de la conservation de l'énergie. Il suffit que tout accroissement de vitesse d'un grain s'accompagne d'un refroidissement du fluide en son voisinage immédiat, et de même toute diminution de vitesse d'un échauffement local, sans perte ni gain d'énergie. Nous apercevons simplement que l'équilibre thermique n'est, lui aussi, qu'un équilibre statistique. Mais on doit observer,« et cette idée très importante est encore due à M. Gouy, que le mouvement brownien n'est pas conciliable avec les énoncés tranchants que l'on donne trop souvent au principe de Carnot; on peut le prouver pour n'importe lequel de ces énoncés. Par exemple, il suffit de suivre des yeux, dans de l'eau en équilibre thermique, une particule plus dense que l'eau, pour la voir à certains instants s'élever spontanément, absorbant forcément du travail aux dépens de la chaleur du milieu ambiant. Il ne faut donc plus dire que le mouvement perpétuel de seconde espèce est impossible, mais il faut dire : «A l'échelle de grandeur qui nous intéresse pratiquement, le mouvement perpétuel de seconde espèce est en général tellement insignifiant qu'il serait déraisonnable d'en tenir compte.» Au surplus, de telles restrictions avaient été posées depuis longtemps : le point de vue d'après lequel le principe de Carnot exprime simplement une loi approchée avait été défendu par Clausius, Maxwell, Helmholtz, Boltzmann, Gibbs, et l'on se rappelle en particulier ce démon imaginé par Maxwell qui, assez délié pour saisir individuellement les molécules, ferait à volonté passer, sans travail, de la chaleur d'une région froide à une région chaude. Mais, tant qu'on se bornait à faire intervenir des molécules invisibles, il demeurait possible, en niant leur existence, de croire à la rigueur parfaite du principe de Carnot. Cela ne serait plus raisonnable, à présent que cette rigueur se trouve en opposition avec une réalité sensible. L'importance pratique du principe de Carnot n'est d'ailleurs pas atteinte, et je crois n'avoir pas besoin d'affirmer longuement qu'il serait imprudent de compter sur le mouvement brownien pour élever les pierres destinées à construire une maison. Mais la compréhension de ce principe si important devient par là plus profonde; on saisit mieux comment il est lié à la structure de la matière, et l'on conçoit qu'on pourrait l'énoncer en disant que la coordination spontanée de mouvements moléculaires devient d'autant moins probable qu'elle porte sur un plus grand nombre de molécules et s'étend sur une durée plus grande (en ce qui regarde la signification générale du principe, je.crois devoir renvoyer aux considérations si intéressantes développées par J.-H. Rosny Ainé, dans son Livre sur le Pluralisme, p. 85-91, F. Alcan, 1909).

5. L'hypothèse moléculaire cinétique. — J'ai dit que le mouvement brownien s'expliquait, dans la théorie de M. Gouy et de ses précurseurs, par les mouvements incessants des molécules du fluide qui, heurtant sans cesse les particules observées, sans que leurs chocs s'équilibrent exactement, promènent irrégulièrement ces particules au travers du fluide. On sait en effet que depuis longtemps et, spécialement pour expliquer les faits de diffusion ainsi que la transformation de mouvement en chaleur, on a supposé non seulement que les corps, malgré leur apparence homogène, ont une structure discontinue et sont formés de molécules distinctes, mais encore que ces molécules sont dans une agitation incessante, croissant avec la température et qui ne cesserait qu'au zéro absolu. Au lieu de prendre cette hypothèse toute faite et de voir qu'elle rend compte du mouvement brownien, il me semble préférable de montrer qu'elle peut être logiquement suggérée par ce seul phénomène, et c'est ce que je vais essayer. Ce qui est réellement étrange et nouveau dans le mouvement brownien, c'est précisément qu'il ne s'arrête jamais. Cela semble d'abord en contradiction avec notre expérience journalière des frottements. Si, par exemple, nous jetons un seau d'eau dans une cuve, il nous semblera bien qu'après un peu de temps le mouvement, d'abord possédé par la masse liquide, a disparu. Analysons pourtant de quelle manière cet équilibre apparent se trouve atteint toutes les particules de l'eau avaient d'abord des vitesses à peu près égales et parallèles ; cette coordination se rompt sitôt que certaines de ces particules, frappant les parois de la cuve, rejaillissent en des directions différentes avec des vitesses changées, pour être bientôt déviées de nouveau par leurs chocs contre d'autres portions du liquide. Aussi, quelques instants après la chute, toutes les parties de l'eau seront encore en mouvement, mais il faudra déjà en considérer une bien petite pour que les vitesses de ses différents points aient à peu près même direction et même grandeur. On le verrait aisément en mêlant au liquide des poussières colorées qui prendraient, les unes par rapport aux autres, des mouvements de plus en plus irréguliers. Ce que nous observons, par conséquent, tant que nous pouvons distinguer quelque chose, ce n'est pas que les mouvements s'arrêtent, mais qu'ils deviennent de plus en plus désordonnés, qu'ils se disséminent de façon de plus en plus irrégulière en des parties de plus en plus petites. Cette décoordination se poursuit-elle indéfiniment? Pour avoir quelque renseignement dans ce sens, pour suivre du moins cette décoordination aussi loin que possible, cessant d'observer à l'oeil nu, on s'aidera d'un microscope, et l'on prendra, comme poussières indicatrices de mouvement, des poussières microscopiques. Or, ce sont là précisément les conditions dans lesquelles on perçoit le mouvement brownien; nous sommes donc assurés que la décoordination du mouvement, si évidente à l'échelle ordinaire de nos observations, ne se poursuit pas indéfiniment, et, à l'échelle des observations microscopiques, nous constatons un équilibre entre la coordination et la décoordination. Si, en effet, à chaque instant, certains des grains indicateurs s'arrêtent, il y a en d'autres régions, au même instant, du mouvement qui se recoordonne automatiquement de manière à rendre de la vitesse à tel grain qui se trouvait au repos. Et l'on ne voit pas alors comment éviter la conclusion suivante : Puisque la dissémination du mouvement dans un fluide ne se poursuit pas indéfiniment et se trouve limitée par une recoordination spontanée, c'est que les fluides sont eux-mêmes composés de grains, de molécules, qui peuvent bien prendre, les unes par rapport aux autres, tous les mouvements possibles, mais à l'intérieur desquelles la dissémination de mouvement est impossible. Si de telles molécules n'existaient pas, on ne voit pas comment il y aurait une limite à la décoordination des mouvements. Au contraire, si elles existent, il y aura sans cesse des recoordinations partielles ; en passant les unes près des autres et s'influençant (que ce soit par choc ou de toute autre façon), ces molécules modifieront sans cesse leurs vitesses, en grandeur et en direction, et de ces hasards mêmes il résultera quelquefois que des molécules voisines auront des mouvements concordants. Au reste, et sans même que cette concordance absolue soit nécessaire, il arrivera du moins fréquemment que les molécules de la région où se trouve une poussière indicatrice prendront, dans une certaine direction, un excès de mouvement suffisant pour chasser la poussière dans cette direction. Le mouvement brownien est permanent à température constante : c'est un fait d'expérience. Le mouvement des molécules qu'il nous conduit à imaginer est donc, lui aussi, permanent. Si ces molécules se heurtaient comme des billes de billard, il faudrait donc dire qu'elles sont parfaitement élastiques, et on peut en effet employer cette expression pour rappeler que, dans les chocs moléculaires d'un système thermiquement isolé, la somme des énergies de mouvement demeure en définitive constante. Bref, le seul examen du mouvement brownien pouvait suffire à suggérer que tout fluide est formé de molécules élastiques, animées d'un mouvement éternel.

6. Les atomes. La constante d'Avogadro. - Dès lors, comme on sait, on est conduit à admettre l'existence d'atomes par diverses considérations de Chimie et particulièrement par l'étude des substitutions. Quand par exemple on dissout du calcium dans l'eau, on chasse seulement la moitié de l'hydrogène qu'elle contient. L'hydrogène de cette eau, et, par suite, l'hydrogène de chaque molécule, se compose donc de deux parties distinctes. Aucune expérience ne conduisant à en distinguer davantage, il est raisonnable de penser que ces deux parties sont insécables par tous les moyens chimiques, ou, d'un mot, que ce sont des atomes. D'autre part, toute masse d'eau, et par suite toute molécule d'eau, pèse 9 fois autant que l'hydrogène qu'elle contient; la molécule d'eau, qui contient 2 atomes d'hydrogène, pèse donc 18 fois plus que l'atome d'hydrogène. De semblable manière, on établirait, par exemple, que la molécule de méthane pèse 16 fois plus que ce même atome d'hydrogène. On peut atteindre ainsi, par voie purement chimique, en passant par la notion d'atome, le rapport 16/18 du poids de la molécule de méthane au poids de la molécule d'eau. Or, on arrive précisément à ce même rapport si l'on compare les masses de méthane et de vapeur d'eau qui occupent le.même volume à l'état gazeux dans les mêmes conditions de température et de pression. Il faut donc que ces deux tuasses, qui ont même rapport que les molécules des deux sortes, contiennent l'une et l'autre autant de molécules. Ce résultat se généralise pour les divers gaz, en sorte que nous retrouvons, de façon expérimentale, la proposition célèbre énoncée sous forme d'hypothèse par Avogadro, il y a environ un siècle, et reprise un peu plus tard par Ampère : «Deux gaz quelconques, pris aux mêmes conditions de température et de pression, contiennent sous le même volume le même nombre de molécules.» Il est devenu habituel d'appeler molécule-gramme d'un corps la masse de ce corps qui, à l'état gazeux, occupe le même volume que 2 g d'hydrogène amenés à la même température et à la même pression. L'énoncé d'Avogadro équivaut alors au suivant :

Deux molécules-gramme quelconques contiennent le même nombre de molécules.

Ce nombre invariable N est une constante universelle qu'il semble juste d'appeler constante d'Avogadro. Si l'on connaissait cette constante, ou connaîtrait la masse d'une molécule quelconque ; on connaîtrait même la masse d'un atome quelconque, puisque nous pouvons savoir, par les divers moyens qui conduisent aux formules chimiques, combien il y a d'atomes de chaque sorte dans chaque molécule. Le poids de la molécule d'eau, par exemple, est 18/N, celui de la molécule d'oxygène est 32/N , et ainsi pour chaque molécule. De même, le poids de l'atome d'oxygène, obtenu en divisant par N l'atome-gramme d'oxygène, est 16/N, celui de l'atome d'hydrogène est (1,008)/N, et ainsi pour chaque atome.

7. La constante d'énergie moléculaire. -- Il est aisé de voir que si nous connaissions la constante d'Avogadro nous pourrions calculer l'énergie cinétique moyenne de translation des diverses molécules et que réciproquement la mesure de cette énergie nous donnerait N. Détaillons un peu ce point important. Si les fluides sont formés de molécules en mouvement, la pression qu'ils exercent sur les parois qui limitent leur expansion s'explique par les chocs de leurs molécules contre ces parois, et, dans le cas des gaz (molécules très éloignées les unes des autres), on a pu, grâce à des raisonnements successivement créés ou améliorés par Joule, Clausius et Maxwell, montrer que cette conception, de prime abord un peu vague, entraîne la relation précise

p*v = (2/3)*n*w,

où p désigne la pression que n molécules d'énergie cinétique moyenne w développent dans le volume v. Si la masse gazeuse considérée est une molécule-gramme, n devient égal à N et p*v à R*T, T étant la température absolue, et R la constante des gaz parfaits (égale, en unités C. G. S., à 83,2.10^(6); l'équation précédente s'écrit alors

(2/3)*N*w = R*T,

ou

w = [(3*R)/(2*N)]*T.

Or la constante N est la même pour tous les corps. L'énergie cinétique moléculaire de translation a d onc pour tous les gaz la même valeur moyenne, proportionnelle à la température absolue

w = (alpha)*T.

La constante alpha, qu'on peut appeler constante d'énergie .moléculaire, égale à (3*R)/(2*N), est, comme N, une constante universelle. Il est évident que ces deux constantes seront connues sitôt que l'une d'elles le sera.

8. L'atome d'électricité. — Une troisième constante universelle est enfin atteinte en même temps que N ou alpha, et se présente dans l'étude des phénomènes d'électrolyse. On sait que la décomposition par le courant de la molécule-gramme d'un électrolyte donné s'accompagne toujours du transport de la même quantité d'électricité ; on sait que cela s'explique en admettant que dans tout électrolyte une partie au moins des molécules se dissocient en ions porteurs de charges électriques fixes, et par suite sensibles au champ électrique; enfin, si l'on appelle faraday la quantité F d'électricité (96.550 coulombs) que laisse passer en se décomposant 1 molécule-gramme d'acide chlorhydrique, on sait que la décomposition d'une autre molécule-gramme quelconque s'accompagne du passage d'un nombre entier de faradays et que par suite un ion quelconque porte un nombre entier de fois la charge d'un ion hydrogène. Cette charge e se présente ainsi comme indivisible, et forme l'atome d'électricité ou électron (Helmholtz). Il est facile d'obtenir cette constante universelle si l'on connaît l'une des constantes N ou alpha. Puisque, en effet, à l'état d'ions, l'atome-gramme d'hydrogène, c'est-à-dire N atomes d'hydrogène, charrie un faraday, on a forcément

N*e = F,

c'est-à-dire, en unités électrostatiques C.G.S.,

N*e = 96.550.3.10^(9) = 29.10^(13);

on atteindrait donc d'un même coup les trois constantes universelles N, e, alpha. Peut-on y réussir?

9. Vitesses moléculaires. Loi d'irrégularité de Maxwell. Libre parcours moyen. — On a commencé à répondre à cette question, et du même coup on a déterminé de façon approchée la grandeur des molécules, grâce à d'admirables efforts de Clausius, de Maxwell et de Van der Waals. Sans entrer dans le détail, je crois utile de résumer la marche qu'ils ont suivie. D'abord on calcule aisément, pour chaque gaz, le carré moyen (U^2) de la vitesse moléculaire en partant de l'équation tout à l'heure écrite

(2/3)*N*w = R*T.

Il suffit d'observer que 2*N*w peut être remplacé par M*(U^2), M désignant la molécule-gramme du gaz considéré. On trouve ainsi que U est de l'ordre de quelques centaines de mètres par seconde (435 m à 0° pour l'oxygène). Bien entendu, les vitesses moléculaires sont très variables et inégales; mais, dans l'état de régime permanent, la proportion des molécules qui ont une vitesse déterminée reste fixe. En admettant que la probabilité d'une composante x est indépendante des valeurs des composantes y et z, Maxwell a pu déterminer la loi de répartition des vitesses moléculaires. Son raisonnement démontre que, dans cette hypothèse, la probabilité pour qu'une molécule possède, selon Ox, une composante comprise entre x et x + dx, a pour valeur

(1/U)*(sqrt(3/(2*Pi)))*exp((-3/2)*((x^2)/(U^2)))*dx,

Cette expression caractérise l'irrégularité des mouvements moléculaires. On l'obtient également en admettant que les composantes selon Ox sont distribuées autour de la valeur zéro selon la loi dite de hasard énoncée par Laplace et Gauss. Cette loi de répartition des vitesses permet de calculer la vitesse moyenne Omega, qui n'est pas égale à U (de même que (a + b)/2 n'est pas la racine carrée de ((a^2) + (b^2))/2), mais qui, en fait, en diffère assez peu (Omega = U*(sqrt(8/(3*Pi))). D'autre part, cette même loi de répartition permet de soumettre au calcul l'hypothèse d'après laquelle le frottement intérieur entre deux couches gazeuses parallèles animées de vitesses différentes résulte de l'arrivée incessante, dans chaque couche, de molécules venues de l'autre couche. Maxwell trouva ainsi que le coefficient zeta de frottement intérieur, ou viscosité, qui est expérimentalement mesurable, doit être à très peu près égal au tiers du produit des trois quantités suivantes : densité absolue delta du gaz (que donne la balance), vitesse moyenne Omega de la molécule (que nous savons calculer), et libre parcours moyen L de la molécule, valeur moyenne du chemin qu'une molécule par-court, en ligne droite, entre deux chocs successifs. De façon plus précise, il trouva

zeta = (0,31)*delta*Omega*L.

La valeur du libre parcours moyen est donc atteinte ; par exemple, pour l'oxygène ou l'azote, à la température ordinaire et sous la pression atmosphérique, elle est à peu près égale à 1/10 de micron. Aux basses pressions des tubes de Crookes, elle peut atteindre plusieurs centimètres.

10. Relation du libre parcours moyen de la molécule avec son diamètre. — D'autre part, un raisonnement, dû à Clausius, montre que ce même libre parcours moyen peut se calculer d'une autre manière, en fonction du rapprochement des molécules et de leurs dimensions. On comprend bien, en effet, qu'il doit être d'autant plus petit que les molécules sont plus rapprochées et qu'elles sont plus grosses, plus encombrantes. Mais il y a bien des façons de tenir de la place, et par exemple une molécule en forme de tige (comme peuvent être certaines molécules de la série grasse) n'encombrera pas de la même manière que si elle avait la forme d'une sphère. Faute de rien savoir sur la forme exacte des molécules, on a pensé qu'on ne ferait pas d'erreurs bien grandes en les assimilant à des billes sphériques dont le diamètre serait égal à la distance moyenne des centres de deux molécules qui se heurtent. Cette hypothèse peut être exacte dans le cas de molécules monoatomiques (mercure, argon, etc.), elle est sûrement fausse pour les autres molécules, mais peut encore conduire à des conséquences approchées dans le cas de molécules peu compliquées comme celles d'oxygène ou d'azote. Assimilons donc les molécules à des sphères. Le calcul approché de Clausius, amélioré depuis par Maxwell, montre qu'on doit avoir, approximativement

L = [1/(Pi*(sqrt(2)))]*[1/(n*(D^2))],

équation où D représente le diamètre moléculaire, et n le nombre de molécules contenues dans chaque centimètre cube. Puisque nous savons calculer L, une seconde relation entre n et D nous donnerait le diamètre des molécules et leur nombre n par centimètre cube. En ce cas, multipliant ce nombre n par le volume connu de la molécule-gramme dans les conditions de température et de pression admises dans le calcul, nous aurions le nombre N de molécules d'une molécule-gramme, c'est-à-dire les trois constantes universelles cherchées. Seulement, cette seconde relation entre n et D n'a pas été très facile à obtenir.

11. Premières déterminations de la constante d'Avogadro. — On peut commencer par observer que, dans l'état liquide, les molécules ne peuvent pas être plus serrées que ne sont des boulets dans une pile de boulets (en réalité, le raisonnement primitif, dû à Loschmidt, se bornait à l'affirmation que le volume des molécules est inférieur à celui du liquide et ne peut être dix fois plus petit). Or on peut facilement établir que le volume des boulets vaut seulement 73/100 du volume global de la pile. On a donc

(1/6)*Pi*n*(D^3) < 0,73*phi,

en appelant phi le volume connu qu'occupe à l'état liquide et à basse température la masse du centimètre cube du gaz considéré. Cette inégalité, combinée avec l'équation précédente, qui donne le produit n*(D^ 2), conduit à une valeur sûrement trop forte pour le diamètre moléculaire, donc à des valeurs sûrement trop faibles pour n et N. On fait généralement le calcul pour l'oxygène (ce qui donne N > 9.10^(22)); il vaut mieux le faire pour un gaz monoatomique, dont les molécules peuvent réellement être sphériques, et en effet, recommençant ce calcul pour le mercure dont le libre parcours moyen à 370° est 21.10^(-6) (Tables de Landolt), je trouve pour limite inférieure de N une valeur plus élevée, et par conséquent plus avantageuse, savoir:

N > 45.10^(22).

Quant au diamètre moléculaire, on le trouve, pour tous les gaz considérés, inférieur au millionième de millimètre (dans le cas spécial du mercure D < 3,5.10^(-8)). Cette indication nous place dans la situation d'un astronome qui, désirant connaître la distance d'un astre au Soleil, trouverait d'abord seulement qu'il en est plus loin que Neptune. A défaut d'une mesure précise, il voudrait au moins enfermer cet astre entre deux jalons, et savoir par exemple s'il est plus proche que Sirius. On peut avoir ce deuxième jalon en reprenant une théorie des diélectriques due à Clausius et Mossotti ; dans cette théorie, le pouvoir diélectrique d'un gaz tient à ce que chaque molécule se polarise par influence, par déplacement de charges électriques intérieures. Développant cette hypothèse, nous écrirons que le volume vrai de n molécules est, non pas égal (comme on le dit parfois), mais sûrement supérieur au volume u des n sphères parfaitement conductrices qui pourraient être mises à la place des molécules sans modifier la constante diélectrique K du milieu. Un calcul d'électrostatique impose à u la valeur (K - 1)/(K + 2); on peut donc écrire

(1/6)*Pi*n*(D^3) > (K - 1)/(K + 2).

La constante K, sensiblement égale au carré de l'indice de réfraction (Maxwell), peut d'ailleurs se mesurer directement. Appliquant au cas de l'argon, et tirant toujours n*(D^2) de l'équation de Clausius, on obtient

N < 200.10^(22).

Quant au diamètre moléculaire, on le trouve, pour tous les gaz ainsi considérés, supérieur au dix-millionième de millimètre (dans le cas spécial de l'argon, D > 1,6.10^(-8)).


Voici donc les diverses grandeurs moléculaires emprisonnées entre deux limites qui, en ce qui regarde le poids de chaque molécule, sont entre elles comme 45 et 200. Si nous n'avons pas mieux, c'est surtout parce que nous n'avons encore su évaluer que de façon grossière le volume vrai des n molécules qui sillonnent l'unité de volume du gaz. Une analyse plus délicate est due à Van der Waals, qui paraît avoir obtenu tout ce que le calcul du libre parcours moyen peut donner sur les grandeurs moléculaires (Continuité des états liquides et gazeux, 1873). L'équation des gaz avait été obtenue en supposant les molécules assez éloignées les unes des autres pour que leur volume vrai soit petit par rapport à celui que sillonnent leurs trajectoires, et pour que chacune d'elles ne subisse aucune influence sensible qui la sollicite par cohésion vers l'ensemble des autres. Van der Waals, en réussissant à tenir compte des deux complications négligées, obtint l'équation célèbre

(p + a/(V^2))*(V - b) = R*T,

approximativement valable pour tout l'état fluide, où la nature particulière du corps étudié intervient par les deux paramètres a et b, dont l'un, a, exprime l'influence de la cohésion et dont l'autre, b, représente précisément le quadruple du volume vrai des molécules de la masse donnée. Donc, une fois b connu, l'équation

(1/6)*Pi*n*(D^3) = b/4,

jointe à l'équation de Clausius-Maxwell,

Pi*n*(D^2) = 1/(L*(sqrt(2))),

permettra le calcul des inconnues n et D.

On a fait ce calcul pour l'oxygène ou l'azote, ce qui donne pour N une valeur à peu près égale à 45.10^(22); ce choix de matières n'est pas très heureux, puisqu'il force à passer par le diamètre moléculaire de molécules sûrement non sphériques. En utilisant pour le calcul les données récentes relatives à l'argon près son point critique, je trouve

N = 62.10^(22);

je dois ajouter qu'il n'est pas facile d'apprécier l'erreur dont ce nombre peut être entaché, par suite du défaut de rigueur de l'équation de Clausius-Maxwell et de celle de Van der Waals. A coup sûr, un écart de 30 pour 100 n'étonnerait pas. Avec la détermination de Van der Waals, nous atteignons le terme d'une première série d'efforts. Par des routes complètement différentes, nous allons retrouver des résultats semblables et dont la détermination pourra être plus précise.

12. L'équipartition de l'énergie. -- Nous avons vu qu'à une même température l'énergie moléculaire moyenne est la même pour tous les gaz. Ce résultat reste valable quand les gaz sont mélangés. On sait en effet qu'alors chaque gaz presse sur l'enceinte comme s'il était seul, c'est-à-dire que n molécules de ce gaz développent dans le volume v la même pression partielle que si elles s'y trouvaient seules, en sorte que (3/2)*(p*v)/n garde la même valeur. D'autre part, si l'on cherche alors à refaire le raisonnement qui a permis d'écrire:

p*v = (2/3)*n*w,

on trouve que ce raisonnement reste applicable. Il faut donc bien que w garde la même valeur. Par exemple, les molécules de gaz carbonique et de vapeur d'eau qui sont présentes dans l'atmosphère ont, malgré la différence de leurs natures et de leurs masses, la même énergie cinétique moyenne. Cette invariance de l'énergie moléculaire ne se limite pas à l'état gazeux, et les beaux travaux de Van't Hoff permettent d'établir qu'elle s'étend aux molécules de toutes les solutions diluées. Imaginons qu'une enceinte semi-perméable contienne une solution diluée, qu'elle sépare du dissolvant pur; nous admettons que cette enceinte laisse passer librement les molécules du dissolvant, en sorte que ces molécules n'y peuvent développer aucune pression, et qu'elle arrête les molécules dissoutes. Les chocs de ces molécules contre l'enceinte développeront alors une pression osmotique P et l'on voit, si l'on reprend le raisonnement en détail, qu'on petit encore calculer la pression produite par ces chocs comme dans le cas d'un gaz, et par suite écrire:

P*v = (2/3)*n*W,

W désignant l'énergie cinétique moyenne de translation des n molécules enfermées dans le volume v de l'enceinte. Or, Van't Hoff a fait observer que les expériences de Pfeffer donnent pour la pression osmotique une valeur égale à la pression qui serait exercée par la même masse de matière dissoute si elle occupait seule et à l'état gazeux le volume de l'enceinte. W est donc égal à w : les molécules d'une matière dissoute ont même énergie moyenne qu'à l'état gazeux. Je veux à ce sujet faire une remarque qui me parait rendre intuitif un énoncé important que la théorie cinétique des fluides établit de manière assez pénible. La loi de Van't Hoff nous apprend qu'une molécule d'alcool éthylique, en solution dans l'eau, a la même énergie qu'une des molécules de la vapeur qui surmonte la solution; elle aurait encore cette énergie si elle se trouvait dans du chloroforme (c'est-à-dire si elle était environnée de molécules de chloroforme) ou même si elle était dans de l'alcool méthylique ou de l'alcool propylique ; cette indifférence à la nature des molécules du liquide où elle s'agite rend presque impossible de croire qu'elle n'aura pas encore la même énergie si elle est dans de l'alcool éthylique, c'est-à-dire si elle est une des molécules qui forment de l'alcool éthylique pur. On voit par là que dans un liquide ou dans un gaz l'énergie moléculaire est la même, et nous pouvons maintenant dire :

A une même température, toutes les molécules de tous les fluides ont la même énergie cinétique moyenne, proportionnelle à la température absolue.

Mais on peut encore élargir cette proposition déjà si générale. D'après ce que nous venons de voir, les lourdes molécules de sucre qui se meuvent dans de l'eau sucrée ont même énergie moyenne que les molécules agiles de l'eau. Ces molécules de sucre contiennent déjà 35 atomes ; les molécules de sulfate de quinine en contiennent plus de tao, et l'on en pourrait citer de plus compliquées et de plus lourdes auxquelles s'étendent les lois de Van't Hoff (ou celles de Raoult, qui s'en déduisent). La masse de la molécule ne paraît absolument pas limitée. Considérons alors une particule un peu plus grosse encore, formée elle-même de plusieurs molécules, en un mot une poussière. Va-t-elle réagir selon une loi nouvelle aux chocs des molécules qui l'environnent? Ne se comportera-t-elle pas simplement comme une très grosse molécule, en sorte que son énergie moyenne ait encore la même valeur que celle d'une molécule isolée? On peut hésiter à le certifier, mais cette hypothèse paraît au moins

assez plausible pour qu'il vaille la peine d'en discuter les conséquences. Nous voici donc ramenés à l'observation des grains d'une émulsion et à l'étude de ce mouvement merveilleux qui suggère le plus directement l'hypothèse moléculaire. Mais en même temps nous sommes conduits à préciser sa théorie en disant non plus seulement que chaque particule doit son agitation aux chocs des molécules du liquide, mais encore que l'énergie entretenue par ces chocs est en moyenne égale à celle d'une quelconque de ces molécules. Les propositions dont je viens de montrer ainsi la vraisemblance auraient pu être regardées comme cas particuliers du fameux théorème sur l'équipartition de l'énergie qui forme avec la loi de répartition des vitesses de Maxwell le point central de la théorie mathématique des mouvements moléculaires. Ce théorème, conquis par étapes successives grâce à de très nombreux efforts parmi lesquels on doit citer ceux de Maxwell, Gibbs, Boltzmann, Jeans, Langevin, Einstein, conduit à affirmer l'égalité moyenne, en ce qui regarde chaque degré de liberté, des énergies cinétiques de translation ou de rotation que prennent au sein d'un fluide des assemblages quelconques de molécules. Ce théorème a eu une grande importance en dehors même des sujets ici abordés, et, par exemple, a permis de prévoir, selon le nombre des atomes d'une molécule d'un gaz, le rapport des chaleurs spécifiques de ce gaz. Mais sa démonstration exige des calculs compliqués, et un chemin plus simple, fût-il moins rigoureux, m'a paru désirable. D'ailleurs, le mot de théorème ne doit pas faire illusion, car des hypothèses s'introduisent ou s'insinuent dans ces calculs, comme en presque toute théorie de la Physique mathématique. J'ai à peine besoin de dire que ceci n'est pas une critique, et je pense au contraire que la grande force de la Physique mathématique, comme outil de recherche et d'invention, consiste à faire intervenir, selon une logique propre (et de façon consciente ou inconsciente), des probabilités auxquelles les raisonnements qualitatifs n'auraient pas fait penser. Bien entendu, ce qu'on ne pourrait soutenir, c'est que ces théories suffisent à établir les résultats qu'elles suggèrent, et dispensent de les soumettre au contrôle de l'expérience. Bref, par quelque chemin que ce soit, nous voici amenés à penser que l'énergie moyenne de translation d'une molécule est égale à celle que possèdent les granules d'une émulsion. Si donc nous trouvons un moyen de calculer cette énergie granulaire à partir de grandeurs mesurables, nous aurons du même coup un moyen de juger notre théorie. Les expériences une fois faites, deux cas pourront en effet se présenter: ou bien les nombres atteints seront grossièrement différents de ceux qu'ont donnés les raisonnements cinétiques résumés plus haut, et, en ce cas, surtout si ces nombres changent avec les grains étudiés, le crédit des théories cinétiques sera diminué, et l'origine du mouvement brownien restera à trouver; ou bien les nombres seront de l'ordre de grandeur prévu, et, en ce cas, non seulement nous aurons droit de regarder comme établie la théorie moléculaire de ce mouvement, mais de plus nous pourrons chercher en nos expériences un moyen, peut être précis cette fois, de connaître les grandeurs moléculaires. J'espère montrer que l'expérience a décidément prononcé dans ce sens (mes résultats ont été publiés aux Comptes-rendus de mai 1908 à septembre 1909).

II.

13. La vitesse d'un granule en suspension. n'est pas accessible aux mesures. — Un procédé peut paraître direct: admettons qu'on ait pu mesurer la masse d'un granule microscopique; ne peut-on espérer avoir au moins idée de sa vitesse moyenne, et par conséquent de son énergie, par des lectures directes, soit en divisant par la durée d'une observation la distance des deux positions qu'il occupe au commencement et à la fin de cette observation (vitesse moyenne apparente), soit en suivant sa trajectoire à la chambre claire pendant un temps donné, puis en divisant par ce temps la longueur totale de cette trajectoire? En fait, c'est ce qu'on a d'abord essayé de faire, et l'on peut trouver en divers Mémoires des évaluations qui sont toujours de quelques microns par seconde pour la vitesse moyenne d'agitation de grains de l'ordre du micron, ce qui assignerait à ces grains une énergie moyenne environ cent mille fois plus faible que celle à laquelle la théorie cinétique nous a conduits pour la molécule et ce qui ruinerait complètement. le théorème de l'équipartition de l'énergie. Mais de telles évaluations sont grossièrement fausses. Les enchevêtrements de la trajectoire sont si nombreux et si rapides, qu'il est impossible de les suivre et que la trajectoire notée est toujours infiniment plus simple et plus courte que la trajectoire réelle. De même la vitesse moyenne apparente d'un grain pendant un temps donné (quotient du déplacement par le temps) varie follement en grandeur et en direction sans tendre aucunement vers une limite quand le temps de l'observation décrois, comme on le voit de façon simple en notant les positions d'un grain à la chambre claire de minute en minute, puis, par exemple, de cinq en cinq secondes, et mieux encore en les photographiant de vingtième en vingtième de seconde, comme l'a fait Victor Henri pour cinématographier le mouvement.

Bien entendu, on ne peut non plus fixer de tangente en aucun point de la trajectoire, même de la façon la plus grossière. C'est un des cas où l'on ne peut s'empêcher de penser à ces fonctions continues qui n'admettent pas de dérivée, qu'on regarderait à tort comme de simples curiosités mathématiques, puisque la nature peut.les suggérer aussi bien que les fonctions à dérivées. Bref, uni mesure directe est impossible. Voici la marche que j'ai suivie:

14. Extension des lois des gaz aux émulsions étendues. — Supposons qu'on ait pu réaliser une émulsion à grains tous identiques, émulsion dont je dirai, pour abréger, qu'elle est uniforme. Il m'a semblé d'abord, de façon intuitive, que les grains de cette émulsion doivent se répartir en fonction de la hauteur comme font les molécules d'an gaz sous l'influence de la pesanteur. De même que l'air est plus dense au niveau de la mer qu'au sommet d'une montagne, de même les grains de l'émulsion, quelle que soit leur distribution initiale, atteindront un état de régime permanent où la concentration ira en diminuant en fonction de la hauteur à partir des couches inférieures, et la loi de raréfaction sera la même que pour l'air. Un examen plus attentif confirmé cette conception et donne la loi de raréfaction par un raisonnement précisément très semblable à celui qui a permis à Laplace de relier l'altitude à la pression barométrique. Imaginons une émulsion uniforme en équilibre qui emplit un cylindre vertical ayant s pour section droite. L'état de la tranche horizontale comprise entre les niveaux h et h + dh et ne serait pas changé si elle était emprisonnée entre deux pistons perméables aux molécules d'eau, mais imperméables aux grains (des membranes de papier parchemin ou de collodion pourraient effectivement jouer ce rôle). Chacun de ces pistons semi-perméables est soumis, par les chocs des grains qu'il arrête, à une pression osmotique. Si l'émulsion est diluée, cette pression pourra se calculer par le même raisonnement que pour un gaz ou une solution étendue, en sorte que, si au niveau h il y a n grains par unité de volume, la pression osmotique P sera égale à (2/3)*n*W, si W désigne l'énergie granulaire moyenne; elle sera (2/3)*(n + dn)*W au niveau h + dh. Or, la tranche de grains considérés ne tombe pas; il faut pour cela qu'il y ait équilibre entre la différence des pressions osmotiques, qui la sollicite vers le haut, et le poids total des grains, diminué de la poussée qu'ils éprouvent, qui la sollicite vers le bas. Donc, en appelant phi le volume de chaque grain, Delta sa densité, et delta celle du liquide inter-granulaire, nous voyons que:

(-2/3)*s*W*dn = n*s*dh*phi*(Delta - delta)*g,

ou

(-2/3)*W*(dn/n) = phi*(Delta - delta)*g*dh,

qui, par une intégration évidente, entraîne la relation suivante entre les concentrations n(0) et n en deux points dont la différence de niveau est h:

(2/3)*W*log(n(0)/n) = phi*(Delta - delta)*g*h,

relation qu'on peut appeler équation de répartition de l'émulsion. Elle montre bien que la concentration des grains d'une émulsion uniforme détroit de façon exponentielle en fonction de la hauteur, comme fait la pression barométrique en fonction de l'altitude.

J'ai indiqué cette équation à l'occasion de mes premières expériences (comptes-rendus, mai 1908). J'ai su depuis que, séparément, Einstein et Smoluchowski, à l'occasion de beaux travaux théoriques dont je parlerai plus loin, avalent déjà vu que la répartition exponentielle est une conséquence nécessaire du l'équipartition de l'énergie. Ils ne semblent pas d'ailleurs avoir songé qu'on pourrait réaliser dans ce sens un "experimentum crucis" décidant pour ou contre la théorie moléculaire du mouvement brownien.

Si l'on peut réussir à mesurer les grandeurs autres que W qui figurent dans cette équation, on pourra voir si elle se vérifie et si la valeur qu'elle indique pour W est bien celle qui a été approximativement assignée à l'énergie moléculaire. Dans l'affirmative, l'origine du mouvement brownien sera établie, et les lois des gaz, déjà étendues par Van't Hoff aux solutions, pourront être regardées comme encore valables même pour des émulsions à grains visibles.

15. Émulsions appropriées aux recherches. — Les observations antérieures ne donnaient aucun renseignement sur la répartition d'équilibre des grains d'une émulsion. On savait seulement qu'un grand nombre de solutions colloïdales s'éclaircissent à leur partie supérieure quand on les laisse en repos pendant. plusieurs semaines ou plusieurs mois. J'ai fait sans résultat quelques essais sur ces solutions colloïdales (sulfure d'arsenic, hydroxyde ferrique, collargol, etc.). En revanche, après quelques tâtonnements, j'ai pu faire des mesures sur des émulsions de gomme-gutte, puis (avec l'aide de M. Dabrowski) sur des émulsions de mastic. La gomme-gutte, qu'on utilise pour l'aquarelle, provient de la dessiccation du latex que sécrète le "Garcinia morella" (guttier d'Indo-Chine). Un morceau de cette substance, frotté avec la main sous un mince filet d'eau distillée (comme on pourrait faire avec un morceau de savon pour avoir de l'eau de savon), se dissout peu à peu en donnant une belle émulsion opaque d'un jaune vif, où le microscope révèle un fourmillement de grains jaunes de diverses tailles parfaitement sphériques. On peut séparer ces grains jaunes du liquide où ils baignent par une centrifugation énergique, à la façon dont on sépare les globules rouges et le sérum du sang. Ils se rassemblent alors au fond de l'éprouvette centrifugée en formant une boue jaune épaisse au-dessus de laquelle se trouve un liquide trouble qu'on décante. La boue jaune, diluée à nouveau (par agitation) dans de l'eau distillée, donne l'émulsion mère qui servira à préparer les émulsions uniformes destinées aux mesures. Au lieu d'utiliser ainsi les grains naturels, on peut traiter la gomme-gutte par l'alcool méthylique, qui dissout entièrement la matière jaune (soit environ les 4/5 en poids de la matière brute), laissant un résidu mucilagineux sur les propriétés duquel j'aurai peut-être à revenir. Cette solution alcoolique, bien transparente, et assez semblable à une solution de bichromate, se change brusquement, si on l'étend de beaucoup d'eau, en émulsion jaune opaque de même aspect que l'émulsion naturelle et, comme elle, l'armée de grains sphériques. On peut les séparer, encore par centrifugation, de l'eau faiblement alcoolisée qui les contient, puis les diluer dans l'eau pure, ce qui donne, comme tout à l'heure, une émulsion mère où se trouvent des grains de tailles très diverses, mais dont le diamètre est généralement inférieur à 1 micron lorsqu'on a mélangé sans précaution la solution alcoolique et l'eau. Je présume que la matière ainsi précipitée par l'eau est une espèce chimique définie et non un mélange.

Une étude physico-chimique rapide m'a donné les résultats suivants : La matière jaune, soluble dans l'alcool, également très soluble dans le sulfure de carbone et l'acide acétique, est acide, car elle se dissout dans les alcalis, même très étendue. On peut titrer cette acidité en cherchant quelle masse de soude rend juste transparente une émulsion donnée. On sait, d'autre part, que l'alcool méthylique et le sulfure de carbone, incomplètement miscibles, peuvent donner deux phases liquides superposées. Ces deux phases se partagent très inégalement la matière colorante jaune qu'on y dissout, et probablement; si elle était un mélange, se partageraient inégalement ses constituants. Or les émulsions que donnent ces deux phases par addition d'eau exigent sensiblement, pour se clarifier, la même quantité de soude par gramme de matière dissoute; de façon plus précise, une molécule-gramme de soude dissolvait 537 g de matière jaune dans une émulsion, et 542 g dans l'autre. Enfin la cryoscopie dans l'acide acétique conduisait au nombre 555. Il est donc assez probable que le constituant jaune de la gomme-gutte est un corps pur, à poids moléculaire voisin de 540, qu'on pourrait appeler ACIDE GUTTIQUE. J'ai observé de plus que cet acide guttique, qui chasse à l'ébullition le gaz carbonique des carbonates, est déplacé à la température ordinaire par un courant de gaz carbonique dans une solution de guttate de sodium et reforme alors une émulsion faite de grains sphériques. C'est ainsi qu'il suffit de souffler dans une solution claire de guttate pour la troubler. Il se peut que la formation des grains dans la plante s'explique de façon analogue.

Mais cela n'importe pas au but ici poursuivi, et il suffit que les grains d'une émulsion mère aient même densité pour qu'on en puisse tirer, de la façon qui va être décrite, des émulsions uniformes appropriées aux mesures. Incidemment, on peut dire qu'une émulsion est pure quand les grains qui la forment ont même composition (et par suite même densité). Quant au mastic, qu'on utilise pour la confection de vernis, il provient d'incisions faites dans l'écorce du "Pistacia lentiscus" (île de Chios). Il ne donne pas d'émulsion par manipulation directe avec l'eau; mais, en le laissant en contact avec l'alcool méthylique, on obtient, au-dessus d'un résidu poisseux complètement insoluble, une solution probablement pure qui donne, quand on l'étend de beaucoup d'eau, une émulsion blanche comme du lait. Les grains de cette émulsion sont sphériques et de tailles très variées. La substance qui forme ces grains aurait, d'après Johnston, un poids moléculaire égal à 606 correspondant à la formule C(40) H(62) O(4). Voici donc deux matières qui donnent des grains sphériques (et, sans doute, ce serait le cas de toutes les émulsions résineuses); toutes les fois qu'il en sera ainsi, l'équation de répartition des grains de rayons a sera ;

(2/3)*W*log(n(0)/n) = (4/3)*Pi*(a^3)*(Delta - delta)*g*h,

ou, remarquant qu'un logarithme népérien est égal au logarithme ordinaire multiplié par 2,303,

W*(2,303)*log(10)(n(0)/n) = 2*Pi*(a^3)*(Delta - delta)*g*h.

J'ai successivement mesuré toutes les grandeurs qui figurent dans cette équation.

16. La centrifugation fractionnée. Réalisation d'une émulsion uniforme. — Il faut d'abord savoir préparer une émulsion où tous les grains aient à peu près le même rayon. Le procédé que j'ai employé peut se comparer au fractionnement d'un mélange liquide par distillation. De même que, pendant la distillation, les parties d'abord vaporisées sont relativement plus riches en constituants volatils, de même pendant la centrifugation d'une émulsion pure les parties d'abord sédimentées sont relativement plus riches en gros grains, et l'on conçoit qu'il y a là un moyen de séparer les grains selon leur taille. Si l'émulsion primitive contenait des gains de densités différentes, le fractionnement séparerait toujours des grains tombant de la même hauteur dans le même temps, mais qui ne seraient plus égaux. Voici la technique qui m'a paru la plus simple : on emplit l'éprouvette à centrifuger jusqu'à une hauteur déterminée, 10 cm par exemple, avec une émulsion pure; on met la machine en marche à une vitesse angulaire déterminée, par exemple 30 tours par seconde (ce qui donne, à 15 cm de l'axe, une force centrifuge environ 500 fois plus grande que la pesanteur); on cesse d'actionner la machine après un temps déterminé, 60 minutes par exemple; on la laisse s'arrêter d'elle-même, ce qui doit prendre quelques minutes ; on retire avec précaution l'éprouvette. Une boue assez ferme, à niveau bien net, occupe le fond de cette éprouvette sur une hauteur généralement négligeable vis-à-vis de la hauteur du liquide; elle contient tous les grains qui sont arrivés au fond de l'éprouvette pendant la centrifugation, aussi pressés les uns contre les autres que peuvent l'être les grains qui emplissent un sac de sable. Désignons par a(1) le rayon que devrait avoir un grain situé à la surface du liquide au début de la centrifugation pour arriver au fond de l'éprouvette juste au moment où la centrifugation s'arrête; tout grain plus gros sera a fortiori arrivé dans la boue sédimentée, mais cette boue contient, en outre, beaucoup de grains plus petits, qui ont eu le temps d'arriver au fond parce qu'ils se trouvaient, dès le début, dans les couches inférieures de l'émulsion. Au moyen d'un siphon, on décante alors avec précaution le liquide qui se trouve au-dessus de la boue; on remet dans l'éprouvette de l'eau distillée jusqu'à la hauteur primitive; on l'agite avec la boue, dont tous les grains se séparent, et l'on recommence l'opération précédente avec la même vitesse angulaire et la même durée de centrifugation. Tous les grains de rayon supérieur à a, vont encore avoir le temps d'arriver au fond, mais tel petit grain qui tout à l'heure avait pu y arriver parce qu'il en était déjà près ne le pourra pas cette fois si le hasard le fait partir du voisinage de la surface. Bref, le second sédiment contient, comme le premier, tous les grains dont le rayon dépasse a(1) et contient beaucoup moins de grains plus petits. On décante l'émulsion qui le surmonte, plus pâle déjà que la première fraction décantée, et l'on recommence les mêmes opérations jusqu'à ce que le liquide qui se trouve au-dessus du sédiment à la fin de chaque centrifugation devienne presque de l'eau claire. Alors ce sédiment contient tous les grains de l'émulsion primitive dont le rayon dépasse a(1) et ne contient plus que ceux-là; tous les grains plus petits sont éliminés. Recommençons les mêmes opérations sur ce sédiment-limite, mais avec une durée de centrifugation un peu plus faible. Désignons par a(2) le rayon que doit avoir un grain de la surface pour arriver au fond de l'éprouvette juste à la fin de cette centrifugation. Le liquide qu'on trouvera au-dessus du sédiment ne pourra contenir que les grains de rayon plus petit que a(2); d'après son origine, il ne peut contenir que des grains de rayon plus grand que a(1) ; si donc a(2) est voisin de a(1), ce liquide est une émulsion pratiquement uniforme qu'il ne reste plus qu'à décanter. Je crois inutile d'expliquer comment on pourra, de façon analogue, si on le désire, tirer des fractions de tête une émulsion uniforme à grains nettement plus petits, ou du sédiment résiduel une émulsion uniforme à grains nettement plus gros.

17. Détermination de la densité des grains. — Il nous faudra connaître la densité des grains de l'émulsion uniforme sur laquelle nous voudrons opérer. J'ai employé deux méthodes qui donnent des résultats concordants. Toutes deux utilisent ce fait qu'on peut doser avec précision la masse de résine présente dans un échantillon donné d'émulsion par simple dessiccation à l'étuve. Un poids limite est très rapidement atteint dès que la température dépasse un peu 100° et ne change pas sensiblement quand on élève la température à 130° ou même 140°, quelle que soit la durée de ce traitement. Mais, à cette température, la résine est devenue un liquide très visqueux, donnant par refroidissement tin verre transparent, probablement de même densité que celui qui forme les grains de l'émulsion. Nous sommes donc conduits à chercher la densité de ce verre. On y arrive, de façon commode et précise, en en mettant quelques fragments dans de l'eau distillée à laquelle on ajoute progressivement assez de bromure de potassium pour que les fragments introduits restent suspendus dans la solution formée, sans s'y élever ni s'y abaisser. La densité cherchée est donc égale à la densité de cette solution, qu'on mesure sans difficulté (méthode de Retgers, applicable même à des fragments extrêmement petits). La seconde méthode, plus sûre peut-être, a l'inconvénient d'employer beaucoup d'émulsion. A une température donnée, voisine de 20°, on mesure les masses m d'eau et m' d'émulsion qui emplissent un même flacon à densité de liquide. On dose par dessiccation la masse mu de résine contenue dans cette masse m' d'émulsion, ce qui fait connaître la masse (m' - mu) de l'eau inter-granulaire. Si d est la densité (absolue) de l'eau, le volume du flacon est m/d, celui de l'eau inter-granulaire est (m' - mu)/d , leur différence [m/d - (m' - mu)/d] est le volume des grains et le quotient par ce volume de leur masse mu donne la densité cherchée. Comme je l'ai dit, ces deux méthodes sont concordantes; à titre d'exemple, la densité des grains d'une certaine émulsion de gomme-gutte, trouvée égale à 1,205 par la première méthode, fut trouvée égale à 1,207 par la seconde. De même, la densité des grains d'une émulsion de mastic, égale à 1,063 d'après la première méthode, était égale à 1,064 d'après la seconde. Il faut prendre garde que de tels résultats se rapportent au cas où le liquide inter-granulaire est de l'eau pratiquement pure. J'ai, en effet, observé que, lorsque ce liquide contient des sels, la densité des grains semble grandir, ce qui s'explique immédiatement par un phénomène d'adsorption de sel contre la surface du grain. Incidemment, il y a là un moyen nouveau d'étudier l'adsorption et de déterminer l'épaisseur de couche de passage. De même, si le liquide inter-granulaire contient un colloïde à grains invisibles, ces grains peuvent enrober les gros grains de résine et changer leur densité apparente. C'est ce qui se produit dans les émulsions naturelles de gomme-gutte, où se trouve présent (numéro 15), à peu près dans la proportion de 1/5, un colloïde incolore, invisible à l'ultramicroscope, qu'on peut séparer des grains jaunes par centrifugations et lavages, de façon à retrouver la densité obtenue pour les grains qui proviennent de solutions alcooliques. Ainsi, les grains naturels mal lavés sont plus lourds qu'après un bon lavage. Cette cause d'erreur, bientôt reconnue, a légèrement faussé mes premières déterminations.

18. Dispositif d'observation. - Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, sur une hauteur de quelques centimètres ou même de quelques millimètres qu'on peut étudier la répartition d'équilibre des émulsions que j'ai employées, mais sur la faible hauteur d'une préparation disposée pour l'observation microscopique, de la façon qu'indique grossièrement la figure dessinée ci-contre. Imaginons qu'on ait collé à poste fixe sur la glace porte-objet une glace très mince percée d'un large trou. On aura ainsi réalisé une cuve cylindrique plate dont la hauteur H sera, par exemple, de 100 microns (1/10 de millimètre) (cette disposition se trouve toute réalisée dans les cellules pour numération de globules du sang (Zeiss), que j'ai employées). Au centre de cette cuve, on dépose une goutte d'émulsion et on l'aplatit aussitôt par le couvre-objet, qui, s'appliquant exactement sur la face supérieure de la glace perforée, ferme complètement la cuve. De plus, pour éviter toute évaporation, les bords de ce couvre-objet sont noyés sous de la paraffine ou du vernis, ce qui permet d'observer une préparation pendant plu-sieurs jours ou même plusieurs semaines. La préparation est alors portée sur la platine, rendue soigneusement horizontale, d'un bon microscope. L'objectif employé, de très fort grossissement, a une faible profondeur de champ, et l'on ne peut voir nettement, à un même instant, que des. grains situés dans une tranche horizontale très mince dont l'épaisseur est de l'ordre du micron. Si l'on élève ou abaisse le microscope, on voit les grains d'une autre tranche.

La distance verticale de ces deux tranches va être la hauteur h qui figure dans l'équation de répartition, et nous avons besoin de la connaître exactement. Nous l'obtiendrons en multipliant le déplacement (h') du microscope par l'indice relatif des deux milieux que sépare le couvre-objet. Comme le liquide inter-granulaire est l'eau, h sera égal à (4/3)*(h'), si l'on opère avec un objectif à sec, et simplement égal à (h') si l'on emploie l'immersion à eau, comme j'ai fait le plus souvent. Quant au déplacement (h'), il se lit directement sur le tambour gradué fixé à la vis micrométrique qui commande le mouvement du microscope (les vis de Zeiss donnent au moins le quart de micron).

19. Dénombrement des grains. Il faut maintenant que nous puissions déterminer le rapport (n(0)/n) des concentrations des grains en deux niveaux différents. Ce rapport est évidemment égal au rapport moyen des nombres de grains que l'on aperçoit au microscope à ces deux niveaux. Reste à trouver ces nombres. Cela ne paraît pas facile au premier abord; il ne s'agit pas de compter des objets fixes, et lorsque, mettant l'oeil au microscope, on aperçoit dans le champ quelques centaines de grains qui s'agitent en tous sens, disparaissant d'ailleurs sans cesse en même temps, qu'apparaissent de nouveaux grains, on est vite convaincu de l'inutilité des efforts qu'on peut faire pour connaître même grossièrement le nombre moyen des grains présents dans la tranche observée. Le plus simple paraît alors de faire des photographies instantanées de cette tranche, d'y relever le nombre des images nettes de grains et, si l'émulsion est assez diluée pour que ce nombre soit faible, de recommencer jusqu'à ce que le nombre moyen de grains relevés sur une plaque puisse être regardé comme connu avec l'approximation qu'on désire, 1 pour 100 par exemple. J'ai, en effet, employé ce procédé pour des grains relativement gros, comme on le verra plus loin. Pour les grains de diamètre inférieur à 0,5 microns, je n'ai pu obtenir de bonnes images et j'ai eu recours à l'artifice suivant : Je plaçais dans le plan focal de l'oculaire une rondelle opaque de clinquant percée par une aiguille à dissection d'un trou rond très petit. Le champ se trouvait donc extrêmement réduit, et l'oeil pouvait saisir d'un seul coup le nombre exact des grains perçus à l'instant précis que peut définir un signal bref, ou pendant la durée d'éclairement très courte qu'un obturateur photographique permet d'obtenir. Il suffit pour cela que ce nombre soit inférieur à 5 ou 6. Opérant ainsi à intervalles réguliers, de 15 en 15 secondes par exemple, on note une série de nombres dont la valeur moyenne s'approche de plus en plus d'une limite qui définit la fréquence moyenne des grains, au niveau étudié, dans la petite tranche cylindrique sur laquelle le microscope est au point. Recommençant à un autre niveau, on y détermine la fréquence moyenne dans le même volume, et le quotient de ces deux nombres donne le rapport cherché des concentrations. Bien entendu, au lieu de faire à la file toutes les lectures relatives à un seul niveau, il vaut mieux croiser les lectures, faisant par exemple 100 lectures à un niveau, puis 100 à l'autre niveau, puis, de nouveau, 100 au premier, et ainsi de suite. Quelques milliers de lectures sont nécessaires si l'on veut un peu de précision. A titre d'exemple, je transcris ci-dessous les nombres donnés par 50 lectures consécutives, à deux niveaux distants de 30 microns, dans l'une des émulsions que j'ai employées, savoir:

  • 3 2 0 3 2 2 5 3 1 2;
  • 3 1 1 0 3 3 4 3 4 4;
  • 0 3 1 3 1 4 2 2 1 3;
  • 1 1 2 2 3 0 1 3 4 3;
  • 0 2 2 1 0 2 1 3 2 4;

pour le niveau inférieur, et

  • 2 1 0 0 1 1 3 1 0 0;
  • 0 2 0 0 0 0 1 2 2 0;
  • 2 1 3 3 1 0 0 0 3 0;
  • 1 0 2 1 0 0 1 0 1 0;
  • 1 1 0 2 4 1 0 1 0 1;

pour le niveau supérieur.

20. Détermination du rayon des grains. — Pour être en état d'appliquer l'équation de répartition, nous n'avons plus besoin que d'une seule mesure, celle du rayon des grains de l'émulsion uniforme étudiée. J'ai obtenu ce rayon par trois procédés différents :

Premier procédé. - Tout d'abord, à l'exemple de J.-J. Thomson, de Langevin et de tous ceux qui, pendant ces dernières années, ont eu à déterminer les dimensions de gouttelettes ou de poussières présentes dans un gaz, j'ai admis la validité d'un calcul de Stokes relatif au mouvement d'une sphère dans un liquide visqueux. D'après ce calcul, la force de frottement qui s'oppose au mouvement de la sphère est à chaque instant mesurée par 6*Pi*zeta*a*v, si zeta désigne la viscosité du fluide, a le rayon de la sphère, et v sa vitesse. Quand la sphère tombe d'un mouvement uniforme sous la seule influence de la pesanteur, cette force de frottement doit être égale au poids apparent de la sphère dans le fluide :

6*Pi*zeta*a*v = (4/3)*Pi*(a^3)*(Delta - delta)*g,

équation qui détermine a, une fois mesurée la vitesse de chute. Supposons, d'autre part, qu'on ait réalisé une colonne verticale extrêmement haute de l'émulsion uniforme étudiée. On sera tellement loin de la répartition d'équilibre que les grains des couches supérieures tomberont comme les gouttelettes d'un nuage sans qu'on ait pratiquement à se préoccuper du reflux dû à l'accumulation des grains dans les couches inférieures. Le liquide se clarifiera donc à sa partie supérieure, et l'épaisseur de la zone clarifiée, divisée par le temps écoulé depuis que l'émulsion a été abandonnée à elle-même, donnera la vitesse de chute à laquelle s'applique la loi de Stokes. On constate, en effet, ce phénomène sur les émulsions que j'ai étudiées. Il suffit d'emplir d'émulsion un tube capillaire, sur une hauteur de quelques centimètres, de . le sceller aux deux bouts, et de t'installer verticalement dans un thermostat pour voir l'émulsion quitter progressivement les couches supérieures du liquide, tombant comme un nuage à surface assez nette et descendant chaque jour d'une même quantité. La figure ci-contre montre l'apparence observée. Il faut employer un tube capillaire pour éviter les mouvements de convection qui brouillent la surface du nuage et qui se produisent avec une facilité extrême dans les tubes larges. La détermination du rayon des grains est, dès lors, possible par application de la loi de Stokes. Mais cette application à de si petites sphères, bien qu'en définitive légitime, donne lieu à des objections que j'examinerai dans un instant. Il était donc désirable d'atteindre le rayon des grains par une voie différente et si possible plus directe.

Second procédé. — On aurait ce rayon de façon très sûre si l'on pouvait savoir combien il y a de grains (aussitôt après agitation) dans un volume connu d'émulsion titrée. Cela donnerait la masse d'un grain et, par suite, son rayon, puisque l'on connaît sa densité. Il suffirait, pour cela, de compter tous les grains présents dans un cylindre d'émulsion ayant pour hauteur la hauteur de la préparation (100 microns environ), et pour base une surface connue, gravée à l'avance sur le porte-objet, ce qui est le cas des cellules à numération de globules, dont le fond est divisé en carrés de 50 microns de côté. Mais le dénombrement (ou l'intégration), tranche par tranche, de tous les grains présents sur la hauteur de la préparation comporterait beaucoup d'incertitude. Il faudrait en effet, connaître avec précision la profondeur de chaque tranche, qui est de l'ordre du micron (nous n'avons pas besoin de connaître cette épaisseur lorsque, pour avoir le rapport des concentrations en deux niveaux différents, nous prenons le rapport des nombres de grains aperçus à ces deux niveaux; il nous suffit que la profondeur du champ, quelle qu'elle soit, ait la même valeur en ces deux niveaux), et je passe sur d'autres difficultés. Heureusement, j'ai eu par ailleurs l'occasion de m'apercevoir qu'en milieu faiblement acide (par exemple 0,01 molécule-gramme au litre) les grains de gomme-gutte ou de mastic se collent sur les parois de verre qui emprisonnent la préparation. A distance notable de ces parois, le mouvement brownien n'est aucunement modifié; mais, sitôt que les hasards de ce mouvement amènent un grain au contact du porte-objet ou du couvre-objet, ce grain s'immobilise et ne quitte plus la paroi. L'émulsion s'appauvrit ainsi progressivement et, après quelques heures, tous les grains qu'elle contenait sont fixés aux parois. On ne peut les compter, pourtant, que s'ils se sont fixés en des points distincts et ne forment nulle part des amas grumeleux (coagulation partielle du colloïde). Sans pouvoir ici insister, je me contente de dire que de très petites quantités d'un colloïde protecteur précisément présent dans le latex naturel de gomme-gutte, ajoutées à l'émulsion étudiée, empêchent les grains de se coller les uns aux autres dans l'eau acidulée par de l'acide chlorhydrique pur. On peut, dès lors, opérer comme il suit : on agite l'émulsion uniforme qu'on étudie et qu'on a préalablement titrée ; ou en prend un volume connu qu'on mélange avec un volume connu d'eau faiblement acidulée; on agite de nouveau ; on prélève une gouttelette du mélange, que l'on dépose sur le porte-objet et qu'on aplatit aussitôt par un couvre-objet dont on paraffine les bords, en ayant soin de ne pas le déplacer, car toute région d'abord mouillée, puis abandonnée par le liquide, lui enlève des grains. Ceci fait, on laisse la préparation sur la platine du microscope jusqu'à ce que tous les grains soient venus se coller aux parois. On adapte alors une chambre claire au microscope, et, mettant au point sur le fond de la prépa-ration, on dessine le contour qui correspond à l'un des carrés gravés sur le porte-objet; on y marque d'un point l'image de chacun des grains collés à l'intérieur de ce carré; puis, relevant le microscope jusqu'à ce qu'on voie nettement les grains collés à la face supérieure, on marque de même les images de grains qui se trouvent à l'intérieur du même contour et qui proviennent, par conséquent, du même prisme droit d'émulsion. On petit ensuite compter à loisir les points du dessin obtenu, dont le nombre est égal au nombre de grains cherché. On recommence le même travail sur une autre région de la préparation, et ainsi de suite jusqu'à ce que la valeur moyenne du nombre de grains marqués dans chaque carré puisse être regardée comme bien connue. Un calcul évident permet alors de calculer le nombre de grains contenus dans l'unité de volume de l'émulsion titrée primitive, et donne, par suite le rayon cherché, par une seconde méthode où n'intervient pas la loi de Stokes. La figure est la photographie de l'un des dessins que j'ai faits pour une émulsion dont les grains avaient un rayon égal à 0,212 microns. On aurait pu éviter l'emploi, d'ailleurs fatigant, de la chambre claire, en photographiant directement les grains fixés aux parois. Mais l'oeil est plus sensible que la plaque photographique en ce qui regarde la visibilité de très petits grains clairs sur fond presque aussi clair (il ne faut pas oublier que les grains sont des sphères transparentes), et je n'ai pu employer la photographie que pour des grains dont le diamètre dépassait le demi-micron.

Troisième procédé. — Dans ce cas, et sans que les grains s'agrègent en grumeaux irréguliers sous l'influence de l'acide, il leur arrive souvent de se disposer en bâtonnets rectilignes formés de 3, 4 ou 5 grains, qu'on voit s'agiter un instant avant de se coller au fond. La longueur de ces bâtonnets se mesure aisément à la chambre claire ou sur une épreuve photographique, alors que le diamètre d'un seul grain ne pourrait être ainsi apprécié que de façon très grossière (en raison de l'élargissement dû à la diffraction). Et ceci donne un troisième procédé pas extrêmement précis, mais très direct, pour mesurer le diamètre des grains d'une émulsion uniforme. Pour des grains plus gros encore, de l'ordre du micron, la régularité du dépôt devient plus grande, et les grains se disposent les uns à côté des autres (mais non les uns sur les autres). La figure donne la photographie de grains naturels de gomme-gutte provenant d'une émulsion à peu près uniforme; la mesure directe du rayon.est alors très facile (0,50 microns dans le cas de la figure).

21. Extension de la loi de Stokes. — Les trois méthodes précédentes conduisent à des résultats concordants. Voici, en centièmes de micron, les rayons qu'elles m'ont indiqués pour diverses émulsions uniformes. Les nombres relatifs à. une même émulsion se trouvent sur une même ligne; la colonne du milieu donne les nombres trouvés par application de la loi de Stokes; celle de gauche donne les nombres trouvés par dénombrement des grains dont l'ensemble a une masse connue; celle de droite donne les nombres trouvés par mesure directe de la longueur des files que forment des grains juxtaposés.

  • Mastic
  • Gomme-gutte
  • Dénombrement.
  • 46; 30; 21,2; 14;
  • Stokes.
  • 52; 49; 45; 29; 21,3; 15;
  • Files de grains.
  • 54; 50; 45,5; 30.

Les nombres de la cinquième ligne, relatifs à une émulsion plus uniforme que les autres, sont ceux qui ont pu être déterminés avec plus de précision. J' ai compté environ 11.000 grains en diverses régions de diverses préparations pour obtenir le chiffre 21,2 de la première colonne. Bref, les trois procédés employés se justifient par leur concordance. Mais, de plus, il se dégage de cette concordance des conséquences importantes en ce qui regarde la loi de Stokes. Cette loi a été établie par le calcul en supposant des conditions de continuité qui semblent bien loin d'être remplies dans le cas de sphères qu'anime un mouvement brownien très actif. De plus, la vitesse qu'elle considère est la vitesse vraie de la sphère par rapport au fluide. Or, cette vitesse vraie, qui, toujours par le fait du mouvement brownien, change sans cesse de direction et de grandeur, n'a rien de commun avec la vitesse verticale constante, d'ailleurs incomparablement plus petite, avec laquelle tombe dans le liquide le nuage que forment un grand nombre de grains. Tant que je déterminais le rayon de ces grains par la seule formule de Stokes, il était donc parfaitement légitime de faire des réserves sur l'exactitude de résultats obtenus par une voie hasardeuse, comme le faisait observer Jacques Duclaux au sujet de ma première publication. Naturellement les mêmes réserves devaient s'étendre à tous les cas où l'on avait de la même manière appliqué la formule de Stokes ; en particulier, elle devait s'étendre aux célèbres résultats que l'École de J.-J. Thomson avait obtenus par condensation de gouttelettes d'eau sur des ions, gouttelettes de l'ordre du micron, et a fortiori aux travaux de Langevin ou de ses continuateurs sur les gros ions de l'atmosphère, poussières dont la taille est de l'ordre du centième de micron. La concordance des mesures précédentes fera disparaître ces doutes; mais, précisément parce qu'elle n'était pas évidente a priori, elle contient quelque chose de nouveau et nous donne le droit de regarder comme expérimentalement établie la proposition suivante, extrapolation de la loi de Stokes:

Quand une force constante en grandeur et en direction agit, dans un fluide, sur un granule qu'agite le mouvement brownien, le déplacement du granule, parfaitement irrégulier à angle droit de la force, prend dans la direction de celle-ci une composante progressivement croissante avec le temps et en moyenne égale à (F*t)/(6*Pi*zeta*a), F désignant la force, t le temps, zeta la viscosité du fluide, et a le rayon du granule.

Les expériences qui précèdent montrent que cette loi est valable dans le domaine des grandeurs microscopiques, et la vérification, poussée jusqu'au seuil des grandeurs ultra-microscopiques, ne laisse guère douter que la loi soit encore valable pour les grains plus petits des colloïdes ordinaires ou pour les gros ions trouvés dans les gaz. Je présume qu'elle s'étend encore à de grosses molécules comme celles du sulfate de quinine, mais je doute que cette extension puisse rester rigoureuse pour des molécules de rayon inférieur ou peu supérieur à celui des molécules du dissolvant. Ou en verra plus loin (n° 36) une raison d'ordre expérimental; mais déjà l'on peut observer que la formule indiquerait un frottement nul pour un rayon nul, alors que le frottement réel, qui dépend de la probabilité des rencontres entre le grain considéré et les molécules du dissolvant, ne pourrait s'annuler que si ces dernières devenaient en même temps infiniment petites. Au surplus, la limite extrême à laquelle peut s'étendre la loi de Stokes n'importe pas au but ici poursuivi, et, en possession maintenant de tous les moyens de mesure qui nous étaient nécessaires pour vérifier et pour utiliser l'équation de répartition des émulsions uniformes, nous allons voir ce que donnent ces moyens et trancher du même coup la question de l'origine du mouvement brownien.

22. La raréfaction progressive en fonction de la hauteur. — Considérons un cylindre vertical d'émulsion, disposé, pour l'observation microscopique, de la façon qui a été détaillée au n° 18. Au début, après l'agitation qui a forcément accompagné la manipulation, les grains de cette émulsion ont une répartition à peu près uniforme. Mais, si notre théorie cinétique est exacte, cette répartition changera dès qu'on laissera la préparation au repos, atteindra un état limite, et dans cet état la concentration décroîtra de façon exponentielle en fonction de la hauteur. C'est bien ce que vérifie l'expérience. Au début, on voit sensiblement autant de grains quand on met au point sur une tranche supérieure ou une tranche inférieure de l'émulsion. Quelques minutes suffisent pour que les couches inférieures deviennent manifestement plus riches en grains que les couches supérieures. Si alors on commence à dénombrer les grains à deux niveaux déterminés (n° 19), on trouve, pour le rapport (n(0)/n) des concentrations à ces niveaux, une valeur qui grandit encore pendant quelque temps, mais de plus en plus lentement, et qui finit par ne plus présenter aucune variation systématique. Avec les émulsions que j'ai employées, il suffisait de trois heures environ pour atteindre une répartition limite bien définie dans une émulsion laissée en repos, car on trouvait sensiblement les mêmes valeurs après 3 heures ou après 15 jours. Celles des émulsions qui n'étaient pas aseptisées furent parfois envahies par des protozoaires allongés et très actifs qui, brassant l'émulsion comme des poissons, agiteraient la vase d'un bassin, diminuaient fortement l'inégalité de répartition entre les couches inférieures et supérieures. Mais, si l'on avait la patience d'attendre que, faute d'aliments, ces microbes finissent par mourir et par tomber inertes au fond de la préparation, ce qui prenait 2 ou 3 jours, on retrouvait exactement la première répartition limite, qui possède tous les caractères d'une répartition de régime permanent. Une fois atteint cet état de régime, il est facile de voir si la concentration décroît de façon exponentielle en fonction de la hauteur. Les mesures qui suivent montrent qu'il en est bien ainsi. J'ai d'abord opéré sur des grains de gomme-gutte, de rayon approximativement égal à 0,14 microns, étudiés dans une cuve ayant 110 microns de hauteur. Les concentrations des grains furent cherchées en cinq plans équidistants, le plan inférieur étant pris 5 microns au-dessus du fond de la préparation (pour éliminer l'influence possible de la paroi) et l'intervalle entre deux plans consécutifs étant de 25 microns, en sorte que le plan supérieur se trouvait à 5 microns au-dessous de la surface. Les nombres trouvés furent entre eux comme

  • 100; 116; 146; 170; 200;

alors que les nombres

  • 100; 119; 142; 169; 201;

qui ne diffèrent des précédents que dans les limites des erreurs d'expérience, sont en progression géométrique. La répartition des grains est donc bien exponentielle, comme pour un gaz en équilibre sous l'influence de la pesanteur. Seulement l'abaissement à la concentration moitié, qui se produit pour l'atmosphère sur une hauteur d'environ 6 km, se produit ici sur une hauteur de 1/10 de millimètre. Mais cette chute de concentration est encore trop faible pour que le caractère exponentiel de la décroissance soit tout à fait manifeste. J'ai donc cherché à réaliser, avec des grains plus gros, une chute de concentration plus rapide. Ma série la plus soignée a été faite avec des grains de gomme-gutte ayant pour rayon 0,212 microns. Les lectures ont été faites, dans une cuve ayant 100 microns de hauteur, en quatre plans horizontaux équidistants traversant la cuve aux niveaux

  • 5 microns; 35 microns; 65 microns; 95 microns.

Ces lectures, faites par numération directe au travers d'un trou d'aiguille (n° 19), ont porté sur 13.000 grains, donnant respectivement pour ces niveaux des concentrations proportionnelles aux nombres

  • 100; 47; 22,6; 12;


pratiquement égaux aux nombres

  • 100; 48; 23; 11,1;

qui sont exactement en progression géométrique. Ainsi la répartition exponentielle ne fait pas de doute, chaque élévation de 30 microns abaissant ici la concentration à peu près à la moitié de sa valeur. Une troisième série, notablement moins précise, qui a porté sur 3000 grains, d'une gomme-gutte impure, plus dense que la gomme-gutte pure, a été faite par une technique différente (numération des grains sur clichés photographiques). Le rayon des grains différait peu de 0,29 microns. Cette fois, une élévation de 30 microns suffisait pour abaisser la concentration au dixième de sa valeur; de façon plus précise, les concentrations aux niveaux

  • 5 microns; 15 microns; 25 microns; 35 microns;

étaient entre elles comme les nombres

  • 100; 43; 22; 10;

peu différents des nombres

  • 100; 45; 21; 9,4;

qui sont en progression géométrique. On voit l'un au-dessus de l'autre, dans la figure, des dessins qui reproduisent la distribution des grains dans quatre des photographies qui ont conduit aux nombres précédents; la raréfaction progressive est évidente. Cette raréfaction est frappante lorsque, gardant les yeux fixés sur la préparation, on soulève rapidement le microscope en agissant sur sa vis micrométrique. On voit alors les grains se raréfier rapidement, comme se raréfie l'atmosphère autour d'un aérostat qui s'élève, à cette réserve que 10 microns dans l'émulsion valent 6 km dans l'atmosphère. J'ai étudié des émulsions de gomme-gutte à grains plus lourds encore. Pour une d'elles, dans les régions inférieures auxquelles se sont limitées les mesures, la concentration tombait au quart de sa valeur pour une élévation de 6 microns. Elle serait donc, à 60 microns de hauteur, deux millions de fois plus faible qu'au fond. Aussi, pour des émulsions de cette sorte, une fois le régime permanent atteint, on n'aperçoit jamais de grains dans les couches supérieures de la cuve employée, haute à peu près de 100 microns. Enfin, avec l'aide de M. Dabrowski, j'ai retrouvé la répartition exponentielle dans le cas d'émulsions de mastic. Par exemple, pour une émulsion où les grains avaient environ 1 micron de diamètre (a = 0,52 microns) quatre photographies prises à 6 microns d'intervalle les unes des autres montraient respectivement

1880; 940; 530 et 305;

images de grains, nombres peu différents de

1880; 995; 528; et 280;

qui décroissent en progression géométrique. La figure donne la répartition de grains, pour cette émulsion de mastic, en trois couches horizontales, placées à 12 microns l'une de l'autre. Là encore, la décroissance exponentielle est manifeste.

23. L'agitation moléculaire est bien la cause du mouvement brownien. — Dès lors que le rapport des concentrations en deux points ne dépend que de la distance verticale des deux points, l'équation de répartition

(2,303)*W*log(10)(n(0)/n) = 2*Pi*(a^3)*(Delta - delta)*g*h,

établie aux numéros 14 et 15, donne pour chaque émulsion une valeur bien définie de l'énergie granulaire W. Si notre théorie cinétique est complètement exacte, cette valeur ne dépendra pas de l'émulsion choisie, et sera égale à l'énergie moyenne w d'une molécule quelconque à la même température. Ou, ce qui revient au même, la valeur N' de l'expression (3/2)*((R*T)/W) sera indépendante du rayon et de la densité des grains étudiés et sera égale à l'expression (3/2)*((R*T)/w), c'est-à-dire (n°7) à la constante N d'Avogadro, que nous connaissons déjà de façon approximative (n° 11). Tout revient donc à voir avec différentes émulsions si N' se place au voisinage du nombre 60.10^(22) indiqué par l'équation de Van der Waals. Les séries de mesures qui ont permis d'établir la loi de raréfaction exponentielle, et d'autres que je n'ai pas encore signalées, répondent à cette question. La première série, déjà signalée, se rapporte à des grains de gomme-gutte, de rayon approximativement égal à 0,14 microns, médiocrement purifiés et lavés, comme je m'en aperçus après coup, sans que j'aie pu depuis améliorer ces mesures, n'ayant pas conservé d'échantillon de cette émulsion. L'observation, trop difficile ou impossible dans l'éclairage à immersion, fut faite dans l'éclairage latéral qui convient aux grandeurs ultramicroscopiques et a porté sur environ 3000 grains (numération directe au travers d'un trou d'aiguille). Elle conduit, en tenant Compte du jeu permis pour cette série, par les diverses causes d'erreurs, à une valeur de N' comprise entre

50.10^(22) et 80.10^(22).

Une seconde série, faite avec des grains de rayon sensiblement double (approximativement égal à 0,30 microns), bien lavés (Delta - delta = 0,21), mais assez médiocrement uniformes, a aussi porté sur environ 3000 grains et a donné pour N' la valeur

75.10^(22).

Une troisième série, de précision comparable, a été faite sur des grains à peu près aussi gros que les précédents (a = 0, 29 microns) d'une gomme-gutte impure (Delta - delta = 0,30), par une technique différente (pointage des grains sur clichés photographiques); elle a donné

65.10^(22).

Une quatrième série se rapporte à des grains nettement plus gros (a = 0,45 microns), à peu près 30 fois plus lourds que les premiers grains, et bien purifiés (Delta - delta = 0,20). Ces grains étaient si lourds, que leur concentration tombait au quart de sa valeur pour une élévation de 6 microns. Le pointage d'environ 4000 grains (numération directe) a donné pour N'

72.10^(22).

Il était désirable enfin d'opérer avec une matière autre que la gomme-gutte. Une cinquième série a été faite sur des grains de mastic avec l'aide de M. Dabrowski. A volume égal, ces grains ont dans l'eau un poids apparent trois fois plus faible que les grains de gomme-gutte pure (Delta - delta = 0,063). Nous avons opéré sur des grains qui avaient un peu plus d'un micron de diamètre (a = 0,52 microns) et se laissaient aisément photographier. Deux clichés ont été pris, l'un en montant, l'autre en redescendant, pour six tranches horizontales équidistantes, placées à des intervalles de 6 microns. Les douze clichés ainsi obtenus, où l'on voit au total les images d'environ 7500 grains, donnent pour N' la valeur

70.10^(22).

Ainsi les valeurs de l'énergie granulaire tirées des séries précédentes concordent dans les limites de précision des expériences, bien que la masse du grain ait varié de 1 à 40, que l'écart de densité des grains et du milieu ait varié de 1 à 4,7 et que la rapidité de raréfaction en fonction de la hauteur ait varié de 1 à 30. Incidemment, on a là, dans un domaine que bientôt on verra s'élargir, une vérification expérimentale de l'égale répartition d'énergie entre masses différentes. Mais, de plus, il est manifeste que ces valeurs concordent avec celle que nous avions prévue pour l'énergie moléculaire. L'écart moyen n'atteint pas 15 pour 100 et le nombre donné par l'équation de Van der Waals ne comporte pas cette précision. Je ne pense pas que cette concordance puisse laisser de doute en ce qui regarde l'origine du mouvement brownien. Pour comprendre à quel point elle est frappante, il faut songer qu'avant cette expérience on n'eût certainement pas osé certifier que la chute de concentration ne serait pas négligeable sur la faible hauteur de quelques microns, et que, par contre, on n'eût pas osé certifier davantage que tous les grains ne finiraient pas par se trouver tous dans le voisinage immédiat du fond de la cuve. La première hypothèse conduisait à une valeur nulle de N', la seconde conduisait à une valeur infinie. Que l'on soit tombé, dans l'immense intervalle qui semblait donc a priori possible pour N', précisément sur une valeur si voisine du nombre prévu, ne paraîtra sans doute pas l'effet d'une rencontre fortuite. Ainsi, la théorie moléculaire du mouvement brownien peul, être regardée comme expérimentalement établie, et, du même coup, il devient assez difficile de nier la réalité objective des molécules. En même temps nous voyons s'étendre aux émulsions uniformes les lois des gaz parfaits, déjà étendues par Van't Hoff aux solutions diluées. Le mouvement brownien nous offre, à une échelle différente, l'image fidèle des mouvements que possèdent, par exemple, les molécules d'oxygène dissoutes dans l'eau d'un lac qui, se rencontrant rarement les unes les autres, changent de directions et de vitesses grâce à leurs chocs contre les molécules du dissolvant. Il peut être intéressant d'observer que les plus gros des grains sur lesquels j'ai ainsi retrouvé les lois des gaz parfaits sont déjà visibles au soleil avec une forte loupe. ils fonctionnent comme les molécules d'un gaz parfait dont la molécule-gramme pèserait 200.000 tonnes. J'ajoute enfin que toutes les mesures résumées dans ce paragraphe ont été faites sur des émulsions diluées, qui, dans leur partie la plus riche en grains, ne contenaient pas un millième de résine, et où la pression osmotique n'atteignait pas le milliardième d'atmosphère. Ce dernier chiffre montre à quel point j'étais éloigné des conditions dans lesquelles on a réussi à déceler (Malfitano), puis à mesurer (J. Duclaux) les pressions osmotiques de solutions colloïdales à grains très fins et très rapprochés. Il se peut qu'une généralisation plus ou moins analogue à celle de Van der Waals donne un jour par un raisonnement de théorie cinétique la pression osmotique de telles solutions.

24. Détermination précise de la constante d'Avogadro. — En résumé, des grains égaux se répartissent dans une émulsion étendue comme de lourdes molécules obéissant aux lois des gaz parfaits, et leur équation de répartition, où l'on peut maintenant remplacer W par (3/2)*((R*T)/N), peut s'écrire

(2,303)*((R*T)/N)*log(10)(n(0)/n) = (4/3)*Pi*(a^3)*g*(Delta - delta)*h.

Une fois ce point bien établi, on trouve dans cette équation même, pour déterminer la constante N et les constantes qui en dépendent, un moyen qui paraît susceptible d'une précision illimitée. La préparation d'une émulsion uniforme et la détermination des grandeurs autres que N qui figurent dans l'équation peuvent être, en effet, poussées à tel point de perfection qu'on désire. C'est une simple question de patience et de temps; rien ne limite a priori l'exactitude des résultats, et l'on aura quand on voudra la masse d'un atome avec la même précision qu'on a la masse de la Terre. J'ai, au contraire, à peine besoin de faire observer que même des mesures parfaites de compressibilité n'eussent pas empêché une incertitude de peut-être 40 pour 100 sur la valeur de N déduite de l'équation de Van der Waals au moyen d'hypothèses dont nous savons qu'elles ne sont sûrement pas tout à fait exactes: sphéricité des molécules, et simplifications diverses dans les raisonnements qui conduisent à l'expression du libre parcours moyen, en sorte qu'on ne peut exactement préciser quelle incertitude subsiste dans les coefficients numériques des équations approchées qui relient la viscosité, le libre parcours moyen et le diamètre moléculaire (numéros 9 et 10). Les valeurs trouvées pour N par les cinq séries d'expériences qui viennent d'être résumées ont pour moyenne brute 69.10^(22); la plus soignée de ces séries est celle qui a été faite avec le mastic (pointage sur clichés) et donne 70.10^(22). J'ai fait avec la gomme-gutte une sixième série, déjà signalée plus haut à diverses occasions, que je regarde comme notablement plus précise encore. Le rayon moyen des grains de l'émulsion employée fut trouvé égal à 0,212 microns par dénombrement de 11.000 grains d'une émulsion titrée et fut trouvé égal à 0,213 microns par application de la loi de Stokes. L'écart de densité entre la matière des grains et l'eau inter-granulaire était de 0,2067 à 20°, température à laquelle furent faites les mesures. 13.000 grains furent comptés à diverses hauteurs (pointage direct au travers d'un trou d'aiguille), et il fut vérifié que la répartition était bien exponentielle, chaque élévation de 30 microns abaissant la concentration à peu près à la moitié de sa valeur (chiffres exacts donnés au n° 22). La valeur qui résulte de ces mesures est 70,5.10^(22).

25. Valeurs numériques de la constante d'Avogadro et des constantes qui en dépendent. Ainsi donc, on est conduit à adopter pour la constante d'Avogadro la valeur

N = 70,5.10^(22).

Le nombre n de molécules par centimètre cube de gaz, dans les conditions normales de pression et température, obtenu en divisant le précédent par le volume 22.400 de la molécule-gramme, est donc

n = 3,15.10^(19).

La constante d'énergie moléculaire (numéro 6), égale à (3*R)/(2*N), est, par suite, en unités C.G.S.,

alpha = 1,77.10^(-16),

et, par suite, l'énergie cinétique moyenne d'une molécule quelconque à 0°, égale à 273*alpha, est, en ergs,

w = 0,48.10^(-13).

Enfin, la charge de l'électron, ou l'atome d'électricité, s'obtient eu divisant le faraday par N (numéro 8) et vaut donc, en unités électrostatiques C.G.S.,

e = 4,11.10^(-10).

26. Poids et dimensions des molécules ou des atomes. — La masse d'une molécule ou d'un atome quelconque s'obtient de façon évidente avec la même précision. Par exemple, puisqu'il y a dans 32 g d'oxygène N molécules d'oxygène, chaque molécule d'oxygène aura la masse

O(2) = 32/N = 45,4.10^(-24),

et l'atome d'oxygène sera

O = 16/N = 22,7.10^(-24).


De même, chaque molécule s'obtiendra en divisant par N la molécule-gramme du composé correspondant, et chaque atome en divisant par N l'atome-gramme du corps simple correspondant. Le plus léger de tous les atomes, c'est-à-dire l'atome d'hydrogène, a donc la masse

h = (1,008)/N = 1,43.10^(-24).

Enfin, la masse de l'un des corpuscules identiques qui charrient l'électricité négative des rayons cathodiques ou des rayons beta est elle-même atteinte avec précision, puisqu'on sait qu'elle est 1775 fois plus petite que celle de l'atome d'hydrogène (Classen). Cette masse corpusculaire, dernier élément de matière que l'homme a réussi à déceler, est donc

c = 0,805.10^(-27).

Quant aux dimensions des molécules, nous pourrons, maintenant que nous connaissons n, les tirer de l'équation (n° 10) de Clausius-Maxwell:

L = (1/(Pi*(sqrt(2)))*(1/(n*(D^2))),

pour tous les gaz dont on connaît le libre parcours moyen L (c'est-à-dire, en définitive, la viscosité). Par exemple, à 370°, le libre parcours moyen de la molécule de mercure, sous la pression atmosphérique, se déduit de la viscosité 6.10^(-4) du gaz par l'équation de Maxwell:

eta = 0,31*(rho)*(Omega)*L,

qui donne pour L la valeur 2,1.10^(-5). D'autre part, à 370°, n est égal à 3,15.10^(19) x (273)/(273 + 370). Le diamètre cherché est donc égal à la racine carrée de

(1/(Pi*(sqrt(2)))*(1/(3,15.10^(19)))*(643/273)*((10^(5))/(2,1)),

c'est-à-dire, sensiblement, à 2,8.10^(-8). C'est ainsi que j'ai calculé les quelques diamètres moléculaires suivants:

  • Hélium: 1,7.10^(-8);
  • Argon: 2,7.10^(-8);
  • Mercure: 2,8.10^(-8);
  • Hydrogène: 2.10^(-8);
  • Oxygène: 2,6.10^(-8);
  • Azote: 2,7.10^(-8);
  • Chlore: 4.10^(-8);
  • Éther: 6.10^(-8);

Il est clair que, dans le cas de molécules polyatomiques, il ne peut s'agir là que d'un diamètre assez mal défini et dont la détermination, bien que peu sensible aux variations de masse, ne peut, par nature, avoir la certitude possible pour les masses. On voit, incidemment, qu'une molécule d'hydrogène se perd en notre corps à peu près comme celui-ci se perdrait dans le Soleil. Enfin, on peut atteindre même le diamètre du corpuscule si l'on admet avec J.-J. Thomson que toute son inertie est d'origine électromagnétique, auquel cas ce diamètre est donné par l'équation (voir Langevin, thèse, p.70):

D = (4/3)*[(e^2)/(m*(V^2))],

où V désigne la vitesse de la lumière, m la masse du corpuscule et e la charge du corpuscule, c'est-à-dire: 4,1.10^(-10). Il en résulte pour D la valeur (1/3)*10^(-12), colossalement plus petite que le diamètre des atomes les plus petits.

27. Les formules d'Einstein. — Les expériences qui précèdent permettent, comme on l'a vu, d'établir l'origine du mouvement brownien et de déterminer les diverses grandeurs moléculaires. Mais une autre marche expérimentale était possible et avait été proposée par Einstein ("Möge es bald einem Forscher gelingen, die hier aufgeworfene, fur die Theorie der Wärme wichtige Frage zu entscheiden!"), en conclusion de très beaux travaux théoriques dont je dois maintenant parler. Nous n'avons pas, jusqu'ici, donné une caractéristique précise de l'activité du mouvement, brownien qui agite un grain déterminé, et nous avons seulement observé que sa vitesse vraie n'est pas directement mesurable. Sans plus s'embarrasser du trajet infiniment enchevêtré que décrit ce grain pendant un temps donné, Einstein considère simplement son déplacement pendant ce temps, déplacement défini par la longueur du segment rectiligne qui sépare le point de départ et le point d'arrivée. La moyenne des déplacements subis par le grain (ou par un grand nombre de grains identiques) pendant des temps de même durée est le déplacement moyen relatif à cette durée. Considérons, provisoirement, des grains ayant. même densité que le liquide inter-granulaire; alors leur mouvement est parfaitement irrégulier, non seulement à angle droit de la verticale (comme dans les conditions ordinaires), mais en tous sens.


En raison de cette irrégularité parfaite, les déplacements successifs se répartiront autour du déplacement moyen omega, exactement suivant la loi indiquée par Maxwell pour la répartition des vitesses moléculaires autour de la vitesse moyenne (n°9), et de même le carré moyen (E^2) du déplacement sera égal à ((3*Pi)/8)*(omega^2). Supposons les grains inégalement répartis dans la liqueur; ils diffuseront vers les régions de concentration moindre et, naturellement, d'autant plus rapidement que leur mouvement est plus vif, c'est-à-dire d'autant plus rapidement que leur déplacement moyen en un temps donné est plus grand. L'analyse mathématique de cette idée n'est pas très difficile, n'implique aucune hypothèse nouvelle et conduit à l'équation très simple

E^2 = 6*D*tau,

où tau désigne la durée considérée, et D le coefficient de diffusion, équation qui peut s'écrire, en divisant ses deux membres par 3,

ki^2 = 2*D*tau,

désignant le carré moyen de la projection du déplacement sur un axe Ox. Supposons maintenant que les grains soient soumis à une force constante en grandeur et en direction. Leur mouvement, modifié dans la direction de cette force, ne sera pas changé à angle droit de cette direction; l'équation précédente restera donc applicable, en ce qui regarde la projection des déplacements sur un axe horizontal, quand les grains n'auront pas la même densité que le liquide inter-granulaire. Reste à exprimer le coefficient de diffusion en fonction de paramètres expérimentalement accessibles. Dans le cas de grains sphériques de rayon a, Einstein y arrive facilement en considérant l'état de régime permanent qui se trouve réalisé quand une force constante, qui n'est pas forcément la pesanteur, tirant sur les grains, maintient, malgré la diffusion, des concentrations différentes en des tranches perpendiculaires à la direction de la force. En écrivant alors que, à chaque instant, il passe au travers de tout plan perpendiculaire à la force autant de grains dans un sens, sous l'action de cette force, qu'il en passe dans le sens inverse sous l'action de la diffusion, Einstein obtient l'équation

D = ((R*T)/N)*(1/(6*Pi*a*zeta)),

mais, cette fois, en s'aidant d'hypothèses que n'implique pas nécessairement l'irrégularité du monument brownien. L'une de ces hypothèses, par laquelle s'introduit la viscosité zeta du liquide, consiste à admettre la loi de Stokes dans le cas d'une force constante appliquée aux grains qu'anime le mouvement brownien. J'ai montré plus haut. (n° 31) que cette extension, alors discutable, peut être expérimentalement établie, ce qui dispense d'en chercher une justification théorique. L'autre hypothèse, qui nous est déjà familière, et par laquelle s'introduit la constante N d'Avogadro, consiste à admettre que l'énergie moyenne d'un granule est égale à l'énergie moléculaire. C'est précisément. par là que la théorie d'Einstein suggère une vérification de l'hypothèse qui place dans l'agitation moléculaire l'origine du mouvement brownien. Cette vérification est théoriquement facile: il suffit de comparer les deux équations qui précèdent pour obtenir l'équation

ki^2 = tau*((R*T)/N)*(1/(3*Pi*a*zeta)),


dans laquelle ne figurent plus, hormis N, que des grandeurs directement mesurables. Il n'y aura plus qu'à voir si les valeurs de N données par cette formule concordent avec les valeurs trouvées par ailleurs. Il me parait juste de rappeler que, presque en même temps qu'Einstein et par une autre voie, Smoluchowski est arrivé à une formule peu différente dans son remarquable Mémoire sur une théorie cinétique du mouvement brownien (Bulletin de l'Académie des Sciences de Cracovie, juillet 1906) (rédigé en français) où l'on trouve, outre des réflexions très intéressantes, un excellent historique des travaux antérieurs à 1905. Faisant un pas de plus, et se servant de ce que, si l'équipartition de l'énergie est vérifiée, l'énergie moyenne de rotation autour d'un axe est égale à l'énergie moyenne de translation parallèlement à un axe, Einstein a même réussi à obtenir une équation qui donne, en un temps donné, le carré moyen (alpha^2) de la rotation du grain autour d'un axe :

((alpha)(barre)^2) = tau*((R*T)/N)*(1/(4*Pi*zeta*(a^3))),

qui, elle aussi, peut servir de point de départ à une vérification expérimentale, plus difficile niais pas impossible, comme je le montrerai plus loin (numéro 32). Mais d'abord je veux m'occuper de celle des formules d'Einstein qui concerne les translations.

28. Épreuve expérimentale de la théorie d'Einstein. — Premiers essais. — On peut remarquer d'abord que c'est le volume des grains, et non leur masse, qui figure dans cette formule. Des poussières métalliques denses, des gouttelettes d'huile, et même des bulles d'air, auraient donc à volume égal exactement la même agitation. C'est, en effet, ce que de bons observateurs affirmaient depuis longtemps déjà (JEVONS, Proc. Manch. Soc., 1869, p.78 — CARBONNELLE et THIRION, Revue des Questions scientifiques, 1880, p.5 — Gouy, Comptes-rendus, t. CIX, 1889, p.102). Sans doute, ce n'étaient là que des impressions qui ne s'appuyaient sur aucune détermination précise, mais enfin qui suffisaient à montrer que, au contraire de ce qu'on aurait pu penser, un grain lourd et un grain léger de même taille s'agitent à peu près de même. Pas plus que la taille du grain, la théorie d'Einstein ne fait intervenir l'électrisation qu'il prend en général au contact du liquide. Le contraire avait été supposé par divers auteurs qui affirmaient, sans d'ailleurs en donner de raison, que l'électrisation des grains était la condition nécessaire de leur agitation. L'inexactitude de cette hypothèse a été montrée par Svedberg, qui, en ajoutant graduellement des traces de sulfate d'aluminium à une solution colloïdale d'argent, renversa le signe de l'électrisation des• grains et passa par une valeur nulle de cette électrisation sans apercevoir à aucun instant le moindre ralentissement dans l'activité du mouvement brownien. En ce qui regarde l'influence de la température et de la viscosité, on peut citer d'abord, quoique leur signification soit bien incertaine, quelques observations intéressantes d'Exner qui, antérieures à la théorie d'Einstein, n'ont pu en tout cas être influencées par cette théorie. Exner a opéré sur des grains de.gomme-gutte, dont il estimait le rayon (à 25 pour 100 près?) d'après l'aspect de l'image (élargie, comme on sait, par la diffraction). Il suivait aussi bien que possible, à la chambre claire, la trajectoire pendant un temps donné, et divisait par ce temps le chemin curviligne total ainsi obtenu, espérant atteindre au moins approximativement la vitesse vraie du grain. Nous avons vu (numéro 13) que de telles évaluations sont grossièrement fausses et que la vitesse vraie est colossalement plus grande que la vitesse apparente ainsi obtenue. Mais le rapport, à deux températures, des longueurs des trajectoires dessinées pendant un temps donné peut (?) n'être pas très différent du rapport des longueurs des cordes joignant les extrémités de la trajectoire; en d'autres termes, le rapport des prétendues vitesses observées par Exner à deux températures peut être approximativement égal au rapport des déplacements, pendant un même temps, pour ces deux températures. Or Exner dit que la vitesse d'un grain est à peu près multipliée par 1,6 quand on passe de 20° à 71°. Ce nombre est presque égal à la racine carrée 1,7 du rapport [(273 + 71)/(273 + 20)]*[(0,010)/(0,004)] qui, d'après Einstein, doit être le carré du rapport des déplacements moyens pendant un même temps, aux deux températures considérées. On peut voir là au moins une présomption de vérification partielle de la formule en question. Incidemment, on voit sur cet exemple que l'activation de mouvement brownien. qui accompagne une variation de température tient surtout à la variation corrélative de viscosité. Exner, qui espérait atteindre les vraies vitesses, constatant que ce qu'il croyait être l'énergie cinétique du grain était bien loin de varier proportionnellement à la température absolue, en concluait à tort que les grains ne pouvaient être regardés comme analogues aux molécules d'un fluide. Quelques années plus tard, et en possession cette fois de la formule d'Einstein, Svedberg tenta tout de suite un contrôle expérimental et crut obtenir une vérification satisfaisante ("Studien zur Lehre von den kolloidalen Losungen" (Nova Acta Reg. Soc. Sc. Upsaliensis, 4ème série, t.II, Upsala, 1907), et " Ion", 1909). Mais je dois dire que cette partie de son travail, fort intéressant par ailleurs (absence plus haut signalée de toute relation entre l'électrisation, de contact et le mouvement brownien, et découverte de solutions colloïdales métalliques en liquides non ionisants), ne me paraît pas justifier les conclusions optimistes qu'il en tire et laisse sans réponse la question posée. Les déplacements qu'il a observés sont de 4 à 6 fois plus grands que ceux qui, d'après ses calculs, vérifieraient la formule ; au premier abord, tenant compte des difficultés expérimentales, on est tenté de voir là au moins une concordance grossière, mais un examen attentif révèle un désaccord réellement énorme. En effet, un déplacement 4 à 6 fois trop grand suppose, si la formule est exacte, un rayon 25 fois plus petit que le rayon admis par Svedberg, c'est-à-dire, pour un même poids de substance, environ 12.000 fois plus de grains dans un volume donné. Or un des moyens employés par Svedberg pour trouver le rayon consiste précisément à compter le nombre de grains contenus dans un volume connu d'émulsion titrée, et il est tout à fait impossible qu'il ait vu dans ce volume 12.000 fois moins de grains qu'il n'y en avait. Mais il y a plus : pour faire ses calculs, Svedberg attribue à la constante N d'Avogadro la valeur 4.10^(23), admissible à cette époque, mais certainement trop faible, presque de moitié. Donnant à N une valeur plus exacte, on voit que les déplacements moyens qu'il indique sont plus de 7 fois trop grands, et il faudrait qu'il eût trouvé dans le volume d'émulsion exploré 125.000 fois trop peu de grains ! La conclusion évidente des expériences de Svedberg serait donc, à l'encontre de ce qu'il dit, que la formule d'Einstein est sûrement fausse. Heureusement, il y a probablement peu de rapport entre les grandeurs ki et tau qui figurent dans la formule et les grandeurs mal définies introduites à leur place par Svedberg. Grâce à un écoulement convenable, il imprimait à l'émulsion observée un mouvement uniforme assez rapide pour que, en raison de la persistance des impressions lumineuses, chaque grain donnât pour l'oeil une trajectoire brillante. A cause du mouvement brownien, cette courbe est dentelée à angle droit du déplacement d'ensemble. Mais pour qui connaît l'irrégularité absolue du mouvement brownien, il paraîtra tout à fait impossible que ces trajectoires puissent être, comme le dit Svedberg, évidemment victime d'une illusion, "des lignes régulièrement ondulées d'amplitude et de longueur d'onde bien définies!" Par comparaison avec un micromètre oculaire, Svedberg estimait les grandeurs des quantités (en fait inexistantes) qu'il appelle la longueur d'onde et l'amplitude de l'oscillation. Tenant compte de la vitesse d'entraînement du liquide, il calculait alors la durée de l'oscillation, qui serait le temps pendant lequel un grain subit à angle droit du déplacement d'ensemble un déplacement égal au double de l'amplitude. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'insister sur l'incertitude, à mon avis complète, qui résulte d'une méthode aussi discutable et d'estimations aussi vagues. Au contraire, il est a priori tout à fait correct, pour avoir le déplacement moyen d'un grain en un temps fixé, de pointer les positions successives de l'image de ce grain sur des photographies tirées à intervalles de temps égaux. Victor Henri a fait dans ce sens une étude cinématographique du mouvement brownien de grains naturels du latex de caoutchouc. Il s'agissait de grains relativement gros dont le diamètre fut estimé, d'après la grandeur des images, être d'environ 1 micron. A part que le déplacement moyen en un temps donné variait bien à peu près comme la racine carrée du temps, l'ensemble de ces mesures parut défavorable à la théorie d'Einstein. Dans l'eau neutre, le déplacement moyen, presque 3 fois plus grand que n'indiquerait la formule, ne pourrait s'accorder avec elle que si le diamètre du grain, évalué à 1 micron, était réellement 8 fois plus petit; or cela n'est pas admissible (à ce diamètre le grain ne serait même pas perceptible, l'éclairage étant direct). Mais, ce qui serait encore beaucoup plus grave, il semblait que des traces d'acide ou d'alcali, qui ne changent pas appréciablement la viscosité, et d'ailleurs insuffisantes pour agglutiner les grains de caoutchouc, ralentissaient extrêmement leur agitation. Par exemple, dans de l'eau faiblement acidulée, le déplacement moyen devenait environ 9 fois plus petit que dans l'eau neutre, ce qui, pour des grains de même apparence extérieure, eût exigé un diamètre 80 fois plus grand que dans l'eau neutre. Cette énorme variation est complètement inconciliable avec la théorie d'Einstein et plus généralement avec toute théorie qui néglige la nature du fluide inter-granulaire et ne le fait intervenir que par sa viscosité. Autant que j'ai pu juger par la conversation, il se produisit alors, chez les physiciens français qui suivaient de près ces questions, un courant d'opinion qui m'a très vivement frappé, en me prouvant combien est limité, au fond, le crédit que nous accordons aux théories, et à quel point nous y voyons des instruments de découverte plutôt que de véritables démonstrations. Sans hésiter, on admit que la théorie d'Einstein était incomplète ou inexacte. D'autre part il n'y avait pas lieu de renoncer à placer dans l'agitation moléculaire l'origine du mouvement brownien, puisque je venais de montrer par l'expérience, qu'une émulsion diluée se comporte comme un gaz parfait très dense dont les molécules auraient un poids égal à celui des grains de l'émulsion. On se borna donc à supposer qu'il s'était glissé dans les raisonnements d'Einstein quelque hypothèse complémentaire injustifiée.

29. Confirmation expérimentale de la théorie d'Einstein. — Cependant, comme Victor Henri avait seulement estimé le diamètre de ses grains, et comme lui même avait fait des réserves sur la généralité de ses résultats, je pensai qu' il pouvait encore être utile de mesurer le déplacement moyen des grains de diamètre exactement connu que je savais préparer. Un étudiant qui travaillait dans mon laboratoire, M. Chaudesaigues, voulut bien se charger de ces mesures. Faute d'appareil chrono-photographique, il pointait la position d'un grain à la chambre claire, de demi-minute en demi-minute, recommençait avec un autre grain, et ainsi de suite, faisant en général quatre lectures par grain. Dès les premières mesures, il devint manifeste, contrairement à ce qu'on pouvait attendre, que les déplacements vérifiaient au moins approximativement l'équation d'Einstein. En même temps je m'assurais que l'addition de traces d'acide n'altérait pas appréciablement le mouvement des grains, pourvu que ces grains fussent éloignés des parois (malgré que cette addition annulât, puis changeât de signe l'électrisation que ces grains prenaient par contact avec l'eau). Bref, il faut admettre que quelque complication inconnue ou quelque cause d'erreur systématique ont faussé les résultats de Victor Henri, car les mesures que je vais résumer ne peuvent laisser aucun doute sur l'exactitude rigoureuse de la formule proposée par Einstein. Comme je viens de dire, les grains que j'avais préparés furent pointés à la chambre claire, le microscope étant vertical, ce qui donne les projections horizontales des déplacements. Opérant sur papier quadrillé, on a directement les projections sur deux axes rectangulaires des divers segments ainsi obtenus, mais il est inutile de les mesurer, car la somme des carrés dé ces projections est égale à la somme des carrés des segments, en sorte que pour avoir le carré moyen de la projection sur un axe, il suffit de mesurer un à un ces segments, de calculer leurs carrés, et de prendre la moitié de la moyenne de ces carrés. Il n'y a plus alors qu'à voir si la valeur donnée pour N par l'équation d'Einstein,

(ki^2) = tau*((R*T)/N)*(1/(3*Pi*a*zeta)),

concorde, dans les limites des erreurs d'expérience, avec la valeur déjà déterminée. A titre préliminaire, M. Chaudesaigues étudia des grains de gomme-gutte relativement gros, mais assez médiocrement identiques, de rayon à peu près égal à 0,45 microns. Il nota le déplacement de 40 de ces grains pendant 1 minute, et de 25 pendant 2 minutes; ces pointés donnèrent pour N la valeur 94.10^(22). D'autre part, 30 grains sensiblement identiques, de rayon un peu supérieur, égal à 0,50 microns, me donnaient 66.10^(22), ce qui fait en moyenne 80.10^(22) pour ce groupe de grains. M. Chaudesaigues étudia ensuite les grains de rayon égal à 0,212 microns qui m'avaient permis ma détermination la plus précise de N (numéro 24). Les deux tableaux suivants résument les mesures faites avec deux séries de 50 grains, suivis chacun de 30 en 30 secondes pendant 2 minutes, la viscosité étant 0,011 pour la première série (eau à 17 degrés), et 0,012 pour la seconde :

  • Durée en secondes
  • Déplacement horizontal moyen (en microns).
  • (ki^2).10^(-6)
  • N.10^(-22).
  • N moyen
  • Première série.
  • 30; 8,9; 50,2; 66;
  • 60; 13,4; 113,5; 59;
  • 90; 14,2; 128; 78; 73.10^(22);
  • 120; 15,2; 144; 89;
  • Deuxième série.
  • 30; 8,4; 45; 68;
  • 60; 11,6; 86,5; 70,5; 68.10^(22);
  • 90; 14,8; 140; 71;
  • 120; 17,5; 195; 62;

Enfin, dans une troisième série, toujours avec des grains du même rayon, le liquide inter-granulaire a été de l'eau fortement sucrée, presque 5 fois plus visqueuse que l'eau pure. Le déplacement moyen en 30 secondes, devenu alors égal à 4,7 microns, est bien réduit à peu près dans le rapport prévu (à un dixième près) et donne pour N la valeur 56.10^(22), plus faible que les précédentes, sans pourtant que l'écart dépasse la grandeur qui se trouve possible en raison des irrégularités de statistique et surtout des causes d'erreur, un peu augmentées par la complication.plus grande de l'expérience. La moyenne brute de ces quatre séries de mesures, sensiblement égale à la moyenne des deux meilleures. séries prises seules, est exactement 70.10^(22), pratiquement identique à celle que j'ai trouvée par la méthode complètement différente qui se fonde sur la répartition de régime permanent des grains. L'accord est aussi parfait que possible et, encore une fois, ne peut laisser aucun doute. Si l'on attribuait aux diverses valeurs indiquées pour N dans les tableaux précédents un poids proportionnel au nombre de déterminations qui les donnent (plus nombreuses par exemple pour l'intervalle de 30 secondes que pour celui de 120 secondes), on aurait une moyenne générale un peu différente, savoir 68,7 (et non 64 comme il a été publié par erreur aux comptes-rendus) au lieu de 70. Je ne crois pas devoir faire cette correction d'ailleurs faible, en raison d'une cause d'erreur qu'il n'est pas sans intérêt d'expliquer et qui a plus d'importance pour les courts intervalles de temps que pour les grands. Chaque fois qu'on pointe un grain, on commet en effet une petite erreur analogue à celle du tir à la cible, erreur qui obéit elle-même à la loi du hasard, et a le même effet sur les lectures que si l'on superposait un second mouvement brownien à calai qu'on veut observer. L'erreur correspondante, qui a forcément pour effet d'accroître le carré moyen (ki^2) calculé, insignifiante pour de grands intervalles de temps et pour de faibles viscosités, prendra d'autant plus d'importance que l'intervalle de temps sera plus court, et la viscosité plus grande. Elle aura toujours pour effet de diminuer un peu la valeur que donneraient pour N des pointés rigoureusement exacts.

30. Deuxième confirmation de la formule d'Einstein. — Il était désirable de contrôler .ces résultats en changeant la substance employée, et, comme pour la répartition en hauteur, avec la collaboration de M. Dabrowski, j'ai repris les mesures en substituant le mastic à la gomme-gutte. Les grains de l'émulsion uniforme étudiée avaient un rayon égal à 0,52 microns. Les rayons éclairants provenaient d'un bec Auer et, comme dans les expériences précédentes, traversaient une cuve épaisse pleine d'eau, qui arrête presque tous les rayons capables d'échauffer l'eau de la préparation. Celle-ci était noyée dans l'eau, ainsi que l'objectif à immersion, et de temps en temps on mesurait la température (qu'il est important de bien connaître, à cause de sa grande influence sur la viscosité) en introduisant un thermomètre dans le corps du microscope, tout contre l'objectif. Nous avons d'abord fait deux séries de mesures en nous succédant au microscope, chacun de nous pointant les grains de 30 en 30 secondes au commandement de l'autre. Dans chaque série, cet intervalle de 30 secondes correspond à environ 200 pointés, l'intervalle de 60 secondes à 100 pointés, et ainsi de suite. Les résultats sont résumés dans le tableau suivant:

  • N.10(-22)
  • Durée en secondes.
  • Première série.
  • Seconde série.
  • 30; 57; 69;
  • 60; 64; 65;
  • 120; 67; 64;
  • 240; 70; 88;

Enfin, dans une troisième série, nous avons mesuré pour 200 grains distincts la grandeur du déplacement en 2 minutes. Ces 200 mesures ont donné pour N la valeur:

77.10^(22).

Ces diverses déterminations indiquent pour N une valeur moyenne comprise, selon les conventions extrêmes qu'on peut faire quant à l'importance des nombres de pointés, entre 72.10^(22) et 74.10^(22), soit environ:

73.10^(22).

Tenant compte des mesures déjà faites avec la gomme-gutte, on peut dire que la considération de 3000 déplacements environ indique pour N.10^(22) la valeur

71,5,

qui concorde bien avec la valeur 70,5 (probablement un peu plus approchée) obtenue par la méthode profondément différente que j'ai d'abord utilisée. La figure ci-jointe reproduit trois dessins obtenus en traçant les segments qui joignent les positions consécutives d'un même grain de mastic, à 30 secondes d'intervalle. C'est le demi-carré moyen de tels segments qui vérifie la formule d'Einstein. L'un de ces dessins contient 50 positions consécutives d'un même grain. Ils ne donnent qu'une idée très affaiblie du prodigieux enchevêtrement de la trajectoire réelle. Si, en effet, on faisait dés pointés de seconde en seconde, chacun de ces segments rectilignes se trouverait remplacé par un contour polygonal de 30 côtés relativement aussi compliqué que le dessin ici reproduit, et ainsi de suite. On saisit sur de tels exemples combien les mathématiciens sont restés près de la réalité en se refusant par instinct logique à admettre les prétendues démonstrations géométriques où l'on regarde comme une évidence expérimentale l'existence d'une tangente en chaque point d'une courbe.

31. La loi de répartition des déplacements. — Nous avons dit (numéro 27) que, dans le cas de grains ayant la densité du liquide inter-granulaire, les déplacements en un temps donné doivent se répartir autour du déplacement moyen selon la loi d'irrégularité de Maxwell (n° 9). Il est utile de vérifier directement cette loi si importante. Cela peut se faire de diverses façons. D'abord, la probabilité pour que la composante selon Ox soit comprise entre x et x + dx doit être

(1/ki)*(1/(sqrt(2*Pi)))*exp(-(x^2)/(2*(ki^2)))*dx,

en désignant toujours par (ki^2) le carré moyen de la composante x, résultat qui restera valable pour tout axe horizontal quand les grains n'auront plus la densité du liquide inter-granulaire (n° 27). Sur N(ronde) observations, le nombre de celles qui donneront des composantes comprises entre x(1) et x(2) sera donc calculable par l'expression

N(ronde)*(1/ki)*(1/(sqrt(2*Pi)))*sum(x(1)...x(2)) (exp(-(x^2)/(2*(ki^2)))*dx),

M. Chaudesaigues a fait ce calcul relativement à un axe horizontal arbitraire, pour les déplacements subis en 30 secondes par des grains de gomme-gutte (Tableaux du numéro 29). Les nombres n de déplacements ayant leur projection comprise entre deux limites données, multiples de 1,7 microns (qui correspondait à 5 mm du quadrillage), sont indiqués dans le tableau suivant:

  • Projections (en microns) comprises entre:
  • Première série.
  • n trouvé.
  • n calculé.
  • Seconde série.
  • n trouvé.
  • n calculé.
  • 0 et 1,7... 38; 48; 48; 44;
  • 1,7 et 3,4... 44; 43; 38; 40;
  • 3,4 et 5,1... 33; 40; 36; 35;
  • 5,1 et 6,8... 33; 30; 29; 28;
  • 6,8 et 8,5... 35; 23; 16; 21;
  • 8,5 et 10,2... 11; 16; 15; 15;
  • 10,2 et 11,9... 14; 11; 8; 10;
  • 11,9 et 13,6... 6; 6; 7; 5;
  • 13,6 et 15,3... 5; 4; 4; 4;
  • 15,3 et 17,0... 2; 2; 4; 2;


Une autre vérification peut-être plus frappante encore et dont je dois l'idée à Langevin, consiste à transporter parallèlement à eux-mêmes les déplacements horizontaux observés, de façon à leur donner une origine commune. Les extrémités des vecteurs ainsi obtenus doivent se répartir autour de cette origine comme les balles tirées sur une cible se répartissent autour du but. C'est ce qu'on voit bien sur la figure, où j'ai reporté 365 observations relatives aux grains de mastic dont j'ai parlé dans le paragraphe précédent. Ici encore le contrôle de la loi de répartition peut être quantitatif. Si, en effet, on admet la loi de probabilité donnée pour une composante x, il est facile de voir que la probabilité pour qu'un déplacement horizontal ait une longueur comprise entre r et r + dr est donnée par l'expression:

(1/(2*Pi*(ki^2)))*exp(-(r^2)/(2*(ki^2)))*2*Pi*r*dr,

ou, simplifiant et remplaçant 2*(ki^2) par le carré moyen (rho^2) du déplacement horizontal,

(2/(rho^2))*exp(-(r^2)/(rho^2))*r*dr,

dont l'intégrale est simplement -exp(-(r^2)/(rho^2)) en sorte que le nombre des déplacements compris entre r(1) et r(2) se calcule immédiatement. Dans le cas de la figure précédente, rho est égal à 7,16 microns et je trouve comme nombres de déplacements compris entre deux limites fixées :

  • Déplacements (en microns) compris entre:
  • n observé.
  • n calculé.
  • 0 et 2: 24; 27;
  • 2 et 4: 76; 71;
  • 4 et 6: 90; 84;
  • 6 et 8: 67; 76;
  • 8 et 10: 45; 54;
  • 10 et 12: 34; 30;
  • 12 et 14: 20; 14;
  • 14 et 16: 4; 5;
  • 16 et 20: 5; 4;

Je trouve enfin une troisième forme de vérification dans l'accord de la valeur effectivement trouvée pour le carré moyen (rho^2) du déplacement horizontal et de celle qu'on peut lui assigner dès que l'on connaît la moyenne epsilon des déplacements horizontaux. Le raisonnement est très analogue à celui qui permet, admettant la loi de Maxwell, de montrer que le carré moyen (U^2) de la vitesse s'obtient en multipliant par (3*Pi)/8 le carré (Omega^2) de la vitesse moyenne (numéro 9). Indiquons ce raisonnement. Nous venons de voir que, sur N(ronde) déplacements, il y en a, entre r et r + dr,

N(ronde)*(2/(rho^2))*exp(-(r^2)/(rho^2))*r*dr,


qui ont pour somme de leurs longueurs

N(ronde)*(2/(rho^2))*exp(-(r^2)/(rho^2))*(r^2)*dr,

La somme de toutes les longueurs est donc

N(ronde)*(2/(rho^2))*sum(0...infini) (exp(-(r^2)/(rho^2))*(r^2)*dr),

c'est-à-dire

N(ronde)*(2/(rho^2))*((sqrt(Pi))/4)*(rho^3) = N(ronde)*(rho)*(sqrt(Pi/4)),

et la longueur moyenne epsilon du déplacement, qui s'obtient en divisant cette somme par le nombre total N(ronde) des déplacements, est donc

epsilon = (rho)*(sqrt(Pi/4)),

c'est-à-dire que, à très peu près,

rho = (9/8)*epsilon.

Ce résultat se vérifie très bien. Par exemple, les déplacements qui ont servi à faire la figure qui précède ont une moyenne égale à 6,4 microns; la valeur prévue pour rho par ce calcul est donc

7,21 microns;

qui est en bon accord avec la valeur

7,16 microns;

effectivement trouvée. Bref, la loi d'irrégularité de Maxwell se vérifie indiscutablement en ce qui regarde son application aux déplacements des grains d'une émulsion. Cela montre que la probabilité d'une certaine valeur x de la projection d'un déplacement sur Ox ne dépend pas des valeurs des composantes y et z (numéro 9). L'indépendance des trois composantes de la vitesse est dès lors difficile.à mettre en doute. il revient au même de dire qu'il devient difficile de mettre en doute la loi de répartition des vitesses de Maxwell, bien que la vérification tout à fait directe, réalisée ici pour les déplacements, fasse encore défaut pour les vitesses.

32. Étude spéciale de très gros grains. — Les raisonnements qui précèdent ne contiennent aucune restriction en ce qui regarde la grosseur des grains, et, à ce qu'il semble, supposent simplement que la masse fluide peut être considérée comme très grande par rapport à ces grains, ce qui revient à négliger l'influence des parois. Si donc aucune hypothèse ne nous a échappé, des objets déjà de grande taille ont encore un mouvement brownien perceptible, puisque d'après la formule d'Einstein une bille de 1 mm de diamètre aurait dans l'eau à 20 degrés une agitation correspondant par minute à un déplacement moyen de 1 micron. Sans pouvoir expérimenter sur des grains aussi gros, j'ai pourtant notablement étendu le domaine où se trouvent à coup sûr vérifiées les lois qui précèdent. Il fallait d'abord préparer à volonté des grains sphériques beaucoup plus gros que ceux des émulsions jusqu'ici étudiées. J'y ai réussi d'une façon que le raisonnement suivant permet de comprendre. Quand on verse de l'eau sans précaution dans une solution résineuse alcoolique, on réalise brusquement une solution aqueuse très fortement sursaturée de résine en chacun de ses points. Si l'on se rappelle ce qu'on sait pat ailleurs de la séparation spontanée d'une phase instable en deux phases (formation de gouttelettes, précipitation de cristaux, etc.), on ne sera pas surpris qu'alors les germes autour desquels grossira la phase insoluble apparaissent en nombre extrêmement grand. Chacun d'eux, ne pouvant épuiser qu'un espace très petit, donnera donc un grain très petit, et, en effet, lors du mélange brutal de solution alcoolique et d'eau, il se produit des grains dont le diamètre est généralement bien inférieur à 1 micron. Mais si, au lieu d'eau pure, on mélangeait à la solution alcoolique une eau fortement alcoolisée où la solubilité de la résine, bien que déjà faible, serait encore appréciable, il y aurait chance que les germes naissent en beaucoup moins grand nombre, et par suite que les sphères de résine, qui ne peuvent jamais se former qu'autour de tels germes, soient beaucoup plus grosses que dans le cas précédent. Et c'est bien en effet ce que j'ai constaté en faisant arriver lentement de l'eau pure, au moyen d'un entonnoir à pointe effilée, sous une solution alcoolique à environ 5 pour 100 de gomme-gutte ou de mastic. Une zone de passage continu s'établit alors forcément entre les deux liquides; dès qu'une couche contient assez d'eau pour que la sursaturation y soit notable, des germes s'y forment qui grossissent en interceptant la résine arrivée des couches supérieures, sans que .jamais cette sursaturation puisse s'élever aux valeurs qui entraîneraient l'apparition de germes très nombreux. Enfin, en raison même de ce grossissement, les grains deviennent bientôt tellement lourds, qu'ils tombent, malgré leur mouvement brownien, traversant les couches d'eau pure où ils se lavent, dans le fond de l'appareil, où il n'y a plus qu'à les recueillir par décantation. J'ai ainsi précipité toute la résine de solutions alcooliques de gomme-gutte ou de mastic sous forme de sphères dont le diamètre, pratiquement jamais inférieur à 2 microns, généralement voisin de 10 microns, peut atteindre 50 microns. Ces grosses sphères ont l'aspect de billes de verre, jaune pour la gomme-gutte, incolore pour le mastic, qu'on brise facilement en fragments irréguliers; elles semblent fréquemment parfaites et donnent à la façon des lentilles une image réelle reconnaissable de la source lumineuse qui éclaire la préparation (manchon Auer, par exemple), image sur laquelle on met aisément le microscope.au point. Mais à peu près aussi souvent. elles contiennent des inclusions de réfringence un peu différente. Je n'ai pu me fixer complètement sur l'origine et la nature de ces inclusions, grâce auxquelles on perçoit facilement les mouvements irréguliers de rotation des sphères. Enfin, et de façon exceptionnelle, il arrive qu'un grain soit formé de deux sphères accolées tout le long d'un petit cercle, résultant évidemment de la soudure de deux sphères pendant qu'elles étaient en train de grossir autour de leurs germes respectifs. Au double point de vue de la naissance de germes et de leur vitesse d'accroissement, ces diverses apparences présentent de l'intérêt en dehors du but spécial ici poursuivi. Quoi qu'il en soit de ces nouveaux problèmes, nous savons à présent préparer des gros grains sphériques. On pourra les séparer selon leurs tailles, par un fractionnement semblable à celui qui nous a réussi pour les petits grains (numéro 16), mais cette fois sans avoir besoin de recourir à la centrifugation, et simplement en utilisant le fait que les plus gros tombent le plus vite. Voyons comment on peut poursuivre sur de tels grains, ayant par exemple un diamètre de 10 microns à 12 microns, les lois fondamentales du mouvement brownien.

Ces inclusions ne peuvent avoir une composition bien différente du reste du grain, car elles modifient à peine la densité, éprouvée dans une solution aqueuse d'urée par la méthode de flottement de Retgers. Je pense qu'elles sont formées par un mélange très visqueux renfermant encore un peu d'alcool, semblable à celui qui se sépare lentement, quand on étend de très peu d'eau une solution alcoolique déjà faiblement aqueuse et saturée de résine (le lendemain on trouve au fond du vase une couche mince très visqueuse faite de résine presque pure). Des gouttelettes de ce genre, arrivant par mouvement brownien dans une couche où se sépare de la résine vitreuse proprement dite, peuvent être englobées dans le grossissement plus rapide (la raison de cette rapidité m'étant inconnue) de sphères de cette résine pure.


On ne peut guère songer à étudier, dans l'eau, leur raréfaction progressive en fonction de la hauteur. Il suffit d'appliquer la formule de raréfaction (n° 24) pour s'apercevoir que, dans le cas du mastic, chaque élévation de seulement 1 micron suffit à diviser la concentration des grains par environ 60.000 (la raréfaction serait encore plus rapide avec la gomme-gutte). Cela revient à dire que tous les grains sont ramassés au voisinage immédiat du fond, ce que l'on constate en effet, mais ce qui ne permet aucune mesure. Les grains se répartiraient, au contraire, dans toute l'épaisseur de la préparation, si, par dissolution d'un corps approprié, on donnait au liquide inter-granulaire une densité sensiblement égale à celle des grains. Même alors, la vérification quantitative de la loi de distribution reste pratiquement impossible, car, pour la faire au centième près, il faudrait pouvoir répondre du millionième sur les densités. Mais la mesure des déplacements moyens ne semble pas, au moins a priori, devoir comporter alors de difficulté sérieuse, et l'on pourra chercher à voir si la formule d'Einstein s'applique encore. J'ai donc additionné de diverses substances le liquide inter-granulaire, de manière à lui donner la densité des grains. Une complication aussitôt manifestée consiste en ce que la plupart de ces substances coagulent les grains, montrant au reste de la plus jolie manière en quoi consiste le phénomène de coagulation, peu facile à saisir sur les solutions colloïdales ordinaires à grains ultra-microscopiques. On voit, sous l'influence du coagulant, les gros grains étudiés se disposer en amas de grains accolés, assez semblables à des grappes de raisin, ou même à des empilements réguliers de boulets. Ce résultat simple et direct enlève de la vraisemblance aux hypothèses compliquées, permises tant qu'on ne voyait pas, dans le détail, le phénomène de coagulation, suivant lesquelles les grains d'un coagulum pourraient être liés les uns aux autres sans être en contact. A la dose nécessaire pour amener les grains à flotter au sein du liquide, les sels ordinairement considérés comme faiblement coagulants et le sucre même ont tous coagulé mes gros grains de mastic. L'urée seule a eu un pouvoir coagulant assez faible pour permettre de suivre les mouvements de grains isolés. Le liquide inter-granulaire de densité convenable contenait environ 27 pour 100 d'urée, et sa viscosité valait 1,28 fois celle de l'eau pure. Une partie des grains flottaient alors entre deux eaux et pouvaient être utilement observés; leur nombre a toujours été très petit, en raison des très faibles différences de densité qui suffisent, on vient de le voir, pour amener les grains tout près du fond ou de la surface. Certaines mesures ont été faites dans une cuve de 1 mm de hauteur, aussi haute par rapport aux gros grains que l'étaient les premières par rapport aux petits. Mais, après examen, les mouvements ont paru les mêmes dans cette haute cuve ou dans les cuves de 100 microns seulement, et l'on conçoit, en effet, que la distribution des mouvements moléculaires autour du grain, qui détermine son mouvement, atteigne son régime normal à une distance des parois qui n'a rien à faire avec la grosseur des grains. J'ai suivi à la chambre claire deux de ces grains, sensiblement égaux (diamètre égal à 11,5 microns) et mesuré environ 100 déplacements. ils donnent pour N, par application de la formule d'Einstein, 78.10^(22). En d'autres termes, le déplacement horizontal moyen par minute à 25° fut trouvé égal à

2,35 microns,

alors que la valeur calculée (N égal à 70,5.10^(22)) serait

2,50 microns.

Tenant compte de toutes les difficultés rencontrées et du petit nombre de pointés, l'accord est presque inespéré, et l'on ne peut douter que la théorie d'Einstein ne reste alors valable. Or, le fondement principal de cette théorie est le théorème d'équipartition dé l'énergie cinétique. Il est donc établi par les expériences précédentes qu'un grain de mastic de 11,5 microns de diamètre a même énergie cinétique moyenne que le plus petit des grains étudiés dans mes autres expériences, qui pesait environ 60.000 fois moins. C'est là, je pense, la vérification jusqu'à ce jour de beaucoup la plus étendue de l'équipartition de l'énergie cinétique de translation.

33. Les mouvements browniens de rotation et l'énergie de rotation. — Enfin, grâce aux inclusions qui rendent manifeste une rotation spontanée et irrégulière des gros grains sphériques, j'ai pu établir, par l'expérience, une des propositions les plus importantes de la théorie cinétique, savoir: l'égalité moyenne des énergies de rotation et de translation. Cette proposition permet en effet d'établir l'équation donnée par Einstein pour les rotations:

(alpha^2) = tau*((R*T)/N)*(1/(4*Pi*zeta*(a^3))),

et il suffit de voir si cette équation se vérifie. En fait, si l'on a souvent signalé l'existence d'un vif mouvement brownien de rotation, on n'a jamais essayé de le mesurer, ce que l'on comprend, si la formule est exacte, en voyant qu'elle indique pour des grains de 1 micron de diamètre une rotation moyenne de 100 degrés par seconde. Mais, pour mes grains de 10 microns à 15 microns, la rotation prévue n'est plus que de quelques degrés par minute et doit être facilement mesurable. J'ai, en effet, réussi à fixer de minute en minute l'orientation de sphères de mastic ayant environ 13 microns de diamètre, en suspension dans une solution d'urée; il suffisait, pour cela, de pointer les positions successives de petites inclusions dont la distance au centre avait été mesurée. On a dès lors les éléments nécessaires pour calculer la composante de la rotation autour d'un axe quelconque. Les calculs numériques, dont le détail n'a pas d'intérêt, donnent pour N, après utilisation d'environ 200 mesures d'angle, la valeur 65.10^(22). En d'autres termes, ces mesures indiquent pour sqrt(alpha^2) par minute, la valeur

14,5 degrés,

alors que le calcul prévoit une rotation de

14 degrés.

La concordance est remarquable, si l'on songe aux difficultés des mesures et à l'incertitude complète où l'on était a priori en ce qui regarde même l'ordre de grandeur des rotations. Les grains utilisés pour ces mesures sont environ 100.000 fois plus lourds que les petits grains de gomme-gutte d'abord étudiés. Ainsi l'équipartition de l'énergie se trouve établie dans ce très grand intervalle. Incidemment, sa vérification pour les rotations est une confirmation expérimentale des raisonnements de théorie cinétique qui ont permis de prévoir le rapport C/c des chaleurs spécifiques d'un gaz parfait..

34. En résumé, la théorie cinétique moléculaire du mouvement brownien se vérifie à tel point dans toutes ses conséquences qu'il devient difficile, quelque prévention qu'on ait contre l'atomisme, de rejeter cette théorie. En second lieu, l'étude quantitative, de la loi de répartition des, grains d'une émulsion d'une part, de l'activité du mouvement brownien d'autre part, conduit de.deux façons différentes à la même valeur précise de la constante d'Avogadro, invariant essentiel de la théorie cinétique. Il est intéressant de comparer cette valeur à celles qu'on a obtenues par d'autres voies. Bien que, pour la plupart, elles ne comptent pas encore autant de précision, leur concordance tire une grande valeur démonstrative de l'extrême diversité des moyens qui les fournissent. Sans pouvoir expliquer en détail ces moyens, je veux tout au moins les énumérer, afin de faciliter une perspective d'ensemble des questions où la réalité moléculaire s'impose avec le plus de force.

IV.

35. Indications données par la diffusion. — Comme ce point de vue se rapporte immédiatement à la théorie d'Einstein, je dirai quelques mots d'abord des renseignements assez vagues qu'on peut retirer de la mesure des coefficients de diffusion. D'après une des formules d'Einstein, le coefficient de diffusion de grains sphériques est donné par l'expression

((R*T)/N)*(1/(6*Pi*zeta*a)).

On peut espérer que cette formule s'applique encore grossièrement dans le cas de molécules un peu grosses comme celles de sucre ou de phénol, et voir si la formule ainsi admise conduit pour N à des valeurs acceptables. C'est naturellement ce qu'essaya Einstein sitôt qu'il fut en possession de cette for mule. Dans le cas du sucre on aurait donc approximativement à 18°

(0,33)/(86.400) = [(83,2.10^(6).291)/(6*Pi*(0,0105))]*(1/(N*a)),

ou

(N*a) = 3.10^(-16).

Reste à trouver le rayon (?) de la molécule de sucre. Le plus simple est de le considérer comme approximativement donné par le volume spécifique du sucre solide (Langevin), ou, de façon un peu plus précise encore, d'observer que, dans ce solide, les molécules ne peuvent pas être plus rapprochées que dans une pile de boulets (n°11), et sont probablement moins écartées que dans un liquide ordinaire (où, d'après Van der Waals, le volume apparent vaut quatre fois le volume vrai des molécules). Il en résulterait pour N une valeur comprise entre

85.10^(22) et 150.10^(22).

Les mêmes calculs appliqués, au phénol, dont la formule structurale indique des molécules plus ramassées, donnent pour N une valeur meilleure comprise entre

60.10^(22) et 100.10^(22).

En réalité, Einstein obtenait les rayons de façon plus compliquée et plus incertaine, d'après la différence entre la viscosité de l'eau pure et la viscosité de la solution (Ann. der Phys., 1905). Il trouvait ainsi dans le cas du sucre une valeur de N égale à:

40.10^(22).

Toutes ces valeurs sont grossièrement concordantes et l'on ne peut guère espérer mieux d'un raisonnement qui suppose sphériques des molécules de saccharose (beaucoup plus probablement assimilables à de longs cylindres). Pour la molécule cyclique du phénol, le résu ltat est déjà bien meilleur, et sensiblement aussi approché que le résultat obtenu par application de la théorie de Van der Waals (n°11). Or le raisonnement d'Einstein suppose valable la loi de Stokes. Il est donc probable que cette loi, dont j'ai prouvé directement l'exactitude jusqu'à des dimensions de l'ordre du dixième de micron (numéro 21), reste encore exactement vérifiée pour de grosses molécules dont le diamètre n'atteint pas le millième de micron. C'est là sans doute le résultat le plus intéressant que nous devons à cette considération des coefficients de diffusion. Il nous permettra tout à l'heure d'appliquer avec sécurité la loi de Stokes dans le cas des ions en mouvement dans un gaz (n° 38).

36. Indications données par la mobilité des ions. — Une extension plus hardie encore de la loi de Stokes se trouve à la base d'une idée très ingénieuse développée par M. Pellat (Traité d'Électricité, t. III, p.56). Soit u la vitesse moyenne du transport électrique manifesté par un ion monovalent de rayon a et de charge e dans un champ électrique H. On aura, si la loi de Stokes est applicable,

6*Pi*zeta*a*v = (H*e),

équation qui trouve tout au moins une vérification partielle dans le fait bien connu que la vitesse v est proportionnelle au champ. Multiplions par la constante N d'Avogadro les deux membres de cette équation ; nous aurons, en nous rappelant que (N*e) vaut 29.10^(13) unités électrostatiques,

6*Pi*zeta*(v/H)*(a*N) = 29.10^(13).

Si, d'autre part, nous admettons que le volume de l'ion chargé se calcule approximativement, à partir du volume Phi de l'atome-gramme à l'état solide, comme celui d'une molécule neutre à partir d'une molécule-gramme solide [hypothèse qui paraîtra possible, mais pas nécessaire, si l'on se reporte à la façon dont les chocs définissent le rayon d'un atome (n° 10)], nous aurons à peu près, comme nous l'avons indiqué au paragraphe précédent,

0,25*Phi < (4/3)*Pi*(a^3)*N < 0,73*Phi,

et ces deux relations donneront un ordre de grandeur pour a et N. Appliquons, non pas au mercure, comme fait M. Pellat (car la mobilité de l'ion mercure, inconnue, ne peut être fixée que de façon hypothétique), mais à ceux des ions monovalents qui sont le mieux étudiés. Pour l'argent, dont le volume atomique est faible, on trouve ainsi

63.10^(22) < N < 108.10^(22),

soit une valeur moyenne 85.10^(22) sensiblement aussi approchée que les valeurs données par Van der Waals. Mais les métaux alcalins, et surtout le caesium, sans avoir à l'état d'ions une mobilité bien différente de celle de l'argent, ont un volume atomique beaucoup plus élevé (et d'ailleurs très bien connu), donnent pour N des valeurs moins bonnes. C'est ainsi que, à 30 pour 100 près en plus ou en moins, le potassium donnerait la valeur 30.10^(22), et le caesium la valeur 25.10^(22), presque trois fois trop faibles. Un tel désaccord n'eût pas semblé bien grand il y a seulement quelques années, et l'on n'aurait même osé affirmer qu'il y avait désaccord certain. A présent, nous avons le droit de dire que ce résultat montre, ou bien que la loi de Stokes commence décidément à ne plus bien s'appliquer pour cette extrême petitesse (sans que l'écart devienne encore énorme), ou que l'atome de potassium par exemple a un rayon deux fois et demie plus petit lorsqu'il est dans l'eau, sous forme d'ion, que lorsqu'il est dans le métal massif. Il faudrait un second renseignement, obtenu sans faire intervenir la loi de Stokes, pour élucider cette question.

37. Indications tirées de la couleur bleue du ciel. — Une méthode très curieuse et complètement différente, due à lord Rayleigh, fait intervenir la diffraction de la lumière qui nous vient du Soleil par les molécules de l'atmosphère. Quand un pinceau de lumière blanche pénètre dans un milieu où se trouvent de fines poussières, la trajectoire de ce rayon est rendue visible latéralement grâce à la lumière diffusée ou diffractée par ces poussières. Le phénomène subsiste quand les poussières deviennent de plus en plus fines (et c'est ce qui permet l'observation ultra-microscopique), mais la lumière opalescente diffractée vire au bleu, la lumière à courte longueur d'onde subissant donc une diffraction plus forte. De plus, la lumière ainsi éparpillée se trouve polarisée dans le plan qui passe par le rayon incident et l'oeil de l'observateur. Aucune limite de petitesse n'est a priori assignée aux particules diffractantes. Lord Rayleigh suppose que même les molécules agissent comme les poussières encore perceptibles au microscope et que c'est là l'origine de la lumière bleue qui nous vient du ciel pendant le jour. En accord avec cette hypothèse, la lumière bleue du ciel observée dans une direction perpendiculaire aux rayons solaires est fortement polarisée. Il est au reste difficile d'admettre qu'il s'agit là d'une diffraction par des poussières proprement dites, car le bleu du ciel n'est guère affaibli quand on s'élève à 2000 m ou 3000 m dans l'atmosphère la plus pure, bien au-dessus de la plupart des poussières qui souillent l'air au voisinage immédiat du sol. Sans se contenter de cette conception qualitative, lord Rayleigh, développant la théorie élastique de la lumière, a calculé le rapport qui doit exister, dans son hypothèse, entre l'intensité du rayonnement solaire direct et celle de la lumière bleue. De façon précise, supposons qu'on observe le ciel dans une direction qui fait un angle phi avec la verticale et un angle alpha avec les rayons solaires; les éclairements e et E obtenus au foyer d'un objectif successivement pointé vers cette région du ciel et vers le Soleil sont, pour chaque longueur d'onde lambda, dans le rapport

(e/E) = [9*(Pi^3)*(omega^2)*[(1 + (cos^2)(beta))/(2*cos(phi))]]*(p/(M*g))*(((R(ronde))^2)/(lambda^4))*(1/N),

omega désignant le demi-diamètre apparent du Soleil, p la pression atmosphérique au lieu de l'observation, g l'accélération de la pesanteur, M la masse de la molécule-gramme d'air, R(ronde) le pouvoir réfringent moléculaire de l'air (soit (M/d)*[((n^2) - 1)/((n^2) + 2)]) et N la constante d'Avogadro, qui peut donc être fixée par cette équation même, supposée exacte. La probabilité de cette exactitude est d'ailleurs augmentée par le fait que Langevin, partant d'une théorie électromagnétique, retrouve exactement la même équation ((n^2) remplacé par le pouvoir diélectrique K). On voit que l'extrême violet du spectre visible subit une diffraction environ seize fois plus forte que l'extrême rouge, ce qui explique bien la coloration observée. Pour être précis, un contrôle de cette théorie doit être réalisé à une hauteur suffisante pour éviter les perturbations dues aux poussières (fumées, gouttelettes, gros ions, etc.). De plus, les mesures doivent être spectrophotométriques. Cette dernière condition n'est malheureusement pas réalisée dans les seules données jusqu'à présent utilisables, dues à M. Sella, qui, du sommet du mont Rose, a comparé, au même instant, l'éclat du Soleil pour une hauteur de 40° au-dessus de l'horizon et l'éclat du ciel au zénith. Ce rapport fut trouvé égal à 5 millions. Portant dans la formule et laissant à lambda l'indétermination qui paraît acceptable, on trouve pour N une valeur comprise entre

30.10^(22) et 150.10^(22).

Ainsi, en ce qui regarde l'ordre de grandeur, la théorie si intéressante de lord Rayleigh se trouve vérifiée, et il est permis de penser qu'on trouvera dans ce sens, par des expériences plus complètes, une détermination précise de N.

38. Mesure directe de la charge d'un ion dans un gaz. — Au lieu de porter l'effort sur la détermination de la constante d'Avogadro ou de l'énergie moléculaire, on peut s'efforcer de déterminer directement l'atome d'électricité qui leur est lié de la façon simple que nous avons vue. C'est ce qu'ont réussi à faire les physiciens de l'École de Cambridge, en déterminant la charge portée par les ions dans les gaz. On ne pouvait savoir a priori si, par exemple, la charge e' d'un ion développé dans un gaz par le passage de rayons X avait un rapport simple avec la charge e que transporte un ion monovalent dans l'électrisation. Naturellement, des mesures précises de e et de e' trancheraient la question ; mais elles ne sont pas nécessaires et l'on doit à Townsend d'avoir établi dès 1900, par un travail expérimental et théorique extraordinairement ingénieux, que, au centième près, les deux sortes d'ions portent la même charge, dont la valeur commune e reste à déterminer par ailleurs (Phil. Trans. of the Royal Soc., 1900, p. 129; traduit dans "Ions, Électrons, Corpuscules", t. II, p.920 (Gauthier-Villars, éditeur)). Considérons les ions d'un même signe, supposés identiques, présents dans un gaz après exposition aux rayons X; quelle que soit leur taille, ils auront même énergie cinétique moyenne que les molécules de gaz et diffuseront dans ce gaz par suite de cette agitation moléculaire. Soit D leur coefficient de diffusion. Soit, d'autre part, u la vitesse uniforme que prennent les ions de charge e' dans ce même gaz, sous l'action d'un champ électrique H. N désignant toujours la constante d'Avogadro, on peut alors établir l'équation

(N*(e')) = ((R*T)/D)*(u/H).

Sans reproduire le raisonnement de Townsend, qui fait appel à des propositions de théorie cinétique non rappelées au cours de ce mémoire, j'observerai qu'on peut très simplement obtenir cette équation, en appliquant aux ions considérés la formule donnée par Einstein pour le coefficient de diffusion, soit

D = ((R*T)/N)*(1/(6*Pi*zeta*a)).

En effet, appliquant la loi de Stokes au mouvement dans le champ électrique, on peut écrire

(H*(e')) = 6*Pi*a*zeta*v,

et, multipliant membre à membre, on obtient précisément l'équation de Townsend. Il suffit donc, pour connaître le produit (N*(e')), de connaître le rapport (u/H) (ou mobilité de l'ion), et le coefficient D de diffusion. Townsend a lui-même mesuré ce coefficient de diffusion dans divers gaz (air, oxygène, hydrogène, gaz carbonique); utilisant alors les mesures de mobilité d'ions antérieurement faites pour ces mêmes gaz, il a trouvé pour (N*(e')) des valeurs dont la moyenne concorde à mieux que 1 pour 100 près avec la valeur 29.10^(13) fixée par l'électrolyse pour le produit (N*e). C'est là un résultat capital, qui élargit singulièrement les notions que pouvait donner l'électrolyse au sujet de l'existence d'un atome d'électricité. Mais, si la première démonstration précise de l'invariance de la charge atomique est due à Townsend, J.-J. Thomson avait déjà réussi à montrer qu'au moins les deux charges sont de même ordre de grandeur, en s'attaquant directement à la mesure absolue de la charge e' (Phil. Mag., t. XLVI, 1898, p. 528; traduit dans "Ions, Électrons, Corpuscules", t. Il, p. 802). Il utilise pour y arriver le fait, établi par C.-T.-R.Wilson, que, dans un gaz humide débarrassé de poussières et brusquement sursaturé par le refroidissement que produit une détente, les gouttelettes d'eau se forment autour des ions qui se trouvent présents dans le gaz. La méthode peut se résumer comme il suit : On mesure par l'un quelconque des moyens usuels la charge E qui se trouve présente sous forme d'ions par centimètre cube d'un gaz maintenu dans un état d'ionisation constante, ce qui donne le produit (n*(e')) du nombre d'ions présents dans ce volume par la charge cherchée e'. Accroissant alors brusquement le volume d'une quantité connue, on détermine la condensation d'une masse d'eau qu'on peut calculer par application des lois connues de la détente adiabatique. Soit m cette masse d'eau par centimètre cube du gaz primitif. Si chaque ion a servi de germe, cette masse est partagée entre n gouttelettes et. l'on a, si a est le rayon de chaque goutte,

m = n*(4/3)*Pi*(a^3).

Or le rayon a peut s'obtenir par application de la loi de Stokes, en mesurant la vitesse de chute du nuage sous l'action de la pesanteur. On petit donc calculer n et par suite e', puisque le produit (n*(e')) est déjà connu. Thomson a trouvé ainsi pour e', dans le cas des ions donnés par les rayons X, des valeurs comprises entre 6,5.10^(-10) et 3,4.10^(-10), cette dernière lui semblant plus probable (1903). Dans le cas des ions négatifs que la lumière ultra-violette engendre à la surface du zinc, il avait trouvé pour e' la valeur sensiblement double 6,8.10^(-10). Il en résulterait que la constante d'Avogadro doit être comprise entre

42.10^(22) et 85.10^(22),

l'incertitude sur la valeur moyenne étant d'au moins 30 pour 100. C'est le degré de précision de la détermination de Van der Waals. Si intéressante et si instructive que soit cette méthode, elle comporte de fortes causes d'erreur: il est supposé en particulier que chaque ion sert de germe, que chaque germe n'en contient qu'un, et que toute la quantité d'eau calculée a été réellement condensée. Les incertitudes sont éliminées par un perfectionnement dû à H.-A.Wilson (Phil. Mag., 1903; traduit dans "Ions, Électrons, Corpuscules", t. II, p. 1107), qui mesure le rapport des vitesses de chute des gouttes, sous l'influence de la pesanteur seule et sous l'influence de la pesanteur aidée ou contrariée par un champ électrique vertical H. On a évidemment

(v(1)/v(2)) = [((4/3)*Pi*(a^3)*g)/((4/3)*Pi*(a^3)*g + H*(e'))],

a étant toujours donné par la loi de Stokes :

(4/3)*Pi*(a^3)*g = 6*Pi*zeta*a*v(1).

H.-A. Wilson trouva ainsi que, sous l'influence du champ électrique, le nuage chargé se divise en deux on même trois nuages de vitesses différentes, correspondant à des charges qui sont entre elles comme 1, 2 et 3. Une goutte peut donc avoir absorbé plusieurs ions, à moins qu'il n'y ait dans le gaz des ions polyvalents. La valeur trouvée pour e' avec le nuage le moins chargé varie d'ailleurs notablement d'une expérience à l'autre, sautant par exemple brusquement pour des conditions en apparence identiques de 2,7.10^(-10) à 4,4.10^(-10). L'ensemble des expériences, à 30 pour 100 près en plus ou en moins, indiquerait pour e la valeur 3,2.10^(-10) et par suite pour N la valeur

90.10^(22).

Malgré l'ingéniosité des perfectionnements réalisés par H.-A. Wilson, une large imprécision subsisterait donc encore, tenant peut-être (Rutherford) à l'évaporation des gouttes d'eau durant leur chute. Pourtant, plus récemment, de nouvelles expériences faites selon le même dispositif par Millikan et Begemann paraissent avoir comporté plus de précision, et donnent pour e la valeur 4,05.10^(-10) et par suite pour N la valeur

72.10^(22),

l'incertitude étant peut-être seulement de quelques centièmes en plus ou en moins.

39. Charge des "gros ions" présents dans les gaz. — On peut rapprocher des mesures précédentes les essais qu'on a faits pour déterminer la charge que prend, selon un mécanisme élucidé par Langevin, une poussière ultra-microscopique dans un gaz ionisé. On comprend, sans que je puisse donner ici le détail de son analyse, que tout ion amené par l'agitation moléculaire près d'une telle poussière est attiré par l'image électrique qu'il développe dans le milieu de pouvoir diélectrique le plus élevé et, par suite, se colle sur la poussière, qui reste neutre si elle reçoit ainsi autant de charges des deux signes, mais qui se charge si elle absorbe en excès les ions d'un signe. Cette charge globale vaudra donc un nombre entier d'électrons, rarement très supérieur à 1, car une charge déjà fixée repousse les ions du même signe. M. Ehrenhaft et M. de Broglie ont indépendamment vérifié ces conceptions par de très jolies expériences, non plus en suivant le déplacement d'ensemble d'un nuage de particules, mais en mesurant les déplacements individuels de ces particules (EHRENHAFT, Akad. der Wiss. in Wien, mars 1909, et Phys. Zeitschr., 1909, p.308; DE BROGLIE, Comptes-rendus, mai 1909, et. Radium, 1909, p. 203). Dans leurs expériences, l'air chargé de poussières (fumée de tabac, par exemple) est insufflé dans une petite caisse transparente maintenue à température constante et où convergent les rayons lumineux émanés d'une source puissante. A angle droit de ces rayons se trouve le microscope qui permet de voir ces poussières sous forme de points très brillants qu'anime un vif mouvement brownien. Si alors on fait agir un champ électrique à angle droit de la pesanteur et de microscope, on distingue instantanément trois groupes de grains: les uns partent dans le sens du champ, manifestant par là leur charge positive; d'autres partent dans le sens inverse et sont donc chargés négativement; enfin, ceux du troisième groupe continuent à s'agiter sur place et sont donc neutres. Des mesures précises seraient possibles, si malheureusement les grains n'étaient de tailles (et sans doute de formes) très variées. On pourra néanmoins, se guidant par leur éclat, ne pas s'écarter beaucoup d'un certain

diamètre moyen qui se déduira, par application de la loi de Stokes, de la vitesse de chute dans le sens vertical. M. de Broglie s'est assuré, en même temps, par la mesure photographique des déplacements, que la formule d'Einstein reste, au moins approximativement, applicable. Cette confirmation est intéressante, bien que d'une précision inférieure à celle réalisée antérieurement sur la gomme-gutte, à cause de la grande différence des conditions, spécialement en ce qui regarde la viscosité (cinquante fois plus faible dans l'air que dans l'eau). Il n'y a plus alors qu'à mesurer la vitesse moyenne du déplacement à angle droit dans la direction du champ électrique, pour connaître la charge électrique, par une seconde application de la loi de Stokes, selon l'équation

6*Pi*zeta*a*v = H*e.

On trouve ainsi que la valeur exacte de e ne peut s'écarter beaucoup de 4,6.10^(-10) (Ehrenhaft), ou 4,5.10^(-12) (de Broglie), ce qui ferait pour N:

64.10^(22).

Malgré l'incertitude signalée, je suis porté à croire cette méthode plus précise, et plus facile à perfectionner, que celle qui repose sur la condensation de gouttes d'eau par détente.

40. Valeurs tirées des phénomènes radioactifs. — Enfin un admirable travail de Rutherford, élargissant encore la notion d'atome électrique, permet d'obtenir sa grandeur, de plusieurs façons différentes, à partir d'observations relatives aux corps radioactifs (RUTHERFORD et GEIGER, Royal Soc., juin 1908; traduit dans Le Radium, t. VI, 1908, p. 257). On sait que les rayons alpha qui émanent de ces corps charrient de l'électricité positive; de plus, quand ils frappent du sulfure de zinc, ils y développent de petites étoiles de lumière (scintillations) qui disparaissent aussitôt. Ces deux phénomènes ont donné à Rutherford deux moyens complètement différents de compter le nombre p de projectiles positifs rayonnés en une seconde par 1 g de radium, projectiles qui peuvent traduire isolément leur existence, soit par une impulsion dans un électromètre, soit par une scintillation. Ces deux moyens concordent à 1 ou 2 pour 100 près et donnent pour le débit cherché p = 3,4.10^(10). Si, d'autre part, on peut mesurer la charge globale d'électricité positive rayonnée par seconde par une quantité donnée de radium, une simple division donnera la charge e(0) du projectile alpha. En fait, la mesure est difficile, et, selon les conditions, Rutherford a trouvé pour e(0) des valeurs comprises entre .

8,3.10^(-10) et 10.10^(-10),

soit environ le double de l'atome d'électricité. Le projectile alpha serait donc un ion bivalent (de façon plus précise, Rutherford a démontré que c'est un atome bivalent d'hélium). La charge élémentaire e serait donc la moitié de e(0), soit, en prenant la moyenne des valeurs trouvées,

4,65.10^(-10),

ce qui donnerait à N la valeur:

62.10^(22).

Cette valeur est un peu inférieure à celle que j'avais trouvée par l'étude du mouvement brownien. Mais Rutherford lui-même cite d'autres faits de radioactivité qui impliquent également sa détermination fondamentale du débit p des projectiles alpha rayonnés par 1 g de radium, et qui conduisent à des nombres pratiquement identiques au mien. L'un d'eux se rapporte à un travail de Boltwood, d'où il résulte que la période de transformation du radium peut être très simplement mesurée et que la transformation est à demi accomplie en 2000 ans. N désignant toujours la constante d'Avogadro, et l'atome-gramme de radium étant 226,5 g, il en résulte que le nombre d'atomes de radium qui se brisent par gramme pendant une seconde, probablement égal au nombre 3,4.10^(10) de projectiles alpha rayonnés pendant le même temps, est aussi égal à

N*((1,09.10^(-10))/(226,5)),

d'où résulte pour N la valeur

70,6.10^(22),

qui est précisément celle à laquelle j'étais arrivé. D'autre part, acceptant toujours pour p le nombre 3,4.10^(10), on admettra avec Rutherford que le nombre d'atomes d'hélium produits en 1 seconde par 1 g de radium en équilibre radioactif est 4 fois 3,4.10^(10), puisque, dans ce radium, il y a quatre produits émettant chacun par seconde le même nombre de projectiles alpha, c'est-à-dire d'atomes d'hélium. Si donc on connaît le volume d'hélium dégagé par seconde, on saura combien ce volume contient d'atomes, et par suite on aura directement le nombre N d'atomes que contient 1 atome-gramme d'hélium. Or il existe des déterminations très soignées, dues à Dewar, du volume d'hélium dégagé en 1 jour par 1 g de radium (soit 0,37 mm^3). Et, comme fait observer M. Moulin (la valeur la plus probable de la charge atomique (Le Radium, t. VI, 1909, p. 164)), ceci conduit pour N à la valeur

71.10^(22),

qui est encore sensiblement celle que m'a donné l'étude du mouvement brownien. La concordance extraordinaire de résultats obtenus par des moyens si profondément différents est d'autant plus frappante qu'ils n'ont pu exercer les uns sur les autres aucune influence même inconsciente ; par exemple, le calcul de M. Moulin n'a été fait qu'après achèvement et publication de mes recherches.

41. Valeurs tirées des lois du rayonnement « noir ». — Enfin, on ne trouvera pas moins surprenant de retrouver encore à peu près les mêmes nombres à partir des mesures relatives à la partie infrarouge des spectres de corps noirs, par les raisonnements qu'ont édifiés Lorentz et Planck. La théorie cinétique des métaux, telle que l'ont imaginée J.-J. Thomson et Drude (leurs mémoires sont traduits dans "Ions, Électrons, Corpuscules" (Gauthier-Villars)), a pour hypothèse fondamentale l'existence dans les métaux de corpuscules électriques, probablement identiques à ceux qui forment les rayons cathodiques, et qui se meuvent en tous sens dans le métal comme les molécules d'un gaz. Tout mouvement d'électricité dans le conducteur est un mouvement d'ensemble de ces corpuscules; mais, de plus, leur énergie moyenne de mouvement croît avec la température; plus agités dans les régions plus chaudes du métal, ils transmettent de proche en proche par leurs chocs cette agitation plus grande, et c'est en cela que consiste la conductibilité thermique des métaux. Précisant cette idée, Drude admit que l'énergie corpusculaire moyenne est égale à l'énergie moléculaire moyenne, et montra que la conductibilité thermique doit alors être proportionnelle à la conductibilité électrique, ce qui est la loi connue de WiedemannFranz; de plus, il put calculer a priori le coefficient de proportionnalité, et la valeur ainsi prévue concorde bien avec les valeurs que donnent les divers métaux. Cet accord quantitatif remarquable justifie l'hypothèse de Drude (et élargit encore, du côté cette fois de l'infiniment petit, ce que nous savions de l'équipartition de l'énergie). Ceci admis, Lorentz observe que, selon une loi connue d'électromagnétisme, ces corpuscules, qui vont et viennent en tous sens, rayonnent de l'énergie chaque fois que leur vitesse change de direction et de grandeur, et, suivant lui, ce rayonnement est précisément, en définitive, la lumière qu'émet le métal à la température considérée. J'observerai que, dans cette conception, il n'y a réellement rien de périodique dans le rayonnement à chaque instant réalisé en tin point d'une enceinte isotherme : cette radiation en équilibre est une sorte de mouvement brownien de l'éther. Il calcule ce rayonnement, développe en série de Fourier afin de décomposer l'émission en rayons de différentes longueurs d'onde, et se limite dès lors aux rayons dont la période est très grande par rapport au libre parcours moyen des corpuscules. Pour ces grandes longueurs d'onde, il calcule de même le pouvoir absorbant du métal, et obtient (selon la loi de Kirchhoff) l'expression du rayonnement noir en divisant le pouvoir émissif par le pouvoir absorbant (on trouvera ses calculs (simplifiés par Langevin) dans le premier volume des "Ions, Électrons, Corpuscules", p.500). Le résultat est que, par unité de volume, l'énergie de radiation dA correspondant aux longueurs d'onde comprises entre lambda et Iambda + d(lambda) est

((16*Pi)/3)*w*(d(lambda)/(lambda^4)),

w désignant l'énergie corpusculaire (ou moléculaire) à la température considérée. Cette expression s'écrit donc aussi bien

(8*Pi)*((R*T)/N)*((d(lambda))/(lambda^4)),

et pour avoir N il n'y a plus qu'à mesurer cette énergie (ce qui a été fait, au moins approximativement, dans les nombreuses mesures qui se rapportent à la répartition de l'énergie dans le spectre du corps noir). Des mesures de Lummer et Pringsheim, Lorentz tire ainsi pour N la valeur:

77.10^(22).

Indépendamment de Lorentz, et par une théorie plus compliquée; Max Planck était déjà arrivé à la même formule. La discussion des résultats expérimentaux l'a conduit à la valeur un peu différente:

61.10^(22).

La moyenne de ces deux valeurs est. 69.10^(22), bien voisine de celles qui précèdent. On voit qu'on aura sans doute dans ce sens une mesure exacte de N, sitôt qu'on sera plus sûr des constantes de rayonnement.

42. Comparaison de toutes les valeurs obtenues. — Un tableau résumera utilement les divers phénomènes qui, permettant de calculer N, forment dans leur ensemble ce qu'on peut appeler la preuve de la réalité moléculaire:

  • Phénomènes étudiés: N.10^(-22)

Viscosité des gaz, en tenant compte

  • du volume à l'état liquide: > 45
  • du pouvoir diélectrique des gaz: < 200
  • de la loi exacte de compressibilité: 60

Mouvement brownien:

  • Répartition d'une émulsion uniforme: 70,5
  • Déplacement moyen en un temps donné: 71,5
  • Rotation moyenne en un temps donné: 65

Diffusion des Corps dissous: 40 à 90

Mobilité des ions dans l'eau: 60 à 150

Éclat du ciel bleu: 30 à 150

Mesure directe de la charge atomique:

  • Gouttelettes condensées sur les ions: 60 à 90
  • Ions collés sur fines poussières: 64

Émission de projectiles alpha:

  • Charge totale rayonnée: 62
  • Constante de temps du radium: 70,5
  • Hélium produit par le radium: 71

Énergie du spectre infra-rouge: 60 à 80

La valeur la plus probable me parait toujours 70,5.10^(22); les valeurs correspondantes des autres grandeurs moléculaires ont été données aux paragraphes 26 et 27.

43. La réalité moléculaire. — Je crois impossible qu'un esprit dégagé de toute prévention puisse réfléchir à l'extrême diversité des phénomènes qui convergent ainsi vers le même résultat, sans en éprouver une impression. très forte, et je pense.qu'il sera désormais difficile de défendre par des arguments raisonnables une attitude hostile aux. hypothèses moléculaires, qui forceront l'une après l'autre toutes les convictions, et auxquelles on accordera pour le moins autant de créance qu'aux principes de l'énergétique. Il ne s'agira pas, bien entendu, d'opposer l'une à l'autre ces deux grandes disciplines, et l'union de l'Atomistique à l'Énergétique consacrera leur double triomphe. Enfin, et si fortement que s'imposent, avec l'existence des molécules ou des atomes, les diverses réalités de nombre, de masse ou de charge dont nous avons pu fixer la grandeur, il est manifeste que nous devons toujours être en état d'exprimer toutes les réalités visibles sans faire appel à des éléments encore invisibles. Et il est en effet très facile de montrer comment on y arrive, pour tous les phénomènes rappelés au cours de ce mémoire. D'abord, en ce qui regarde chaque loi spéciale, la constante N est simplement un facteur numérique, figurant dans l'énoncé de la loi, qui se trouve complètement connue. Par exemple, la loi d'agitation prévue par Einstein, et établie au cours de ce travail, s'exprime par l'équation

(ki^2) = ((R*T)/(7.10^(23)))*(1/(3*Pi*zeta*a)),

où tous les paramètres sont mesurables. Mais ce qui est plus intéressant peut-être, et ce qui forme en quelque sorte ce qu'il y a d'actuellement tangible dans la réalité moléculaire, s'obtient en comparant deux lois où figure la constante d'Avogadro. L'une exprime cette constante en fonction de certains paramètres variables a, a', a", ...,

N = f[a, a' , a", ...];

l'autre l'exprime en fonction d'autres paramètres variables b, b', b", ...,

N = g[b, b', b", ...].

Égalant ces deux expressions, nous trouvons une relation

f[a, a', a", ...] = g[b, b', b", ...];

où ne figurent que des réalités sensibles, et qui exprime une connexion profonde entre deux phénomènes au premier abord complètement indépendants, comme pouvaient sembler la transmutation du radium et le mouvement brownien. Par exemple, si nous comparons la loi de répartition de l'énergie A du rayonnement noir en fonction de la longueur d'onde (numéro 41) et la loi de raréfaction d'une émulsion uniforme en fonction de la pesanteur (numéro 14), nous nous apercevrons que ces deux lois ne sont pas indépendantes et que l'une se tire de l'autre par l'équation

(1/dA)*((d(lambda))/(lambda^4)) = (1/(8*Pi))*Iog(n(0)/n)*(1/((Delta - delta)*phi*g*h,

équation où toutes les grandeurs sont mesurables. La découverte de telles relations marque le point où s'élève dans notre conscience scientifique la réalité moléculaire sous-jacente.

44. Conclusion. — Je crois avoir donné dans ce mémoire l'état actuel de nos connaissances sur le mouvement brownien et sur les grandeurs moléculaires. La contribution personnelle que j'ai tentée d'apporter à ces connaissances, tant par le raisonnement que par l'expérience, élucidera, je l'espère, et montrera que l'observation des émulsions donne une base expérimentale solide aux théories moléculaires. Les principaux résultats établis au cours de ce travail sont en résumé:

  • la préparation d'émulsions à grains sphériques égaux de rayon exactement mesuré et choisi à volonté;
  • l'extension de la loi de Stokes au domaine des grandeurs microscopiques ;
  • la démonstration que les lois des gaz parfaits s'appliquent aux émulsions uniformes;
  • la détermination précise, d'après ce fait d'expérience, des diverses grandeurs moléculaires, et de la charge de l'électron;
  • la confirmation expérimentale, tant pour les rotations que pour les translations, de l'équipartition de l'énergie, et des belles recherches théoriques d'Einstein;
  • et, enfin, découlant de cette confirmation, une seconde détermination précise, concordant avec la première, des diverses grandeurs moléculaires.

Comme on l'a vu, j'ai été aidé, pour cette dernière partie, par M. Chaudesaigues, qui a fait, avec beaucoup d'adresse, la plupart des pointés de déplacements pour la gomme-gutte, et qui a songé à vérifier qu'ils obéissaient bien à la loi du hasard. D'autre part, je dois à l'insistance amicale de M. Dabrowski d'avoir recommencé sur une seconde substance, le mastic, les expériences d'abord faites sur la gomme-gutte, et d'avoir ainsi accru leur certitude. Dans ces nouvelles expériences, sa collaboration habile et dévouée m'a été très utile, et je lui adresse mes remerciements affectueux. Enfin, je dois encore remercier M. Dastre, qui a bien voulu mettre à ma disposition une puissante machine à centrifuger, indispensable à mes fractionnements.

  • Source: Page personnelle de Luis Navarro Veguillas, Université de Barcelone