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Nerciat - Contes saugenus/3

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LA PETITE ACADÉMICIENNE.




Si la confusion générale qui domine maintenant en Europe vient à cesser ; si des loix sages, venant à reprendre enfin un solide empire sur le tourbillon social, y ramenent les bonnes mœurs, y replacent chaque sèxe dans les bornes de son naturel et de ses devoirs ; si, dis-je, à la suite des tenebres du cahos actuel, le flambeau de l’innocence vient à briller, la postérité candide ne pourra croire à quel point, avant le nouvel âge d’or, s’était exaltée l’infame corruption, à quel degré de licence effrénée les hommes (les femmes y compris) se permettaient de se livrer ; comment, pour tout dire, un vice, s’associant à plusieurs autres, y trouvait un surcroit de force, lors de l’exécution de ses attentats, comme il y avait trouvé de l’encouragement, lors de la conception de ses honteux caprices… Honteux ! Ce n’est pas le mot. Le sujet même du tableau, dont nous allons donner l’explication, prouve que certaines gens avaient mis bas toute honte, et que loin de cacher à un tiers des succès de prostitution, on se plaisait au contraire à en consacrer le souvenir par des monumens durables.

De ce genre est la bisare cumulation qu’on a sous les yeux… Cette orgie se passe encore chés Mr. de la Grapinière, et notre estampe a été faite comme la précédente d’après le croquis original du peintre qui a exécuté en demie nature ces sujets pour les petits appartemens de Madame. C’est sous cette seule forme qu’elle a consenti que figurat chés elle l’antipathique effigie de son mari.

Nous savons déjà que c’était par famine que Mlle. de Valrose avait épousé le traitant, homme sans naissance, second financier de sa race, son père ayant été de ceux dont quelques vieillards disaient encore, il y a trente ans[1] ; je l’ai connu laquais avant qu’il fut commis.

La seule différence qu’il y avait entre M. Grapin, le pere et Mr. de la Grapinière, le fils, c’est que le premier fut un célèbre cancre qui vécut volontairement au sein des richesses, aussi affamé que Tantale y vécut par enchantement, tandis qu’au contraire son successeur, (je dis notre la Grapinière) était né avec des passions compliquées qui ne lui permettaient point de marcher sur les traces de son avare géniteur. — La Grapinière fils, élevé dans un collège avec de jeunes Seigneurs, y avait appris à singer ces petits Messieurs ; certaine intimité sur la quelle on ferme les yeux dans les maisons d’éducation où les pensions sont fort chéres, l’avait mis au pair avec ces illustres condisciples ; il envia leur luxe, il gouta les détails de leur jactance arrogante ; en un mot, il brûla de pouvoir, comme eux, citer un jour familiérement, mon oncle le Comte, mon cousin le Marquis. La Grapinière sentit donc de bonne heure que, pour arriver à ce but, il lui était indispensable de s’aparenter, n’importe à quel prix, avec quelque famille titrée. C’est ce qu’il avait heureusement exécuté en faisant agréer la moitié de son lit, à Cunegonde, Alphonsine, Dorothée, Clotilde, Dieudonné de Valrose Montpelé, demoiselle de haute motte, fille de très haut et très puissant seigneur, monseigneur de Montpelé &c. &c. Maréchal des camps et armées du Roi, cordon rouge, gouverneur &c. mais, à qui d’ailleurs ses fiefs maternels (je dis la demoiselle) n’avaient pas rapporté pendant sa minorité cent écus d’argent liquide… N’importe, elle était un excellent parti selon les vues de notre millionaire, et cela d’autant mieux qu’étant luxurieux, il avait l’aubaine de la plus désirable jouissance ; il est vrai que la jeune personne, privée des soins vigilans d’une mère, s’était laissée oter ses gants, mais sa main n’en parut que plus belle à la Grapinière. Avec une certaine dose de bon sens, il sentit fort bien qu’un si beau fruit n’aurait peut-être pas été pour lui, s’il ne se fut trouvé tant soit peu verreux. Finalement la Grapinière qui avait fait vœu de penser et d’agir toute sa vie en homme de cour, ne tint aucun compte de l’absence du pucelage de la beauté qui daignait s’allier à lui. C’était un ami cher, le chevalier de Monsescroc, un compagnon de collège, un ancien ami par mutuelle inoculation, qui avait ravi la fleur précieuse à la faveur d’une grande habitude qu’il soutenait avec le général : or, c’était cet ami lui même qui s’était mêlé du mariage, et l’avait fait réussir. Comment dès lors ne pas fermer les yeux sur une très petite nonconvenance „ et vaut-il la peine de chicaner pour l’avantage d’un seul instant, sur l’ouvrage du bonheur de toute la vie !

C’est ainsi qu’avait très philosophiquement raisonné Monsieur de la Grapinière, lors qu’à trente deux ans il avait épousé sa jolie moitié… A trente deux ans ! va s’écrier ici quelqu’épilogueur. Comment donc a fait, pour se marier si tard, un homme qu’on nous a peint comme ambitieux et convaincu de ne pouvoir s’élever que par une alliance ! — La réponse est toute simple : comment ne devine t’on pas que, si l’on veut vivre, il importe de conserver le plus long tems qu’on peut une liberté précieuse. Aussi long tems que Meur. de la Grapinière avait été jeune, quoiqu’il ne fut ni beau, ni bien fait de sa personne, il n’avait pourtant pas manqué de moyens de faufiler avec la qualité, s’étant fait comme une petite cour de ce ramassis de Comtes, Marquis, Chevaliers ruinés, intrigans et parasites, aussi communs à Paris du tems de l’ancien régime que le sont les hannetons au mois de mai. Ayant été tout ce tems là le Milord pot au feu de mainte égrillarde vraiment ou faussement titrée ; comptant même au nombre de ses plus illustres bonnes fortunes certaine chanoinesse d’Allemagne, avec la quelle il avait mangé lestement un million dont il revenait un dixième à deux géans de gardes françaises qu’elle protégeait à huis clos ; l’heureux la Grapinière avait pu constamment rêver, l’après midi, qu’il était un seigneur : avec cette chimère et l’or, dont manquent le plus souvent ceux qui sont des seigneurs tout de bon, Mr. de la Grapinière, qui même avait d’avance dans son tiroir un grand cordon et une plaque brillante dont il devait se décorer un jour, après avoir remercié la ferme générale, notre homme, dis-je, avait d’un jour à l’autre, passé si bien son tems qu’il était parvenu, garçon, (comme nous l’avons dit) jusqu’à sa trente deuxième année. Sa passion romaine pour les Arts, son gout grec en fait de voluptés charnelles, l’avaient ainsi maintenu dans un parfait équilibre entre les avantages du célibat et ceux du mariage…

Mais notre intention n’est point de faire le roman complet de Mr. de la Grapinière ; il ne s’agit ici que de savoir au juste ce que veut dire cet accouplement, où nous le voyons de serre file[2], et pourquoi c’est une jeune Demoiselle qui exerce ses pinceaux à rendre au naturel ce scandaleux grouppe.

Quelques années apres l’aventure de Mlle. Desaccords (ci-devant décrite) Madame de la Grapinière, lasse enfin des femmes (que dès lors elle nomma viande creuse) prit le parti de se livrer aux hommes à corps perdu. Ce fut seulement alors qu’elle commença de s’attirer, de la part de son lubrique époux, une considération solide et sentie. Aussi long tems que Madame n’avait fait que rompre des armes à la sourdine, ou du moins avec quelque prétention à l’incognito, Monsieur ne s’était regardé que comme un cœur d’espèce bourgeoise, et cela n’avait eu du tout de quoi flatter son chatouilleux amour propre.

Mais par différens rapports entre les Pasquins et les Martons respectifs, Mr. de la Grapinière fut enfin convaincu, que Madame commençait à jouir d’un certain lustre parmi les plus fameuses messalines et amateurs de la capitale ; que plus d’un des jouteurs qu’elle avait formés devenait le caprice des connaisseuses du haut vol, que réciproquement elle savait leur enlever de ces surprenans mérites. Alors il commença tout de bon à se féliciter d’avoir une si adorable femme, à se repentir de ne pas l’avoir ci-devant assez bien connue, à s’accuser d’avoir été peut-être cause par son peu d’empressement auprès d’elle, que ses grandes qualités lascives ne se fussent développées que si tard ; en un mot, rapportant bientôt aux pieds de sa célébré épouse tout son encens, il se constitua le plus enthousiaste de ses admirateurs, il redoubla pour elle d’égards, comme de prodigalités. Il en coûtait bien peu de chose à Madame pour s’acquitter de tout cela… ses bontés ? non. Mr. de la Grapinière qui commençait à se sentir baisser, se rendait assez de justice pour reconnaître qu’il n’était plus fait pour solliciter une rentrée dans son privilége conjugal, apportant des unités où l’on est accoutumée à ne plus recevoir que par dixaines. D’ailleurs, quoique Mde. de la Grapinière n’ait pas plus de 26 ans, elle a déclaré net qu’aucun homme âgé de plus de 25, n’aura part à ses honorables faveurs. Cependant un aussi galant homme que Monsieur son époux mérite des égards : il lui est dû une récompense quelconque de sa galanterie généreuse ; on veut marquer qu’on a un cœur reconnoissant et sensible. Mr. de la Grapinère aura donc le droit d’assister autant qu’il le trouvera bon aux ébats amoureux que prendra Madame, il admirera l’art avec lequel on sait le cocufier, et, les bons jours enfin, lorsque par des soins suivis, par de nouveaux hommages écoulés de son coffre fort, il aura mérité un surcroit de considération et de bienveillance, on lui ménagera un moyen, fort de son gout, de lier ses voluptés personnelles à celles de sa divinité ; sans qu’il se soit mis en frais de cour, il trouvera soumis à ses mâles désirs, l’un ou l’autre des adonis dont la venus bannale aura fait recrue. Tel était l’accord, qui, depuis le rengagement du traitant dans les fers de sa femme était conclu et signé entre ces deux époux. Admirable exemple des ressources infinies par lesquelles le saint nœud d’hymen pourrait contribuer au bonheur des pauvres humains, sans ces préjugés absurdes, ridicules qu’ils ont eu la sotise de placer entre eux et le bonheur dont on parle, qu’on désire sans cesse, sans l’atteindre jamais.

Un certain jour… c’était à la terre principale des époux, à dix lieux de Paris, Mr. de la Grapinière disait timidement à sa femme :

Mr. de la Grapiniere. En vérité Madame, je crains bien que votre complaisance à me suivre dans ce séjour, ne vous coûte infinement…

Mr. de la Grapiniere. Me coûte ! Désabusés-vous de cela. Monsieur, nulle considération au monde ne me déterminerait à faire quelque chose qui pourrait contrarier mes plans…

Monsieur. On ne peut mettre plus de délicatesse et de grace à un sacrifice ; car, j’entends parfaitement le sens de…

Madame. Eh non, Monsieur, je vois d’ici que vous entendez fort mal. J’allais m’ennuyer à Paris, lorsque vous m’avés à propos, fait l’offre de m’emmener ailleurs. Les trois quarts des hommes de ma liste sont dispersés ; j’avais d’ailleurs besoin de prendre quelque repos. Vous n’avés donc qu’à vous féliciter dans tout ceci que de m’avoir fait votre proposition dans une circonstance favorable : au reste nous sommes convenus, qu’au moment où les vignes et les bois pourront ne plus m’amuser, je serai la maîtresse de me transporter où bon me semblera…

Monsieur. Assurément, Madame, je serai toujours prêt à…

Madame. Je ne vous interrogeais point, Monsieur, sur la question de ma liberté ; je vous signifiais que je me réserve d’en jouir pleinement à mon tour ; je serai fort aise, quand il se trouvera que ce qui m’est agréable peut aussi vous convenir…

Monsieur. Je n’entendais pas autre chose, Madame ; trop heureux quand…

Madame. (interrompant.) Quand je voudrai vous fournir l’occasion de satisfaire mes fantaisies ! C’est cela que vous alliés dire. Eh bien, voici le moment de vous donner une preuve frappante de ma confiance et de mon amitié. J’ai fait dans la ville voisine une connaissance.

Monsieur. Une connaissance ! d’homme ? de femme ?

Madame. D’homme ; mais, de grace ne me poussés point, ainsi de questions en questions et puisque vous voulés faire le galant, souvenés-vous qu’on n’interrompt jamais une femme sur tout celle qu’on fait profession d’aimer…

Monsieur. Dites d’adorer, d’idolatrer, Madame, (il lui prend avec transport une main, et la baise.)

Madame. (avec humeur.) Doucement donc, Monsieur, vous m’avés crible de piqûres… Vous avés un menton de porc-épic !

Monsieur. On m’a rasé ce matin !

Madame. (essuyant sa main avec son mouchoir mouillé d’eau suave.) Vous transpirés comme un rhinocéros ! Ecartés-vous un peu de moi. C’est de vous que partait une vapeur qui rendait ma respiration difficile… Demeurés à deux pas de moi, je vous prie.

Monsieur. (à part) Il ne faut pas la contrarier. (il se rend à deux pas. Haut.) Cette connaissance, Madame ?

Madame. Il s’agit d’un jeune virtuose, tout frais arrivé de Naples…

Monsieur. D’un Castrat, Madame ?

Madame. Eh non, Monsieur ! (elle a beaucoup d’humeur) Que ferais-je d’un Castrat, s’il vous plait ?

Monsieur. Pardon, mon cœur !…

Madame. Mon cœur !… Il est joli celui-là ! Pensés-vous parler peut-être à ma femme de chambre, ou croyés-vous causer ici avec quelques-uns de vos protégés aux petites entrées !

Monsieur. Là là, Madame, pour l’essor d’une expression familière, qui doit vous prouver bien naturellement l’excès de mon amour…

Madame. Vous-avés donc entrepris de me donner ici la comédie ?

Monsieur. Mon Dieu ! Je ne sais ce que je dis… Pardon — Si bien que votre nouvelle connaissance arrive de Naples ?

Madame. Oui, Monsieur ? c’est un jeune Ténor, beau de visage, comme un séraphin, bâti comme l’Antinous, et qui chante…

Monsieur. Comme l’Apollon du Belvedere ?

Madame. (à part) La cruche ! (haut) Au reste, on ne voit que de ces figures là, quand on veut prendre la peine de les déterrer… Il-y-a bien mieux que tout cela. Le jeune Cazzoné a reçu de la nature le don d’une Jauge… Vous savés ce que c’est qu’une jauge ? vous entendés souvent parler de cela parmi vos confrères, n’est ce pas ?

Monsieur. — Jauge… ne m’est pas tout-à-fait inconnue, mais… j’entends la plaisanterie… Madame veut dire… là !… Comme qui dirait, dites… dites : je sais à quelles futailles est applicable cette jauge là. (il ricanne).

Madame. Trompette[3] est la futaille domestique à la quelle j’ai voulu l’appliquer afin que je susse à quoi m’en tenir… cette fille m’a rendu, du jeune homme, un compte prodigieux et je compte l’essayer moi même demain…

Monsieur. Pourquoi pas dès ce soir, Madame ! nous n’avons rien à faire que…

Madame. De quel train vous allés ! Je gage que ce n’est pas tout-à-fait en vüe de m’obliger que vous vous rendez si pressant ? et que…

Monsieur. Sur mon honneur, Madame…

Madame. L’honneur d’un traitant ! Parlés sans hyperbole.

Monsieur. Je veux que le Diable m’emporte…

Madame. Bon cela…

Monsieur. Si j’ai pensé d’abord, à autre chose qu’à ce qui peut vous regarder… mais… puisque vous m’en faites venir l’idée.

Madame. Pour ne pas jaser pendant une heure sans avoir rien dit, je vous demande en deux mots, si vous étes homme à me donner ce soir, cent louis, dont j’ai besoin pour mon nouveau protégé, qui manque de culottes, à la lettre.

Monsieur. Je conçois qu’un pareil homme doit en beaucoup user ! (il tire une bourse de sa poche) je ne sais pas au juste ce qu’il y a dans ce filet, Madame : mais si vous y trouvés plus que votre compte, vous pourrés…

Madame. (interrompant) Le garder, pour vous prouver combien je fais cas de tout ce qui vient de vous. La bonne action que vous faites sera double ; votre petite somme procurera aussi des jupons à certaine Signora, qui voyage avec l’Adonis. Ils veulent-être frère et sœur, cela m’est fort égal, on prétend à leur auberge, qu’ils couchent pourtant ensemble, ils font très bien si cela les amuse. Le fait est, qu’étant tombés à P… sans sou ni maille, on ne leur a donné qu’un mauvais cabinet à deux lits, où vraiment ils sont l’un sur l’autre ; demain ils seront en meilleure posture, graces à votre argent…

Monsieur. Et cette signora, Madame, lui faites vous l’honneur aussi de la prendre sous votre protection ?

Madame. En premier lieu, je ne l’ai point vüe. On la dit infiniment au dessous de son prétendu frère, c’est une petite personne très brune, on ne cite que sa grace et son esprit. On assure d’ailleurs qu’elle est d’une grande force en peinture, et que même elle prouve d’être d’une des meilleures académies au délà des monts.

Monsieur. Comment Diable ! Vous me faites là, Madame, la description d’un sujet intéressant au possible ! Il ne faudra pas manquer… (sauf votre meilleur avis,) d’attirer au château le couple angélique…

Madame. Vous vous chargeriés donc de la sœur ? (elle rit avec espièglerie.)

Monsieur. Il suffirait, Madame, que cela pût concourir avec vos propres vües…

Madame. Je suis convenue d’en avoir sur le frère ; ainsi tout est dit, ayés la bonté de me laisser un moment seule. Je veux achever de lire une situation qui m’intérresse… trouvés bon ensuite que je soupe chés moi… demain à midi, vous pouvés faire demander de mes nouvelles…

Monsieur. Je n’y manquerai pas… (il s’éloigne.)

Madame. (le rappellant.) Un mot encore ? faites donc passer quelqu’un chés la Beaulard ? voilà déjà deux fois que cette femme écrit pour une misere de 90 louis. Elle a de l’humeur de ce que j’ai deserté de chés elle. J’ai fait mettre ses lettres sur votre bureau ; que cette affaire soit terminée avant mon lever, car c’est la première chose dont je vous parlerai…

Monsieur. Cela sera fait, Madame, (il s’éloigne.)

Madame. (le rapellant encore.) Ecoutés donc ? j’oubliai, comme une sotte, que j’ai promis d’envoyer cinquante louis à la Secret[4] pour différentes commissions qu’elle m’a faites, et dont vous trouverés aussi le mémoire. Puisque vous allés faire faire un travail, il n’en coûtera pas plus d’y faire comprendre cette bagatelle…

Monsieur. De tout mon cœur (il fuit à toutes jambes.)

Madame. (criant.) Monsieur ! Monsieur !

Monsieur. (seul, ayant tourné un angle qui le met hors de portée.) La peste si je retourne ! Une plus longue promenade pourrait me couter le tiers de mon revenu… Mais baste ! Elle est si aimable ! D’un trait de plume tout cela sera rattrapé.

Cependant les confidences de Mde. de la Grapinière avaient furieusement monté la tête du luxurieux epoux ; à peine a-t-il donné au secretaire les ordres nécessaires pour les commissions de Madame, qu’il fait mettre deux modestes chevaux à une chaise fort simple, et se fait conduire à P…

Il n’est que minuit lorsque l’important personnage arrive à la porte du lion rouge ; obscure gargotte, où rarement descendent, des gens à voiture, si ce n’est par hazard quelques pauvres voyageurs du coche. Au nom de Mr. de la Grapinière fermier général ! (bien plus que le marquis voisin dans l’opinion des habitans du lieu ; car le marquis est pauvre et vilain, tandis que le financier est connu pour étaler un faste de prince.) Au nom, dis-je, de Mr. de la Grapinière tout le monde est en l’air… L’hôte et l’hôtesse ont quitté le lit ; servantes et valets circulent, les lumières se multiplient, il y a dans la maison autant de mouvement que si le feu venait d’y prendre… C’est Mr. de la Grapinière ? et qui vient prendre un lit chés nous ?

Par bonheur pour le Lucullus moderne, avant de se mettre en route, il n’a pas oublié de faire mettre dans sa voiture une dinde aux truffes, un jambon et un pâté de foyes d’oyes, avec six bouteilles variées…

Quel est enfin le mot d’une enigme aussi etonnante que l’apparition de ce grand personnage, si tard ? en si mauvais lieu ? le lecteur s’en doute : il s’agit de faire à l’instant connaissance avec l’adorable Tenore, avec l’admirable académicienne… Les bonnes gens dormaient, hélas ! d’un profond sommeil, lorsqu’on vient les eveiller en sursaut à grands coups de poings contre leur porte. Les malheureux voyent d’abord tout en noir… ils craignent qu’il ne s’agisse de quelque attentat à leur liberté. Ils sont pourtant innocens, mais ils sont indigens ! C’en est assés pour qu’ils ayent tout à redouter du regard de l’injustice et de la cruauté des gens qui se plaisent à prouver, en faisant du mal, qu’ils peuvent quelque chose

Cazzoné. Qu’est-ce ? Qu’y-a-t-il ? (Plusieurs voix.) Debout, debout tout de suite…

l’Hôte. C’est de la part de Mr. de la Grapinière.

Laura. (se hâtant de se lever.) Nous sommes perdus. Cette maudite fille, que, contre mon avis, tu voulus caresser hier, sert chés le seigneur qu’on nous nomme…

l’Hôte. Debout vous dit-on…

Cazzoné. Un moment… (bas) Hâte toi de deranger l’autre lit… qu’on ne se doute pas… (haut) Vint-on jamais à pareille heure, troubler le repos de ses hôtes…

l’Hôte. Vite, vite : venés comme vous vous trouverés, prendre votre part d’un Dindon qui embaume et du seul vin de Bourgogne qu’il y ait dans la province, excepté le mien.

Cazzoné. (s’habillant.) C’est autre chose ! La bonne fille aura tenu parole à ce qu’il parait.

Laura. (s’habillant) Joliment ! Ce serait bien le mari qui viendrait en personne pour l’affaire en question !

Cazzoné. Il faut voir jusqu’au bout.

Etant enfin en état de se montrer, le couple italien ouvre sa porte ; on le conduit devant l’illustre : déjà la table est couverte. Une soupe à la reine, et une omelette aux fines herbes, de la façon du valet de chambre, complettent avec ce qu’on a déjà cité, un souper impromptu qui ne survient point mal à propos à des gens dont la collation frugale avait été une salade melée d’œufs cuits au dur… Abrégeons : on dévore : on fait connaissance ; la confiance naît du fond de la 3e. bouteille ; la quatrième fournit au luxurieux financier une double déclaration d’amour ; la 5me détermine nos voyageurs à tenter fortune au chateau du protecteur… la sixième enfin vaut à cet heureux satyre un brusque àcompte qu’il dérobe à l’yvresse de Mlle. Laura, pendant un moment d’absence qu’a faite, peut-être à dessein, le spéculateur Cazzoné… ne fallait-il pas bien qu’il fit les préparatifs de voyage. A trois heures, l’hôte (largement payé quoique le coucher n’ait plus lieu) fournit des chevaux frais… on retourne grand train au château, on arrive… chacun a besoin de repos, se couche séparément et dort la grasse matinée.

C’est une fête pour le galant la Grapinière, que d’introduire au premier bruit de la sonnette, chés Madame, son Cazzoné, mis à ravir, graces aux ressources du magasin qu’on a pour la comédie, coiffé comme un ange de la main de Zéphir, émule de Léonard[5]. Laura plus piquante encore que ne l’a supposée la financière, est aussi tout au mieux ajustée ; mais il lui manque, comme à toute italienne qui n’a jamais quitté son pays, ce goût au moyen duquel la moindre parure, employée avec grace, a cent fois plus de charme qu’un dispendieux costume…

Pour que rien ne manque au procédé louable de l’époux, la présentation faite il s’esquiva, faisant signe de l’antichambre à Mlle. Laura de le suivre. De l’aventure le beau Cazzoné demeura tête à tête avec Mde. de la Grapinière…

Elle s’est vantée le soir d’avoir mis en deux heures, à quia ce champion, dont on lui avait exagéré la vigueur ; il n’avait pu passer au délà du neuvième hommage. Cependant elle convenait qu’il n’est pas possible de faire mieux les choses, ni d’avoir plus d’adresse, de légèreté, une plus belle peau, une respiration plus pure… en un mot : on ne se repentait point d’avoir fait cette intéressante acquisition. Quant au chant, le beau jeune homme y était habile, à la vérité, mais la voix n’avait rien de merveilleux ; sans doute le régime auquel le mettaient les femmes qui ressemblent à Madame de la Grapinière, n’est pas ce qu’il y a de plus propre à conserver une belle voix.

Depuis que la Grapinière était en aussi grande faveur auprès de son épouse, il mourait d’envie qu’un échange de portrait entre eux se fit. L’occasion était belle : le projet étant de retenir chés eux pour tout le reste de la saison ces virtuoses ambulans, Laura n’aurait elle pas le tems de faire les deux bustes !

Mais, nous avons déjà dit ailleurs que Madame ne voulait nullement du portrait de Monsieur. Elle ne voulait pas plus se gêner pour qu’il l’eut en peinture. A travers la contestation que causait cette resistance, Laura, qui n’aimait à peindre que l’histoire, proposa de réunir les deux époux dans un seul sujet, à leur choix :

… Nous n’avons pas voulu dire plutôt, que, dans un moment de tête à tête, le beau Cazzoné, par ordre de Mde. de la Grapinière, avait eu pour le mari de très grandes complaisances : mais, il est impossible de garder plus long tems le tacet à ce sujet, puisque cette circonstance devient l’un des points les plus essentiels pour l’intelligence de notre 3e. planche. Bref : Monsieur désirait le portrait du beau chanteur ; Madame avait la même envie. L’academicienne brûlait de faire à loisir un morçeau d’étude en grand. Elle ôsa proposer de réunir, dans un seul tableau, deux bienfaiteurs adorés et l’objet commun de leur amour, comblé de bonheur en même tems qu’il leur exprime, par toute la force de ses moyens, l’étendue sans bornes de sa reconnaissance… ce projet est gouté ; le génie de l’artiste s’échauffe… c’est elle même qui pense et exécute la première pose.

„ Vous Madame, sur le dos… comme cela… bon : vous saisissés mon frere… de cette façon… à merveille… ici vous (à Mr. de la Grapinière.) vous ne pénétrerés d’abord que de cette longueur… afin que de ma place je puisse voir… les enclouures… mon frère ? vous êtes trop engagé… retirés en… encore un bon pouce… ce n’est que pour un moment. Madame… et vous, mon frère ? creusés moi les reins un peu plus… fort bien : attendés : les jambes de Madame ne peuvent demeurer ainsi vagantes… Vous, Mr. de la Grapinière, emparés vous en par dessous les jarrets… c’est cela : et portés les comme un brancard sur l’une et l’autre épaule… on ne peut mieux…

On supposera bien, sans que nous le disions, que pendant tout ce discours, Laura, le crayon à la main trace à grands traits la masse du grouppe, détermine les points principaux, compose en un mot son sujet en esquisse… ne prenés plus garde à moi, dit-elle enfin, quand son croquis est arrêté. Pour lors la mécanique devient très mouvante : Mde. de la Grapinière, comme la petite roue d’une voiture, fait ses trois tours, tandis que la grande roue, Mr. de la Grapinière, n’en fait qu’un…

Chaque jour même pose, même étude[6], jusqu’à ce qu’enfin il y ait un vrai chef d’œuvre de dû à l’art enchanteur de l’habile italienne…

Pourquoi, va-t-on me dire, ces ambulans, avec tant de moyens de s’enrichir, sont-ils arrivés misérables où le ménage libertin les a reunis ? — C’est que Cazzoné n’a aucune conduite, qu’il repand sur le fretin immonde des coquines, tout ce que les coquines du haut vol peuvent lui faire gagner, et que Mlle. Laura est joueuse passionnée et trop joueuse pour avoir ce qu’il faut de sens froid à corriger la fortune, talent si commun et pour lequel tout italien a de si grandes dispositions. C’est en un mot parceque le couple, verni quelque honnêteté est au fond de très mauvaise compagnie, et qu’avec ce defaut les plus grands talens ne conduisent jamais à la considération, non plus qu’à la richesse…

Cependant au bout de douze séances, et tout un mois s’étant passé à peindre l’intéressant sujet, la besogne est achevée. Laura et Cazzoné, complettement remis en garderobe, nipés et gratifiés de deux cent louis cachés dans une riche boite, prennent congé de leurs protecteurs et poursuivent leur route qui selon leur ancien projet les conduit en Angleterre.

L’aubaine de tout cet emploi du tems était l’une des plus considérables faveurs par lesquelles Mde. de la Grapinière se piquait d’avoir reconnu les bons procédés de son époux ; ce dernier ne cessait de vanter la félicité dont l’avait fait jouir cette occasion de peinture.

Eh bien, Monsieur, (lui répondit avec dignité son excellente femme) continués comme vous faites, et je vous promets de vous passer, de la même façon, tout ceux de mes serviteurs qui voudront bien se prêter à votre infamie ; mais, je vous avertis que chaque fois je prétendrai dix louis pour moi ? — J’en donnerai vingt, Madame,…… Oh ! le miraculeux mari !





  1. Vers du Méchant, comédie.
  2. En termes militaires on nomme file trois soldats qui se suivent serrés, et celui des trois qui est le dernier est de serre file.
  3. Trompette est le nom de l’une des femmes de Madame… Cette fille est ainsi nommée parceque fort indiscrette d’une part, elle a d’ailleurs le talent de faire accourir chés sa maîtresse une affluence de galans bien choisis.
  4. Pourvoyeuse pour les plus affamées libertines du haut vol.
  5. Fameux coiffeur de M. A… et de la main duquel il fallait être coiffée lorsqu’on se faisait présenter à la cour. Il excellait à chiffonner la gaze. On prétend qu’il allait plus loin quelquesfois.
  6. La planche représente le 5e jour.