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Notes d’un musicien en voyage/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 137-147).
LA PRESSE AMÉRICAINE

Les journaux ont en Amérique une importance bien plus grande qu’en Europe. Il ne faut pas en conclure que la presse soit plus libre dans le nouveau monde que dans l’ancien. Chez nous, c’est le gouvernement qui surveille et qui contrôle les journaux ; là-bas, ce sont les sectes religieuses et les coteries politiques qui exercent leur tyrannie sur les rédacteurs. Ceux-ci — il faut le dire — subissent assez facilement cette servitude et savent même en tirer parti.

Connaissant l’installation des principaux journaux français, j’ai tenu à visiter les bureaux des principaux journaux de New-York. Les journalistes américains sont mieux partagés que les nôtres sous le rapport de l’emplacement. Imaginez des locaux immenses, des constructions grandioses, et, dans ces palais de la presse américaine, un va-et-vient continuel, une agitation de ruche laborieuse.

A New-York, comme à Paris, les journaux ont choisi pour locaux des maisons situées dans la partie la plus vivante de la ville. Pour être bien et vivement renseignée, il faut qu’une feuille soit à proximité du centre des affaires, dans un quartier populeux. C’est donc dans Broadway que la grande presse américaine a élu domicile.

Les bureaux sont faciles à découvrir. Si c’est pendant le jour, que vous cherchez un journal, levez la tête, voyez quelle est la maison la plus élevée, et entrez-y hardiment. C’est là. Pour ne citer qu’un exemple, la maison du New-York Tribune a neuf étages.

S’il fait nuit, ouvrez les yeux. L’édifice le plus éclairé, celui qui répand sa lumière sur tout le quartier, est précisément celui que vous cherchez. Derrière les vitrages étincelants que vous voyez d’en bas, des journalistes sont à l’œuvre. On dit quelquefois en France, au figuré, qu’un journal est un phare. En Amérique, phare est le mot propre.

Quant à l’aménagement intérieur des bureaux, il ne laisse rien à désirer sous le rapport du confortable. Le télégraphe, au moyen d’un de ces appareils dont j’ai déjà parlé, se trouve installé dans la maison même, animant tout de son perpétuel trémolo. Les ateliers de composition, la clicherie et l’imprimerie sont merveilleusement outillés.

Voici maintenant quelques détails sur les principaux journaux de New-York.

Commençons par le New-York Herald. Ce journal a été fondé, il y a une trentaine d’années, par M. James Gordon Bennett.

Son tirage approximatif est en ce moment de 70,000 exemplaires. Chacun de ses numéros se compose, suivant les circonstances, de huit, seize ou même vingt-quatre pages. Son format est environ d’un quart plus grand que celui des journaux parisiens. Comme on fait beaucoup usage en Amérique des petits caractères, on voit ce qu’il peut tenir de nouvelles, d’articles et de réclames dans un fort numéro du New-York Herald. Pour ne parler que des annonces, on compte en moyenne dans ce journal vingt-huit colonnes consacrées chaque jour à la publicité, et cela pendant la morte saison. Quand les affaires vont bien, le chiffre des colonnes d’annonces s’élève à soixante. Le prix pour une insertion varie entre vingt-cinq sous et un dollar par ligne.

La publicité, les informations et le tirage du New-York Herald en font le premier journal des États-Unis. On n’a pas idée du nombreux personnel que nécessite l’administration et l’exploitation d’une feuille de cette importance. Soixante-dix compositeurs, vingt hommes pour les presses, vingt commis de bureaux, une légion de gamins. Voilà pour les travaux manuels, sans compter le régiment des porteurs et des vendeurs.

Le New-York Herald a naturellement une rédaction nombreuse disséminée sur toutes les parties du globe. Parmi ses plus anciens collaborateurs, je citerai M. Connery, critique musical d’un grand talent.

Le personnage le plus intéressant du journal est, sans contredit, M. Bennett fils, qui est à la fois directeur et propriétaire. Je lui ai consacré quelques lignes dans mes portraits.

Après le New-York Herald vient le New-York Times. Il tire à 40,000 exemplaires. Ses opinions et sa forme littéraire lui ont donné la plus grande autorité sur le public. Il fut fondé par MM. Raymond, Jones et Wesley.

M. Raymond, homme d’État très-distingué, conserva la rédaction en chef jusqu’à sa mort. M. Jennings du Times de Londres lui succéda. Actuellement, le propriétaire principal est M. Jones, qui jouit d’une haute influence. Il maintient fermement les bonnes traditions de la maison et veille à ce que son journal brille entre toutes les feuilles américaines par la pureté et l’élégance du style.

Pour rester fidèle à son passé, il ne pouvait choisir pour rédacteur en chef un écrivain plus distingué que M. Foord, ni un critique musical et dramatique plus compétent que M. Schwab.

Le New-York Times se sert des presses Walker, qui ne réclament chacune que deux hommes de service et qui tirent de 15 à 17,000 exemplaires à l’heure. Le New-York Tribune. Fondé par Horace Greeley, philanthrope et journaliste éminent, un des ennemis les plus déclarés de l’esclavage. Candidat à la présidence en 1872, M. Greeley échoua malheureusement. Il mourut d’ennui et de chagrin à la suite de cet échec.

La Tribune est réellement une tribune ouverte aux apôtres des théories nouvelles. On y soutient en ce moment une très-vive campagne en faveur des droits de la femme. Toujours très-bien rédigé, ce journal a perdu un peu de son influence depuis qu’il est devenu la propriété de M. Jag. Gould, ancien associé du colonel Fisk. Son critique musical est M. Hassard, wagneriste enragé. Son critique dramatique, M. Winter, littérateur excellent et des plus sympathiques.

Le World, organe démocratique ; tirage : de 12 à 15,000. Rédacteur en chef M. W. Hurlbut. M. Hurlbut a beaucoup voyagé, beaucoup vu et beaucoup retenu. Homme du monde accompli, écrivain de mérite, ne faisant rien qui puisse passer inaperçu, M. Hurlbut n’a qu’un défaut aux yeux de ses confrères, c’est d’être un peu changeant en matière de politique. Est-ce bien un défaut par le temps qui court ?

Le critique musical du World est M. Whecle, feuilletoniste d’esprit.

Le Sun. — Rédacteur et propriétaire principal M… journaliste de premier ordre, parlant toutes les langues, excellant à condenser des petites nouvelles, des petits scandales à la main. Son journal se vend deux sous au lieu de quatre.

Tirage moyen : 120,000.

Continuant la revue de la presse, j’arrive aux journaux du soir :

L’Evening Post. Rédigé par M. William Cullen Bryant, grand poète américain. Opinion républicaine. Clientèle considérable. L’Advertiser Evening Telegram. Celui-là se distingue des autres en ce qu’il paraît à jet continu. Il est toujours en composition, toujours sous presse, toujours en vente. Aussitôt qu’une nouvelle arrive, on tire bien vite une édition. Or, comme il arrive des nouvelles toute la journée…

C’est le New-York Herald qui publie cette feuille volante.

Parmi les journaux étrangers publiés à New-York, il faut mentionner le Courrier des États-Unis. Quarante ans d’existence. Il doit sa prospérité première à M. Frédéric Gaillardet, qui le vendit à M. Charles Lasalle. M. Lasalle en est encore le propriétaire ; il s’est associé son gendre, M. Léon Meunier, rédacteur en chef actuel. Le Courrier des États-Unis est rédigé avec soin. C’est un journal estimé. Critique, M. Charles Villa.

Le Messager franco-américain, journal quotidien, existant depuis une dizaine d’années, ultra-républicain. Propriétaire M. de Mavil, rédacteur en chef, M. Louis Cortambert.

Le Staats-Zeitung, rédigé en allemand. Directeur : M. Oswald Ollendorf, homme politique et littérateur autrichien, résidant depuis vingt-cinq ans en Amérique. Ce journal très-complet et très-bien écrit a une grande influence sur la politique locale. Il occupe, en face du Times, une superbe maison que M. Ollendorf a fait construire. Tirage approximatif : 25 à 30,000.

Le Staats-Zeitung fut fondé il y a quelque trente ans par madame Uhl, une femme d’une rare énergie. Les débuts furent un peu rudes. Comme Bennett père, dans les commencements du journal, ce fut souvent la directrice elle-même qui le servit à ses abonnés.

En dehors de ces journaux, il faut citer la Presse associée qui répond à notre Agence-Havas, et les associations de reporters.

Ces derniers méritent bien une mention spéciale. Ces messieurs, au nombre de quarante environ pour chaque journal, s’associent pour envoyer les comptes-rendus d’accidents, de crimes, etc. Ils attendent au quartier général de la police relié à toutes les stations par le télégraphe qu’on les prévienne d’un événement pour se transporter sur les lieux sans délai. Deux ou trois d’entre eux se chargent des tribunaux civils. Une quinzaine se réunissent matin et soir au bureau du journal et sont expédiés dans des différents quartiers de la ville par le secrétaire de la rédaction. Ils savent tous la photographie et sont experts en télégraphie.

A l’aide d’un appareil télégraphique ils peuvent rendre compte d’un événement qui s’est passé à mille lieues de distance, de telle façon qu’arrivé la veille, le journal ait cinq ou six colonnes en petits caractères, le lendemain matin, sur le speech, le crime ou l’accident auxquels ils ont assisté.