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Normandie, Poitou et Canada français/01

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I

AVANT-PROPOS


Les textes contenus dans cette brochure sont ceux de deux travaux présentés devant les membres de la Société Historique de Montréal. Le premier est reproduit sans aucun changement. C’est un mémoire qui a pour titre : Normandie, Poitou et Canada français, ou de la contribution respective de ces deux provinces au peuplement de la Nouvelle-France et à la formation du peuple canadien-français. Ce travail a été lu le 25 mars 1942. Il a paru en entier en juin de la même année, dans les colonnes du journal Le Canada, accompagné d’une présentation signée par son rédacteur en chef, M. Edmond Turcotte.

Le deuxième texte est celui d’une conférence intitulée : Légendes du pays poitevin et légendes du pays de Québec, qui a été prononcée le 29 mars 1944. Ce texte a subi quelques retouches et corrections, à la suite de nouvelles lectures et de recherches faites ultérieurement.

Mémoire et conférence ont été commentés en termes très sympathiques par un critique littéraire du journal Le Devoir. Encouragé par l’accueil fait à mes modestes travaux par ces deux quotidiens de Montréal et cédant aux instances de gens, de la sincérité desquels je n’ai pas de raisons de douter, qui m’ont affirmé, après m’avoir entendu ou m’avoir lu, que ces travaux étaient de nature à intéresser beaucoup d’autres personnes, je me suis décidé à les faire éditer ensemble en une brochure mise à la disposition du personnage redoutable qu’on appelle le Grand Public.

J’ai cru utile d’y ajouter une légende, celle du Chef de Saint-Jean-Baptiste, parce qu’elle se rapporte au patron national des Canadiens français et que, comme telle, elle devrait être connue et appréciée par eux, qu’ils aient ou non dans les veines du sang d’ancêtres saintongeais.

J’ai cru utile aussi de fournir, en un appendice, des pièces justificatives. Cet appendice est composé d’une suite de citations et de titres d’ouvrages ou d’articles placés sans ordre défini. Les unes et les autres tendent à montrer comme quoi, d’après les écrits de nombreuses personnes offrant des garanties de compétence réelle, l’appellation de Poitou doit s’étendre bien au delà des limites fixées généralement à cette province et comme quoi les anciennes provinces de l’Angoumois, de l’Aunis, du Poitou et de la Saintonge, comprises dans l’unité régionale, le bloc appelé aujourd’hui le Centre-Ouest de la France, sont parties inséparables d’un même ensemble. Au cours des siècles, ces provinces n’ont pas cessé d’être étroitement unies, associées et entremêlées dans cet ensemble, au point de former quelque temps, à elles quatre, toute l’Aquitaine. À la lecture de leur histoire, on est tout naturellement porté, bien qu’une telle opinion puisse ne pas être absolument orthodoxe aux yeux d’historiens professionnels, à les ranger sous cette dénomination unique et à appliquer la qualification commune d’Aquitains à leurs habitants, réservant les noms de Guyenne et de Gascogne aux pays qui sont situés au sud et qui sont habités par des populations différentes.

Enfin j’ai cru utile d’ajouter une liste de références bibliographiques. Pourront en tirer profit ceux ou celles en qui la lecture de cette brochure provoquera des résonances ou fera vibrer des fibres secrètes, — telles des échos à de mystérieux appels des ancêtres, — ceux ou celles encore en qui elle éveillera la curiosité pieuse, le désir d’en savoir davantage.

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L’auteur de ces pages n’est ni un savant, ni un érudit, ni un historien professionnel. C’est un simple amateur, un simple profane qui soumet de bonne foi au public de bonne foi des idées suggérées par ses recherches et une thèse allant à l’encontre d’une croyance communément répandue et admise presque à l’égal d’un dogme, selon laquelle l’ascendance normande des Canadiens français est exclusive et quasi intégrale.

Au cours d’un séjour fait en 1919 dans une famille d’habitants des rives du Saguenay, non loin de Chicoutimi, je fus frappé de certaines ressemblances existant entre cette famille, censée être d’origine normande, et celle d’une quelconque famille de paysans de mon Poitou natal. Cette constatation me donna l’envie d’approfondir la question des origines du peuple canadien-français ; elle fut le point de départ de mes études et de mes recherches.

Dans sa Revue des Livres, un critique littéraire qui signe des initiales M. T., écrivait en janvier 1941, dans le périodique La France Libre, publié à Londres, à propos de Trente Arpents, de l’écrivain canadien Ringuet : « … Euchariste Moisan (le héros du roman)… se montre dur à la peine, économe, madré, un rien buveur, obstiné, chicanier ; il parle peu, surtout par gestes, et se gardant bien d’aller droit au fait. Bref, un vrai Normand. Ses lointains aïeux le furent-ils vraiment ? Ou bien n’est-ce pas plutôt que Maupassant nous a induits à considérer comme normands des traits qui sont ceux du paysan français, où qu’il se trouve, et même sevré de la France depuis deux siècles ? »

Ceux qui se refuseront à admettre que le terme Poitou doive s’étendre à l’Angoumois, à l’Aunis et à la Saintonge, et que, par conséquent, cet ensemble des quatre provinces-sœurs constitue une unité qui a fourni à la Nouvelle-France pendant la période fondamentale s’étendant de 1608 à 1700 beaucoup plus de colons que la Normandie, seront bien obligés cependant d’accepter les statistiques de l’abbé Lortie, dont les tableaux font jusqu’à présent autorité.[1] Or d’après ces tableaux, le Poitou proprement dit vient en troisième place, suivant de près l’Île-de-France ; puis viennent, en quatrième place l’Aunis ; en cinquième la Saintonge, et, en huitième l’Angoumois.

Il s’ensuit que, de toute façon, les Canadiens français ont, généralement parlant, une forte proportion de sang strictement poitevin dans les veines, sans compter le sang angoumoisin, aunisien et saintongeais.

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La plupart des gens renseignés reconnaissent que, avec les données actuelles du problème, il est extrêmement difficile, sinon impossible d’établir avec une absolue précision, pour chaque province de France, quel a été son apport numérique dans le peuplement, ou plus exactement dans la formation de la Nouvelle-France. Et le problème se trouve compliqué du fait que, parmi les premiers colons, il en est beaucoup qui n’ont pas fait souche, soit qu’ils soient retournés en France soit qu’ils soient demeurés célibataires.

Reste une solution ingénieuse mise de l’avant, je crois, par mon savant et très estimé collègue de la Société Historique de Montréal, le R. P. Archange Godbout, O. F. M. Il s’agirait de prendre, dans diverses régions de la province de Québec, un certain nombre de Canadiens français contemporains dont on pourrait retracer l’ascendance jusqu’à la souche pour les différentes branches de leurs arbres généalogiques, et de déterminer un pourcentage, quant aux proportions de sang normand, poitevin, picard, breton, etc… qu’ils ont dans les veines. La moyenne ainsi obtenue fournirait, semble-t-il, les données les plus approximatives et les plus fiables auxquelles on puisse prétendre.

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Si l’on peut considérer comme incontestable que des caractéristiques normandes soient apparentes et même dominantes dans le Canadien français d’aujourd’hui, est-il cependant concevable, si l’on tient compte de l’atavisme, — et ne doit-on pas en tenir compte ? — que seules les influences héréditaires de ses ancêtres normands, absorbant ou annihilant toutes les autres, lui aient été transmises de génération en génération ? est-il imaginable que ses réactions, son comportement, ses inclinations, sa tournure d’esprit, en un mot les divers éléments constitutifs des traits de sa physionomie morale ne reflètent en rien des origines poitevines, et que se soit montré réfractaire à toute transmission atavique le sang qu’ont apporté en si grande abondance sur les rives du Saint-Laurent les aïeux venus, au XVIIe siècle, des quatre provinces-sœurs du Centre-Ouest de la France ?

En ce qui concerne la question de la transmission des caractères ethniques par hérédité, on peut se demander si, d’une manière générale, on associe, autant qu’il conviendrait, la biologie à l’histoire et si les tenants de cette science récente, ou du moins en plein renouveau, qu’est la génétique ne devraient pas avoir davantage leur mot à dire dans l’étude de certains problèmes d’ordre historique.

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Quoi qu’il en soit, les Canadiens français se proclament, — et ils ont raison de le faire, — les Français d’Amérique. Il ne s’agit pas naturellement pour eux de demeurer des copies immuables de leurs ancêtres ni d’être identiques aux Français de la France d’aujourd’hui. Ce n’est ni possible ni souhaitable. L’illustre économiste français Lucien Romier, qui donna au Canada, en 1932, des cours et des conférences très suivis et très goûtés, a écrit à ce sujet des lignes fort justes et fort bien pensées, dans un article paru, en 1933, dans Le Temps, de Paris. À la question : La province de Québec est-elle la France ? il répond : « La France ? si l’on veut. Mais une autre France, un autre arbre sur les mêmes racines, respirant un autre air, subissant un autre climat, avec d’autres épreuves… ayant développé d’autres vertus pour d’autres circonstances. »

Si les Canadiens français, en s’enracinant de plus en plus en terre d’Amérique, en s’adaptant de plus en plus à ce continent où s’édifie chaque jour davantage leur seule et unique patrie, à laquelle ils se doivent avant tout, si ces Canadiens français sont destinés fatalement à se différencier encore plus des Français de France, pour y créer un type nouveau dans la famille des peuples humains, cela ne leur interdit aucunement, bien au contraire, de chercher à s’imprégner de culture française, et à maintenir très haut et à faire rayonner puissamment, de ce côté de l’Atlantique, le flambeau d’une civilisation qui est la continuatrice des civilisations grecque et romaine, et qui fait depuis des siècles la grandeur et la gloire de la France.

Aussi est-il parfaitement naturel et légitime que les Canadiens français cherchent à se renseigner le plus possible sur les gens et sur les choses de France, plus particulièrement sur les gens et sur les choses des provinces où se sont façonnées les âmes de leurs ancêtres. Afin de transmettre plus intégralement à leurs descendants le suc, la substantifique moelle, pour parler à la manière de Rabelais, de la civilisation française dont ils se réclament, il leur faut pouvoir répondre pleinement à la question : qu’est-ce qu’un Français ? ils ne peuvent se bien connaître, ils ne peuvent se bien comprendre eux-mêmes que s’ils y peuvent donner une réponse véritablement adéquate.

Mais, pour pénétrer plus profondément encore dans l’intimité de leur propre nature, il serait bon aussi qu’ils puissent répondre de façon appropriée à la question : qu’est-ce qu’un Normand ? qu’est-ce qu’un Percheron ? qu’est-ce qu’un Breton ? et ainsi de suite pour les provinces de France qui ont le plus contribué à la formation du peuple canadien-français. À ceux qui jugeront leurs connaissances insuffisantes pour répondre assez pleinement à la question : qu’est-ce qu’un poitevin ? la lecture de cette brochure fournira quelques éléments.

En passant je leur recommande de lire l’histoire du Poitou, je veux dire du Poitou proprement dit. Elle est captivante et même passionnante en beaucoup de ses pages. Les Poitevins sont profondément attachés à leur province. C’est leur petite patrie. Pendant des siècles, le Poitou qui, en bien des domaines, avait été en avance sur le royaume de France et tenait obstinément à son indépendance nationale, s’est montré ardemment anti-français, ainsi que l’expose Guérinière, dans son Histoire générale du Poitou. Aujourd’hui, bien qu’il éprouve une dilection particulière pour cette terre qui a façonné son âme, le Poitevin est Français avant d’être Poitevin. Le Poitou est tellement intégré, fondu dans la grande patrie française que la pensée impie d’une séparation, d’une autonomie quelconque hors du cadre de la France, désormais une et indivisible, n’effleure certainement pas l’esprit d’un seul Poitevin.

L’Amicale des Deux-Sèvres, organe mensuel des Originaires des Deux-Sèvres habitant Paris, publiait en 1937, dans un numéro spécial édité à l’occasion de l’Exposition Internationale de Paris, un article de M. Maurice Béguin, archiviste des Deux-Sèvres, dans lequel celui-ci déclare : « … la tradition d’un pays, c’est vraiment plus qu’une vieille chose débile et touchante : la tradition, c’est une réserve qu’on a ; c’est un repli où se retrouver ; c’est une ressource. La tradition, voyez-vous, fait parfois le même bien et redonne les mêmes forces qu’un bon tonique, ou qu’un bon bain. »

Ne peut-on prétendre que plus le Canadien français, se retrempant dans le passé, connaîtra à fond ce qu’est un Français, ce qu’est un Poitevin, ce qu’est un Normand, ce qu’est un Saintongeais, etc., mieux il se connaîtra lui-même, mieux il sera armé pour se défendre contre toute assimilation et assurer la survivance de ses caractères ethniques, et plus il sera à la fois attaché à sa province de Québec et bon canadien tout court ?

Racontant et commentant ses promenades à travers Paris et sa banlieue, lors d’un séjour prolongé qu’il avait fait en France plusieurs années auparavant, Mgr Olivier Maurault, recteur de l’Université de Montréal et président de la Société Historique de Montréal, disait, dans un article que publiait, en décembre 1940, le Quartier Latin, organe des étudiants de cette même université : « Ainsi nous devenions, de semaine en semaine, plus Français… sans cesser d’être Canadien… »

En donnant au mot histoire une acception très large, en y incluant le développement des arts, de la littérature et de la science, des coutumes, du folklore et de ce qu’on appelle la petite histoire, ne peut-on reprendre au figuré cette affirmation et déclarer qu’un Canadien français qui se promène à travers l’histoire de la France et celle de l’une ou l’autre de ses provinces et qui y prolonge le séjour de sa pensée, s’il devient, ce faisant, plus Français ne cesse pas pour cela d’être Canadien et même s’aide à le rester davantage ?

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Si l’accueil fait par le public à ce petit livre est favorable, et si Dieu me prête vie, le présent ouvrage n’est peut-être qu’un commencement. Le sang poitevin que j’ai dans les veines me fait désirer pouvoir publier des travaux nouveaux au fur et à mesure que m’en sera donnée la possibilité par des études nouvelles et de nouvelles recherches, dont l’aboutissement me mettrait en mesure de faire connaître davantage en terre canadienne le Poitou et les trois provinces-sœurs qui le complémentent et forment avec lui une unité.

Avoir des imitateurs est mon vœu le plus ardent. Je souhaite très vivement que d’autres chercheurs ou des historiens publient des travaux ou des ouvrages du même genre sur d’anciennes provinces insuffisamment connues de la vieille France qui sont également pour les Canadiens français des terres ancestrales ayant contribué d’une façon plus ou moins considérable au peuplement de la Nouvelle-France au cours de l’époque capitale de sa colonisation.

Il y a là, selon moi, un monument magnifique à élever, monument tout à la gloire de la France d’Europe comme de la France d’Amérique. Puissent mes modestes travaux en être les premières pierres.

René CAILLAUD


Montréal, 1944

P.-S. — Ce serait pour moi, me semble-t-il, manquer à un devoir que de ne pas mentionner ici le nom de Monsieur le professeur E. Denis de la Ronde, un poitevin des Deux-Sèvres, fixé depuis longtemps à Montréal. Si j’ai pu effectuer certaines recherches et mener à peu près à bonne fin certains travaux sur les provinces du Centre-Ouest de la France, je le dois dans une large mesure à M. Denis de la Ronde qui, avec la plus grande complaisance, a mis à ma disposition les richesses de sa bibliothèque.

R. C.

  1. Voir à la fin du volume.