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Notes et impressions d’une parisienne/18

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Un Concert à la Salpêtrière


10 juin 1899.


Journée de joie, journée de bonheur dont le rayonnement apaisant troue la nuit sombre d’un éclair lumineux, tel est, pour les malheureuses folles, le concert annuel dont on égaie leur lamentable misère.

Cette fête est l’événement dont on s’entretient pendant des mois dans les différents quartiers, cycles de détresses de la Salpêtrière. L’heure bénie, la minute attendue envolée, ces pauvres cerveaux vibrent encore longtemps du plaisir pris et ils conservent la souvenance d’une vision très douce, sorte de luciole qui scintille dans la brume de leur intelligence.

Elles étaient bien quatre ou cinq cents, assises sur les gradins en amphithéâtre de la salle de cours, où les jeunes médecins viennent étudier les phénomènes nerveux et terribles qui ont détraqué ces cervelles et amené la folie.

Quel pénible coup d’œil !

Quelques-unes sont encore des enfants, jolies, ma foi, et dont les fronts ombragés de beaux cheveux semblent intelligents. Ce sont les filles de parents déments ou alcooliques, que l’hérédité marque de sa griffe, et qui sont torturées par des crises d’hystérie ou d’épilepsie.

Puis, entre les infirmières, avenantes sous leurs bonnets blanc, avec leurs fichus de mousseline croisés chastement sur la gorge, on aperçoit les agitées, qui roulent des yeux inquiets.

Plus loin sont les idiotes, abêties par le crétinisme, et les malades, les neurasthéniques dont les nerfs tenaillés vibrent trop fort.

Je les regarde longuement, les pauvres : les unes, peignées avec soin, prennent des attitudes coquettes ; d’un revers de main elles font bouffer le nœud de leur cravate, pincent la bouche et agitent avec des gestes prétentieux de larges éventails de papier ; d’autres, cheveux rasés, apparaissent hideuses ; certaines sont presque chauves et leurs fronts bombés luisent comme des boules polies.

J’en aperçois même une dont la tête est enveloppée d’une sorte de béguin bleu, et qui roule, sous ses orbites profondes, des prunelles révulsées.

Celle-là, rien n’a pu l’égayer. Pendant tout le concert, elle a enfoui sa figure dans ses mains, de longues mains fines, qui tressaillaient, agitées de tremblement douloureux.

Les têtes blondes et brunes voisinent avec les bandeaux gris, et de vieilles mèches blanches s’échappent de bonnets noirs comme en portent les aïeules.

La fête commence, les premiers accords du piano vibrent.

Aussitôt des cris de joie fusent. Les bouches se fendent, les yeux brillent, les bravos éclatent, un spasme de joie tord toutes ces pauvres créatures.

Les chansons gaies leur plaisent particulièrement ; le Tambour-major, que Melchisédech entonne de sa belle voix grave, tout en faisant tournoyer la longue canne de l’emploi, à pommeau doré, obtient un succès énorme. On trépigne sur les gradins.

Des bis ! bis ! stridents coupent l’air, des lèvres se contractent, en des rictus effrayants qui veulent être des sourires.

M. Depas, de l’Odéon, récite plusieurs monologues bien choisis et dont la drôlerie est comprise par beaucoup.

Mme Truffier, de l’Opéra-Comique, Mme Chaminade, Paul Séguy, de l’Opéra, chantent des morceaux d’un ton doux où l’amour est célébré, mais ce sont surtout les couplets comiques comme Les Femmes sont trompeuses qui excitent l’enthousiasme.

Les têtes dodelinent, battent la mesure, les cous s’allongent, et les prunelles s’irradient.

Mais voici Polin en troubade, dans ses chansons de caserne. C’est du délire. Les pauvres créatures n’applaudissent plus, elles frappent des pieds, les unes joignent les mains, les autres bavent de contentement ; par instant, elles se lèvent toutes pour mieux voir.

Et ce sont des rappels à la fin de chaque refrain :

— Encore ! Encore !

Polin doit revenir quatre fois, avec beaucoup de bonne volonté du reste, recommencer monologues et chansons.

Mme Mily Meyer et M. Pougaud roucoulent le Bois joli, où la créatrice des « chansons de grisettes » a le don, avec son timbre souple et frais, de charmer les folles, qui semblent agrandir leurs yeux pour mieux voir la comédienne, dont la robe de mousseline, la perruque à papillotes et le petit bonnet de grisette leur plaisent évidemment beaucoup.

— Que voulez-vous, me disait Mme Mily Meyer, je me suis costumée, quoique cela me dérangeât un peu, mais je savais les rendre contentes.

Mme Graindor, dont la voix prenante détaille si chaudement les chansons de Richepin, est rappelée plusieurs fois.

Un peu de fièvre monte. Les « bravos ! bravos ! » plus nourris, plus sonores, éclatent. Les bras ne tiennent plus en place. Le programme, qui était très réussi et fort copieux, prend heureusement fin ; après des chœurs, des duos, une représentation de marionnettes, que sais-je encore !

Il est temps. L’angoisse commence à étreindre ceux qui comme moi sont venus là en curieux, on éprouve un besoin grand de fuir, de quitter cette maison où souffle un vent de folie, et de s’en aller bien vite vers les rues bourdonnantes. Mais voilà que les camelots hurlent les journaux du soir. En les voyant s’agiter, clamer : « La crise ! la crise ! les révélations dernières ! » on se sent repris de malaise, et l’on se demande si ce n’est pas la hantise de ces visages lamentables qui vous poursuit, comme un cauchemar.