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Notes et impressions d’une parisienne/34

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Une Heure de Spiritisme


2 août 1901.


Est-il une question plus troublante que celle du spiritisme, cette religion de ceux qui n’en n’ont plus, du spiritisme consolant qui proclame après la mort l’existence du « moi » dégagé de son enveloppe matérielle, planant dans l’au-delà et se manifestant aux « terriens » par des matérialisations et des signes sensibles ?

Le surnaturel de cette science déconcerte les esprits pondérés qui soulignent d’un sourire les prétendus phénomènes psychiques qu’obtiennent les initiés. Quoiqu’on en veuille, on se sent tout de même attiré, ne serait-ce que par combativité, à soulever le voile qui dissimule ce merveilleux aux yeux des profanes.

Comme le Thomas de l’Écriture, on demande à voir, à toucher du doigt les preuves que les spirites cataloguent soigneusement dans leurs livres et leurs revues.

Parmi ces livres, un m’a particulièrement troublée par les faits clairs, précis, qu’il consigne, c’est la Survie, de Mme Noggerath, une femme distinguée, dont l’érudition, la moralité, l’esprit droit, le jugement serein sont autant de garanties.

Ébranlée par cette lecture, mais non convertie pourtant aux croyances de l’au-delà, je voulus sans parti pris étudier loyalement et de près ces impressionnantes questions de psychie. Ma première visite fut pour l’auteur de la Survie, cette Mme Noggerath qui est la plus délicieuse vieille femme qu’on puisse rêver, avec sa silhouette menue, son fin visage encadré de bandeaux blancs, sa grâce un peu surannée, tout son ensemble délicat qui évoque la vision de ces frais pastels de marquises à paniers.

Mme Noggerath, qui connaissait mon désir de voir et ma conscience loyale dégagée des vieux préjugés, m’avait adressé ce petit billet : « J’ai ce soir un médium écrivain, venez à neuf heures. »

À l’heure fixée je pénétrais dans le petit appartement de la rue Milton que connaissent bien les fervents du spiritisme ; il y avait déjà l’astronome Flammarion, Mme Flammarion, le poète Chaignaux, le peintre Brown, Hugo d’Alési, le Dr Chalgrain et quelques autres encore dont les noms me sont moins familiers.

On nous présente le médium. C’est une jeune fille d’une vingtaine d’années, aux yeux très noirs, d’une fixité un peu étrange et dont la conversation ne dénote pas une bien grande culture intellectuelle. Je l’interroge.

— Que ressentez-vous lorsque vous écrivez sous la dictée des esprits, pour employer une figure qui résume bien ma pensée ?

— Tout d’abord comme un petit choc, là dans la tête, on dirait que tout à coup ma cervelle trépide et frémit, puis une surabondance d’idées, de mots se pressent, affluent à mon esprit, je suis comme submergée, je ne pense plus comme à mon ordinaire, il me semble que je suis dédoublée et qu’une autre volonté entrée en moi s’installe et prend possession de tout mon être. Alors j’écris… j’écris sous une impulsion ardente que je ne puis arrêter. Il m’arrive parfois de me relire avec peine, tant les sujets que je viens de traiter me sont inconnus.

— Et les esprits répondent à toutes les questions qu’on vous adresse ?

— La plupart du temps, cependant j’ai eu des séances sans manifestations, et c’est en vain que j’attendais l’inspiration. Je ne suis pas une savante, j’écris à peu près correctement le français, mais je ne travaille par moi-même qu’avec beaucoup de difficultés. Ma copie est criblée de ratures et de corrections. Quant au contraire je subis l’influence de l’au-delà, j’écris vite, sans rature, sans hésitation et, détail particulier, sans fautes d’orthographe. De plus ce n’est jamais dans la même forme, elle varie suivant ceux qui m’inspirent…

Enfin la séance s’ouvre.

Le médium s’installe au milieu du salon, loin du feu et de la lumière, devant une petite table sans tapis chargée d’une main de papier et d’un encrier.

Les assistants qui le désirent posent une question au médium. M. Flammarion demande une communication astronomique et obtient une assez bonne réponse.

À mon tour j’interroge la jeune fille, et naturellement, songeant à la Fronde, je lui demande :

« Que pensez-vous d’un journal rédigé par des femmes ? »

Le médium s’empare du cahier de papier que je lui tends, et sa plume de courir instantanément, sans arrêt. Elle couvre ainsi d’une écriture nette, régulière, sans aucune rature, six grandes pages.

Résumer ces feuillets ne donnerait pas une impression complète de la réponse ; je préfère la livrer en entier à votre curiosité.

« L’esprit féminin ne voit pas les choses sous le même angle que l’esprit masculin, la femme possède des sensations plus étendues et plus subtiles que l’homme, elle rachète par l’intuition les facultés d’énergie et de force qui sont l’apanage de l’intelligence masculine.

« Un journal rédigé exclusivement par des femmes doit apporter une note originale et particulière, surtout si les femmes qui doivent y écrire se laissent aller tout uniment aux impulsions de leur nature, sans chercher à empiéter sur la tournure d’esprit de leurs confrères de la plume.

« Un journal féminin doit nécessairement trouver des résultats très curieux non seulement au point de vue psychologique, mais au point de vue social. La femme, intéressée autrement que l’homme dans le jeu de l’organisation de la société, juge aussi autrement l’ordre établi, et, en raison de ses admirables facultés d’éducation et d’organisation, elle est à même d’apporter au sociologue, au législateur, un concours précieux des vues nouvelles, des conceptions justes, une autre manière de voir et de sentir.

« L’esprit féminin, qui commence à sortir de ses langes, ne peut encore donner tout ce qui est en lui ; il faut que les femmes fassent l’apprentissage de leur nouveau métier, qu’elles apprennent à mieux exprimer ce qu’elles ressentent encore confusément et à dégager plus nettement la conception de leur rôle logique dans l’organisme social.

« La femme journaliste choque encore un peu l’opinion du public français.

« Il est cependant naturel que la femme exprime ses sentiments, ses idées, ses aperçus sur la vie.

« La femme, par son rôle social, par les intérêts qu’elle engage dans la vie humanitaire, par l’enjeu qu’elle y met : l’enfant, par sa faiblesse qui lui fait supporter plus durement qu’à l’homme les erreurs et l’injustice des lois, doit pouvoir porter au grand jour ses revendications légitimes. Seulement, pour que la femme remplisse dignement son rôle de journaliste, il faut qu’elle l’élève à la hauteur d’un sacerdoce, qu’elle ne prenne la plume que pour proclamer la justice, pour faire appel à la pitié, à la solidarité, au règne du bien et de la vérité.

« Il faut qu’un journal vraiment féminin s’élève au-dessus des petites polémiques des personnalités inutiles, des questions secondaires, pour être l’expression véritable de ce que la femme a de plus grand et de plus élevé.

« La femme doit être l’inspiratrice et l’initiatrice, elle doit, si elle veut créer une œuvre vraiment féminine, faire de son journal l’organe de l’humanité souffrante, la voix qui implore la pitié pour celui qui souffre, la voix qui réclame la destruction de la force brutale par l’amour, la grande et douce voix de la justice et de la bonté qui vient faire entendre dans le monde les paroles qui pardonnent, qui consolent et qui relèvent et qui apportent au milieu des luttes et des tristesses de la terre un peu de cette sérénité et de cet espoir qui guident l’humanité vers un avenir meilleur, vers la consolante vision d’une société plus heureuse et plus parfaite. »

Je n’oserais point dire que j’étais convertie par cette consultation de l’au-delà, mais j’étais étonnée et un peu troublée, oh ! combien ! tout de même.

Il se dégageait de ces pages des sentiments très nobles exprimés d’un façon charmante. Or le médium n’était qu’une très simple fille sans grande instruction, et cette réponse avait été écrite sans ratures, en quelques minutes, au courant de la plume, un courant presque vertigineux.

— Eh bien, me dit l’excellente Mme Noggerath, êtes-vous convaincue des forces psychiques répandues autour de nous ?

Je restai pensive, n’osant discuter, avouer la lutte raisonneuse que je soutenais avec moi-même. Inquiète de ce que je venais de voir, je ne pouvais m’empêcher de réfléchir à ce problème troublant de la survie, j’enviais presque la foi vivace des spectateurs qui m’entouraient, tout en songeant à l’effort tenté par tant de gens, briseurs d’idoles et de préjugés, pour s’accrocher dans l’effondrement de toutes les croyances à un suprême et ultime espoir.