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Nécrologie de Édouard Tournier/Georges Perrot

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Société de l’enseignement supérieur
Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 359-363).

NÉCROLOGIE

M. Édouard Tournier

Discours de M. G. Perrot.

C’est une année cruelle pour l’École que cette année 1899 ; il y a un mois, nous disions le dernier adieu à l’un des plus jeunes de nos maîtres, à M. Fabre, auquel la vie semblait promettre de longs jours de travail et de succès. Aujourd’hui nous conduisons le deuil d’un de nos anciens, de M. Édouard Tournier, qui enseignait à l’École depuis vingt-sept ans. C’était, après M. Boissier, le doyen de nos professeurs, et si toutes les générations d’élèves qu’il a concouru à former n’étaient pas dispersées par toute la France, et pouvaient se trouver ici réunies, ce serait une véritable foule qui se presserait autour de ce cercueil, une foule que pénétrerait un même sentiment de respect affectueux et de regret sincère, sentiment auquel M. le Ministre a voulu s’associer en me chargeant de transmettre à la famille de M. Tournier et à l’École l’expression du chagrin que lui cause la perte que nous venons de faire.

Édouard Tournier était originaire de cette Franche-Comté qui nous a fourni tant d’excellents élèves, esprits et caractères fermes dans des corps d’apparence vigoureuse. C’est en 1850 qu’il fut admis à l’École, en même temps que Fustel de Coulange, qu’il admirait dès lors pour sa puissance de travail et duquel devait le rapprocher plus tard une alliance de famille. Cette École, où il avait été si heureux d’entrer, lui ménageait une pénible déception. Il y arrivait avide d’apprendre et tout fier d’avoir sa place marquée dans une élite à laquelle un bel avenir paraissait assuré par le renom de ses maîtres, par les hautes situations que beaucoup des anciens élèves de l’École avaient occupées sous la monarchie de juillet, enfin par les brillants succès universitaires des jeunes hommes qui formaient alors la tête des promotions précédentes ; mais il était venu frapper à cette porte trop tard — ou trop tôt. C’était le moment où la France libérale allait payer la rançon des fautes commises d’abord par les derniers ministres de Louis-Philippe, puis par les républicains de 1848, aussi inexpérimentés que généreux. L’heure de la réaction avait sonné, d’une réaction à laquelle s’associaient, en visant des buts très différents, des politiques qui, sans le savoir, travaillaient tous à préparer et à faire l’empire.

L’École était connue pour son attachement à la République et pour la hardiesse de ses opinions philosophiques, elle avait été promptement dénoncée comme dangereuse, et ces défiances avaient commencé à produire leur effet. La promotion dont Tournier faisait partie ne trouvait déjà plus à l’École le directeur sous lequel celle-ci, installée depuis 1847 dans son nouveau domicile, avait élargi son rôle et développé ses légitimes ambitions. M. Dubois avait été remplacé, au mois de juillet 1850, par M. Michelle, le premier directeur qui n’appartint pas à l’École par ses origines, qui n’y eût été ni élève ni maître. Un an après, à la suite de dissentiments publics entre M. Gratry, l’aumônier de l’École, et M. Vacherot, directeur des études, celui-ci, le fidèle collaborateur de M. Dubois, était destitué à son tour, et c’était alors vraiment que commençait pour l’École ce que Tournier, dans des notes qu’il a remises à notre historien, M. Paul Dupuy, au moment de notre centenaire, appelait la captivité de Babylone.

Ces pages fines et charmantes, intitulées L’École normale de 1850 à 1852, mériteraient d’être publiées. Il y a là des souvenirs d’une précision singulière, où revit toute une période de la vie de l’École. Ce qui est remarquable, c’est la réserve avec laquelle le narrateur s’exprime sur le compte du directeur et des agents qui lui prêtaient leur concours. On ne retrouve pas là le Tournier que nous avons tous connu, celui qui mettait parfois tant de passion dans ses jugements, tant de sévérité dans ses boutades, quand il avait à parler de personnes ou d’actes qui lui paraissaient léser la justice ou compromettre les intérêts de l’École. La plume à la main, il est là aussi modéré que l’a été M. Gréard lui-même, lorsqu’il a bien voulu donner à notre volume du Centenaire sa belle notice sur L’École normale et la crise de 1852. Comme M. Gréard, Tournier rend hommage au caractère et aux intentions du directeur dont les préjugés et l’étroitesse d’esprit ont gâté ses trois années d’École ; mais il n’en constate pas moins le fâcheux effet des mesures qui, après le départ de M. Vacherot, changèrent le régime, élèves expulsés sous le prétexte qu’ils n’avaient pas la vocation, professeurs chers aux élèves remplacés par des maîtres qui ne les valaient pas, discipline étroite et tracassière, travaux d’école ramenés aux dimensions et au type de travaux de collège, entraves mises à l’usage de la bibliothèque, effort constant de l’administration pour rabattre ce que l’on appelait l’orgueil de l’École. On s’appliquait à éteindre chez les élèves toute curiosité, toute ambition d’esprit, à les détourner des recherches personnelles et à longue portée. La plupart d’entre eux, découragés et dégoûtes perdirent leur temps ; sur quelques-uns, plus énergiques et qui savaient déjà ce qu’ils voulaient, cette contrainte eut plutôt un effet salutaire. Tout en s’astreignant à remettre à jour fixe dissertations et vers latins, ils s’enfermèrent et s’isolèrent dans les études auxquelles ils s’étaient déjà consacrés. Tournier cite comme exemple Fustel qui, caché dans l’asile où le sauvegardait sa fonction d’élève-bibliothécaire, y concevait déjà la pensée première du livre qui a fait sa gloire. Je pourrais apporter ici les noms d’autres élèves de ces promotions sacrifiées qui agirent de même ; c’est aussi sous cette pression que leur volonté s’est affermie, au cours de cette lutte obstinée et patiente qu’ils soutenaient contre cette autorité qui aurait dû leur être paternelle et encourageante.

Il n’eût pas été étonnant que Tournier, soumis à ce régime irritant et déprimant, eût conservé un mauvais souvenir de l’École ; mais, lorsqu’il était en première année, il avait encore connu l’École telle que l’avaient faite vingt ans de liberté ; il l’avait vue représentée, en troisième année, par ce que l’on a appelé la grande promotion, celle qui comptait dans ses rangs Taine, About, Sarcey, Paul Albert, Dionys Ordinaire, Merlet, etc., il s’était fait une juste idée de ce que la vie y avait été pour les jeunes gens qui y avaient eu accès dans des temps meilleurs et il avait aimé cette École pour tout ce qu’il avait espéré d’elle, pour tout ce qu’elle aurait pu et dû lui donner si elle n’avait pas été atteinte et diminuée par le contre-coup des révolutions qui venaient d’ébranler la société française ; il l’avait aimée pour ce qu’elle devait redevenir dès que, l’orage apaisé, elle reprendrait le cours normal de ses destinées. L’École a été une de ses passions, peut-être sa passion la plus vive. Le jour où il y a été appelé comme professeur à certainement été un des plus heureux de sa vie et l’affection qu’il éprouvait pour elle n’a pas cessé d’être pour lui une cause tout à la fois de joie et de tourment. Il applaudissait à tous les succès de ses élèves : il s’associa, de tout cœur, à la célébration de son centenaire : mais, dans la tendresse jalouse qu’il lui portait, il avait peine à admettre qu’elle dût se modifier par degrés, quand tout changeait autour d’elle ; il ne put jamais prendre sur lui de s’intéresser aux réformes qui, depuis 1870, ont renouvelé et développé tout le système de notre enseignement supérieur. Il redoutait, à tort, selon moi, que, dans le plan nouveau, l’École n’eût point sa place gardée, qu’elle ne fût oubliée ou sacrifiée, et il faut avouer que le langage tenu à notre endroit par certains promoteurs des réformes n’était point fait pour calmer ces craintes.

Tournier fut donc indifférent ou, pour dire toute la vérité, plutôt hostile à toute la suite d’efforts qui devait aboutir à la constitution de nos Universités régionales et, n’étaient les appréhensions que nous avons rappelées, cette attitude aurait d’autant plus lieu de surprendre qu’il était au contraire sincèrement attaché à cette école des Hautes-Études dont la fondation, en 1868, a été comme le signal de tout ce mouvement. Au sortir de l’École normale, Tournier avait enseigné dans des lycées de province, puis, à Paris, au lycée Charlemagne, À la suite de quelques difficultés qu’il avait éprouvées dans sa classe de troisième, il avait pris un congé et s’était attaché au collège de Juilly. C’est là, dans cette retraite paisible, que, comme il me l’a jadis raconté, il avait entrepris de lire, la plume à la main, les principaux auteurs grecs et qu’il était devenu l’helléniste consommé que l’on sait, là aussi qu’il avait composé les deux thèses de doctorat qu’il soutint, en 1862, devant la Faculté de Paris, la latino sur Aristéas de Proconèse, la française intitulée Nemésis et la jalousie des dieux. Cette dernière était l’analyse d’une conception qui domine toute la vie morale du monde grec. Par la sûreté avec laquelle cette analyse était conduite comme par l’élégante précision de son style, Tournier semblait s’annoncer comme l’un des plus pénétrants historiens de la pensée grecque, désigné pour prendre place à côté de MM. Louis Ménard et Jules Girard ; mais, comme s’il avait découvert, au cours de son travail, qu’en pareille matière on ne peut jamais arriver à saisir qu’une partie de cette pensée des hommes d’autrefois, qu’on est toujours exposé à la fausser dans une certaine mesure lorsqu’on s’essaye à la traduire, il renonça, dès lors, à toute recherche et à toute entreprise de ce genre et il se cantonna dans l’interprétation et la critique des textes, Dès 1867, il publiait chez Hachette, ses Tragédies de Sophocle, avec un commentaire critique et explicatif. Ce volume, un des premiers publiés de cette collection d’éditions savantes, en est resté l’un des plus estimés ; il a fallu le réimprimer par deux fois, en 1877 et en 1886.

Il était vraiment à déplorer qu’une telle compétence et une telle science fussent perdues pour l’enseignement public. Lorsqu’en 1868 M. Duruy eut la pensée d’organiser ce séminaire d’études et de recherches désintéressées qu’il appela la Section d’histoire et de philologie de l’École des Hautes-Études, il chercha des hommes qui, par les goûts et par leur autorité scientifique déjà établie ou leur réputation naissante parussent disposés à entrer dans l’esprit du nouvel enseignement. J’avais, depuis l’École, conservé quelques relations avec Tournier ; j’avais lu avec un vif intérêt sa thèse sur Némésis et pratiqué son Sophocle ; je parlai de lui à M. Boissier, qui était associé aux projets du ministre. En décembre 1868, Tournier se voyait attache à l’École des Hautes Études, pour la philologie grecque, avec le titre de répétiteur. Il y recevait, un peu plus tard, le titre de directeur-adjoint, et, en 1894, après la mort de M. Waddington, celui de directeur d’études. Là, dans la petite salle de l’ancienne bibliothèque dont le souvenir est toujours resté cher à ceux qui la fréquentèrent dans ces temps déjà reculés, sa connaissance profonde de la langue grecque et son sens critique avaient été bien vite appréciés par les quelques apprentis hellénistes qui venaient s’asseoir autour de lui devant la vieille table vermoulue. En 1872, quand devint vacante, à l’École normale, la conférence de Grec en première année, il parut donc tout naturel d’y appeler Tournier. Depuis ce moment, sa vie, que l’on me passe cette expression familière, n’a pas bougé. Elle s’est partagée tout entière entre l’École normale et l’École des Hautes Études et, dans ces deux écoles, son enseignement a eu le même caractère. Avec un parti-pris que ne pouvaient laisser de regretter ceux qui connaissaient sa Némésis, il s’interdisait tout développement historique, philosophique ou littéraire. Ce qu’il se proposait uniquement, ce qu’il considérait comme son devoir et sa tâche propre, c’était d’enseigner à ses élèves comment ont été établis les textes imprimés des auteurs classiques et comment on peut se mettre en état d’en donner la meilleure interprétation possible. À l’École des Hautes Études, il insistait davantage sur les leçons des manuscrits et il entrait dans plus de détails ; mais, à l’École même, où les nécessités d’un examen à préparer par toute une promotion imposaient une marche plus rapide, c’était la même méthode qu’il appliquait. Il excellait à faire voir les difficultés, à montrer l’insuffisance des explications proposées pour tel ou tel passage corrompu, à provoquer l’esprit des élèves, à chercher dans une conjecture heureuse le remède aux altérations évidentes ou probables. Sa conférence se passait tout entière en explications de textes, et pourtant au dire de ceux même de ses anciens élèves qui se sont tournés vers d’autres études, on ne s’y ennuyait jamais, tant l’esprit y était tenu en éveil par cet appel sans cesse répété qu’il adressait à la sagacité de ses auditeurs. Des historiens et des philosophes m’ont affirmé que c’était là surtout qu’ils avaient appris ce qu’ils savaient encore de grec, ce qui leur en #tait nécessaire pour pouvoir consulter, à l’occasion, les textes originaux.

C’est ainsi qu’il a vieilli. Il n’a jamais voulu être que professeur, malgré le tour incisif de son esprit qui aurait fait de lui un polémiste redouté de ses adversaires. Sa double tâche, avec la musique qu’il adorait et à laquelle il consacrait de longues heures, suffisait à remplir sa vie. Il était indifférent aux honneurs, parce qu’il aurait fallu, croyait-il, pour les obtenir, abdiquer quelque chose de l’indépendance un peu farouche où il se complaisait. Sa place eût été marquée à l’Académie des inscriptions et Belles Lettres, s’il avait pris la peine de lui rappeler ses anciens titres et de les rajeunir en réunissant en un volume tout ce qu’il avait semé dans ses conférences et dans divers recueils périodiques de corrections judicieuses et d’ingénieuses conjectures : mais jamais les instances les plus flatteuses de ses amis ne purent le décider à se prêter aux démarches nécessaires. Il lui eût été facile, après la mort de M. Rossignol, d’échanger la chaire de l’École contre celle du Collège de France, qui aurait eu l’avantage de lui épargner la fatigue des examens : mais il se considérait comme lié à l’École par une sorte d’engagement tacite d’y défendre la tradition, d’y lutter contre les nouveautés que l’on cherchait à introduire et auxquelles, selon lui, le directeur et ses collègues n’opposaient pas une assez ferme résistance. Ce scrupule de conscience l’immobilisa pendant de longues semaines et il ne se décida qu’à la veille même de l’élection, quand les positions étaient prises et que ceux qui lui avaient fait tout d’abord les avances les plus franches avaient contracté d’autres engagements : il dut renoncer à se porter candidat.

S’il éprouva alors quelque désappointement, il ne le laissa pas paraître et, malgré l’âge qui commençait à courber sa grande taille et à ralentir son pas, il fonda, il y a cinq ans, cette Société des humanistes français dont il a été le secrétaire général, dont les séances et le bulletin ont occupé les loisirs de ses dernières années. Un de ceux qui lui ont prêté, dans cette entreprise, le concours le plus dévoue vous dira à quelle pensée il a obéi en provoquant ces réunions et ce qui restera de la collaboration des esprits curieux et subtils qu’il avait groupés là autour de lui ; mais ceux même que les exigences de leurs propres travaux privaient du plaisir de se mêler à ces entretiens étaient heureux de voir leur collègue y prendre un intérêt qui semblait alléger pour lui le poids de l’âge. Un autre bonheur lui avait été accordé, il y a peu de temps. Le jour où il nous avait réunis, à l’occasion du mariage de sa fille, nous avions tous été frappés de le voir détendu et souriant, d’accueil plus libre et plus familier qu’il ne lui était ordinaire, et, je m’en souviens, nous étions partis en augurant pour lui, dans l’avenir, des joies qui achèveraient de fermer la blessure qu’avait laissée saignante dans son cœur, après les années écoulées, la perte d’un fils chéri.

Ces espérances n’ont pas été réalisées, Quelques semaines après le jour où nous lui avions serré la main, il nous a quittés, avant que la plupart d’entre nous eussent même soupçonné le danger qui le menaçait. Nous savons quel vide il laissera derrière lui, et la seule consolation que nous puissions offrir à la veuve et à la fille qui le pleurent, c’est de leur dire, avec une pleine assurance au nom des centaines de jeunes gens auxquels il a donné ses soins, au nom de tous ceux qui, hier encore, étaient ses collègues, que jamais maître n’inspira à ses élèves une confiance plus absolue, que jamais homme ne fut plus estimé, par tous ceux qui étaient associés avec lui à une œuvre commune pour sa rare érudition, pour l’originalité de son esprit, pour la bonté de son cœur, pour sa sincérité profonde et sa parfaite droiture.