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Musiciens et philosophes/IX

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Éditions F. Alcan Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 213-262).

IX

POUR ET CONTRE WAGNER



En tous ses écrits postérieurs, Frédéric Nietzsche a consacré des pages nombreuses à la musique, mais il n’est plus revenu méthodiquement aux questions soulevées dans la Naissance de la Tragédie. La musique lui tenait au cœur. « A-t-on remarqué, dit-il quelque part, que la musique rend l’esprit libre, qu’elle donne des ailes à la pensée, que l’on devient d’autant plus philosophe que l’on est plus musicien ? Le ciel gris de l’abstraction est déchiré par des éclairs ; la lumière devient si intense, que nous saisissons les filigranes des choses ; les grands problèmes deviennent nets ; nous contemplons le monde comme des hauteurs d’une montagne » Il se proposait sans doute d’exposer ses idées définitives (je souligne le mot, car Nietzsche est plein d’idées qui ne sont point définitives) sur la musique dans la Physiologie de l’art, qu’il méditait d’écrire. Cet ouvrage, regrettons-le, il n’a pu malheureusement l’achever ; nous en sommes ainsi réduits à des aphorismes et à des observations éparses, dans Par delà le bien et le mal, dans Choses humaines par trop humaines, et dans les écrits spécialement consacrés à Richard Wagner et à son œuvre.

De ceux-ci, le premier, Richard Wagner à Bayreuth, paru en 1876, à la veille de la première représentation des Niebelungen, est une amplification des idées esthétiques contenues dans la Naissance de la Tragédie et la démonstration de leur concordance avec l’œuvre et l’esthétique du maître de Bayreuth. C’est moins une œuvre de critique qu’un dithyrambe exalté en l’honneur du grand artiste jusqu’alors si profondément admiré par lui ; mais, en raison même de la pénétrante et profonde admiration de l’auteur pour son modèle, c’est un des documents les plus importants et les plus précieux pour la compréhension intégrale du génie de Wagner. « Votre livre est immense, lui écrivait le Maître, au reçu l’ouvrage ; où avez-vous appris à me connaître aussi bien ? »

Nietzsche lui décernait le titre d’Eschyle moderne ; il saluait en Wagner la plus haute expression du génie dyonisien, il voyait en lui une sorte de force naturelle, ayant la puissance des choses élémentaires et nécessaires. Pour traduire le monde de sentiments qui bouillonnait en lui, Wagner, disait-il, s’était fait « dramaturge dithyrambique » et avait uni en une prodigieuse synthèse tous les arts particulier. Aux yeux de son enthousiaste panégyriste, il était le génie dramatique arrivé à sa pleine maturité, l’artiste vraiment libre qui ne peut pas faire autrement que de penser simultanément dans toutes les branches particulières de l’art ; Wagner lui apparaissait comme le médiateur réconciliant les deux mondes en apparence opposés de la poésie et de la musique et qui restaurait l’unité, l’intégralité de notre faculté artistique.

« Si l’art, écrivait-il, est le pouvoir de communiquer aux autres ce que l’on a soi-même éprouvé, l’œuvre d’art contredit sa définition lorsqu’elle ne peut pas être clairement comprise. Aussi la grandeur artistique de Wagner consiste-t-elle dans cette surnaturelle force d’expansion de sa nature qui parvient à s’exprimer à la fois dans tous les langages et qui se révèle dans ses plus intimes éléments avec une clarté parfaite. L’apparition de Wagner dans les arts ressemble à une éruption volcanique des puissances artistiques de la nature se manifestant tout d’un coup dans leur ensemble, après que le monde a été accoutumé a considérer comme une loi la séparation des différents arts. Et l’on hésite à lui donner un nom, à dire s’il est un poète, ou un peintre, ou un musicien, chacun de ces mots étant pris dans le sens le plus large, ou encore s’il ne convient pas de créer, pour le désigner, un nouveau terme. La nature poétique de Wagner se traduit par ce fait que toujours il pense par exemples (Vorgänge, – images, réalisations) visibles et sensibles, et jamais par notions abstraites ; Wagner pense d’une façon mythique, ainsi que le peuple l’a toujours fait. »

Cette observation confirme ce que nous disions dans le chapitre précédent de l’essence très spécifiquement musicale du génie de Wagner : la musique est, elle aussi, créatrice non d’idées abstraites, mais de représentations sensibles ; elle se confond en un certain sens avec le génie mythique, avec l’intuition poétique irréfléchie et inconsciente.

Wagner, en d’autres termes, est plus qu’un poète au sens banal du mot ; il n’est pas un cerveau littéraire, il n’est pas un savant et un combinateur ; il est un génie purement intuitif, il est un voyant.

Nietzsche insiste sur cette idée et la développe : « L’Anneau du Nibelung est un énorme système de pensées, mais sans la forme abstraite et rationnelle de la pensée. Un philosophe pourrait lui donner pour pendant une œuvre correspondante, mais ou le même sujet, au lieu de nous apparaître sous la forme d’images et d’événements, nous serait montré en une série de notions. On aurait ainsi une double traduction, l’une pour le peuple, l’autre pour l’opposé du peuple, pour le penseur à théories. Aussi n’est-ce pas à celui-ci que s’adresse Wagner, car l’homme à théories est tout juste aussi capable de comprendre l’élément poétique, le mythe, qu’un sourd de comprendre la musique. »

Ne dirait-on pas un persiflage anticipé des malheureuses pages consacrées à Wagner par Tolstoï ?

Sans m’attarder aux considérations très élevées que Nietzsche consacre à la portée philosophique de l’œuvre de Wagner[1] et à ce qu’il appelle « la pensée de Bayreuth », der Bayreuther Gedanke, un mot qui lui a été emprunté et qui est resté, – je me bornerai à citer quelques pages de ce livre enthousiaste plus spécialement consacrées à l’œuvre d’art wagnérienne.

Nietzsche, par exemple, note pour la première fois, – avec une pénétration de critique vraiment surprenante pour le moment où elle se produisit, – l’étonnante variété et la souplesse d’expression chez Wagner :

« Le langage de Tristan diffère autant de celui des Maîtres Chanteurs que la musique de Tristan de celle des Maîtres Chanteurs. Ce sont deux mondes où tout diffère, la forme, la couleur, la composition, l’âme. Wagner seul a su réaliser ce miracle de trouver pour chacune de ses œuvres un langage nouveau, de revêtir d’une harmonie différente un corps et un esprit différents. En présence d’un tel pouvoir, comment s’arrêter aux blâmes de ceux qui critiquent l’obscurité ou l’étrangeté de certains détails d’expression ? Sans compter que pour la plupart de ceux qui formulent ces critiques, ce n’est pas le sens des mots, mais l’âme, la signification intime des œuvres de Wagner qui échappe à leur compréhension… Et puis il ne faut pas oublier que les drames de Wagner ne sont pas faits pour être lus, qu’ainsi ils ne comportent pas le genre de clarté indispensable aux drames parlés. Ceux-ci n’agissent sur nous que par les mots et les notions. La passion, au contraire, ne parle pas ; elle ne s’exprime pas en sentences. De là, chez les dramaturges, un effort à dépasser les limites du langage pour mieux exprimer la passion, à colorer les mots, à forcer l’accent ; ce qui ne manque pas de nous donner une impression d’artifice et de faux. Wagner a vu la seule solution du problème ; il a traduit ses sujets sous une triple forme : parole, mimique, musique ; et c’est à la musique qu’il a confié le soin de transporter directement la passion du cœur du héros dans celui du public. Ces trois traductions simultanées contraignent le public à un état intellectuel tout nouveau ; elles lui donnent l’impression de se réveiller tout d’un coup à une vie plus belle et plus parfaite. »

Ailleurs, Nietzsche insiste sur la nature intuitive du génie musical de Wagner. Il nous le montre prêtant un langage à tout ce qui, avant lui, était resté muet dans la nature, pénétrant au fond des phénomènes de l’aurore, de la forêt qui bruit, du nuage qui passe, de la colline qui s’éclaire des rayons du soleil, de la nuit qui rêve aux pâles rayons de la lune, découvrant partout le désir secret des éléments d’avoir une voix et leur donnant cette voix qu’ils cherchaient.

« La musique, avant Wagner, dit-il, avait un champ limité, elle s’en tenait aux éclats intérieurs permanents de l’homme, à la joie, à la tristesse, à ce que les Grecs appelaient l’éthos ; c’est seulement avec Beethoven qu’elle avait commencé à vouloir exprimer aussi le pathos, les états mobiles, les crises de la passion, les mouvements dramatiques de l’âme. Mais comme l’art de Beethoven avait à se dégager des lois et formules consacrées de l’ancienne musique, comme il avait en quelque sorte besoin de se justifier devant elles, son œuvre avait encore gardé quelque chose d’embarrassé et de peu clair. L’expression complète et libre des crises de passion intérieure réclamait des formes nouvelles. Beethoven semble s’être proposé la tâche difficile d’exprimer le pathos avec des formes anciennes, destinées à exprimer l’éthos. À la fin de sa vie, dans ses dernières œuvres, il a essayé d’inaugurer une autre forme ; mais la gêne qu’il y a eue donne à ces belles œuvres quelque chose d’obscur, de mal défini. Aussi Wagner, dans un art nouveau, avait-il, avant tout, à se soucier des moyens qui assurent la clarté. Il devait en particulier s’affranchir de toutes les contraintes de l’ancienne musique et faire de sa musique un véritable discours, exprimant au fur et à mesure les degrés de l’émotion et de la passion. Il nous paraît avoir accompli à ce point de vue, dans l’histoire de la musique, le même progrès qu’avait accompli dans l’histoire de l’art plastique le premier sculpteur qui osa renoncer au relief pour créer le groupe. »

L’analogie est on ne peut plus heureuse. Nietzsche, d’ailleurs, se borne à noter d’une façon générale le phénomène qu’il constate chez Wagner, sans chercher à en exposer les résultats pratiques, les moyens d’exécution, par exemple au point de vue purement musical. À grands traits, il résume ainsi sa pensée à ce sujet :

« La musique de Wagner est l’image de l’univers tel que le comprenait le grand philosophe d’Éphèse ; c’est une harmonie de contraires. J’admire ce mystérieux pouvoir de soumettre une foule de passions particulières, se développant chacune en des sens différents, à la grande ligne directrice d’une unique passion totale. C’est le pouvoir qu’a eu Wagner. Chacun des actes de ses drames constitue à la fois l’histoire particulière d’une foule d’individus et une histoire collective. Dès le début, nous nous sentons en présence de courants divergents, mais aussi d’un grand courant unique qui les contient tous. Et jamais Wagner n’est davantage lui-même que lorsque les difficultés s’amoncellent. Soumettre des masses opposées à la domination d’un rythme unique, substituer l’unité d’un même vouloir à une multiplicité grouillante de sentiments et de désirs, voilà la fonction pour laquelle il est né, et dans aucune autre il ne se sent plus à l’aise. Jamais il ne s’essouffle en chemin. La vie et l’art lui pèsent lorsqu’il ne trouve pas à se jouer avec leurs problèmes les plus difficiles. Considéré dans l’ensemble de son génie d’artiste, Wagner, si l’on veut le rapprocher d’un type d’artiste connu, rappelle un peu Démosthène ; il a le même sérieux terrible pour tout ce qu’il fait et la même puissance à saisir du premier coup et à garder solidement tout ce qu’il veut prendre. Comme Démosthène, il cache son art, en nous obligeant à ne penser qu’au sujet qu’il traite, et comme Démosthène, il est la dernière et la plus haute manifestation de son art, après toute une série de prodigieux artistes. Son art prend la place de la nature ; il est la nature retrouvée. Il ne nous fait penser ni à Wagner, ni à l’art, il nous donne simplement l’impression du nécessaire. »

La dernière observation est particulièrement intéressante ; elle explique le caractère impérieux que les critiques attribuent volontiers au génie de Wagner, sans parvenir à se rendre compte bien nettement de la nature du pouvoir qu’il exerce. Wagner saisit véritablement ses auditeurs, il les séduit et s’en empare, il les dompte autant qu’il les charme ; il les domine si complètement que souvent ils sont brisés et profondément troublés. On s’est demandé souvent si la puissance d’action de cet art nouveau ne résultait pas de ce qu’il agit surtout par les nerfs et sur les nerfs, s’il ne relevait pas proprement du domaine de la physiologie et même de la pathologie.

La réponse à ces doutes et à ces questions, Nietzsche la fournit dans les quelques lignes que nous venons de citer. Non, la puissance de l’art de Wagner ne résulte pas d’un phénomène exclusivement physiologique, encore que toute musique tire nécessairement une partie de son action d’effets qui sont du domaine purement physique. L’extraordinaire impression, par exemple, que la Symphonie en ut mineur de Beethoven, bien jouée, produit toujours sur les foules les moins sensibles à l’art symphonique, résulte certainement de la persistance tout à fait caractéristique d’un même rythme dans tout le premier morceau ; et il en est de même du finale de la Symphonie en la (vii). Dans ces pages comme dans bien des pages de Wagner, l’impression physique produite par la répétition obstinée d’un même motif rythmique est pour une part considérable dans l’impression esthétique. Mais il y a autre chose encore ; il y a la justesse du sentiment qui préside à l’agencement des procédés matériels ; il y a l’harmonie et la concordance des parties, l’habile et savante opposition des contrastes, tout cet ensemble de conditions qui font de l’œuvre d’art un organisme complet où rien n’est arbitraire, où tout se coordonne, s’enchaîne et se tient, qui la rendent pareille, en un mot, à la nature, par quoi lui vient ce caractère du nécessaire, de l’absolu dont parle Nietzsche.

Toute œuvre d’art véritablement supérieure porte en elle ce caractère impérieux. Le véritable génie est toujours dominateur. Il suffit de se reporter à la chronique du passé, de se remémorer l’effet produit sur les contemporains par les œuvres d’Eschyle et de Sophocle, plus récemment par le théâtre de Shakespeare en Angleterre, en Allemagne par celui de Schiller, ou encore par l’œuvre poétique de Dante, puis par les grands artistes de la Renaissance et même par les célèbres dramatistes italiens du wviie siècle, pour retrouver très exactement l’analogue des phénomènes que l’on croit trop généralement spéciaux aux œuvres de Wagner, et particulièrement aux représentations du théâtre de Bayreuth.

De ce que certaines âmes sont trop faibles, certains tempéraments trop sensibles pour subir sans trouble les fortes impressions qu’on y éprouve, il ne suit pas que les germes morbides émanent de l’œuvre même. L’exemple le plus frappant à cet égard, et le plus triste aussi, nous est offert par Nietzsche lui-même. Presque au lendemain de la publication de l’apologie pleine de lyrisme dont nous venons de résumer les notations essentielles, le philosophe, on le sait, se séparait du poète-musicien et se proclamait son implacable adversaire, le dénonçant comme un histrion sans pudeur ni sincérité, signalant comme le Cagliostro moderne celui qu’il venait d’appeler l’Eschyle du xixe, l’injuriant avec une violence inouïe, le poursuivant des sarcasmes les plus amers, dénonçant enfin son art comme le produit d’une décadence mentale et d’une hystérie maladive, comme une œuvre dans laquelle se trouvent mêlés de la façon la plus pernicieuse les trois grands stimulants des épuisés : le brutal, l’artificiel et l’innocent. C’est le même Nietzsche, à qui nous devons la plus pénétrante étude du génie du maître de Bayreuth, qui le premier a osé dire :

« Wagner est un névrosé ».

Hélas ! faut-il se demander qui des deux, du poète qui, dans les deux dernières années de sa vie, composa Parsifal, ce radieux et clair chef-d’œuvre, ou du philosophe dont les écrits sont la contradiction les uns des autres, fut le véritable névrosé, le décadent ? Le pauvre Nietzsche, enfermé depuis dix ans dans une maison de santé, vit encore, totalement privé de raison. Il serait cruel d’insister.

Sur les causes de sa rupture avec Wagner, qu’il fut seul à provoquer, je n’ai pas à m’étendre ici. Elles sont multiples et complexes, d’ordre à la fois psychologique et pathologique ; l’évolution du philosophe vers un individualisme de plus en plus accentué et contradictoire à l’altruisme de Wagner ; les tendances religieuses de celui-ci, si hautement affirmées dans Parsifal, contrastant avec la violente hostilité de Nietzsche à l’égard du christianisme ; le froissement d’amour-propre ressenti par cet esprit, orgueilleux au delà de toute mesure, le jour où il dut se convaincre que Wagner ne parvenait pas à le prendre au sérieux comme musicien ; enfin les premiers ravages de la maladie nerveuse qui devait finalement conduire le malheureux philosophe à l’inconscience irrémédiable, tout cela explique la séparation qui s’accomplit au lendemain des fêtes de 1876 à Bayreuth.

Ces malheureuses circonstances excusent aussi la violence haineuse des deux brochures que, dix ans plus tard, Nietzsche publiait sous ces titres : Le cas Wagner[2] et Nietzsche contre Wagner. Elles sont, l’une et l’autre, l’œuvre d’un esprit déjà en pleine déroute, qui ne mesure plus la portée de ses actes et de ses paroles. Il suffira d’un exemple.

On sait que Wagner naquit en 1813, quelques mois avant la mort de son père, greffier de police à Leipzig, enlevé inopinément par une fièvre typhoïde, et que sa mère se remaria un an plus tard avec le comédien Emile Geyer, physionomie extrêmement curieuse, acteur très goûté, peintre recherché tout ensemble et vaudevilliste applaudi. Or, voici la note perfide que Nietzsche glisse dans le premier post-scriptum de son Cas Wagner :

« Wagner est-il Allemand ? On a quelque raison de le mettre en doute. Il est difficile de découvrir en lui n’importe quel trait allemand. Grand assimilateur qu’il était, il a appris à imiter beaucoup de choses allemandes, voilà tout. Sa personnalité même est en contradiction avec tout ce qui est de sentiment allemand jusqu’ici, sans parler du musicien allemand ! Son père était un acteur du nom de Geyer. Un geyer est déjà presque un aigle… (le mot geyer signifie vautour en allemand.) Ce qui a été mis en circulation jusqu’ici sous le titre de Vie de Wagner est fable convenue, peut-être pis même. »

Son père était un acteur du nom de Geyer. On devine la vilaine insinuation que contiennent ces mots. En supposant qu’elle repose sur un renseignement exact – bien difficile à contrôler, par exemple, – on pardonnerait à la rigueur à un biographe, scrupuleux collecteur de faits, d’en faire état dans une étude sérieuse ; mais s’en servir dans une polémique à l’égard d’un homme jadis aimé et admiré, maintenant traité en adversaire, cela est si vil, si bas qu’on doit se refuser à croire que Nietzsche, au moment où il écrivit le Cas Wagner, ait encore eu la conscience de ses actes. Abstraction faite de tout cela, la note dont il s’agit n’a aucun sens, elle est une absolue aberration, puisque Emile Geyer était bien authentiquement Allemand.

Si je me suis arrêté à ce détail, c’est tout uniment parce qu’il me paraît nettement caractériser l’état d’esprit dans lequel devait se trouver le pauvre Nietzsche lorsqu’il se laissa aller à commettre ses deux brochures antiwagnériennes. Ce sont deux pamphlets d’une violence extrême ; la verve en est étincelante, pleine d’un sarcasme amer ; on y rencontre encore çà et là d’éblouissantes lueurs ; au demeurant, on n’y démêle aucune idée esthétique directrice, l’incohérence la plus complète règne dans les appréciations et les faits.

Nietzsche se félicite d’abord d’être guéri du wagnérisme : « Le plus grand événement de ma vie fut ma guérison. Wagner n’appartient qu’à mes maladies », et il nous confie alors qu’il vient d’entendre pour la vingtième fois le chef-d’œuvre de Bizet : Carmen. C’est le nom qu’il oppose à Wagner. « Le problème de Wagner » opposé au « problème de Bizet ».

« Qu’une pareille œuvre perfectionne ! s’écrie-t-il en parlant de Carmen. On devient soi-même chef d’œuvre ! Toutes les fois que j’ai entendu Carmen, je me suis apparu plus philosophe, meilleur philosophe qu’auparavant… Le son orchestral de Bizet est presque le seul que je supporte encore. Cet autre son orchestral qui tient la corde aujourd’hui, celui de Wagner, brutal, artificiel et naïf en même temps et, avec cela, parlant à la fois aux trois sens de l’âme moderne, qu’il m’est fâcheux, ce son orchestral de Wagner ! Je l’appelle sirocco. Une sueur désagréable m’inonde, c’en est fait de mon beau temps. La musique de Bizet, au contraire, m’apparaît parfaite. Elle se présente légère, souple, avec politesse. Elle est aimable, elle ne sur pas. Le bien est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds délicats : premier principe de mon esthétique. Cette musique est méchante, raffinée, fataliste ; elle reste populaire avec cela ; elle a le raffinement d’une race, non celui d’une personnalité. Elle est riche ; elle est précise. Elle construit, organise, achève ; elle est ainsi le contraire de ce polype musical : la mélodie infini de Wagner. A-t-on jamais entendu sur la scène des accents plus douloureux, plus tragiques ? Et comment sont-ils atteints ? Sans grimaces, sans faux-monnayage ! Sans le mensonge du grand style ! Enfin, cette musique suppose l’auditeur intelligent, même musicien ; elle contraste encore en cela avec celle de Wagner, qui, quel qu’il soit quant au reste, était certainement le génie le plus impoli du monde… Encore une fois, je me sens devenir meilleur quand Bizet me parle. Je deviens aussi un meilleur musicien, un meilleur auditeur. Peut-on du reste écouter mieux encore ? J’enterre mes oreilles sous cette musique et j’en perçois les sources. Il me semble assister à son enfantement. Je tremble aux dangers que court n’importe quelle hardiesse ; je suis enchanté des heureuses trouvailles dont Bizet est innocent… Où suis-je ? Bizet me rend fécond. Tout ce qui est bon me rend fécond. Je n’ai pas d’autre gratitude, pas d’autre preuve non plus de ce qui est bon. »

Et il continue sur le même ton, mêlant à des traits fins et justes un fatras qui bouleverse tous les rapports et efface toutes les proportions.

« Carmen est aussi une œuvre rédemptrice ; Wagner n’est pas seul un rédempteur. Avec Carmen, on prend congé de l’humide septentrion, de toute la vapeur d’eau de l’idéal wagnérien. L’action seule nous en débarrasse déjà. Elle a encore de Mérimée la logique dans la passion, la ligne la plus courte, la dure nécessité ; elle a, avant tout, ce qui appartient à la zone chaude, la sécheresse de l’air, la limpidité de l’atmosphère. Sous tous les rapports, le climat est changé. Ici parlent une autre sensualité, une autre sensibilité, une autre joie. Cette musique est gaie, mais non d’une gaieté française ou allemande : sa gaieté est africaine. Elle a la fatalité au-dessus d’elle, son bonheur est court, rapide, sans merci. J’envie Bizet parce qu’il a eu le courage de cette sensibilité, qui n’avait pas jusqu’ici d’expression dans la bonne musique en Europe, cette sensibilité plus foncée, plus brûlée. »

Ailleurs, Nietzsche avait dit de Bizet qu’il avait introduit le Midi dans la musique. Le mot est joli plus qu’il n’est juste. Le « Midi » existait dans la musique longtemps avant Carmen, et ce qu’on en trouve dans cette œuvre, qu’on le remarque bien, est plutôt emprunté. « Il faut méditerraniser la musique, » ajoute Nietzsche en parlant de lui. Il ne se doute pas que Bizet était tout l’opposé d’un méditerranéen. Nietzsche ne se rend même un compte exact ni de la nature musicale, ni de la physionomie artistique de Bizet.

Certes, le maître de Carmen est l’une des figures les plus intéressantes de l’histoire musicale dans la seconde moitié de ce siècle, mais il est loin d’en être une figure essentielle. Il n’eût pas existé, Carmen viendrait à disparaître, qu’il n’y aurait pas de lacune dans cette histoire.

Essayez, au contraire, de supprimer Wagner. Il y aurait une solution de continuité.

Il y a mieux : Bizet ni Carmen n’existeraient sans Wagner. S’il n’avait pas connu la partition des Maîtres Chanteurs, jamais Bizet n’aurait écrit la partition de Carmen, et tout son art tient si peu du Midi, qu’il découle très directement de sources germaniques : de Mozart, de Beethoven, voire de Schumann et de Mendelssohn, comme du reste l’art de son maître Gounod. Réserve faite de la part assurément considétable d’originalité personnelle qui lui appartient, Bizet, somme toute, n’est qu’un très habile et intéressant adaptateur, non un créateur. Il le fût peut-être devenu. La mort l’a frappé trop tôt.

Au fond, la querelle que Nietzsche cherche à Wagner est moins une querelle d’esthétique qu’une querelle philosophique :

« Il faut méditerraniser la musique, dit-il : j’ai des raisons pour avancer cette formule ; il nous faut le retour à la nature, à la santé, à la jeunesse, à la vertu, – et cependant, je fus un des wagnériens les plus corrompus. Je fus capable de prendre Wagner au sérieux. Ah ! que ne nous a-t-il pas fait accroire, ce vieux sorcier ! La première chose que nous offre son art est une loupe ; on regarde au travers, on ne se fie plus à ses yeux. Tout devient grand, Wagner lui-même devient grand. Quel serpent astucieux ! Il nous a dépeint la vie comme faite de sacrifice, de fidélité, de pureté, il s’est retiré du monde pervers en louant la chasteté, et nous l’avions cru ! »

Voilà le fond du dissentiment : c’est l’auteur de l’Antechrist qui en veut à l’auteur de Parsifal. « La pitié, disait-il, est en opposition avec les affections toniques qui élèvent l’énergie du sens vital ; elle agit d’une façon dépressive » ; et c’est à l’accumulation de pitié qu’il attribuait notre décadence littéraire et artistique, sociale et morale, de Saint-Pétersbourg à Paris, de Wagner à Tolstoï.

C’est ce paradoxe philosophique qui le conduit aux déplorables plaisanteries dont il accable l’œuvre du maître de Bayreuth dans le Cas Wagner. Lisez ceci :

« Wagner n’a pensé à rien plus profondément qu’à la rédemption : son opéra est l’opéra de la rédemption. Ceux qui doivent être sauvés chez lui sont tantôt un petit jeune homme, tantôt une petite demoiselle : voilà son problème. » Il nous montre alors dans Tannhœuser l’innocence, Elisabeth, sauvant un pécheur intéressant ; dans le Vaisseau-Fantôme, le Juif errant sauvé et devenant un « homme de foyer » quand il se marie ; ou encore, dans Parsifal, des femmes corrompues (Kundry et les Filles-Fleurs) sauvées par un chaste jeune homme ; ou bien des femmes mariées volontiers sauvées par un chevalier (Tristan et Iseult) ou enfin « le vieux Dieu » (Wotan), après s’être compromis moralement sous tous les rapports, sauvé finalement par un libre-penseur, par un être immoral (Siegfried). « Admirez particulièrement la profondeur de cette dernière vue ! s’écrie-t-il. Compreniez-vous ? Moi, je n’aurai garde de vouloir approfondir. Je préférerais plutôt prouver que dénier les autres enseignements qu’on peut encore tirer des œuvres citées, par exemple que l’on peut être amené au désespoir ou à la vertu par un ballet wagnérien (encore Tannhœuser). »

Tout l’opuscule est farci de traits de ce genre. Bien avant Nietzsche, M. Paul Lindau nous avait donné des parodies vraiment plus spirituelles dans ses Lettres sur l’Anneau du Nibelung, auxquelles M. J. Weber fit jadis l’honneur d’une traduction française[3]. L’auteur du Cas Wagner, sur ce terrain, n’a même pas le mérite de l’originalité ; s’il n’est pas un plagiaire de M. Lindau, il est tout au moins un imitateur.

Pour le fond, Nietzsche n’a pas d’autre idée que celle-ci : Wagner est un malade, Wagner est un décadent. « Les problèmes qu’il porte à la scène sont des problèmes hystériques. Sa passion convulsive, sa sensibilité surexcitée, son goût qui cherche des épices toujours plus fortes, son instabilité qu’il déguise en principes, et particulièrement le choix de ses héros et de ses héroïnes, ceux-ci considérées comme types physiologiques, – c’est tout un musée de malades. »

Des malades ! Siegfried, Brunnhilde, Sieglinde et Siegmund, Lohengrin, Ortrude, Telramund, Hans Sachs, Walter, Eva, Parsifal, Gurnemanz, Tristan, Iseult ! Nietzsche, qui se plaint sans cesse de l’état de ses nerfs, a-t-il jamais su ce qu’était la santé et pouvait-il comprendre ce qu’il y a de sain et de vigoureux dans ces grandes figures ?

Il n’est pas plus sérieux quand il parle de la musique. On a lu ce qu’il dit du « son orchestral » de Wagner opposé au « son orchestral » de Bizet. Il fait bien de ne pas insister sur ce point et de s’en tenir à l’énoncé d’une prédilection personnelle qui reste sans portée, puisqu’elle fut précédée d’une prédilection pour l’art wagnérien infiniment mieux justifiée. Il tombe un peu plus loin dans un verbiage qui ne vaut guère mieux que celui de Tolstoï.

« On peut se passer de toutes les vertus du contrepoint, on ne doit avoir rien appris quand on possède la passion. La beauté est difficile (?), méfions-nous de la beauté ; et notamment de la mélodie. Calomnions, mes amis, calomnions toujours ! Si, d’autre part, nous prenons au sérieux l’idéal, calomnions la mélodie ! Rien n’est plus dangereux qu’une belle mélodie ! Rien ne gâte plus sûrement le goût. Nous sommes perdus, mes amis, si l’on se remet à aimer les belles mélodies ! »

L’amère ironie dont Nietzsche enveloppe le vieux cliché antiwagnérien de l’absence de mélodie ne suffit pas, vraiment, pour en renouveler l’à-propos.

Plus loin encore, Nietzsche consacre quelques lignes à la question du style. Le passage est à citer :

« À quoi reconnaît-on toute décadence littéraire ? À ce que la vie n’anime plus le tout. Le mot devient souverain et ressort dans la phrase. La phrase l’emporte sur la page et en obscurcit le sens, la page devient vivante aux dépens du tout, le tout n’est plus un tout… La vie, la vibration et l’exubérance de la vie sont refoulées dans les plus petits organes, le reste est pauvre de vie. Veut-on admirer Wagner, qu’on le contemple à l’œuvre : comme il sépare, comme il obtient de petites unités, comme il les anime, comme il les fait ressortir, comme il les rend visibles ! Mais à cela s’épuise sa force : le reste ne vaut rien… Wagner n’est digne d’admiration, n’est aimable que dans l’invention de ce qu’il y a de plus menu : la conception des détails. On a toute raison en ceci de le proclamer un maître de premier rang. Il est notre plus grand miniaturiste en musique, il condense dans le plus petit espace une infinité de sens et de douceurs. La richesse en couleurs, en atténuations d’ombres, en secrets de lumière mourante, gâte tellement l’auditeur, qu’ensuite, tous les autres musiciens lui paraissent trop robustes. »

Ici, le paradoxe touche vraiment à l’aberration. Un miniaturiste, l’auteur de ces pages puissantes : l’arrivée du Cygne dans Lohengrin, la scène du mariage et la scène finale du même opéra, le finale du premier acte de Tristan et Iseult, la mort d’Iseult, l’entrée des dieux au Walhall (Rheingold), la chevauchée des Walkyries (avec le chœur), la scène des adieux de Wotan, les chants de la forge et le réveil de Brunnhilde (Siegfried), les adieux de Brunnhilde et Siegfried, le troisième acte tout entier du Crépuscule des Dieux, les prodigieux ensembles des Maîtres Chanteurs (premier, deuxième et troisième acte), les deux scènes du Graal dans Parsifal, – pour ne citer que quelques-unes des pages saillantes, – tout cela de la miniature, de l’art où le détail domine, où manque la vitalité !

« Qu’il est misérable, embarrassé, dilettantesque, continue Nietzsche, son art de développer, son effort pour combiner ce qui n’a pas grandi séparément ? Sa manière, en cela, rappelle les frères de Goncourt, qui sont à rapprocher aussi de Wagner quant au style. On a une espèce de pitié de tant de faiblesse ! »

Faut-il le répéter ? la faiblesse n’est pas en Wagner ; elle est toute chez le malheureux écrivain dont les facultés troublées errent d’une sensation à l’autre, sans se souvenir d’aucune, sans parvenir à les relier entre elles, sans s’apercevoir même de leur contradiction ; car, après nous avoir expliqué que l’art de Wagner est une loupe grossissante, il nous le représente ici comme un art de décadence, se perdant dans la minutie et la préciosité.

« Rien que des phrases courtes de cinq à quinze mesures, » écrit-il.

Quinze mesures !

Le pauvre Nietzsche, tout musicien qu’il était, se doutait-il seulement que les phrases de quinze mesures, – ou plutôt de seize, – sont les plus longues que l’on connaisse en musique et que, dans toute l’histoire de l’art, il n’y a pas beaucoup d’exemples de mélodies de cette longueur, de phrases se développant tout d’une venue, sur une pareille étendue, sans répétition de leurs éléments mélismatiques ? Dans l’œuvre de Wagner, il s’en rencontre quelques-unes. C’est précisément une preuve éclatante de sa faculté d’invention lyrique, de son don de créateur mélodique.

Mais Nietzsche n’en veut pas démordre. Il se demande même si Wagner était musicien. Et il répond : « Il était en tous cas autre chose encore : un incomparable histrion, le plus grand comédien, le génie du théâtre le plus étonnant qu’aient eu les Allemands. Sa place est ailleurs que dans l’histoire de la musique ; on ne doit pas le confondre avec les grands authentiques de celle-ci. Wagner et Beethoven, c’est là un blasphème, une injustice envers Wagner lui-même. Il n’était comme musicien que ce qu’il était, somme toute, par essence : il devint musicien, il devint poète parce que le tyran en lui, je veux dire son génie de comédien, l’y força. » À la rigueur, ceci pourrait encore s’admettre : la prédominance du génie, de la compréhension dramatique sur toutes les autres facultés est incontestable chez Wagner ; mais ce n’est pas de la sorte que l’entend Nietzsche ; ce n’est pas du génie dramatique qu’il veut parler, c’est de l’histrionisme, du cabotinisme, de tout ce qu’il y a de faux et d’artificiel dans l’art théâtral. Écoutez la suite :

« Wagner n’était pas musicien d’instinct. Il l’a prouvé en sacrifiant toutes les lois de la musique (?), ou, pour parler plus nettement, tout style dans la musique, pour en faire ce qu’il voulait avoir, une rhétorique de théâtre, un moyen d’expression, un renfort de gesticulation, de suggestion, de pittoresque psychologique. Wagner peut nous apparaître ici comme un inventeur et un novateur de premier rang ; il a multiplié à l’infini la puissance dialectique de la musique. Il est le Victor Hugo de la musique, comme langue ; et il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit de faire valoir en premier lieu que la musique doit être, dans certains cas, non pas de la musique, mais une langue, un outil, une servante du drame, ancilla dramatica. La musique de Wagner, non placée sous la protection du goût de théâtre, – un goût très tolérant, – est simplement de la mauvaise musique, la plus mauvaise peut-être qui jamais ait été écrite. Lorsqu’un musicien ne peut plus compter jusqu’à trois, il devient dramatique, il devient wagnérien. Wagner a presque découvert quelle magie peut encore être exercée avec une musique fondue et en quelque sorte élémentaire. Aussi longtemps qu’on est encore enfant, encore wagnérien, on considère Wagner comme riche, comme le summum de la prodigalité, comme un grand propriétaire dans le domaine du son. On admire en lui ce que de jeunes Français admirent en Victor Hugo, la largesse royale ; plus tard, on admire l’un et l’autre pour des raisons opposées : comme maîtres et modèles d’économie, comme des hôtes intelligents. Personne ne les égale dans l’art de présenter une table princièrement garnie à frais plus modestes. Le wagnérien, avec son estomac de croyant, se rassasie même des illusions de nourriture que lui présente son maître. Nous autres, qui demandons avant tout aux livres comme à la musique le substantiel, qui ne pouvons nous contenter de tables servies seulement pour l’ostentation, nous sommes plus à plaindre. Pour parler plus clairement : Wagner ne nous donne pas assez à mettre sous la dent. Son récitatif : peu de viande, déjà plus d’os et beaucoup de bouillon… En ce qui concerne le leitmotiv, toute comparaison culinaire me fait défaut. Si l’on m’y force, il pourrait peut-être me servir de cure-dent idéal pour me débarrasser de restes d’aliments. »

Combien délicate cette comparaison ! Ce badinage plutôt lourd, voilà sans doute ce que Nietzsche entendait, en 1888, par la gaya scienza, les pieds légers, la plaisanterie, le feu, la grâce, la grande logique, la danse des étoiles, l’insolente spiritualité, le frisson de lumière du Sud, dont il parle avec une affectation si parfaitement germanique !

Il est inutile d’insister et de nous attarder plus longtemps à ces pages absolument vides d’idées, où le miroitement d’un style souple et nerveux malgré son incohérence, où le cliquetis amusant de quelques mots plus ou moins ingénieux arrêtent seuls l’attention du lecteur.

Quand on referme ce livre et qu’on se demande ce que Nietzsche a voulu y démontrer, quelle idée esthétique s’en dégage, on se retrouve devant le néant ; et il ne vous reste que l’impression singulière d’une amertume maladive, d’une causticité exaspérée, d’une violence haineuse où perce la révolte d’un orgueil déçu, d’une vanité blessée.

Au fond, ces deux écrits, le Cas Wagner et Nietzsche contre Wagner, ne sont pas autre chose qu’une vengeance. L’orgueil de Nietzsche, de cet homme qui disait de lui avec sérénité « qu’il avait donné aux Allemands les livres les plus profonds qu’ils possèdent », qui pensait à lui-même lorsqu’il écrivait « qu’il ne connaissait qu’un seul musicien en état aujourd’hui de tailler une ouverture en pleine matière musicale », la vanité blessée de l’amateur dont Wagner accueillit un jour avec un éclat de rire les essais de composition et qu’il se refusa toujours à considérer comme un musicien, voilà au fond ce qui, à la veille de l’effondrement définitif de la raison de Nietzsche, a inspiré ces diatribes, que leur véhémence même rend parfaitement vaines.

Les amis et disciples du philosophe se sont efforcés d’atténuer ce qu’il y a d’excessif dans ces dernières attaques contre Wagner ; ils insistent sur ce qu’il y eut de fatal, de nécessaire et en même temps de douloureux dans sa rupture avec l’homme si profondément admiré et aimé autrefois ; mais il y a plus dans ce roman que « le choc de deux individualités supérieures l’une et l’autre, entières et absolues l’une comme l’autre et qui se sont heurtées avec fracas parce qu’elles n’ont su, ni l’une ni l’autre, sacrifier à leur amitié la moindre parcelle de leur égotisme[4] » Du côté de Wagner, il n’y eut jamais, pour motiver un tel débordement de fiel et d’amertume, aucun acte désobligeant à l’égard du philosophe, si ce n’est son indifférence à l’égard du « musicien ». Les hostilités furent, dès le début, ouvertes par Nietzsche seul, sur un ton qui trahissait l’amour-propre blessé.

Wagner n’a pas été le seul à subir les excès de cet orgueil morbide. Un autre grand artiste, Johannès Brahms, a eu pareillement à en pâtir et dans des conditions presque identiques.

Dès avant sa rupture avec Wagner, Nietzsche s’était vivement intéressé à Brahms, dont les œuvres l’avaient frappé et semblent même avoir provoqué chez lui une admiration profonde. Partout où l’on jouait publiquement du Brahms, il s’empressait d’accourir. En 1874, il écrivait au professeur Hegar, à Zurich, pour lui annoncer qu’il viendrait au festival organisé par ce dernier, où l’on devait exécuter le Chant de triomphe de Brahms. Dans la biographie de son frère, Mme Fœrester-Nietzsche fait allusion aux efforts qu’il fit pour convertir Wagner à son admiration pour Brahms. Wagner lui-même lui a raconté à ce sujet une anecdote qu’elle rapporte dans cette biographie : « Un jour, Nietzsche, après une assez longue bouderie, était venu à Triebschen apportant avec lui une partition de Brahms ; il voulait à tout prix que Wagner en prît connaissance.

– Votre frère, lui raconta Wagner, avait installé son cahier rouge sur le piano. toutes les fois que j’entrais dans le salon, cet objet rouge me sautait aux yeux ; il me fascinait positivement comme le manteau rouge exaspère le taureau. Je voyais bien que Nietzsche voulait me dire : « Regarde, celui-là aussi a du bon ! » Et un soir, j’ai éclaté. Et quel éclat !

– Et qu’a dit mon frère ? demanda Mme Fœrester-Nietzsche. – Rien du tout ! Il a rougi et m’a regardé avec dignité. Je donnerais cent mille mark pour avoir autant de tenue que ce Nietzsche : toujours distingué, toujours digne. Ah ! voilà qui aide à faire son chemin dans le monde ! »

Cet incident se passait en 1874. Mme Fœrster-Nietzsche n’est pas éloignée de penser qu’il fut pour quelque chose dans la « méfiance » qui, dès lors, rendait Nietzsche soupçonneux à l’égard de Wagner. Et cela est d’autant plus vraisemblable qu’il faisait suite à l’incident de la propre composition de Nietzsche jouée un jour devant Wagner, avec Hans Richter et qui avait provoqué, elle aussi, « un éclat » de la part du maître.

Pour en revenir à Brahms, l’admiration de Nietzsche pour lui est attestée encore par une lette qu’il adressa en 1887 au romancier suisse bien connu M. J. V. Widmann, ami intime de Brahms, pour le prier de lui servir d’intermédiaire auprès de l’auteur du Requiem allemand. Nietzsche venait alors de publier chez Fritzsche, à Leipzig, l’Hymne à la vie pour chœur et orchestre, qu’il avait composé en 1882, à Naumbourg ; il demandait à M. Widmann de soumettre cette composition à Brahms. M. Widmann n’ignorait pas l’horreur de celui-ci pour ce genre de démarches. Brahms était trop sincère pour dissimuler son opinion. Donner son avis, c’était s’exposer soit à blesser la vanité de l’auteur, soit à devoir farder la vérité si cet avis n’était pas favorable. M. Widmann refusa poliment de se charger de l’envoi de la composition et pria Nietzsche de l’adresser directement à Brahms. C’est ce que fit le philosophe. Au paquet de musique, il joignit un exemplaire de son dernier livre. Brahms lui répondit peu après par un billet ainsi rédigé :

« Le Dr Joh. Brahms se permet de vous adresser par la présente ses plus vifs remercîments pour votre envoi ; il vous remercie pour la flatteuse distinction qu’il en éprouve et pour les importantes incitations qu’il vous doit. En profonde estime, dévoué. »

Pas un mot de la musique ; l’Hymne à la vie n’était pas même mentionné ! Cela se passait en 1887.

L’année suivante paraissait le Cas Wagner ; or dans le second post-scriptum on lit ce qui suit à propos de Brahms :

« La décadence est générale, la maladie profonde… Ceux qui sont célèbres aujourd’hui ne font pas de « meilleure » musique que Wagner, mais de la musique plutôt moins saillante, plus indifférente : plus indifférente parce que la moitié de la besogne est écartée. Wagner au moins était entier ; Wagner était la corruption complète ; Wagner était le courage, la volonté, la conviction dans la corruption. Qu’importe, après lui, Johannès Brahms ! Son succès ne repose que sur l’incompréhension germanique ; on en a fait un antagoniste de Wagner, on avait besoin d’un antagoniste. Il n’en est pas résulté une musique nécessaire ; il en est résulté seulement trop de musique. Quand on n’est pas riche, il faut être assez fier pour porter sa misère… La sympathie que Brahms, çà et là, peut nous inspirer en dehors de tout intérêt de parti ou de toute incompréhension de parti, a été longtemps une énigme pour moi, jusqu’au jour où j’ai découvert, presque par hasard, qu’il ne produit d’effet que sur un certain type d’hommes. Il a la mélancolie de l’impuissance ; il ne crée pas dans la plénitude, mais il a la soif de la plénitude. Si l’on décompte ce qu’il imite, ce qu’il emprunte aux formes stylistiques des grands maîtres anciens et des exotiques modernes (allusion sans doute aux sources tsiganes où Brahms a puisé), c’est un maître copiste, il ne lui reste d’autre propriété que le désir. C’est ce que devinent ceux qui désirent, les non-rassasiés de toute espèce. Il y a trop peu de personnalité, trop peu de foyer dans Brahms ; c’est ce que comprennent les impersonnels, les périphériques ; ils l’aiment pour cela. Il est spécialement le musicien d’un genre de femmes désabusées. Qu’on avance de cinquante pas, on aura la « wagnérienne », exactement comme Wagner est à cinquante pas de Brahms : « la wagnérienne », type plus caractéristique, plus intéressant et avant tout plus gracieux. Brahms nous touche aussi longtemps qu’il rêvasse intimement ou qu’il pleure sur lui-même ; en cela, il est moderne. Il devient froid, en revanche, il ne nous regarde plus dès qu’il veut devenir l’héritier des classiques. On l’a appelé volontiers l’héritier de Beethoven ; je ne connais pas d’euphémisme plus prudent. Tout ce qui a aujourd’hui quelque prétention au grand style en musique est ou bien faux envers nous, ou bien faux envers lui-même… Ce qui peut être bien fait, magistralement fait aujourd’hui, ce sont seulement les plus petites choses. Là seulement la sincérité est encore possible ; au delà, au point de vue essentiel, rien ne peut guérir la musique de sa destinée inévitable, de sa fatalité d’être l’expression de la contradiction physiologique, d’être moderne. »

Ainsi Nietzsche réduisait à néant le maître qu’un moment lui-même avait voulu opposer à Wagner. Comme il avait renié Schopenhauer, comme il avait renié Wagner, il devait renier Brahms. C’est à propos de Brahms qu’il ajoute cette phrase monumentale :

« Je ne connais qu’un seul musicien qui soit en état aujourd’hui de tailler une ouverture en pleine matière, et personne ne le connait. »

Le musicien inconnu qu’il désignait ainsi, c’était lui-même !

Cette phrase explique tout ; mieux que cela, elle est l’excuse, la seule, des vilaines choses qui contient cette haineuse diatribe : c’est l’hypertrophie du moi, l’exaltation morbide de son propre génie qui manifeste ici ses premiers symptômes.

Six mois après, Nietzsche adressait un matin à M. J. Bourdeau une proclamation aux Hohenzollern qu’il le priait de faire insérer dans le Journal des Débats ; le lendemain, il lui confiait, dans une nouvelle lettre, qu’il était le Christ en personne, le Christ crucifié. Et le 4 janvier 1889, il adressait à Georges Brandes, son premier critique, ce billet étrange :

« À l’ami Georges ! Après m’avoir découvert, ce n’était pas une grande malice de me comprendre, le difficile est maintenant de me perdre… Le crucifié. »

L’incohérence est manifeste. Pauvre philosophe !

Le délire des persécutions, la folie des grandeurs l’avaient terrassé irrémédiablement ! Le 19 janvier 1889, il fallut le conduire dans un asile. Il n’y a retrouvé ni la santé, ni la raison.

Passons donc condamnation sur ces fâcheux écrits antiwagnériens. Ils sont d’un malade. Après tout, Nietzsche lui-même nous a invités à tenir compte, en ce qui le concerne, des circonstances pathologiques sous l’empire desquelles il composa ses ouvrages.

Il ne considérait pas la philosophie, et par conséquent la critique, comme un ensemble de vérités abstraites et impersonnelles, mais comme l’expression d’un tempérament, d’une personnalité. Il a lui-même posé le problème de l’influence de la santé ou de la maladie sur les idées d’un penseur. Il appelait le corps notre « grande raison », et il trouvait tout naturel que ce qu’il appelait « notre petite raison » souffrît quand le corps souffre. Il était bien près de considérer ses diverses doctrines philosophiques ; il n’était pas loin de se demander si telle ou telle croyance était un indice de santé ou, au contraire, de dégénérescence chez lui qui la professait[5].

Cela nous autorise pleinement à considérer ses dernières diatribes contre Wagner comme des manifestations morbides, comme des produits malsains de son génie déjà moribond, d’autant qu’au moment de la rupture, il avait su exprimer en termes élevés et d’une mélancolie intense la douleur de la séparation.

« Nous fûmes amis – dit-il, dans un chapitre intitulé Amitié stellaire, où Wagner n’est d’ailleurs pas nommé, – et nous sommes devenus étrangers l’un pour l’autre. Mais cela est bien ainsi, et nous ne voulons pas nous le cacher et nous le dissimuler, comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux navires dont chacun a son but et sa voie ; nous pouvions bien nous rencontrer et célébrer ensemble une fête, comme nous l’avons fait, – et à ce moment les bons navires demeuraient si paisibles dans le même port, sous le même rayon de soleil, qu’ils semblaient être déjà au but et n’avoir jamais eu qu’un but. Mais ensuite, la toute-puissante nécessité de notre tâche nous poussa de nouveau bien loin l’un de l’autre, vers des mers, vers des climats différents ; et peut-être ne nous reverrons-nous jamais – peut-être aussi nous reverrons-nous bien, mais sans nous reconnaître, tant la mer et le soleil nous auront changés ! Nous devions devenir étrangers l’un pour l’autre : notre loi supérieure le voulait ainsi ; c’est pourquoi nous devons devenir l’un par l’autre plus dignes de respect ! C’est pourquoi le souvenir de notre amitié passée doit devenir plus sacré ! Il existe sans doute une courbe immense, un orbite d’étoile, dans lequel nos voies et nos buts si différents sont peut-être compris les uns et les autres comme de courts segments – élevons-nous jusqu’à cette pensée ! Mais notre vie est trop courte, notre vue trop bornée pour que nous puissions être autre chose qu’amis dans le sens de cette sublime possibilité. Ainsi donc nous voulons croire à notre amitié stellaire, quand bien même il nous faudrait être ennemis sur la terre ![6] » Tout au moins, dans ces quelques lignes, y a-t-il une grande élévation de sentiments.

Que ne peut-on en dire autant de ses écrits contre Wagner !



  1. Qu’il me soit permis de renvoyer mes lecteurs au remarquable livre de M. Lichtenberg : Richard Wagner poète et penseur, à la conclusion duquel se place une magistrale étude d’ensemble où l’écrit de Nietzsche est mis abondamment à contribution.
  2. Une traduction française de cet opuscule a paru dans la Société nouvelle, livraison de janvier-février 1892.
  3. Paul Lindau, Richard Wagner : Tannhœuser à Paris ; L’Anneau du Nibelung à Bayreuth et à Berlin ; Parsifal à Bayreuth, traduit par Johannès Weber. Paris, Hinrichsen et Cie, 1885.
  4. H. Lichtenberger, La philosophie de Nietzsche.
  5. H. Lichtenberger, La philosophie de Nietzsche’’.
  6. En 1882, pendant l’été, quelques mois avant la mort de Wagner, pendant les représentations de Parsifal, une tentative fut faite pour rapprocher les deux hommes. Nietzsche était installé, pour la saison d’été dans le petit village de Tautenburg, en Thuringe. Mlle de Meysenburg s’imagina qu’elle pourrait amener une réconciliation. Un soir, elle prononça à Whanfried le nom de Nietzsche. Wagner quitta le salon immédiatement en priant Mlle de Meysenburg de ne plus jamais prononcer ce nom devant lui. Vers la même époque, Nietzsche adressait à son amie Lou-Andreas-Salomé une lettre où il s’exprime ainsi : « En ce qui concerne Bayreuth, je suis heureux de ne pas devoir y être ; et cependant si je pouvais être en esprit tout à fait près de vous, vous murmurant ceci et cela tout bas à l’oreille, je pourrais supporter la musique de Parsifal (sinon elle m’est insupportable). Je voudrais qu’auparavant vous lisiez ma petite brochure, Richard Wagner à Bayreuth ; mon ami Rée la possède. J’ai fait une si cruelle expérience en ce qui concerne cet homme et son art, – que ce fut une longue et complète Passion : je ne trouve pas d’autre mot. Le renoncement nécessaire, le besoin de plus en plus pressant de me ressaisir moi-même, cela appartient aux expériences les plus dures et les plus mélancoliques de mon existence. Les derniers mots que m’ait adressés Wagner sont inscrit sur un bel exemplaire de Parsifal : « À mon cher Friedrich Nietzsche. Richard Wagner, conseiller supérieur d’église. » Au même moment il avait dû recevoir, envoyé par moi, mon livre Choses humaines par trop humaines – et dès lors la clarté était faite, mais ce fut aussi la fin. Que de fois dans toutes espèces de circonstances, j’ai fait la même expérience. « Clarté complète, mais aussi la fin de tout. » Combien je suis heureux, chère amie Lou, de pouvoir dire maintenant en pensant à nous deux : « Nous sommes au commencement de tout et cependant tout est clarté. » Ayez confiance en moi. Ayons confiance en nous. Avec mes meilleurs vœux pour votre voyage.
    Votre ami,
    Nietsche.

    Tautenburg, près Dornburg (Thuringe).