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Notes et impressions d’une parisienne/03

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Une Visite à Madame Michelet


12 avril 1898.


Enveloppantes, douces, pétries de caresses, le cœur débordant de bonté, l’âme remplie de trésors d’indulgence, de dévoûment et d’abnégation, voilà comment j’aime à me représenter les compagnes fidèles de nos grands hommes disparus.

Partager la vie de ces demi-dieux aux puissants cerveaux, les soutenir dans les luttes âpres, panser, d’une main maternelle et légère, les blessures saignantes, les meurtrissures douloureuses, qui accrochent au passage le pèlerin gravissant la montée rude de l’existence, certes, la tâche est difficile, et l’admiration va vers celles qui ont noblement supporté le poids de cette délicate mission.

La femme, cet être faible et charmant, ce bibelot d’étagère, cette figurine de Saxe, jolie et futile, peut, selon son gré, inspirer à l’homme des envolées de génie, des bassesses ou des lâchetés. Elle est sa bonne ou sa mauvaise étoile.

Et que l’on ne vienne pas invoquer la force du mâle, sa volonté, sa robustesse ; en dépit de lui, à son insu même, il subit le magnétisme féminin de celle qui partage sa vie. Il peut se cabrer sous la révolte de son moi ; peu à peu, sa pensée s’exalte ou faiblit, il croît ou décroît, incline à droite ou oscille à gauche suivant la direction douce, mais ferme, tenace et têtue de la femme.

Le poète puise dans l’amour violent, fort, passionné, ses beaux vers martelés, tout flamboyants ; il trouve les notes tristes, maladives, névrosées, dans l’acuité de la souffrance de l’amour malheureux.

Le peintre poursuit sa chimère, la tête dans le ciel, s’il marche à la conquête de son idéal, la main dans la main de sa compagne sans crainte pour les rudesses de la route, bravant sans affres les nécessités de la vie. Mais, si sollicité il s’attarde à des compromissions mesquines, s’il prête l’oreille aux discours perfides, s’il ouït avec complaisance les récriminations sur les besoins matériels, c’en est fini de son art ; cassées les ailes. Il était taillé pour le vol haut, il retombe à terre où il se traînera blessé pour toujours.

Mme Michelet, la femme de l’historien éminent, a été de ces vaillantes au cœur fier qui soutiennent dans les heures de lutte, de tout leur amour dévoué, leurs grands hommes de maris.

Avant la fête de glorification qui se prépare j’ai voulu voir Mme Michelet pour étudier sur son front le reflet de bonheur que doit y mettre l’approche du centenaire de l’auteur de la Révolution française. Je la trouve dans ce même appartement de la rue d’Assas où Michelet s’est éteint. Rien n’a été changé, chaque chose est demeurée ; les bibelots, les peintures, les meubles occupent la même place, entretenus pieusement.

De taille moyenne, une belle physionomie grave qu’éclaire un sourire délicieux, des yeux vifs, brillants, dont l’éclat est voilé par instant d’un imperceptible mouvement de paupières, des cheveux courts, bouclés, d’un blanc de neige nimbant le front, telle m’apparaît Mme Michelet. Accueillante, elle veut bien me parler un peu de sa vie intime, de son mariage là-bas, à Montauban, sur ce plateau de Quercy qu’elle revendique fièrement comme son pays natal. Un léger accent de terroir lui demeure encore, et certaines intonations rappellent le Midi, après quarante années pourtant passées à Paris.

Avec une modestie presque outrée, Mme Michelet se fait petite, s’oublie, ne voulant voir en elle qu’un mérite, celui d’avoir été la femme de son mari.

— J’étais tout pour lui. Oh ! nous nous sommes bien aimés, mais il y avait dans mon amour beaucoup de maternité. L’homme a besoin de retrouver dans l’épouse un peu la mère qui a ouaté de tendresses douces son enfance, endormi ses douleurs sous ses baisers, séché ses pleurs sous ses caresses. Que de fois je me suis surprise appelant Michelet « mon fils, mon enfant » ! Les étrangers étaient étonnés, et des yeux cherchaient le fils, l’enfant à qui je m’adressais.

Avec un sourire, elle aime à se rappeler la boutade que lança Mickiewicz, un des témoins de son union, en apprenant le mariage de Michelet :

— C’est la fin de l’élévation !

Et à travers les souvenirs qu’évoque un à un Mme Michelet j’entrevois les peines, les désespérances, les angoisses qu’en femme aimante elle a dû adoucir.

C’est au coup d’État la perte de la place de son mari, qui se retrouve dans une situation précaire. Que faire ? Travailler, bâcler à la hâte des articles de journaux pour vivre ? Non. L’œuvre de l’Histoire de la Révolution est commencée, Mme Michelet répond à son mari, qui s’apeure pour elle, ce mot sublime dans sa simplicité : « Moi je ne compte pas. » Et ils se retirent à la campagne, modestement.

— Les livres tels que mon mari les a écrits, ajoute cette femme de mérite, sont des monuments de l’histoire, des édifices bâtis patiemment avec du mortier solide, mais ces œuvres-là n’enrichissent pas leur architecte.

Mme Michelet, aux gros sous, à la fortune, préféra la gloire pour celui qu’elle aimait ; elle a compris et supporté, vaillante, le lourd poids de son grand nom, aidant Michelet de sa tendresse et de sa plume.

Depuis la mort de l’historien, opiniâtre, bûcheuse, elle s’attela à la rude tâche des œuvres posthumes de son mari. Elle compulsa les notes jetées au hasard, réunissant les pensées éparses, elle les coordonna et y mit, comme elle le dit elle-même, « un peu de sa vie ». Elle sauva ainsi des milliers de pages qui parurent en volumes.

Après le centenaire un dernier livre verra le jour, le livre intime, tout plein d’amour, où l’âme de l’écrivain se dévoilera dans ses sentiments les plus tendres et les plus exquis.

Rappelons cette particularité : Mme Michelet était la fille de Milioret, le secrétaire de Toussaint-Louverture ; institutrice, elle complétait l’éducation d’une fille riche de Pologne quand elle écrivit à Michelet pour la première fois. Une correspondance s’établit et l’amour naquit des sentiments réciproques ainsi exprimés. Quand le mariage fut résolu, les deux futurs ne s’étaient encore jamais vus. Ils eurent pour témoins le poète polonais Mickiewicz, professeur au collège de France, et le chansonnier Béranger.

Ce sont les lettres d’avant le mariage qui seront sous peu publiées.

— J’ai attendu jusqu’ici, me confie Mme Michelet, car j’ai horreur qu’on s’occupe de moi ; après la fête je partirai, quittant pour toujours cet appartement, je m’isolerai à cette même campagne où tous les deux nous avons si souvent cherché refuge, et là personne ne me viendra trouver.

Nous sommes debout toutes les deux devant une des fenêtres de l’ancien cabinet de travail de Michelet. Le Luxembourg nous apparaît estompé d’un « frottis » vert. Mme Michelet, les yeux un peu perdus sur le jardin où les bustes de marbre de tant de célébrités, dont quelques-unes de modeste envergure, trouent de leur blancheur les ramures, s’anime tout à coup :

— Non, non, pour moi, ce que je réclame, c’est l’oubli, mais pour lui, le penseur, l’éducateur, la France ne lui sera jamais trop reconnaissante. Les années s’écouleront, les œuvres de Michelet, où l’on sent passer tout vibrant le souffle de la grande Révolution française, demeureront, pour instruire les générations nouvelles. Aussi je comprendrais le monument qu’on doit lui élever, comme le groupement de toutes ses œuvres personnifiées, et lui, au faîte, placé bien haut…

Voilà, tout entière dans ces derniers mots, Mme Michelet, qui incarne le dévoûment de la femme à la mémoire de celui qu’elle a aimé, admiré, soutenu, et dont elle fait encore revivre l’esprit et la pensée, échos d’une grande voix qui résonne à travers les fracas du siècle.