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Mouvement littéraire de l’Allemagne/03

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Mouvement littéraire de l’Allemagne
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 633-662).
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MOUVEMENT LITTERAIRE


DE L'ALLEMAGNE





III.
LA RENOVATION PHILOSOPHIQUE ET RELIGIEUSE DEPUIS 1850.[1]


I. System der Wissenschaft [Système de la Science), par M. Rosenkranz ; 1 vol. Koenigsberg, 1850. — II. Meine Reform der Hegelschen Philosophie (Ma Réforme de la Philosophie de Hegel), par le même ; Koenigsberg, 1852. — III. System der Ethik (Système de l’Ethique), par M. Hermann Fichte ; 1 vol. Leipzig, 1850. — IV. System der speculativen Ethik (Système de l’Éthique spéculative), par M. Chalybaeus ; 2 vol Leipzig, 1850. — V. Religiose Reden und Betraehlungen für das deutsche Volk ; von einem deutschen Philosophen [Discours et Méditations religieuses adressés à la nation allemande par un philosophe allemand), 1 vol. Leipzig, 1850. — VI. Christian Maerklin, ein Lebens und Charakterbild aus der Gegenwart (Christian Maerklin, Histoire d’une vie et d’un caractère de ce temps), par M. David Frédéric Strauss, 1 vol. Mannheim, 1851.




Après la crise qu’elle vient de traverser, il est difficile que l’Allemagne s’intéresse très vivement à la philosophie. Cette science sublime et toutes les questions religieuses et sociales qui en dépendent ne trouvent plus aujourd’hui que des auditeurs indifférens ou effrayés. Voltaire, dans un de ses dialogues, s’écrie avec son intrépidité aventureuse : « Puisque vous croyez que le partage du brave homme est d’expliquer librement ses pensées, vous voulez donc qu’on puisse tout imprimer sur le gouvernement et sur la religion ? — qui garde le silence sur ces deux objets, qui n’ose regarder fixement ces deux pôles de la vie humaine n’est qu’un lâche. » On est tenté, à l’heure qu’il est, de modifier singulièrement ces paroles. Ce qui nous frappe au lendemain de ces révolutions où la philosophie a été compromise par tant d’excès, ce n’est pas la timidité de ceux qui se taisent, c’est le courage et la foi de ceux qui parlent. Comment poursuivre des travaux que tant de plumes indignes ont décrédites ? Comment s’adresser encore à des hommes que le nom seul de philosophie effraie comme une menace ? Ne vaut-il pas mieux servir silencieusement le culte de la raison et attendre pour parler une occasion plus favorable ? Entretenons sans bruit le feu sacré ; un jour viendra, soyons-en sûrs, où l’esprit humain redemandera ce qu’il rejette aujourd’hui ; la recherche du vrai est immortelle. Ainsi raisonnent sans doute bien des esprits, et cette réserve se comprend aisément. S’il s’agissait de défendre les droits de la pensée contre ces hommes que toute lumière irrite, il n’y aurait, ajoutent-ils, aucun moyen de garder le silence ; mais non, ce n’est pas à des ennemis systématiques, c’est à des intelligences justement alarmées que nous avons affaire. Soumettre à une étude persévérante les dogmes des sciences morales et les mille problèmes qui s’y rattachent, n’est-ce pas, dans une société à peine rassise, renouveler les secousses de la veille ? L’ordre se rétablit, le bruit de la rue est apaisé, la démagogie est réduite à l’impuissance ; pourquoi remettre en circulation les idées et les formules dont les passions hier encore faisaient un si terrible usage ? — De telles craintes sont puériles et attestent une vue bien fausse de la situation présente. La meilleure façon de prouver que le désordre est vaincu, c’est de reprendre les nobles études qui sont la force et l’honneur des société ; prospères. Le mal qu’une science menteuse a fait, la vraie science peut seule le guérir. Des prédicateurs sans mission avaient endoctriné les peuples ; des philosophes indignes de ce titre avaient compromis ce qu’il y a de plus élevé dans le cœur et dans l’intelligence de l’homme ; n’est-il pas toujours temps de défendre le drapeau de la raison et de rebâtir en quelque sorte une forteresse inexpugnable, où la vérité, gardée par des esprits convaincus, ne sera plus défigurée par les sophistes et portée au milieu des troubles civils comme une arme incendiaire ? Quand le calme renaît, cette nécessité est plus impérieuse encore, et le silence n’a plus d’excuse. La restauration morale que nous avons déjà signalée dans le domaine de l’art ne serait qu’un résultat bien précaire, si l’on ne voyait pas le même mouvement transformer aussi les sciences philosophiques.

L’Allemagne « compris ainsi ses devoirs, Malgré le discrédit dont les jeunes hégéliens avaient frappé les spéculations de la pensée pure, elle est revenue avec réserve sans doute, mais avec les intentions les plus loyales, aux travaux qui ont toujours été la meilleure préoccupation de son esprit. On a même vu la force de la situation opérer naturellement entre les faux et les vrais philosophes une séparation décisive. Ceux qui cherchaient surtout dans les problèmes philosophiques un moyen de déchaîner les passions ont senti que le moment ne leur était pas propice. Les autres, animés seulement de l’amour du vrai, sentant d’ailleurs combien les désordres de ces derniers temps ont fait de ruines qu’il faut réparer et répandu de préjugés qu’il faut combattre, se sont mis patiemment à l’œuvre. Je ne dirai pas que de nouveaux systèmes aient été construits de toutes pièces : Kant, Fichte, Schelling, Hegel, n’ont pas eu de successeurs ; mais la conscience publique a travaillé, et un groupe, sinon une école de sages et ingénieux écrivains a porté ses efforts sur tous les points menacés. Ici, ce sont des disciples de Fichte ou de Hegel qui modifient dans un sens plus pratique les doctrines de leurs maîtres et s’appliquent surtout à fermer toutes les brèches par où un esprit anti-social avait pénétré dans ces grandes constructions ; là, c’est l’école de Herbart, tenue jusqu’ici dans l’ombre par l’éclatante domination de Hegel, qui retrouve tout à coup une juvénile ardeur, et, profitent de la déroute des hégéliens, s’empare du premier rang ; ailleurs enfin, et des différens groupes que je signale celui-là n’est pas le moins intéressant, ce sont de libres esprits qui ont secoué Le joug des écoles, qui ont renoncé aux formules pédantesques, et qui, traitant dans le langage de tous les questions où nous sommes tous engagés, dissipent loyalement les vieilles ténèbres. On a souvent reproché aux métaphysiciens allemands de fuir devant la critique, comme les dieux d’Homère, devant la lance d’Ajax, s’enfuyaient dans les nuages. Les écrivains dont je parle, au risque de s’attirer le dédain des pédans, ont résolu de converser sur la philosophie et la morale dans un idiome intelligible. Soit intention mûrement réfléchie, soit simple désir d’être lus, ils ont pris le parti d’être clairs, et il ne parait pas que cela leur ait mal réussi. La clarté, dit Vauvenarguesn est la bonne foi des philosophes. La clarté est plus que cela, elle est leur sauvegarde à eux-mêmes, elle leur montre le droit chemin, et, s’ils s’égarent, c’est elle qui les ramène. Tout philosophe qui n’est pas en même temps un écrivain, comme Aristote et Platon, comme Descartes et Leibnitz, fût-il d’ailleurs un penseur énergique, on ne doit l’étudier qu’avec défiance. Les métaphysiciens allemands, depuis ces dernières années, aspirent à être des écrivains ; quand il n’y aurait que cette seule réforme dans la littérature philosophique de nos voisins, elle mériterait d’être signalée.

Nous avons des résultats plus graves encore à mettre en lumière. À côté de ces réformes philosophiques, il se fait aussi une sorte de rénovation religieuse. Bien plus, ce double travail s’accomplit souvent par les mêmes mains. L’ardent Lessing, il y a un siècle, voyant la théologie rationaliste de son temps sacrifier à la fois et les mystères du christianisme et les spéculations sublimes de la raison, accourut subitement au secours de la religion afin de défendre la philosophie menacée. Quelque chose de semblable se reproduit sous nos yeux. Toute atteinte aux fondemens du christianisme est une atteinte à la philosophie elle-même. Ce qui était en lutte dans ses dernières années, c’était la matière et l’esprit, c’était le visible et l’invisible, c’était la théorie de l’immanence, comme parlent nos voisins, et le dogme de la transcendance ; c’était enfin le matérialisme le plus grossier qui fut jamais et la plus simple croyance à un monde supérieur qui éclaire le nôtre et le gouverne. Une fois les choses ainsi poussées à l’extrême, une réaction était inévitable ; elle a éclaté presque sur tous les points. Il n’est pas de philosophe en ce moment qui ne considère le sentiment religieux comme le foyer de la vie spirituelle et qui ne cherche à l’affermir, à le rectifier parfois, à le diriger enfin selon ses vues, pour lui confier la défense de ses propres doctrines. De tels efforts méritant une scrupuleuse attention, il ne conviendrait pas d’approuver avec trop de confiance un mouvement intellectuel où tant d’intérêts si graves sont engagés ; mais, quelles que doivent être nos conclusions, nous pouvons avouer avec quel sentiment de joie inespérée nous commençons l’étude de la rénovation philosophique et religieuse de l’Allemagne.

I

Il y a vingt-cinq ans à peine, l’influence de Hegel était toute-puissante en Allemagne. Par l’exemple de sa vie, par la dignité morale de sa personne, l’illustre auteur de la Phénoménologie de l’esprit suppléait admirablement à tout ce qui manque à ces doctrines. Il croyait sincèrement, et bien des esprits solides étaient persuadés avec lui, qu’il avait concilié à jamais le christianisme et la philosophie. Son autorité était immense : on peut dire qu’il gouvernait, du haut de sa chaire de Berlin, les plus beaux domaines de la pensée. Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, considérait ce maître austère comme le fondateur d’une doctrine destinée à pacifier les intelligences et à réformer le siècle. Le ministre de l’instruction publique, M. le baron d’Altonstein, était son ami le plus dévoué. Dans toutes les universités du Nord, c’étaient ses disciples qui étaient chargés de l’enseignement supérieur, et tous alors, attentifs à la parole du chef, tous graves et enthousiastes, semblaient préparer, comme disait Hegel, le règne de l’esprit et couronner le christianisme allemand. Or, il y a deux ans, un des écrivains les plus recommandables de cette école, celui qui la représente seul aujourd’hui dans sa gravité première, celui qui en maintient ou en rectifie les principes avec le plus d’autorité, M. Charles Rosenkranz, écrivait ces paroles : « La philosophie de Hegel, dites-vous, exerce encore un grand empire ? Une telle assertion a de quoi nous surprendre. Le fondateur de ce système est mort depuis vingt ans. Son Mécène, le ministre d’Altenstein, l’a suivi dans la tombe voilà plus de dix ans déjà. Depuis plus de dix années aussi, son plus imposant adversaire, Schelling, enseigne à Berlin sa philosophie positive. Notre école ne s’est pas seulement fractionnée en plusieurs partis, ces partis eux-mêmes sont dissous, et il n’en reste plus que des personnalités isolées, lesquelles ont si peu de rapport les unes avec les autres, qu’elles semblent toujours prèles, à donner le signal d’une guerre de tous contre tous. Les deux recueils, organes de l’ancienne école et de la nouvelle, sont morts et ensevelis. L’école de Herbart au contraire, gagne chaque jour du terrain, et, maîtresse qu’elle est des journaux de Leipzig, elle pousse contre nous toute la presse quotidienne avec une infatigable ardeur. Nous sommes, à les entendre, des ignorans, des spinozistes, des destructeurs de tout ordre moral. Les partisans de Krause et de Baader nous attaquent dans les mêmes termes ; pour la presse catholique, notre philosophie est une œuvre anti-chrétienne, une œuvre satanique, et partout où l’ultramontanisme gouverne, il destitue les professeurs soupçonnés d’attachement au système de Hegel. Quant à ceux qui, comme Ulrici, Weisse, Hermann, Fichte, Maurice Carrière, doivent tant aux idées de mon maître, ce sont pour nous des adversaires plus impitoyables que des théologiens comme Staudenmaier ou Sengler, comme Gunther ou Trebisch, comme Schaden ou Hofmann. »

L’ouvrage où M. Rosenkranz exhale cette plainte amère porte ce titre : Ma Réforme de la Philosophie de Hegel. Ce rapprochement est expressif : M. Rosenkranz lui-même a compris qu’une réforme de l’hégélianisme était indispensable. Son dévouement ne l’a pas aveuglé, il a vu les désordres inouïs dont la philosophie hégélienne a été l’occasion ou le prétexte, et il a compris qu’il était urgent de justifier son maître. Je ne sais si M. Rosenkranz réussira ; ce dont je suis bien certain, c’est que personne mieux que lui ne pouvait convenir à une telle entreprise. Si Pergama dextra defendi passent… Si le système de Hegel, devenu à tort ou à raison le foyer de l’athéisme et de la démagogie, doit reprendre un rang glorieux et utile parmi les grands travaux de l’esprit humain ; si la génération présente, surmontant le dégoût qu’excitent les taux hégéliens, doit profiter encore de tout ce que le système du maître contient de vrai et de fécond, M. Rosenkranz était naturellement appelé au rôle qu’il s’attribue aujourd’hui. M. Rosenkranz est un esprit net et ingénieux ; il joint à la science ce que la science ne donne pas toujours, un sentiment très vif de la réalité. La philosophie n’a jamais été sous sa plume l’art de combiner avec adresse de vides abstractions théologiques. Il aime les libres productions de l’intelligence, et il comprend à merveille le jeu de toutes les facultés humaines. On a de lui une Histoire générale de la Poésie, une Histoire de la Poésie allemande au moyen âge, et une excellente étude intitulée Goethe et ses œuvres, qui attestent la force et la souplesse de son talent. Cette souplesse habile et ce sentiment de la vie, il les a portés dans ses travaux métaphysiques. Je sais qu’il n’a jamais dédaigné l’exposition dogmatique des idées ; il est manifeste cependant que l’histoire a pour lui un singulier attrait. Sa biographie de Hegel et ses doctes résumés de Schelling et de Kant ont acquis en Allemagne une légitime autorité. Avec toutes ces dispositions précieuses, on ne s’étonnera pas que M. Rosenkranz soit demeuré le défenseur dévoué des traditions de son maître. Porté par la droiture naturelle de son esprit à rectifier, même sans le savoir, les principes de la dialectique hégélienne, il ne lui a pas été difficile d’échapper aux naïves alarmes ou aux violences fiévreuses qui ont dissous cette grande école. Tandis que de nobles et tendres âmes comme M. Goeschel faisaient du système de Hegel un mysticisme chrétien et en venaient peu à peu à supprimer toute philosophie, tandis que des intelligences désordonnées comme celles des jeunes hégéliens prétendaient au contraire tirer de la doctrine du maître une apothéose insensée du genre humain d’où l’on redescendait vite à une démagogie abjecte, M. Rosenkranz demeurait fidèle à un spiritualisme sérieux. Au milieu des excitations de 1848, les esprits réputés les plus graves de l’école, M. Michelet (de Berlin) par exemple, avaient fini par suivre le drapeau des athées ; M. Rosenkranz déploya dans le péril des qualités nouvelles, et on le vit occuper son poste avec une fidélité courageuse. Combien son rôle agrandi depuis ce jour-là ! A l’époque où l’école hégélienne, déjà divisée, mais puissante encore, formait plusieurs partis comme une assemblée délibérante ; à l’époque où il y avait la droite, la gauche, le centre, sans compter le centre gauche et le centre droit, dans cette chambre des députés que régissait la constitution de Hegel, M. Rosenkranz était le chef du juste-milieu. Depuis 1848, il n’est plus le leader d’un grand parti, il n’est plus le centre, il est à lui seul l’école de Hegel tout entière. Un des chefs des jeunes hégéliens, le démagogue Arnold Ruge, s’est vanté quelque part d’avoir opéré la dissolution complète de la philosophie hégélienne ; il oubliait que M. Rosenkranz était là, esprit aussi ferme qu’élevé, aussi résolu que pénétrant, et il se flattait, Dieu merci, d’une orgueilleuse illusion, s’il croyait que le dernier mot appartiendrait aux docteurs éhontés qui proclamaient au nom de Hegel la sauvage divinité du moi. Accablés par le mépris public, les jeunes hégéliens se renient les uns les autres, et voilà M. Rosenkranz qui rassemble en un corps de doctrines les principes modifiés de l’ancienne école ; voilà le lévite fidèle qui essaie de relever les murailles du temple, le voilà qui chasse les sophistes et lave la pierre du parvis !

L’ouvrage dans lequel M. Rosenkranz s’est proposé de défendre et de rectifier, s’il y a lieu, la philosophie qu’il aime, est intitulé Système de la Science, publié en 1850, ce livre a vivement excité l’attention, et la polémique dont il a été l’objet a obligé l’auteur à le compléter l’année dernière dans l’écrit que je signalais tout à l’heure. Le Système de le Science et te curieux manifeste qui porte ce titre, Ma réforme de la Philosophie de Hegel, tels sont les deux plaidoyers que M. Rosenkranz a publiés pour l’honneur de sa cause. Bien que M. Rosenkranz soit une intelligence résolue, il était impossible cependant que l’inspiration du livre ne révélât pas çà et là une tristesse trop justifiée : « Je ne nierai pas, s’écrie-t-il dans la préface de son livre, que le spectacle de ces deux dernières années ne m’ait causé maintes fois une affliction profonde. Un antagonisme terrible partage notre temps et se manifeste en d’incroyables luttes. Le ténébreux fantôme que je voyais, dans le domaine de la science comme dans celui de la réalité, diriger fixement vers nous ses lèvres pâles et ses vides paupières, me rappelait le disciple de Saïs qu’a chanté notre grand Schiller. Des jeunes gens, des hommes à l’âme puérile, téméraires plutôt que bardis, turbulens plutôt qu’empressés, animés d’un violent égoïsme au moment où ils croient faire acte de piété, s’élancent impétueusement pour soulever le voile qui cache les traits de la déesse. La foule applaudit comme à une action héroïque, et les applaudissemens les enivrent ; mais quand ils ont accompli leur attentat, la déesse outragée les foudroie de son regard, et ils tombent évanouis. Certes de tels hommes sont trop orgueilleux pour être sincères ; nous soupçonnons pourtant que dans le secret de leur conscience, ils doivent se dire comme le disciple de Schiller : « Malheur à celui qui marche à la vérité par la voie des impies ! jamais la vérité ne réjouira son âme. » M. Rosenkranz signale surtout avec douleur ces ardeurs matérialistes comprimées aujourd’hui, mais dont les derniers troubles ont révélé la désastreuse action, et qui éclateront un jour ou l’autre. Il se demande si l’on peut espérer que le genre humain prenne encore intérêt à la science, si un temps ne viendra pas où le souverain bien pour l’homme sera de manger dans quelque phalanstère. « Mais laissons là, reprend-il, ces désolantes pensées ! Il y a des heures où l’espèce humaine peut se croire en proie à une maladie mortelle ; ce n’est là toutefois qu’une phase de l’humanité, et la France, l’Italie et l’Allemagne ne sont pas le monde entier. » Cette consolation du philosophe est singulièrement triste ; nous n’avons pas assez de stoïcisme pour nous en contenter. Nous aimons mieux croire que l’amour de la vérité anime encore chez nous des milliers d’âmes généreuses, que le culte des jouissances grossières n’étouffera pas la loi spiritualiste. J’en atteste l’ouvrage même de M. Rosenkranz et le succès qui l’a couronné en Allemagne : non, la vieille Europe, Dieu merci, n’est pas encore obligée d’abandonner à des races plus jeunes la mission qu’elle a reçue ; l’heure n’a pas encore sonné où il faudra la placer à son rang dans la nécropole de l’histoire.

Le Système de la science est un résumé des principes et des résultats de la philosophie hégélienne telle que l’entend M. Rosenkranz. Or ce qu’on avait le plus sévèrement condamné jusqu’ici dans le système de Hegel a disparu de cette exposition habile. Le système de Hegel, qu’il nous soit permis de le rappeler en peu de mots, présente surtout trois grandes évolutions mystérieuses qui donnent le secret du monde entier. L’infini existe avec ses propriétés merveilleuses, mais il n’existe d’abord qu’en puissance, comme on dit dans le langage de l’école ; il n’a pas encore conscience de lui-même. Pour qu’il acquière cette conscience, il faut qu’il sorte de ses propres liens et se manifeste au dehors. Il se manifeste, et par cela seul voilà le fini qui est créé. Mais l’existence du fini mérite-t-elle vraiment ce nom, tant que le fini ne sait pas quels liens l’attachent indissolublement à cet infini dont il émane ? Qu’il le sache donc ; qu’il rentre dans le sein sacré de la vie, qu’il rapporte à cette puissance, divine sans doute, mais confuse, et enveloppée ; la conscience et la personnalité qui lui manquent : alors la raison infinie a terminé son œuvre, et le mystère du monde est achevé ! Réduit à ces formules, le système de Hegel ressemble à quelque cosmogonie indienne. Ce sont là certainement d’étranges hallucinations. Cependant dans ce cadre fantastique, dans cette construction sans base et sans réalité, que de détails ingénieux et profonds ! que de vues originales sur la marche et le développement de l’esprit ! quel sentiment de la vie universelle. Ce Proclus du XIXe siècle, qui s’imaginait interpréter philosophiquement la religion du Christ et qui en sapait la base, est sorti du moins de ces abstractions chimériques pour prendre possession du monde réel, et il a éclairé d’une lumière inattendue l’histoire logique de l’intelligence humaine. M. Rosenkranz supprime le cadre de ce grand système, et n’en conserve que les détails. Ce passage de l’infini au fini et ce retour du fini à l’infini, ce dieu qui ne se connaît pas d’abord et qui n’atteint que dans l’esprit de l’homme la conscience claire et complète de son être, toute cette ontologie insensée a disparu. L’auteur admet sans doute les divisions générales adoptées par son maître ; il place au premier rang la logique ; c’est-à-dire l’étude de l’éternelle raison considérée en soi ; il passe de là à la philosophie de la nature, et arrive enfin à la philosophie de l’esprit, où l’intelligence de l’homme, s’élevant à la notion absolue du beau, du vrai, du bien, semble posséder Dieu même ; mais du moins, en reproduisant ces termes qui rappellent les trois évolutions gigantesques racontées par Hegel, il a grand soin de soutenir que l’esprit infini est un esprit personnel, que Dieu, possédant toutes les perfections, possède avant tout la perfection de la connaissance, que l’homme enfin, nature essentiellement dépendante, est séparé par un abîme de cet absolu qu’entrevoit et que poursuit éternellement sa raison.

Le défaut capital du programme tracé par M. Rosenkranz, c’est qu’il prétend embrasser la science entière, et qu’à côté d’une métaphysique et d’une psychologie il tente l’explication philosophique de toutes les puissances de la nature. C’était aussi l’ambition de Hegel ; mais toutes les parties du système chez le philosophe de Berlin étaient liées ensemble par cette évolution de l’esprit infini que M. Rosenkranz a eu raison de ne pas emprunter à son maître. Il ne reste donc chez le disciple que des fragmens juxtaposés, Comment passe-t-il de sa logique à la philosophie de la nature et de la philosophie de la nature à la philosophie de l’esprit ? Il ne le dit pas, il ne peut le dire, et le lecteur ne saurait voir dans cet arrangement de son édifice qu’une fantaisie arbitraire. M. Rosenkranz, en un mot, a fait trop ou trop peu. Il devait modifier plus hardiment la construction de Hegel, ou bien, comme l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit, il devait chercher la chaîne mystérieuse dont les anneaux embrassent le monde. Quand on se place d’emblée, comme Hegel, au sein de l’être infini, au lieu de s’élever régulièrement du connu à l’inconnu et de la psychologie à Dieu, on se condamne aux plus extravagantes hypothèses. M. Rosenkranz a repoussé les hypothèses, mais il n’a pas eu le courage de combattre en face les préjugés hautains de la philosophie allemande, et de revenir à la vraie, à la seule méthode, à cette méthode psychologique fondée il y a deux mille ans par Socrate, et agrandie au XVIIe siècle par le génie de Descartes. Il n’y a que deux méthodes en présence dans la philosophie moderne : cette méthode cartésienne qui a établi le spiritualisme sur ses bases immortelles, cette méthode qui a exercé une si noble influence sur notre grand siècle, qui a prêté un si précieux secours à la théologie chrétienne, que Fénelon, Malebranche, Bossuet lui-même, ont si magnifiquement appliquée, — et l’orgueilleuse méthode de Hegel, qui, après s’être flattée de conquérir à l’esprit de l’homme de plus sublimes domaines, l’a rabaissé en fin de compte au grossier délire de l’athéisme.

Un esprit très distingué, M. le docteur Wirth, dans un recueil qu’il publie à Stuttgart sous le titre d’Études philosophiques, a donné une critique approfondie de l’ouvrage de M. Rosenkranz, et il lui reproche hautement les nombreuses contradictions de son système. « M. Rosenkranz, dit-il, a l’intention manifeste de réformer le système de Hegel, mais il conserve, encore bien des principes qui rendent sa tentative infructueuse. » M. Wirth devait aller plus loin et mieux préciser son reproche. Les erreurs de M. Rosenkranz sont toutes dans la méthode hégélienne ; tant que les disciples du philosophe de Berlin n’auront pas renoncé à leur dédain de l’expérience, tant qu’ils auront la prétention de créer de toutes pièces une ontologie absolue pour embrasser de là le système entier du monde, les meilleures intentions ne produiront pas de résultats. Dans sa brochure intitulée Ma Réforme de la Philosophie de Hegel, M. Rosenkranz répond avec vivacité aux objections de M. Wirth ; il repousse surtout l’accusation d’athéisme si souvent, adressée à son maître ; Hegel, assure-t-il, croyait à la personnalité de Dieu, et ce premier être, sans conscience et sans volonté, cette substance infinie qui a besoin de se manifester dans ses contraires afin d’arriver à se connaître, ce germe de Dieu qui ne fleurira et ne portera ses fruits que sur le théâtre complet de l’univers, ce n’étaient pour Hegel que de simples abstractions nécessaires à l’infirmité de notre esprit. À la bonne heure ! mais que l’athéisme fût ou non dans la pensée de Hegel (et je veux rester persuadé qu’il n’y était pas), il n’en est pas moins vrai qu’il est contenu dans le système général du philosophe, et que les jeunes hégéliens n’ont pas manqué de logique. Tous ces docteurs effrontés qui ont proclamé la divinité de l’homme n’ont rien compris, dites-vous, à la véritable pensée du maître ; soit : — ils n’ont pas été fidèles à l’intention secrète de Hegel, mais, cela est trop évident, ils ont été fidèles à sa méthode. Que cet avertissement vous éclaire. Témoin des désordres où cette logique infatuée a conduit toute une école, M. Rosenkranz serait inexcusable de s’arrêter à moitié chemin. Les hommes qu’il combat aujourd’hui, les faux disciples, les faux savans, les insulteurs de la déesse de Saïs, ont suivi docilement, non pas la pensée de Hegel, mais les procédés de sa dialectique ; soyez fidèles, vous, à cette pensée que vous avez le courage de revendiquer, et pour cela renoncez désormais à sa méthode ! « D’où viennent les argumens des athées ? » disait Descartes dans la préface, de ses Méditations. « De ce que l’on feint dans Dieu des affections humaines, ou de ce qu’on attribue à nos esprits tant de force et de sagesse que nous avons bien la prétention de vouloir déterminer et comprendre ce que Dieu peut et doit faire. » Il semble, en vérité, que ces paroles s’appliquent à la moderne philosophie allemande. Hegel prétend déterminer ce que Dieu peut et doit faire ; il débute par une théodicée à priori, et cette théodicée a beau répugner à toutes les notions du sens intime, à toutes les inductions de l’expérience, il la proclame comme une vérité hors de doute, il en fait la base de tout son édifice ; or, comme c’est la fantaisie métaphysique de Hegel qui s’est substituée à Dieu, les écoles qui se rattachent à lui finissent aussi, de déduction en déduction, par se substituer à l’essence suprême, et cette substitution dès lors n’est plus, comme chez Hegel, une témérité de méthode, c’est une impiété orgueilleuse et cynique : le grave Hegel est remplacé par MM. Feuerbach et Stirner. « De sorte, reprend Descartes, que tout ce qu’ils disent ne nous donnera aucune difficulté, pourvu seulement que nous nous ressouvenions que nous devons considérer nos esprits comme des choses finies et limitées, et Dieu comme un être infini et incompréhensible. » Voilà la vérité, voilà la solution du problème. Ce Dieu infini, incompréhensible, n’essayez plus de le connaître à priori ; élevez-vous à lui par le double travail de l’observation psychologique et de la raison ; en d’autres termes, renoncez à la méthode insensée par laquelle vous prétendez être plus qu’un homme, et reprenez courageusement la route qu’avait tracée Descartes. M. Rosenkranz est en de bonnes conditions pour cela ; il proclame la personnalité de Dieu sans se soucier du dédain des humanistes, et la meilleure partie de son livre incontestablement, c’est la psychologie. La prétendue méthode ontologique n’a donné que trop de preuves de son impuissance ou de son délire ; il est temps de revenir à l’étude de l’âme et de rentrer dans le domaine de la vie. Il s’en faut bien que le spiritualisme de Descartes ait produit tout ce qu’il renferme ; portez-y vos richesses, déployez-y la hardiesse désormais contenue de l’esprit allemand ; c’est le seul moyen de faire disparaître à jamais les fantômes sinistres qui vous obsèdent et de renouveler le champ de la science.

L’exemple est donné à M. Rosenkranz ; il semble qu’on revienne de toutes parts à la philosophie de Kant. Kant ou Descartes, le point de départ est le même. On sait que l’illustre maître de Kœnigsberg, en étudiant les facultés de l’intelligence, avait cru découvrir que la raison ne pouvait nous assurer la connaissance du vrai. Comme un moule qui donne son empreinte à la matière, l’esprit impose sa forme et sa marque aux objets qu’il conçoit, et nos idées, bien loin de représenter les choses, en sont une transfiguration continuelle. Ce scepticisme étrange, fondé sur les antinomies entre lesquelles Kant fait osciller notre raison, avait conduit peu à peu, — non pas, comme on pourrait le croire, par une réaction désespérée, mais par une déduction audacieuse et subtile, — à une doctrine absolument contraire. L’esprit transfigure les choses, disait Fichte d’après son maître, et, s’avançant d’un pas résolu dans cette voie, il concluait que le monde en effet, le monde moral comme le monde matériel, était la création de l’esprit de l’homme. Kant avait élevé autour du moi des barrières qu’il croyait infranchissables ; Fichte, par une dialectique, aventureuse, identifiait la raison de l’homme avec la raison impersonnelle dont la lumière le guide, et toutes les barrières de Kant s’évanouissaient. C’est donc le scepticisme de Kant qui a produit ce dogmatisme hautain où s’est réfugiée l’ardente métaphysique des Allemands, et pour vaincre cet idéalisme extravagant d’où la démagogie athée est sortie, c’est le scepticisme de Kant qu’il faut vaincre. Déjà un des adversaires les plus résolus de l’idéalisme, le contradicteur le plus redoutable de Hegel, le philosophe Herbart disait pour caractériser son propre système : « Je suis un kantiste réformé. » Le mot est spirituel et indique une intention profonde. Il faut en effet revenir à Kant, mais avec un ferme désir de le réformer ; il faut ramener la science à l’étude psychologique, mais il faut triompher de cette critique de Kant, dont les interdictions et les doutes ont poussé l’imagination philosophique de l’Allemagne à tant de folles entreprises. Eh bien ! presque tous les philosophes de l’Allemagne, tous ceux du moins qui attirent aujourd’hui l’attention, tous ceux qui cherchent à sortir d’une situation désastreuse, sont des kantistes réformés. Le mouvement dirigé par Herbart n’a pas produit d’ouvrages considérables. Depuis les travaux de MM. Hartenstein et Drohisch, c’est-à-dire depuis environ une quinzaine d’années, cette école n’a guère fait que protester dans l’ombre ; elle reprend aujourd’hui une vie inespérée. Ce ne sont pas d’éclatans ouvrages qu’elle fait paraître ; mais, — M. Rosenkranz nous le disait tout à l’heure, — elle a son centre à Leipzig, elle règne dans la capitale de la presse, et, maîtresse d’une grande partie des journaux, elle fait une rude guerre à l’idéalisme. La philosophie de Herbart (ce n’est pas le moment de l’apprécier) contient sans doute de graves erreurs et des bizarreries étranges ; son originalité et sa force, c’est l’opposition si résolue qu’elle fait aux extravagances de l’idéalisme. Voilà surtout ce qu’on lui emprunte. On ne prononce guère le nom de Herbart, mais de fermes esprits issus de différentes écoles, des disciples de Fichte, de Schelling, de Hegel lui-même, ne craignent pas de déclarer comme lui qu’ils sont des kantistes réformés. Ainsi on est ramené invinciblement au point où Kant avait laissé la philosophie ; c’est le vrai point. Les systèmes qui ont suivi ne sont que des excursions aventureuses, des excursions d’où on avait rapporté çà et là de riches trésors, mais qui conduisaient aux abîmes. La génération actuelle a compris qu’il importait de rentrer dans les grandes voies de la science. Kant, comme Descartes, avait pris pour point de départ l’étude de la raison ; seulement son mâle et subtil génie avait soulevé une objection redoutable qui arrêtait tous les efforts de la pensée métaphysique : la chose urgente, à l’heure qu’il est, est de triompher de cette objection. Et comment pourra-t-on échapper à ce cercle fatal ? Par les mystiques élans de Fichte ? par le panthéisme de Schelling et de Hegel ? Non ; par l’étude sévère de la réalité : toute la situation est là.

Parmi les écrivains qui travaillent à la solution du problème ; il faut citer au premier rang M. Chalybaeus, M. Hermann Fichte et M. Maurice Carrière ; ils reviennent tous aux faits de l’expérience, à l’étude des sentimens humains, et sans trop se préoccuper de ces antinomies de Kant qui se dressaient naguère comme un épouvantail sur les pas des penseurs ; ils s’attachent à l’examen de la réalité et de la vie. Le commencement de la philosophie, selon Herbart, c’étaient les faits de l’expérience ; mais les faits de l’expérience contrôlés et rectifiés par la métaphysique. Il pensait ainsi réformer Kant, car il admettait avec le philosophe de Kœnigsberg que les facultés de l’homme ne donnaient pas une perception exacte et complète de la réalité ; seulement, au lieu de croire, comme le critique de la raison, que la vérité fût interdite à notre esprit, il attribuait à une réflexion supérieure ; qu’il appelait métaphysique, le droit et le pouvoir de redresser les fausses notions de l’expérience. Il s’en faut que cette théorie se distingue par la précision et la netteté ; n’est-il pas manifeste cependant que cette place réservée à l’expérience est une indication féconde ? C’était un ses principes d’Herbert, qu’il fallait additionner tous les faits, toutes les notions acquises, avant de construire la science philosophique ; il ajoutait même que la philosophie de la religion n’était pas encore possible, l’humanité n’ayant pas jusqu’ici une expérience suffisamment longue de ses destinées religieuses. Voilà certes une bizarrerie singulière, comme il y en a en si grand nombre dans l’incomplet système de Herbart. Cette opinion révèle pourtant le prix que ce penseur ingénieux attachait à la réalité et la crainte qu’il avait des excès de l’idéalisme. L’école qui se forme aujourd’hui éprouve les mêmes défiances et s’entoure des mêmes précautions : c’est là un excellent signe. M. Hermann Fichte, M. Chalybaeus et M. Maurice Carrière consacrent toute leur attention à la vie religieuse et morale du genre humain.

M. Hermann Fichte est le fils du penseur célèbre qui, pour se soustraire aux antinomies du philosophe de Koenigsberg, a fondé l’idéalisme le plus audacieux qui fut jamais. On n’échappe aux dangers de cet idéalisme que par la vigueur naturelle d’une conscience droite, Fichte était une nature austère. Soit qu’il prit son point d’appui, comme son maître Kant, dans un stoïcisme héroïque, soit que sur la fin de sa carrière il puisât sa force morale dans un mysticisme enthousiaste, l’auteur des Discours à la nation allemande a donné pendant toute sa vie l’exemple d’une ame droite et d’un grand caractère. Ces nobles traditions paternelles revivent aujourd’hui chez M. Hermann Fichte. Occupé d’abord de travaux philologiques, collaborateur habile de Boeckh et de Buttnann, M. Hermann Fichte a senti bientôt que sa vraie vocation le portait vers les études où s’était illustré son père. Il avait été tour à tour disciple de Schleiermacher et de Schelling ; mais de secrètes prédilections, qui se comprennent aisément, le ramenaient toujours à ces fortes doctrines morales qui avaient été la préoccupation de l’illustre Fichte. Un des meilleurs travaux de M. Hermann Fichte, c’est la belle et complète, biographie qu’il a consacrée à son père. Si son enseignement à Bonn ne se distinguait pas par des allures très précises, on y remarquait néanmoins, comme une inspiration toujours présente, le plus vif sentiment de la dignité de l’homme. Cette inspiration s’est fortifiée depuis 1848, et M. Hermann Fichte prend aujourd’hui une des meilleures places dans ce groupe d’écrivains qui veulent relever la science avilie. L’ouvrage que M. Hermann Fichte a publié en 1850 est intitulé Ethique. Le premier volume, le seul qui ait paru, est une histoire de tous les systèmes de morale qui se sont produits depuis cent ans. C’est depuis cent ans en effet, c’est depuis le mouvement du XVIIIe siècle que l’esprit humain, révolté contre le christianisme, a été incessamment en travail d’une loi nouvelle. Jamais prétentions plus hautaines ne se sont déployées dans le domaine de l’esprit, jamais plus d’affirmations contraires n’ont tenu en suspens les intelligences déroutées. On n’avait pas encore résumé dans un tableau d’ensemble cette étonnante mêlée philosophique ; M. Hermann Fichte a entrepris cette tache, et il y a fait preuve d’une sagacité remarquable. Les métaphysiciens allemands depuis Kant, les psychologues anglais et écossais, les publicistes et les réformateurs de la France, depuis Montesquieu et Rousseau jusqu’aux écoles contemporaines, sont caractérisés par M. Hermann Fichte avec précision et vigueur. Ce n’est pas une histoire abstraite de la philosophie, c’est une histoire vivante ; l’auteur se préoccupe surtout de l’application des doctrines. C’est ainsi qu’il peut réunir tant de doctrines contraires et composer une œuvre d’une vigoureuse unité. Sévère pour les théories dangereuses et pour les divagations incohérentes, M. Hermann Fichte ne perd jamais de vue l’inspiration pratique de son travail ; il cherche avant toutes choses à extraire des systèmes des maîtres toutes les vérités durables. L’Allemagne s’est longtemps moquée de l’éclectisme, c’est-à-dire de l’esprit même du XIXe siècle, et elle a affecté de n’y voir qu’un syncrétisme sans idéal ; elle y revient aujourd’hui, comprenant enfin que ces orgueilleux systèmes, composés tout d’une pièce, ne vaudront jamais les vérités lentement acquises et contrôlées en quelque sorte par la grande épreuve de la vie. Quelle lumière guidera M. Hermann Fichte dans cette confuse mêlée des opinions ? Tout philosophe éclectique a besoin d’un principe supérieur ; l’idée qui inspire M. Hermann Fichte est excellente ; son but, il le déclare sans détour, c’est le perfectionnement moral du genre humain, toute idée, toute doctrine qui peut contribuer à ce résultat doit être relevée avec honneur et séparée des erreurs qui la déparent. C’est ainsi qu’il revendique la belle conception du devoir si fortement établie par le philosophe de Koenigsberg ; c’est ainsi qu’avec une piété touchante et une impartialité respectueuse, il juge les sublimes écrits de son père, et maintient comme éternellement acquises tant de nobles théories sur la destination religieuse et scientifique de l’homme. Partout, dans tous les pays, dans toutes les écoles dignes de ce nom, chez M. Stahl et M. de Saviguy comme chez Kant et Fichte, chez Baader et Krause comme chez Schleiermacher et Schopenhauer, chez Dugald-Stewart et Reid comme chez Montesquieu et Rousseau, il cherche et il est heureux de trouver des principes qui ont contribué à l’éducation morale des esprits. Quand l’intention seule est digne d’éloges, il signale la bonne volonté du penseur et soumet ses travaux à une critique résolue. C’est ainsi que les écrits de l’école mystique et piétiste, les écrits d’Adam Müller et de M. Stahl trouvent chez lui un juge à la fois bienveillant et sévère. La France a souvent opposé les travaux psychologiques des Anglais et des Écossais aux ambitieuses témérités de la métaphysique allemande ; M. Hermann Fichte ne craint pas de condamner le dédain de ses compatriotes à l’égard de l’école écossaise, et, suivant MM. Cousin et Jouffroy, il marque avec une véritable sympathie la place de cette sage école dans le développement du XIXe siècle.

Celle belle et féconde étude n’est que le préliminaire du système moral que nous promet M. Hermann Fichte. Ce système, on peut l’entrevoir déjà, il est écrit dans tous les jugemens de l’auteur. « Depuis un siècle, dit M. Fichte, on s’est attaché surtout à la conquête des droits de l’homme, et on a pensé que l’établissement de ces droits était le but de la science. Le but, c’est le perfectionnement moral de l’humanité, et les droits que l’homme réclame, les droits que lui ont assurés déjà les transformations de notre siècle, ne doivent être pour lui qu’un moyen de marcher plus sûrement à ce but. Ce n’est pas assez de dire : « Le droit est corrélatif au devoir ; tout droit suppose nécessairement un devoir ; » il faut établir surtout que les droits nouvellement acquis, la liberté civile, l’égalité devant la loi, en un mot toutes les garanties sociales, indiquent le début d’une période nouvelle dans ce travail de perfectionnement, qui est la suprême loi de l’humanité. Ce sont des instrumens meilleurs, ce sont des armes plus savantes qu’on lui donne ; quel usage en fera-t-elle ? Voilà ce que la philosophie morale doit lui dire. Tout système de morale sociale qui ne parle à l’homme que de ses droits et des devoirs corrélatifs à ces droits ne soupçonne même pas les conditions du problème. »

Il y a, ce me semble, une belle inspiration, une ardeur vraiment originale dans l’Ethique de M. Hermann Fichte. Une telle préface oblige singulièrement celui qui l’a écrite ; espérons que l’auteur tiendra toutes ses promesses. Or, au moment où M. Fichte établissait ainsi la loi du perfectionnement spirituel, un autre écrivain du même groupe, M. Henri-Maurice Chalybaeus, publiait un système complet de morale intitulé : Système de l’Éthique spéculative, ou Philosophie de la famille, de l’état et de la vie religieuse. M. Chalybaeus s’était fait connaître, il y a déjà plusieurs années, par une opposition habile au panthéisme de Hegel ; son Histoire de la philosophie allemande depuis Kant attestait une intelligence nette et résolue. Dans l’ouvrage qu’il donne aujourd’hui, il ne se contente pas de condamner des erreurs assez décriées déjà par les conséquences qu’elles ont produites, il met en face du panthéisme et de l’idéalisme absolu une doctrine toute pratique. « La science ! disent les docteurs hégéliens, le système de la science ! » La grande affaire de l’homme, à les entendre, ce serait le savoir universel ; quant à l’art de bien vivre, leur philosophie ne s’en occupe guère. Il s’est formé dans l’école une sorte de quiétisme intellectuel, et l’orgueil ou la prétention de savoir y a détruit le juste sentiment de la vie. Ce quiétisme a eu dans l’Allemagne d’aujourd’hui les mêmes résultats que le mysticisme du moyen âge. Une fois qu’ils ont senti le besoin de vivre, et qu’ils sont redescendus sur la terre, les disciples, déshabitués de toute règle, ont embrassé la matière avec délire. Les écrivains dont je rassemble ici les noms sont bien décidés à faire ce que fit Socrate il y a plus de deux mille ans, lorsqu’il obligea la philosophie à sortir des nuages, et qu’il lui apprit à marcher au milieu des hommes. M. Chalybaeus a horreur du pédantisme : « Le but de la vie, dit-il, ce n’est pas la science, c’est la sagesse. » Ce que M. Hermann Fichte affirme des droits politiques, lesquels ne sont que l’instrument du devoir, M. Chalybœus l’affirme aussi de la science, chose inutile, chose dangereuse, si elle n’est l’instrument de la loi morale et la préparation d’une existence meilleure.

La science allemande, comme on voit, rentre ici complètement dans les grandes voies de l’école française. L’auteur commence par établir avec force le dogme de la liberté. Les vieilles objections contre le libre arbitre de l’homme ont été rajeunies de nous jours ; le panthéisme et le matérialisme du XIXe siècle ont essayé de donner une forme nouvelle, à ces sophismes séculaires : il faut poursuivre l’erreur sous tous ses déguisemens, il faut déchirer tous ses masques. De ce que la liberté n’a pas de place dans le monde qui nous porte et nous entoure, on a conclu que nous étions soumis nous-mêmes à cette nécessité qui règne sur l’univers matériel ; la seule loi, dès lors, était de nous abandonner à nos instincts, comme la matière obéît aux lois physiques, et les fureurs révolutionnaires, avec leurs concupiscences sauvages, étaient tout naturellement justifiées. C’est vraiment la honte de l’esprit humain, qu’il faille toujours recommencer sur nouveaux frais cette démonstration de la liberté. La liberté n’est nulle part, dit le panthéiste, un mouvement fatal emporte le monde entier. — « Eh ! pauvre sophiste, répond M. Ghalyhœus, ne vois-tu pas que si tu es homme, c’est précisément parce que, seul dans le monde créé, tu possèdes ce pouvoir de résister à la nécessité et de régler toi-même tes actions ? Quoi ! parce que la liberté n’est pas partout, tu ne sais pas la reconnaître ? Eh ! que dirais-tu du savant qui nierait l’existence de l’aimant, parce que l’aimant n’attire ni le plomb ni l’étain, mais seulement le fer ? Que dirais-tu du physicien qui nierait la Lumière, parce que la lumière ne traverse pas les corps opaques ? Tu prononces de grands mots, l’unité de la science, l’unité du cosmos, et un écolier te ferait la leçon ! » - Il est triste, encore une fois, qu’il faille établir sans cesse des vérités si simples ; mais enfin la démonstration était nécessaire, et M. Chalybœus y a consacré d’excellentes pages. Cette démonstration de la liberté morale était d’autant plus urgente, que le hardi penseur, soutenu par son enthousiasme et ses intentions généreuses, va ouvrir à l’âme de vagues domaines où le dogme de la personnalité pourrait bien être mis en péril. Préoccupé avant tout de l’influence pratique, M. Chalybaeus a bien soin de rattacher l’homme, dès le début de sa théorie, à la famille dont il est membre ; le fond de la volonté, c’est l’amour, et la notion de la liberté morale est indissolublement liée à la notion de la solidarité humaine ; mais cet amour, dans les pages imprudentes de M. Chalybœus, a parfois des ravissemens où il est dangereux de le suivre. L’esprit de l’homme, à l’entendre, n’est pas seulement le membre d’une communauté immense qui accomplit sous la main de Dieu ses destinées infinies ; il n’a pas seulement des rapports nécessaires avec le genre humain, qui le soutient en quelque sorte, et avec ce Dieu partout présent qui l’appelle : il faut qu’il vive de la vie universelle, il faut que la nature, l’humanité et Dieu se reflètent sans cesse dans son microcosme, et qu’à chaque instant de la durée il porte toute l’éternité dans son cœur. À ces vagues et séduisantes formules, M. Chalybœus ne craint pas d’ajouter des paroles plus téméraires encore : « Le Saint Esprit, dit-il, habite en nous, et nous apprend que nous sommes une même substance avec Dieu. Nous ne nous perdons pas pour cela dans l’abîme de l’infini, nous ne nous confondons pas avec la Divinité ; c’est notre conscience qui saisit la notion de l’immanence de Dieu en nous, et qui jouit dès ici-bas des célestes béatitudes. » M. Chalybœus, on le voit par ce passage, ne craint pas de se contredire. Après avoir recherché avec ardeur ce que Bossuet appelle si bien de fausses sublimités, il est obligé d’atténuer ces formules au point de ne plus laisser dans l’esprit aucune pensée Intelligible, Ainsi est faite l’imagination philosophique des Allemands ; ceux-là même qui se séparent le plus sincèrement du panthéisme ne peuvent renoncer aux séductions de l’abîme. Ce que l’Allemagne appelle la transcendance, c’est l’idée d’un Dieu extérieur et supérieur à l’homme, d’un Dieu personnel, d’un Dieu vivant, comme l’immanence représente l’idée du Dieu de Spinoza et de Hegel. Eh bien ! la doctrine de la transcendance (j’emploie le terme consacré) est tellement antipathique au génie allemand, ce système est tellement décrié, ce mot même est si bien considéré comme une insulte, que M. Chalybœus est entraîné à revendiquer le système contraire. Il attaque expressément le panthéisme, et il arbore le drapeau de l’immanence ! Rassurons-nous cependant : M. Chalybaeus a établi avec force le dogme de la liberté morale, il croit à la personnalité de Dieu et à la conscience de l’homme ; ces brillantes fusées de mysticisme sont un tribut payé aux vieilles erreurs dont l’Allemagne aura tant de peine à se débarrasser complètement.

Je ne suivrai pas l’auteur dans ses curieuses études sur la famille, l’état et la religion. Ces antiques problèmes de la morale sociale et religieuse sont rajeunis chez M. Chalybœus par l’esprit le plus ingénieux et les plus charmantes richesses de détail. On ne traite ordinairement ces grands sujets que comme des vérités abstraites ; M. Chalybœus se place au sein même de la vie ; il fait l’éducation de l’homme avec une paternelle tendresse, il le conduit d’un âge à l’autre et lui ouvre à chaque période un domaine nouveau du royaume de l’amour. Toutefois, que M. Chalybœus me permette de le lui dire, malgré le désir qu’il a de fonder la science sur la réalité, son système est plus souvent un tableau d’imagination qu’un manuel de moralité pratique. Je ne lui objecterai pas qu’un Pascal serait saisi d’effroi en voyant sa confiance dans la bonté native de l’homme, et que Montaigne applaudirait à ses gracieux chapitres sur la musique et la danse : je lui dirai simplement qu’il a écrit en maints endroits le poème, d’une humanité plus privilégiée que la nôtre. Le christianisme qu’il invoque sans cesse en de si nobles paroles, le christianisme qui est pour lui la solution de toutes les difficultés, la conclusion et la synthèse supérieure de tous les systèmes qui se sont disputé ; le cœur de l’homme, ce n’est pas encore, il faut qu’il le sache, le christianisme complet, ce n’est pas ce conseiller vigilant et austère qui connaît si bien les misères de notre nature. Si M. Chalybœus n’a voulu que nous montrer l’idéale figure du genre humain, comme semblerait l’indiquer le titre de son ouvrage, Ethique spéculative, il a réalisé son plan avec une rare élévation et une grâce attrayante. S’il a prétendu au contraire, comme cela résulte de maintes affirmations de son livre, subordonner la théorie à la pratique et la science à la sagesse, il n’a pas pris garde aux imprudences de ses paroles. Nobles imprudences après tout, et qui s’expliquent assez par le désir de consoler les âmes affligées ! Après tous les dévergondages de nos jours, après les efforts qu’a faits une sophistique éhontée pour déchaîner en nous la bête féroce, comment ne pas prendre plaisir à voir la vie morale du genre humain glorifiée avec confiance en d’idéales peintures ?

Le mouvement signalé par les réformes de M. Rosenkranz, par les théories morales de MM. Fichte et Chalybaeus, se développe de jour en jour avec une activité croissante. M. H. Fichte dirigeait autrefois un recueil philosophique qui avait disparu dans la tourmente de 1848 ; ce recueil vient de reparaître, et ses premiers numéros attestent le zèle du groupe sérieux que je rassemble ici. Ce n’est pas M. Fichte tout seul qui préside à l’entreprise ; il s’est associé deux esprits fort distingués, M. Ulrici et M. Wirth. M. Ulrici est un de ces écrivains judicieux qui se sont mis naturellement en garde contre le danger des vides abstractions par l’étude de l’homme tout entier. Nous avons déjà dit, à propos de M. Rosenkranz, combien la pratique des travaux littéraires avait rendu de services à la philosophie ; M. Ulrici a mené de front l’histoire de l’art et les recherches métaphysiques. En même temps qu’il attaquait les prétentions de l’idéalisme [du Principe et de la Méthode de la philosophie hégélienne, Halle 1841), il publiait un remarquable tableau de la poésie grecque, et des études sur Shakspeare qui étaient, sans contredit, avant l’important ouvrage de M. Gervinus, le meilleur travail que l’Allemagne possédât sur le grand poète anglais. M. le docteur Wirth, celui-là même que nous avons vu critiquer sévèrement le système de M. Rosenkranz et obtenir de lui d’intéressantes explications, s’est attaché dans tous ses écrits à revendiquer la personnalité de l’homme contre le panthéisme de Hegel. On s’aperçoit aisément que M. Wirth a étudié Leibnitz avec amour, et, en s’inspirant de ce mâle penseur, qui pourrait donner tant de leçons à l’Allemagne d’aujourd’hui, il a fourni une indication qui, je l’espère, ne demeurera pas stérile. Ces deux hommes étaient les collaborateurs naturels de M. H. Fichte ; une même inspiration les anime. On ne saurait affirmer qu’ils soient d’accord sur tous les points : ce sont des esprits qui cherchent, mais ils cherchent du moins sur un terrain qui leur est commun à tous trois ; ils proclament un Dieu personnel, un Dieu libre, un Dieu vivant, et ils veulent protéger contre les sophistes la dignité morale de l’homme.

L’entreprise de MM. H. Fichte, Ulrici et Wirth excite en ce moment une vive attention en Allemagne. Or, ce qu’on aime surtout dans ce recueil, c’est précisément ce que je suis obligé d’y blâmer, je veux dire une bienveillance excessive et disposée à tout admettre. Le recueil de M. Fichte, dans sa première période, était l’organe timide d’une école, mais cette école était assez bien définie ; depuis que son ambition est devenue plus haute, il a perdu, par une contradiction étrange, la sévérité d’allures qui déviait être son premier devoir. Le danger des systèmes exclusifs, disent d’excellens esprits, a été clairement dévoilé, et l’infatuation philosophique a été poussée à ses dernières limites : n’est-ce pas un bon symptôme qu’une association d’intelligences libres et sincères cherchant la vérité dans toutes les routes de la science ? Un penseur distingué que nous retrouverons tout à l’heure, M. Fortlage, disait tout récemment à ce propos : « Les écoles exclusives sont comme la cellule d’une prison, où l’imagination s’exalte et tourne à la folie. En lisant le recueil de M. H. Fichte, nous sommes dans une capitale et nous allons d’un quartier à l’autre, étudiant l’activité humaine sous ses aspects multipliés. » Il y a, ce me semble, une singulière imprudence dans ces paroles. Sans doute, les bases d’une doctrine une fois bien établies, il est permis d’appeler à soi tous les esprits sérieux, quels que soient d’ailleurs les procédés particuliers de leurs méthodes. Prenez garde toutefois : si l’infatuation philosophique est un péril, il faut se défier aussi d’une complaisance banale. Les reformes sérieuses se font par des principes nettement arrêtés et vigoureusement défendus. Que veut M. Fichte ? Quel but poursuivent MM. Wirlh et Urici ? Ils veulent, si je ne m’exagère pas leurs intentions, relever le drapeau de la vraie philosophie, établir les premiers principes, les principes sauveurs, la liberté de Dieu et la liberté de l’homme ; ils veulent arracher l’Allemagne à l’obsession du panthéisme et faire rentrer dans le néant la bande noire des athées. Qu’ils le veuillent donc avec une fermeté plus résolue. Les préjugés sont encore bien puissans en Allemagne ; il y a bien des écrivains qui craignent de passer pour des intelligences timides et rétrogrades, s’ils ne proclament pas l’immanence de Dieu dans le monde. Nous avons vu tout à l’heure M. Chalybaeus associer aux doctrines les plus généreuses ces vieilles formules d’une école qu’il maudit. Combien d’âmes qui renient ainsi leur Dieu, et que le troisième chant du coq ne rappelle pas à elles-mêmes ! Il faudrait un maître résolu, un Descartes, un Leibnitz, pour rallier ces disciples pusillanimes. Que des philosophes issus d’écoles différentes se réunissent sur le terrain de M. Hermann Fichte et mettent en commun leurs efforts, rien de mieux assurément ; que M. Drobisch y défende le système de Herbart contre M. Trendelenhurg, professeur à l’université de Berlin, il n’y a rien là qui nuise à l’unité de ce groupe ; mais comment comprendre que M. Michèlet (de Berlin) puisse, à côté de M. Hermann Fichte, à côté de M. Wirth, attaquer, comme une croyance puérile, le dogme d’un Dieu personnel et libre ? « Nous parcourons, dit M. Fortlage, la grande ville de la science, et nous allons d’un quartier à l’autre pour y suivre le tableau varié de la vie. » Il est des quartiers où M. Fichte fera bien de ne pas nous conduire ; sinon, au lieu de diriger un mouvement salutaire, il ne sera que le représentant d’un dilettantisme frivole, et cette réforme, dont il comprend l’urgence, cette réforme qu’il est si digne de diriger, que l’Allemagne appelle du fond de sa détresse) ne devra plus compter sur ses travaux.


II

Il y a une branche de la philosophie qui ne fleurit guère en France, c’est la philosophie religieuse. Depuis que Descartes a séparé le domaine de la raison du domaine de la foi, la philosophie proprement dite s’est presque toujours abstenue d’étudier les hautes questions théologiques. Ces hardiesses de la pensée n’ont été possibles chez nous qu’aux époques de foi positive et ardente, et les témérités des docteurs de la scholastique forment un singulier contraste avec la circonspection de la science moderne. Un jour viendra-t- il où l’ordre des vérités naturelles et l’ordre des vérités surnaturelles seront considérés comme les deux parties d’un même domaine ? Verrons-nous le temps où l’intelligence humaine, s’élevant de l’expérience à la spéculation la plus pure et ses clartés de la raison aux mystères de la foi, pourra entrevoir dans son ensemble l’immensité du monde spirituel ? Serons-nous un jour autorisés à dire avec Scot Erigène : « La vraie religion est la vraie philosophie ; la vraie philosophie est la vraie religion ? » Et nous sera-t-il permis de répéter sans péril ces audacieuses paroles de saint Thomas d’Aquin : « Tout ce qui est contraire aux principes naturels de la raison est contraire à la divine sagesse ? » M. Joseph de Maistre, dans un de ces rapides éclairs qui sillonnent ses ouvrages, manifeste éloquemment cet espoir, quand il parle « de l’affinité naturelle de la religion et de la science, » et qu’il s’écrie : « Tout annonce je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons à grands pas. » C’est là sans doute une sublime espérance, et lors même qu’elle ne devrait pas se réaliser, elle restera toujours comme un idéal pour provoquer les efforts du genre humain. À supposer même que la jouissance de cette grande unité à la fois scientifique et religieuse fut réservée à une civilisation plus haute, il faudrait reconnaître que la sévère réforme accomplie par Descartes était indispensable à cette magnifique évolution de la pensée. Le moyen âge aspirait inutilement à ces splendeurs du monde invisible, parce qu’il méconnaissait la véritable méthode ; il a eu une merveilleuse vision de ce futur édifice de la science, mais l’édifice qu’il construisait lui-même n’avait pas une base scientifique solidement établie, et tout s’écroula au premier choc. Cette base, Descartes l’a donnée : c’est la pensée, c’est l’esprit, c’est l’âme. L’œuvre de Descartes était incomplète assurément, car l’auteur du Discours de la Méthode s’était appliqué surtout à établir certains points essentiels, l’existence de Dieu, l’existence et la spiritualité de l’âme, et le genre humain, une fois en possession de ce qu’il doit aux génies supérieurs, aspire toujours à des conquêtes nouvelles. Sans vouloir enfermer les intelligences dans le système de Descartes, on peut se rappeler que cette philosophie est le commencement nécessaire et la condition des conquêtes durables. Les partisans du moyen âge lui ont reproché sa témérité, les métaphysiciens d’outre-Rhin blâment sa circonspection : eh bien ! si le pressentiment de M. Joseph de Maistre vient à se réaliser, si la philosophie religieuse parvient à établir l’affinité naturelle de la raison et de la foi, le système qui aura le plus contribué à ce résultat, ce sera précisément celui qui a arraché l’esprit moderne aux séductions du mysticisme, qui l’a accoutumé à une mâle discipline et lui a ouvert les voies fécondes de sa virilité. La philosophie cartésienne et tout ce qu’elle a produit est peut-être une magnifique préface à cette œuvre de la métaphysique chrétienne, qui a été l’inutile ambition du moyen âge. Dans ces problèmes de haute spéculation religieuse comme dans les questions purement philosophiques, c’est toujours à l’école française qu’il faut revenir.

L’Allemagne a négligé cette méthode, elle a voulu jouir de la vérité avant de l’avoir conquise. Sur ce point, la science germanique, depuis Kant, offre de singuliers rapports avec le moyen âge. En même temps que les philosophes construisaient une sorte de scholastique, les théologiens les plus célèbres. Schleiermacher et ses disciples, rappelaient souvent, avec plus de science et moins de candeur, l’aventureuse audace des mystiques du XIVe siècle. De là sans doute bien des erreurs, et par suite bien des découragemens. N’importe : c’est là une préoccupation sublime. On avait renoncé à ces nobles études depuis une vingtaine d’années ; on y retourne aujourd’hui, et c’est encore un des heureux symptômes que je prends plaisir à consigner ici. M. Edgar Quinet n’a pas craint de dire : « Quand l’esprit allemand n’est pas dans la nue, il rampe. » Puisque ce sévère jugement est exact, — et les désordres de ces dernières années l’ont prouvé plus qu’il n’était besoin, — puisque l’esprit allemand, s’il ne se nourrit pas de spéculations sublimes, se perd bientôt dans l’athéisme, c’est bon signe de voir les questions théologiques étudiées de nouveau avec ferveur. Je ne parle pas ici des théologiens de profession, je parle surtout des écrivains laïques qui cherchent librement et au nom de la raison à contempler de plus près les mystérieuses vérités du christianisme.

Au premier rang de ce groupe, il faut placer un homme de cœur et d’imagination, demi-philosophe et demi-théologien, M. Maurice Carrière. M. Carrière est un de ces disciples de Hegel qui ont échappé de bonne heure au joug du maître, il a emprunté au philosophe de Berlin la théorie du développement progressif des siècles ; mais ce qu’il y a de fatal dans le tableau tracé par Hegel répugnait à cette âme naturellement religieuse : il croyait à la personnalité de Dieu, à la liberté de l’homme, et le christianisme lui apparaissait comme le programme de la vérité philosophique, programme interprété jusqu’ici d’une manière insuffisante et dont il faut déployer toutes les richesses. M. de Lamartine, dans son ode sur les Révolutions, a dit :

Les siècles page à page épellent l’Evangile ;
Vous n’y lisiez qu’un mot, et vous en lirez mille.


Ces vers pourraient servir d’épigraphe aux ouvrages de M. Carrière. M. Carrière cite quelque part un écrivain allemand, M. Roth, qui s’est exprimé ainsi sur le christianisme : « Nous sommes trop accoutumés à ne considérer l’enseignement du christ que comme un enseignement religieux ; le christianisme est une religion et une philosophie. » C’est aussi là le résumé fidèle de sa pensée et le secret de ses efforts. M. Carrière est dévoué au christianisme, mais il y est dévoué comme un homme qui ne possède pas encore la vérité, comme un esprit généreux et inquiet qui aspire ardemment à des lumières plus vives.

De tous les travaux que M. Carrière avait publiés avant 1848, le plus recommandable est consacré à la grande crise philosophique et religieuse du XVIe siècle ; il porte ce titre : De la Philosophie au temps de la réforme et de ses rapports avec notre siècle. L’auteur commence par établir que la religion est le plus haut développement des facultés humaines, que tout ce qu’il y a de grand ici-bas est sorti de son sein et tend à y retourner. L’esprit humain, émancipé de la longue et nécessaire tutelle du moyen âge, ne devait plus vivre d’une foi enfantine ; il fallait qu’il s’attachât lui-même et librement à Dieu. Situation périlleuse, mais sublime ! échappé au joug de l’autorité, il allait être tenté par les puissances mauvaises qui ne travaillent qu’à l’éloigner de Dieu, et la grande lutte morale commençait. Voilà ce qui donne aux trois derniers siècles une si glorieuse valeur dans l’histoire de l’humanité. Jamais plus grands intérêts n’avaient été en jeu sur le théâtre du monde, et si, d’après le mot d’un ancien, la lutte d’un homme de cœur avec la destinée est le plus noble, tableau qui puisse réjouir les dieux, jamais la Providence suprême n’avait assisté sur la terre à un pareil spectacle. Il y a une légende du XVe siècle, la légende de Faust, qui nous donne la figure exacte de l’humanité nouvelle : au milieu des exaltations et des découragemens de la science, l’homme est devenu la proie des séductions diaboliques. Or le plus profond poète du XIXe siècle, s’est emparé de cette légende, et il a essayé de donner une solution au drame intérieur qu’elle retrace ; « N’est-ce pas là, dit M. Carrière, le symbole de la mission de notre temps ? La lutte engagée aux XVe et XVIe siècles, c’est nous qui devons la terminer ; c’est nous qui devons trouver enfin ce christianisme viril, et nous y attacher, non plus comme le moyen-âge, avec l’aveugle amour de l’enfant, mais avec la liberté d’une intelligence qui se possède. » C’est avec ces hautes idées que M. Carrière étudie tous les penseurs de la renaissance et de la réforme. Les mystiques allemands qui précèdent Luther, les panthéistes italiens, les philosophes de la nature, sont à ses yeux des groupes d’esprits qui se partagent la grande étude du cosmos et marchent sans le savoir à une même conclusion, que notre siècle, doit recueillir en l’épurant.

Après avoir étudié sous ce nouvel aspect l’histoire philosophique de la renaissance, M. Carrière s’est tourné vers notre siècle, vers l’Allemagne : il a publié en 1850 un livre intitulé : Discours et méditations religieuses adressés à la nation allemande par un philosophe allemand. À l’époque où l’Allemagne s’apprêtait à secouer le joug de la France, le grand patriote Fichte publiait ses Discours à la nation allemande. Ce n’est pas le patriotisme aujourd’hui qui est en péril, c’est le sentiment religieux ; M. Carrière l’a compris, et il a écrit son livre. Certes, la rénovation morale dont nous rassemblons ici les titres doit inspirer de sérieuses espérances, lorsqu’on voit un ancien disciple de Hegel ouvrir son manifeste par ces nobles paroles : « Je veux parler au peuple de l’esprit du christianisme, afin qu’il sache ce qu’il croit, et que son propre cœur lui soit révélé. L’heure présente est sombre et pleine d’inquiétudes. Nous avons appris par de cruelles expériences ce que peuvent produire les soulèvemens du peuple, quand le peuple n’est pas guidé par une conscience vraiment religieuse, quand son âme n’est pas épurée par le sentiment de Dieu : nous avons vu cette barbarie sans frein, ces convoitises sauvages, ces vengeances, ces assassinats, ces désordres inouïs des actions et des paroles. La religion elle-même n’était-elle pas menacée de disparaître, obscurcie d’un côté par la superstition, étouffée de l’autre par une impiété sauvage ? N’était-ce pas déjà une opinion universellement admise qu’un philosophe ne pouvait parler du Sauveur sans prononcer son oraison funèbre et sans le ranger (il s’agit des plus tolérans), sans le ranger auprès des grands morts dans le panthéon de l’histoire ? Quant à moi, je sens que rien n’est mort, que rien ne mourra de ce qui a véritablement vécu, et je vois dans les luttes et les convulsions de notre temps les premières douleurs d’un enfantement nouveau, les premiers signes d’une régénération du christianisme. » Voilà de généreuses espérances. L’ouvrage de M. Carrière n’est lui-même autre chose qu’un consolant symptôme. Ce qu’il prêche ne ressemble guère à une foi positive, et ce titre austère de religion ne saurait convenir à de confuses aspirations de la conscience. Le christianisme de M. Carrière est trop souvent un christianisme symbolique. L’auteur a beau mettre la distance de l’infini entre les plus grands génies, entre les plus glorieux bienfaiteurs du genre humain et celui qu’il n’hésite pas à nommer le Sauveur du monde : on ne sait pas cependant d’une façon précise comment il entend la divinité de Jésus-Christ. Malgré toutes les bonnes intentions de l’auteur, la réforme qu’il nous prêche ne serait-elle autre chose que le christianisme du docteur Strauss ?

Je rencontre dès le début une déclaration très expressive. Tout en saluant dans le fils de Marie le fils et l’envoyé du Saint des Saints, M. Carrière craint de reconnaître un dogme nettement arrêté, et de construire un édifice circonscrit où les nobles esprits qu’il aime ne trouveraient pas une libre place. Ecoulez-le : « Si le christianisme, comme l’ont aujourd’hui certains custodes de la ville sainte, devait exclure les héros de l’esprit, les héros de la vie allemande, un Goethe, un Schiller, un Fichte, alors, en vérité, pareil au vieux chef germanique Radbot, je m’éloignerais des eaux du baptême, et j’aimerais mieux une place dans l’enfer avec ces nobles âmes qu’un trône dans le paradis des cafards. Si le christianisme, réduit aux préjuges vulgaires, nous présentait toujours le dualisme d’autrefois, — au-delà du monde une Divinité mystérieuse, et sur la terre des hommes qui ont l’espoir de gagner par leurs vertus une existence immortelle, — j’aimerais mieux en rester à la foi des brahmanes, et aspirer dans toutes les manifestations de la nature le souffle de la vie créatrice ; j’aimerais mieux, avec les anciens Perses, adorer la lumière, invoquer chaque jour le soleil levant comme un compagnon d’armes dans ma lutte contre le péché et la folie, et attendre, le médiateur, le prince de la paix, celui qui doit un jour terrasser le mal et en faire l’esclave du bien. J’aimerais mieux encore me faire initier aux mystères d’Eleusis, car là du moins je trouverais dans Cérés et Bacchus une transfiguration poétique du pain et du vin, puisque le siècle présent ne veut pas comprendre la consécration religieuse par laquelle le pain et le vin sont devenus la chair et le sang du Seigneur ! » On comprend que de telles dispositions ne soient pas très favorables à la recherche du vrai christianisme. Cette dernière phrase surtout révèle les tendances hégéliennes que M. Carrière, à son insu, je n’en doute pas, porte dans ses investigations religieuses. Si c’était là l’unique inspiration de M. Carrière, son livre ne mériterait pas d’être discuté. Ce ne serait qu’une reproduction, après cent autres, des théories panthéistiques et des doctrines antichrétiennes de notre âge. L’originalité de M. Carrière, c’est qu’il croit et veut être chrétien. Il revient sans cesse à Jésus-Christ, à sa personne, à sa vie, à ses enseignemens sacrés. Il ne le révère pas, il nous l’a dit lui-même, comme le plus grand des morts qui dorment dans le panthéon de l’histoire, il l’adore comme le Dieu du genre humain. Il ne croit pas à un Christ abstrait, mais à un Christ vivant. Il ne croit pas à une infinité de Christs, comme le docteur Strauss, il croit au Christ historique, à celui qui est venu racheter l’homme, et qui est mort crucifié. Seulement, s’il n’admet qu’un Christ, il proclame plusieurs christianismes très différens les uns des autres ! — Jésus-Christ, dit M. Barrière, a confié une semence divins à la terre ; cette semence, divine et infinie comme celui qui nous l’a donnée, doit nécessairement produire des fruits sans nombre. Chaque époque de l’humanité cueille un de ces fruits d’or sur l’arbre miraculeux. Parce que le genre humain, sous l’inspiration du médiateur, a réalisé à une certaine époque une certaine forme de christianisme, ce n’est pas à dire qu’il faille s’y emprisonner à tout jamais. Combien de formes nouvelles qui jailliront à leur tour ! Or l’humanité moderne, continue l’ardent rêveur, travaille depuis plus de trois siècles à cette grande œuvre, et l’heure n’est pas loin où s’élèvera, à la place de l’étroite église d’autrefois, l’église universelle !

« Apprenez l’histoire, s’écrie-t-il, et ouvrez l’oreille à ses avertissemens. Voilà bientôt deux mille ans écoulés depuis la venue du Christ, et les mêmes signes qui se manifestèrent alors apparaissent de nouveau sur les flots du temps. Les dernières convulsions de la république romaine se sont reproduites dans les effroyables luttes de la révolution française. Les ombres de Marius, de Sylla, de Catilina, ont reparu dans les sanglantes figures de Danton, de Saint-Just, de Robespierre, et le siècle de césar a recommencé avec le siècle de Napoléon. Depuis les Gracques, le monde païen n’a pas connu le repos jusqu’à la révélation du Christ ; depuis Luther, le monde moderne n’a pas joui non plus d’une heure de paix ; ce ne sont que déchiremens, guerres civiles par l’épée et par l’esprit ; et pour que ce monde repose enfin, il faut, non plus, il est vrai, la révélation du Christ, mais l’intelligence et l’accomplissement de sa loi. La discorde est partout dans les doctrines religieuses. Depuis trois siècles, depuis le dernier concile, l’église catholique est plongée dans un sommeil profond ; le schisme grec est engourdi ou déchiré par les hérésies ; le protestantisme se dissout lui-même et s’écrie : « Tout est consommé ! » Dans le domaine des sciences philosophiques, on est arrivé à une conviction, à la conviction de tout ce qui nous manque, à la conviction que le passé est impuissant à satisfaire les besoins de l’humanité. Les négations, si je puis ainsi parler, les négations flegmatiquement enragées de la science allemande ont été jusqu’aux extrêmes limites du nihilisme. Quant à l’idéalisme, voyez-le aussi étroit, aussi impuissant à produire quelque chose de durable que l’était naguère le matérialisme des encyclopédistes français. De là ce bourdonnement, ce tapage d’opinions, de théories et de systèmes qui assourdit l’Europe. Les rêves et les espérances, les croyances généreuses et les effroyables blasphèmes des siècles qu’a déjà traversés le genre humain, les hérésies chrétiennes et le panthéisme des Indiens, le dualisme des Perses et le monothéisme des Hébreux, tout cela reparaît de nouveau. L’idéalisme et le matérialisme sont là, en face l’un de l’autre ; et tous demandent au ciel que l’heure du jugement dernier sonne enfin. Ce jugement dernier, ce sera l’étincelle de vie qui, pénétrant tous les systèmes à la fois, les consumera, les purifiera et les fera tous ressusciter dans une doctrine plus haute, savoir dans la vérité chrétienne. C’est là une anarchie comme il n’y en eut jamais, anarchie si terrible, qu’elle amènera infailliblement une crise. Il y a partout dans le monde une aspiration, un effort immense, et cet effort du genre humain a été si infructueux jusqu’ici, qu’il appelle de toute nécessité le secours du Père universel, le secours de celui qui règne sur la terre comme au ciel. Ce secours a-t-il jamais été refusé ? Dieu a-t-il jamais négligé de gouverner l’histoire, chaque fois que le monde a tendu vers lui ses mains suppliantes, et qu’il lui a crié, par la voix de tous les peuples : « Montre-toi à nous, seigneur Dieu ! »

Certes M. Maurice Carrière dépeint ici avec une poignante émotion la détresse de l’Allemagne. Le malheur, c’est qu’il prétend trouver lui-même cette transformation religieuse, et qu’il en cherche les bases dans les capricieux domaines de l’imagination. Les prophètes et les évangélistes de ce nouveau développement du christianisme, aux yeux de M. Carrière, ce sont les poètes, c’est Lessing, c’est Goethe, c’est Schiller. Ceux-là même qui ont été les plus hostiles à la pensée chrétienne se transforment pour lui en des réformateurs. Étrange religion, à coup sûr, que celle dont les livres saints ont été écrits par les plumes fantasques de Rachel de Varnhagen et de Bettina d’Arnim ! M. Carrière se trompe, s’il croit servir ainsi la religion, dont il parle, d’ailleurs avec une effusion éloquente. Il applique au christianisme les exemples de la société païenne. Il a vu Sophocle et Euripide, comme Aristote et Platon, décomposera leur insu le polythéisme et préparer les esprits aux divines clartés de la révélation : il croit aussi que le christianisme sera transfiguré par ces poètes allemands qui ont chanté depuis un siècle les angoisses et les aspirations d’une époque troublée. Dans ce cas, ce ne serait pas une transformation supérieure du christianisme, ce serait une religion toute nouvelle qu’il faudrait attendre. Les poètes que vous invoquez, interprètes fidèles et passionnés de leur temps, ont exprimé tour à tour des sentimens chrétiens et de vagues aspirations panthéistiques. Si vous vous attachez, à ce qu’ils ont de chrétien, qu’est-il besoin d’une forme nouvelle ? Si c’est le panthéisme de leurs œuvres qui vous séduit, pourquoi parler de christianisme ? M. Carrière, qui défend si bien l’esprit du christianisme et les simples croyances de l’humanité contre les subtilités à outrance des édiles de son pays, se doit à lui-même de poser le problème avec netteté, et de se prononcer sans ambages. Toute la dialectique allemande a abouti au panthéisme ; si les réformateurs nouveaux ne se proposaient pas d’autre tâche que de mettre le panthéisme en rapport avec la religion du Christ, ils tenteraient une œuvre impossible et rentreraient dans le cercle qu’ils veulent briser. Il ne s’agit pas de traiter avec les hégéliens, il faut rompre avec eux. Lorsque l’illustre Schleiermacher publia en 1799 ses Discours sur la religion, il avait affaire à un siècle sans croyances et à une théologie sèchement rationaliste. Son but était de réveiller partout l’idée de Dieu, de montrer ce Dieu partout présent, de nous attacher, si je puis parler ainsi, au sein maternel de l’infinie substance. Il écrivit ses Discours enthousiastes, et, entraîné par l’ardeur même de son zèle, il ne craignit pas de se jeter dans le panthéisme. La situation des esprits rendait cette erreur moins funeste : le sentiment religieux était mort. Schleiermacher le réveilla. Combien tout est changé aujourd’hui ! Voilà plus de cinquante ans que le panthéisme règne, et il a produit comme conséquence dernière l’athéisme le plus éhonté qui fut jamais. M. Carrière a bien compris qu’il fallait ranimer le sentiment religieux, mais il n’a pas vu qu’il fallait procéder cette fois tout autrement que le mystique auteur des Discours. Encore une fois, c’est le panthéisme qu’il faut expulser de la science, le panthéisme généreux des rêveurs comme le panthéisme abject des démagogues. À cette condition seule, la réforme dont vous parlez jettera des racines profondes, et l’on ne verra plus l’Allemagne tourner éternellement dans le cercle fatal qui va de la religion à l’athéisme.

Ce n’est pas comme M. Maurice Carrière dans des ouvrages dogmatiques, c’est dans des biographies que M. le docteur Strauss poursuit le développement de sa philosophie religieuse. Nous avons raconté ici les diverses transformations de M. Strauss depuis le scandale éclatant de sa Vie de Jésus. On sait combien le célèbre hégélien a redoublé d’efforts pour réparer les ruines qu’il a faites. Malgré l’influence funeste exercée par son livre, et bien que son nom représente encore pour la foule les plus violens désordres de l’exégèse allemande, M. Strauss ne ressemble en rien aux athées de la jeune école hégélienne. Ces négations dogmatiquement enragées dont parle M. Carrière, ce n’est pas lui qui s’en est rendu coupable. Alors même que sa dialectique menteuse lui défendait de croire à un Dieu personnel, son esprit seul était victime des bouleversemens de la science ; son âme restait ouverte à maintes aspirations religieuses. Dans ses Feuilles pacifiques, dans ses Discours aux paysans de la Souabe, dans sa Vie de Sckubart, on voyait une intelligence sincère qui se débattait contre ses propres entraves, et qui cherchait ardemment un point fixe au milieu des révolutions de la théologie. Cette âme inquiète avait-elle enfin trouvé le repos ? Il s’en faut bien. Après avoir essayé de conserver au moins une vague idée du Christ, il avait paru se résigner simplement à défendre la noblesse morale de l’homme. Les principes de la dialectique hégélienne ne lui permettaient pas de faire respecter par les humanistes cette ombre même de christianisme à laquelle sa pensée s’attachait : il se borna dès lors à protéger contre les démagogues la dignité de notre nature, dût-il être obligé pour cela de demander un appui au monde antique et de retourner au paganisme des Hellènes. C’étaient là les conclusions de sa Vie de Sckubart. Assurément de telles doctrines sont tristes. Ce qui est intéressant chez M. Strauss, c’est l’inquiétude de son âme, c’est la désolation sincère de cette conscience qui, même en repoussant comme un fantôme trompeur la notion d’un Dieu personnel, semble toujours, du fond de sa détresse, invoquer la foi qui lui manque. Le nouvel ouvrage de M. Strauss, la Vie de Maerklin, ne contient pas de plus précieuses consolations que la Vie de Sckubart ; mais on peut y étudier plus à nu les souffrances, les efforts, toutes les luttes intérieures de ces malheureuses intelligences emprisonnées dans les liens du sophisme. Le livre de M. Strauss est intitulé : Christian Maerklin, histoire d’une vie et d’un caractère de ce siècle. Ce titre est exact ; ce n’est des un personnage isolé, c’est toute une école, tout un groupe, c’est lui-même surtout que M. Strauss a peint avec franchise en traçant le portrait de son ami.

Christian Maerklin, fils d’un prélat protestant du Wurtemberg, avait étudié la théologie pour consacrer sa vie au service de son église. Vicaire, puis diacre, il avait apporté à ses fonctions, avec une âme généreuse et droite, une intelligence nourrie de toutes les subtilités de la science. Hegel s’était emparé de lui avant qu’il se dévouât à la prédication du Christ. Maerklin eut beau déployer tout le zèle, toute la charité évangélique dont son noble cœur était capable ; il comprit bientôt qu’il ne pouvait plus se faire illusion à lui-même, et que chargé d’enseigner le christianisme positif, il méconnaissait ses devoirs ou manquait à sa conscience. En vain s’efforça-t-il encore de se créer une sorte de terrain neutre d’où il pouvait, sans se manquer à lui-même, tendre les mains aux fidèles ; en vain sentait-il son cœur saigner au moment de rompre les liens qui l’attachaient à la communauté chrétienne : sa loyauté l’emporta, et le sacrifice fut accompli : Maerklin sortit des rangs de l’église. Mort à la fleur de l’âge il y a quelques années, Maerklin nous présente au complet, dans l’obscurité de sa vie, toutes les infortunes morales dont le protestantisme allemand est le théâtre. Jamais ces luttes n’ont déchiré une âme plus noble, jamais plus touchante victime n’a mieux exprimé le malheur de tous.

On devine avec quelle sympathie M. Strauss a dû traiter un tel sujet. Il nous raconte la première éducation de Maerklin ; il suit le jeune écolier au couvent de Blaubeuren ; il nous le montre dans cette austère retraite, au milieu de ses condisciples qui presque tous, plus tard, prirent une part si active à ce travail de dissolution religieuse dont nous avons vu les derniers résultats. C’était le démocrate Zimmermann, l’ardent historien de la guerre des paysans, qui a siégé au parlement de Francfort ; c’était le jeune hégélien Vischer, auteur d’une Esthétique célèbre où les désolantes doctrines de son école sont appliquées avec un talent incontestable et une hardiesse sans vergogne ; c’était Gustave Pfizer, que l’imagination a préservé au moins des désordres de la pensée : poète aimable qui a mêlé à la douceur souabe une gravité sereine, critique honnête, résolu, qui le premier a combattu au nom des vraies traditions germaniques les tendances d’Henri Heine et provoqué hardiment les redoutables invectives du railleur ; c’était enfin M. le docteur Strauss lui-même. Au milieu de ce groupe d’élite, le jeune Maerklin s’était fait tout d’abord une place distincte par la sérénité de son intelligence et la parfaite droiture de son cœur. Comment ne pas être attristé en voyant ce noble esprit initié de si bonne heure à tous les sophismes d’une dialectique subtile et mensongère ? Maerklin était destiné au sacerdoce, et déjà, avant d’avoir vécu, avant d’avoir étudié par lui-même la réalité des choses humaines, il avait parcouru avidement tout le domaine des abstractions sophistiques.

Quand il fut nommé diacre, c’est-à-dire second pasteur de la ville de Calw en 1835, Christian Maerklin ne tarda pas à sentir que son christianisme n’était pas celui qu’il était chargé d’enseigner et de répandre. Cette triste découverte n’eut pas lieu tout à coup. La petite ville, de Calw, située dans une fertile, vallée sur la lisière de la Forêt-Noire, est une cité industrielle. Il y avait là bien des misères à soulager ; Maerklin s’y employa avec un admirable zèle, et l’exercice de la charité entretint longtemps ses illusions. Grave et pur, il se croyait très sincèrement chrétien, quoique, le Christ ne fût pour lui qu’une grande et belle âme, mieux inspirée que Socrate et Platon. Le jour où son ami Strauss publia la Vie de Jésus, Maerklin n’était pas encore aussi engagé que le célèbre novateur dans les voies de la négation. Ce Christ qui n’était autre chose qu’un personnage mythique aux yeux du docteur Strauss, il le reconnaissait comme un être réel ; — et bien que l’union du divin et de l’humain fût pour lui, d’après la théorie hégélienne, un fait éternel, un dogme supérieur et antérieur à Jésus, c’était le Christ cependant qui, par la sainteté de sa vie, avait réalisé cette union et conquis à l’humanité son glorieux patrimoine. C’était là, comme on voit, un christianisme hégélien, un christianisme où toutes les rêveries panthéistiques de l’Allemagne pouvaient se donner carrière. Or, entre ces deux termes, la contradiction est absolue. Le système de Hegel une fois introduit dans le christianisme, il faut que le Christianisme disparaisse. Maerklin ne tarda pas à en faire l’expérience. De vives luttes qu’il eut à soutenir contre les piétistes de Calw ramenèrent peu à peu à voir plus clairement le fond de son âme ; les conséquences des principes auxquels il était attaché se développèrent tout naturellement dans l’ardeur de la discussion, el, descendant la pente glissante sur laquelle il croyait pouvoir s’arrêter, il alla bientôt rejoindre l’auteur de la Vie de Jésus. De là à l’athéisme de un Feuerbach la distance n’est pas longue. Le noble Maerklin se sentit en effet puissamment attiré par cette dialectique pernicieuse aux enseignemens de laquelle son intelligence n’était que trop préparée. Que faire dans une telle situation ? M. Strauss décrit ici avec émotion les angoisses de ces jeunes théologiens chargés d’enseigner des dogmes auxquels ils ne croient pas. Ils hésitent à rompre leurs liens ; ils n’ont pas le courage de sortir de l’église. Chez quelques-uns, sans doute cette hésitation tient à des motifs terrestres ; mais combien il en est aussi qui sont retenus par les plus pures attaches ! Maerklin avait une fortune suffisante ; il n’avait pas besoin, comme tant d’autres confrères moins heureux, de songer à sa famille, à ses enfans, à la difficulté de se créer une carrière nouvelle ; rien de tout cela ne l’eût effrayé ; mais quoi ! abandonner cette église qu’il aimait, ces pauvres qu’il avait assistés, ces humbles d’esprit qu’il avait réconfortés en leur parlant du Christ ! Il ne pouvait s’y résoudre ; il le fallut bien cependant. Le voile une fois déchiré, une clarté impitoyable révélait à Maerklin l’anéantissement complet de ce semblant de christianisme qui lui avait longtemps suffi. Il commençait d’ailleurs à être suspect. La droiture de sa conscience ne lui permit plus de prolonger davantage cette situation impossible. Entre le Christ et Hegel, Maerklin avait choisi, — sans bruit, sans scandale, après de secrets et douloureux débats avec lui-même ; il ne lui restait plus qu’à déposer son ministère.

Dès que sa résolution fut prise, Maerklin poussa un cri de joie. Il avait obtenu une place de professeur au lycée de Heilhronn ; ces fonctions nouvelles lui semblaient, un affranchissement. Ce rôle de théologien qu’il ne pouvait plus garder qu’à force de subterfuges et de capitulations subtiles avec sa conscience, il le quittait enfin pour respirer, disait-il, avec les écrivains de la Grèce et de Rome l’air franc de la nature et de la vérité. Expliquer Homère et Sophocle, commenter Virgile et Tacite, quel bonheur pour ce panthéiste occupé depuis tant d’années à mettre d’accord les doutes de son âme et les obligations du sacerdoce ! « Combien je me réjouis, écrivait-il, de partir pour Heilhronn ! Que ma position sera franche ! Me voilà délivré de ces liens qui m’enlaçaient. La théologie et l’église, qu’était-ce pour moi ! Une vie entortillée, contraire à la vérité, contraire à la nature. J’aspire avec ardeur à la saine nourriture de l’histoire et des classiques de l’antiquité. Je veux être un païen de toutes les forces de mon cœur. Là au moins, tout est vrai, tout est naturel, tout est grand. » Maerklin se plongea donc avec amour dans l’étude de l’art et de la philosophie grecque. Une seule chose lui restait de son existence ecclésiastique, je veux dire cette charité qu’il avait pratiquée avec un zèle si pieux et la pureté d’une vie irréprochable. Il écrivait un jour à un ami : « La science doit se transformer pour nous en religion ; c’est elle qui doit élever et purifier nos âmes. Oh ! quel plaisir j’aurais fait à mes ennemis de Calw, si j’eusse été un homme sans mœurs ! Le jour où tous ceux qui partagent nos principes montreront une pure noblesse morale, ce jour-là seulement notre cause sera gagnée. Au contraire, tant que notre foi philosophique ne sera pas devenue une force réelle et féconde en vertus, elle n’aura aucune action à revendiquer sur le monde, et le vieux principe tiendra toujours le limon du navire. » On voit qu’il y a tout un abîme entre Maerklin et les jeunes hégéliens. Ce n’étaient pas là de vaines paroles ; la vie de l’ancien diacre de Calw était toute consacrée à la pratique du bien, et chaque fois qu’il voyait un des panthéistes de son école se signaler par ses désordres, il en ressentait une affliction amère.

Le professeur de Heilbronn éprouva surtout bien des douleurs de ce genre pendant la tumultueuse période qui suivit les révolutions de 1848. M. Strauss, qui eut tant à souffrir lui-même des démagogues, nous donne sur le rôle de Maerklin à cette époque les détails les plus intéressans. Dès la fin de mars, Maerklin écrivait à un de ses amis : « En toute chose ici-bas, il y a au début une belle et virginale période ; puis la débauche commence, et tout est perdu. Que les premières semaines ont été sublimes ! A présent le ciel est couvert de ténèbres. Il est difficile, au milieu de tels désordres, de conserver sa loi en la grande idée qui devait être l’âme des mouvemens populaires. Si l’Europe est mûre pour la liberté civile, pour le développement des nationalités et la libre expansion des forces individuelles, c’est ce qu’un avenir prochain nous montrera. En Allemagne, ce grand bouleversement a trouvé le peuple par trop grossier, et, je le prévois, ce sera pour nous la cause de bien des malheurs. N’importe, advienne que pourra ! Nous devons nous incliner devant la nécessité du mouvement historique. L’ancien ordre de choses était vermoulu ; quiconque pense ne saurait le regretter. Il ne nous reste plus qu’à attendre l’avenir tranquillement, courageusement, toujours prêts à sacrifier notre bonheur et nos préférences personnelles. » Ces stoïques dispositions de Maerklin furent mises bientôt à de rudes épreuves. Candidat au parlement de Francfort, descendu dans l’arène au milieu des passions déchaînées, l’austère païen fut exposé dans sa personne et dans sa réputation aux plus odieuses fureurs de la populace, Heilbroun était le centre de la démagogie du Wurtemberg. M. Strauss nous peint avec une dramatique habileté ces scènes révolutionnaires où triomphaient la violence et l’ineptie. Il y avait là surtout un certain brasseur, — espèce, de Robert Blum au petit pied, dit M. Strauss, qui représentait, à côté de Maerklin, la stupidité en face de l’intelligence et la passion brutale en face de la démocratie honnête. — Ce sont surtout les expériences de Maerklin qui offrent de curieuses leçons. Maerklin s’était déclaré sans détour en faveur de la monarchie constitutionnelle ; c’était le moment où MM. Hacker et Struve agitaient le pays de Bade, c’était l’heure glorieuse où les corps francs du poète Herwegh venaient d’entrer en campagne ; on devine quelles avanies furent infligées au candidat. Quelques semaines après, il écrivait à M. Strauss : « Je pressens que nous devrons traverser encore une révolution sanglante. Si le ciel nous accorde jamais une existence politique, nous serons obligés de la payer cher. Les prince sont incorrigibles ; le peuple est sauvage, il n’a que des instincts confus, et il en est d’autant plus fanatique. Je suis heureux de voir que tu penses comme moi sur tout cela. Tu es un aristocrate, nous le sommes tous. Chose singulière ! voilà que ce mot désigne déjà un crime, un attentat à la majesté du peuple. Qu’est-ce donc que cela, être aristocrate ? C’est vouloir que le peuple prenne part, selon la mesure de sa capacité, à l’exercice des droits politiques et à la conduite des affaires communes ; c’est vouloir que l’influence appartienne à l’intelligence et à l’esprit, et non au nombre, à la masse, au corps de la nation. Voilà du moins notre aristocratie. Mais maintenant il faut que la science politique nous vienne des cabarets : au lieu d’un souverain qui nous maltraitait du moins avec convenance, nous avons des milliers de despotes brutaux qui veulent tout niveler, tout rabaisser à leur taille. » Maerklin assista aux événemens de 1848 et de 1849 avec cette tristesse résignée. Sa santé, naturellement faible, avait éprouvé de rudes échecs au milieu de tant d’émotions. Une rapide maladie l’emporta le 18 octobre 1849, à l’âge de quarante-deux ans et quelques mois.

Telle est cette Vie de Maerklin, où M. Strauss a peint en traits expressifs toute une phase de la pensée religieuse de l’Allemagne. Les conclusions répondent bien à la tristesse du récit. « Combien d’hommes, dit l’auteur, exercent par leurs enseignemens et leurs actes une influence profonde, sans que le souvenir de leur nom demeure attaché à ce qu’ils ont fait ! Maerklin avait renoncé depuis longtemps à l’idée d’une existence ultérieure ; cette existence, il la méritait cependant ; c’est pour la lui assurer qu’un ami a écrit ce livre et a placé en quelque sorte sa statue sur son tombeau. » Ainsi, quand la mort a fermé nos paupières, nous ne pouvons prétendre qu’à cette double forme de l’existence : ou bien c’est une existence impersonnelle quand notre influence seule se perpétue et que notre nom périt, ou bien c’est une existence personnelle, quand une main amie a sculpté notre statue et attaché notre nom à nos œuvres. Voilà tout l’avenir que nous promet M. Strauss, et c’est à cela que se réduit notre immortalité ! Le dernier mot de Maerklin et de son biographe, c’est l’orgueilleuse résignation de ces hommes qui ne croyaient plus au polythéisme, et que n’avait pas encore éclairés la lumière des idées chrétiennes. Chose étrange ! le plus grand mérite de l’école hégélienne, c’est le sentiment qu’elle a eu du progrès continu des sociétés, de la marche incessante de l’esprit humain dans l’histoire, et, après tant de travaux et d’efforts, voilà qu’elle nous ramène au stoïcisme ! Cependant il y a ici un phénomène qui me touche : M. Strauss a beau s’enfermer comme son ami dans l’impassible vertu des stoïciens, il lui est impossible de ne pas revenir sans cesse à ces discussions théologiques. La jeune école hégélienne a dit un jour par la bouche de M. Arnold Ruge : Le système de Hegel, en définitive, était une théologie ; nous l’avons mis en pièces. — Eh bien ! malgré la jeune école hégélienne, M. Strauss est et demeure un théologien. Les athées plus résolus lui en ont souvent fait le reproche ; il poursuit néanmoins sa tâche, il prend plaisir à sonder sa plaie, à examiner son doute ; il aime à raconter ses souffrances. Avec quelle tendresse il peint la charité évangélique de Maerklin avec quelle sympathie il expose ses combats intérieurs, surtout ses indécisions et ses angoisses au moment de quitter la communauté chrétienne ! En vain s’écrie-t-il avec son héros : Soyons païens de tout notre cœur ! il est grave, il est ému, et son intelligence attristée ne peut se détourner de ces sublimes problèmes. Cette disposition nous suffit ; nous n’en demandons pas plus pour absoudre le stoïcien. Si tristes que soient les conclusions de ce livre, la Vie de Maerklin, comme les Deux Feuilles pacifiques, comme les Discours théologiques aux paysans du Wurtemberg et la Vie de Schubart nous révèlent chez M. Strauss une âme préoccupée des questions vitales de l’homme, une âme généreuse et vaillante, qui est bien loin d’avoir dit son dernier mot.

Ce que je dis là de M. le docteur Strauss, on peut le dire des lettres allemandes en général. Ces problèmes religieux étudiés soit dans l’histoire, soit dans la philosophie, intéressent de nouveau les intelligences ; n’est-ce pas un signe manifeste que l’Allemagne est rendue à elle-même ? Encore une fois, je ne parle pas des théologiens de profession. Tandis que l’excellent recueil des Studien und Critiken, sous la direction de MM. Ullmann et Umbreit, maintient avec un zèle croissant l’école de Schleiermacher, les domaines plus spécialement littéraires et philosophiques s’enrichissent de sérieuses études. C’est un historien littéraire, M. Gelzer, qui écrit une biographie de Luther, remarquable avant tout par le sentiment qui l’anime ; c’est M. Frédéric Hurter, qui consacre trois doctes volumes à l’empereur d’Autriche Ferdinand II, et à ses rapports avec la révolution religieuse ; c’est M. Heimbürger qui met en lumière, grâce à des documens inédits, les travaux d’un théologien ignoré, Urbanus Rhegius, et peint dans ce bizarre personnage une des plus curieuses figures de la réforme. C’est un diplomate célèbre, M. le chevalier de Bünsen, qui, trouvant dans des manuscrits récemment découverts les renseignemens les plus inattendus sur la vie d’un saint de la primitive église, mêle un grave intérêt dogmatique aux piquantes révélations de l’histoire, et développe son système sur les relations de la raison et de la foi.

En face de ces recherches historiques, citons aussi l’édition complète des mystiques écrits de Baader, publiée par ses disciples avec un zèle tout filial, et un recueil de lettres de Schleiermacher dû aux soins de ; M. Gass. N’oublions pas de mentionner les leçons enthousiastes qu’un ancien disciple de Hegel, M. Goeschel, vient de faire à Berlin sur la Divine. Comédie. M. Goeschel ne s’est jamais séparé du christianisme ; la philosophie hégélienne, dans les libres interprétations de cet affectueux esprit, était une préparation à l’intelligence des dogmes révélés ; on comprendra que le brillant songeur soit plus à son aise aujourd’hui qu’il expose la philosophie du christianisme d’après les Cantiques de Dante. Les leçons de M. Goeschel ont été un événement à Berlin, et le roi de Prusse les a honorées de sa présence. Il faut signaler enfin une Histoire de la philosophie depuis Kant, par M. Fortlage, histoire savante et bien composée, mais intéressante surtout par les conclusions. M. Fortlage proclame que le vrai, le seul progrès social, est dans la vie religieuse, et il propose, comme un idéal à notre XIXe siècle, cette institution des frères moraves, fondée il y a cent ans par l’enthousiaste comte Zinzendorf. M. Fortlage exprime une idée, plus claire et plus pratique lorsqu’il conseille à la philosophie d’emprunter aux frères moraves le sentiment humble et pieux de la dépendance de l’homme, et de mettre fin au panthéisme. »

On voit quel a été le travail philosophique et religieux de la pensée allemande pendant ces dernières années. De tels symptômes, si je ne m’abuse, sont la promesse d’une transformation féconde. Il n’y a pas là d’école, à proprement parler ; il n’y a pas de grandes constructions métaphysiques : nos voisins sont disposés à traiter avec dédain un mouvement d’idées qui s’annonce avec si peu de fracas ; mais ne doit-on pas préférer à une école altière et isolée cette ardeur presque unanime ? Il y a des pays où ces deux mots, philosophie et religion, représentent encore deux idées qui se combattent ; en Allemagne, on commence à comprendre quels indissolubles liens unissent toutes les sciences et toutes les vérités morales. La philosophie n’avait pas moins souffert que la religion des outrages de la jeune école hégélienne, et ce sont des philosophes que nous voyons maintenant relever de leurs mains le christianisme pour y mettre à l’abri leurs croyances insultées. Qu’importe, que les réformes de M. Rosenkranz, les systèmes de M. Fichte et de M. Chalybœus, les tentatives religieuses de M. Maurice Carrière, les plaintives confessions et les mélancoliques souvenirs de M. le docteur Strauss offrent encore sur bien des points des lacunes regrettables ? C’est l’esprit général qu’il faut voir, c’est cette protestation spontanée contre les désordres de la période qui vient de finir. L’Allemagne avait presque touché le fond de l’abîme ; nulle part on n’avait vu de négations plus arrogantes, et, comme dit M. Carrière, plus flegmatiquement enragées. — Si elle renaît enfin de cette chute profonde, si elle restaure par la philosophie ce spiritualisme chrétien que la philosophie avait détruit chez elle, l’Europe entière profitera de ses travaux. Elle n’y réussira toutefois qu’en réglant son enthousiasme avec l’école française : notre Descartes est et restera le maître de la philosophie moderne. Dans la science comme dans la politique, on l’a dit plus d’une fois, l’union de l’Allemagne et de la France offrirait de sérieux avantages, si l’esprit français apporte à cette alliance la netteté supérieure de son inspiration. L’Allemagne y apportera de quoi satisfaire son légitime orgueil ; c’est à elle qu’il faudra demandée la ferveur religieuse, le sentiment hardi des choses cachées, la préoccupation constante de l’infini, instincts sublimes, instincts périlleux aussi, qui égarés par une méthode fatale, l’ont jetée violemment dans le panthéisme et de là dans les plus brutales folies, mais qui, réglés avec force et conduits par une route sûre, sauront lui gagner des trésors. Le mouvement, dont j’ai signalé les indices n’est que l’aurore d’une période meilleure ; puisse le jour grandir ! puissent les semences fructifier au soleil ! Il y a trente ans, un philosophe illustre, avec la vive ardeur et l’enthousiasme aventureux de la jeunesse, racontait à la France comment les dogmes finissent ; aujourd’hui, après tant d’expériences douloureuses et tant d’avertissemens sinistres, il serait temps pour l’Allemagne de montrer au XIXe siècle comment les croyances se relèvent.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez les livraisons du 1er et du 15 avril, le Roman et la Poésie en Allemagne depuis 1850.