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Notices sur l’hôtel de Cluny et le palais des Thermes/Notes

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NOTES.


VIEUX MOBILIERS.


(A), page 7.

La révolution qui s’est opérée, depuis quelques années seulement, dans notre manière d’apprécier le mobilier de la vieille France, sera-t-elle durable comme les objets qu’elle concerne ? ou n’est-ce qu’une de ces mille fantaisies qui, se succédant pour satisfaire la mobilité de nos goûts, devait nécessairement se reproduire dans un temps donné ?

Est-ce une conversion au sentiment de nos ancêtres, un retour au goût pur, aux idées d’art long-temps dominantes, une amende honorable pour celles que l’ennui du trop long règne du beau, le besoin de la variété et de l’originalité, leur ont fait substituer ; enfin, un entraînement vers une nouvelle renaissance à caractère particulier ? ou n’est-ce qu’une vogue éphémère et transitoire, produite par la direction donnée simultanément aux caprices du jour par les productions chronico-romantiques de la littérature et de la peinture, comme par l’aspect nouveau, ce qui suffit souvent pour déterminer l’engouement en France, des collections de ces vieux mobiliers remis à neuf par la bizarrerie d’idées de quelques fanatiques de vieilleries.

Tranchera la question qui l’osera ; nous nous bornerons à signaler, pendant la crise, les paroxysmes de cette fièvre encore épidémique, avec l’expérience d’un docteur ou plutôt d’un malade soumis à son influence, et puisant dans ses propres souvenirs l’analyse des symptômes et même des accès propres à ces maniaques, quorum pars magna fuit[1].

On se demande souvent où se cachaient, il n’y a pas long-temps encore, toutes ces richesses du moyen âge, que nous voyons étalées aujourd’hui dans notre Musée, dans de nombreuses collections particulières de la capitale et de la province, et chez d’innombrables brocanteurs des quais, boulevards, etc.[2].

Ces immenses réceptacles sculptés, en ébène, noyer, ou chêne, si bien nommés cabinets, comme pouvant résumer sous clef, dans un espace circonscrit, tout ce que contiendrait une pièce de nos appartements actuels ; ces vastes couches à baldaquins de même proportion, supportés par cariatides, balustres ou colonnes torses, et garnies d’épaisses et éclatantes étoffes, où le diaprage de l’or, de l’argent et de la soie, contraste élégamment, à notre avis, avec le ton cru des sculptures.

Ces dressoirs, jadis échelonnés selon les rangs des bannerets, barons ou comtes, libres aujourd’hui d’en élever indéfiniment les gradins ; vaisseliers si riches de travail, et d’ailleurs si richement ornés, lorsque l’émail des nobles compositions des grands maîtres d’Italie, souvent exécutées par eux-mêmes, marié à celui des reptiles mouvants de la fabrique des Tuileries, y brillait près des élégantes buires d’ivoire et des aiguières plus élégantes encore, dues au marteau des Cellini et des Briot ; et lorsque le drageoir obligé, en temps de gésine surtout, y offrait à tous venants de douces compensations aux ennuis de leurs visites. Voir les honneurs de la cour d’Aléonore de Poictiers.

Ces lourdes chaieres féodales, ces sièges à dosserets ou contournés, et jusqu’à ces huches[3] ou bahus affectés au placement des trousseaux, et dont l’élégance et les frais de sculpture se graduaient selon l’aisance de l’épousée, etc., etc.

Et aussi ces innombrables pièces d’armes, parure guerrière de nos vaillants aïeux, témoins muets de leurs prouesses, et gardiens de leurs jours, jusqu’au moment où la funeste mixtion, fruit du hasard et de l’oisiveté d’un obscur cénobite, anéantit la vertu de ces remparts contre la mort ; trophées qui, vainqueurs du temps et de sa rouille, souvent même de l’humidité corrosive recueillie dans le séjour des tombes, remis en honneur pour des destinées plus paisibles, resplendissent de nouveau, comme au jour du tournoi[4].

Et cependant, tout ce qu’on peut rencontrer encore de ces objets, en France, ne forme certainement pas la dixième partie des richesses en ce genre, de notre pays, encore mieux pourvu, malgré ses pertes, que ceux même dont l’avoir s’est accru de nos dépouilles.

Le reste a disparu depuis long-temps et pour jamais. Les vers et la Monnaie[5] ont d’abord pris leur bonne part des sculptures en bois, des repoussés ou ciselures en argent, même des étoffes brodées d’or ou d’argent, dorures et argentures de toute sorte[6].

Puis, parmi ceux mis au rebut, dès le règne de Louis XIV, dont l’éclat et les reflets tout solaires exclurent la simplicité apparente des anciens mobiliers et leur substituèrent le chatoyement des marqueteries et le clinquant des dorures à fracas, mères du rococo, un grand nombre sans doute n’a pu résister aux vicissitudes résultant des déplacements, ajustements pour place, caprices de goût, et incidents divers d’une succession de temps de plusieurs siècles.

Puis sont venues les mutilations totales ou partielles, résultant de la suppression des emblèmes, devises, etc., contraires au principe du règne de l’égalité, de la crainte de se compromettre, de l’incendie et de la spoliation des châteaux[7].

Puis, les incalculables exportations faites, depuis 1814 surtout, par nos voisins d’outre mer, ardents à se créer un moyen âge avec nos antiquités nationales.

Ce n’est, il faut le dire, que depuis ce dernier épuisement, favorisé par notre cupidité, que sans doute, à raison de leur rareté, ces antiquailles ont acquis chez nous quelque intérêt aux yeux même de leurs anciens possesseurs.

Nous en connaissons qui, après avoir livré à vil prix tout ce que contenaient les garde-meubles et greniers de leurs vieux châteaux, mieux avisés, quoiqu’un peu tard, se sont mis en frais de recherche et d’acquisition, coûte que coûte, des mêmes objets rendus à leur éclat primitif, lesquels, par les principes consacrés en matière de restauration, revenus à leurs hautes destinées, occupent noblement leurs anciens postes, jusqu’à nouvel encombre.

Les commis voyageurs du bric-à-brac exploitent cette passion du jour avec une prodigieuse activité. Sillonnant la France d’un pied léger et dans ses localités les plus retirées, à l’aide de la trompette ou du tambour communal, ils demandent aux échos, qui seuls souvent leur répondent, des vieilleries, n’en fut-il plus au monde ; et les bons paysans d’accourir, munis d’objets ou d’indications propres à les satisfaire.

Tel modeste ménage, réduit à se contenter du bahu d’Anne de Bretagne ou de la crédence de François Ier, et séchant d’envie de parvenir, comme le voisin, à la commode d’acajou, va trouver, dans une offre qui l’étonne, mais qui ajoute encore à ses prétentions, le moyen de satisfaire, et au-delà, son ambitieux désir.

Choix fait, marché conclu, ces pannats[8] sont dirigés avec ménagements, vu leur caducité, vers la capitale, pour y recevoir, comme tout ce qu’elle absorbe, la rectification des formes, le poli de l’aspect et le vernis de la civilisation. Couverts, à l’arrivée, de crasses séculaires, souvent même d’enduits plus rebutants encore, recueillis par les bahus dans le séjour des étables, ils les dépouillent bientôt pour briller d’un éclat tout mondain. Au contraste de ces deux aspects, on dirait des sabots et des équipages de nos parvenus : avec cette différence qu’ici ce sont des déchus bien plus aptes à revêtir leur ancienne splendeur, pour figurer dignement dans les collections, dans les châteaux, et jusque dans les boudoirs de nos petites-maîtresses. Jusques à quand ? Voilà la question qui reste entière.


ABBAYE DE CLUNY.


(B), page 11.

L’abbaye de Cluny, située dans le Mâconnais, était chef d’ordre. Sa congrégation a donné à l’église trois souverains pontifes, indépendamment d’un grand nombre de cardinaux, d’archevêques, d’évêques, etc. L’importance des ressources de cette abbaye, et l’étendue des bâtiments de sa maison principale, étaient telles, qu’en 1245, au dire de Martin Marrier et d’André du Chesne, qui ont fait le recueil de la bibliothèque de Cluny, « le pape Innocent IV, après la célébration du premier concile de Lyon, logea dans cette abbaye, avec toute sa maison, accompagné des deux patriarches d’Antioche et de Constantinople, de douze cardinaux, de trois archevêques, de quinze évêques, et de plusieurs abbés ; et que le roi saint Louis, avec sa mère, son frère, le duc d’Artois, et sa sœur, Baudouin, empereur de Constantinople, les fils des rois d’Aragon et de Castille, le duc de Bourgogne, six comtes et un grand nombre d’autres grands seigneurs y logèrent en même temps, sans que les religieux fussent obligés de quitter leurs chambres, leurs réfectoires, leur chapitre et leurs autres appartements ordinaires. »

Le collège de Cluny, situé à Paris, place de Sorbonne, et dont on vient de démolir récemment l’église, qui servait, il y a vingt-cinq ans, d’atelier au peintre David, dépendait de cette abbaye. Consacré spécialement à l’étude de la philosophie et de la théologie, il avait été fondé en 1269, par Yves de Vergy, abbé de Cluny, pour les religieux qui venaient étudier à Paris, et contenait toujours un certain nombre de boursiers, à la charge des prieurs et des doyens des nombreuses maisons soumises à la règle de Cluny.

Bertrand, abbé de Cluny, avait acquis, vers le même temps, pour le séjour des chefs de cette congrégation, lorsqu’ils venaient à Paris, un hôtel, situé près de la boucherie Saint-Germain-des-Prés, auquel la considération d’une plus grande proximité du collège fit substituer le palais des Thermes, et par suite le nouvel hôtel de Cluny.

La communication directe de cet hôtel avec le collège était, en effet, très-facile, au moyen de trois rues parallèles, fort étroites sans doute, mais tellement rapprochées, que la surface latérale de leur enclave n’excède pas 30 toises.

La rue des Maçons et celle de Sorbonne existent encore dans tout leur prolongement. La troisième, placée intermédiairement, mais dont toutes les issues se trouvent aujourd’hui fermées par des constructions, se nommait la rue Coupe-Gueule, qu’il ne faut pas confondre avec celle Coupe-Gorge, ni avec le cul-de-sac du même nom, situé à une autre extrémité du quartier Saint-Benoît. Beaucoup d’autres noms, comme ceux de Breneuse, Tire-Chape, Putigneuse, de Vide-Gousset, etc., étaient également significatifs. Tout se nommait par son nom dans le moyen âge, dont le caractère naïf expirait, lorsqu’on se crut obligé de débaptiser une rue, parce qu’une princesse (Marie Stuart, femme de François II) en demanda le nom. Au demeurant, si ces désignations si expressives, tirées de la nature des localités, de la fréquence de certains événements, comme des habitudes dont ces rues étaient le théâtre, pouvaient servir d’avis ou d’enseigne aux passants, il est douteux que les propriétaires, y trouvassent leur compte.


AMBOISE, BRANCHE DES SEIGNEURS DE CHAUMONT.


(C), page 11.

Pierre d’Amboise, seigneur de Chaumont, Meillan, Sagonne, des Bordes, de Bussy, chambellan des rois Charles VII et Louis XI, et ambassadeur à Rome, mourut le 28 juin 1473. Il avait épousé, le 23 août 1428, Anne de Bueil, fille de Jean IV du nom, sire de Bueil, grand maître des arbalestriers, et de Marguerite, dauphine, dont il eut neuf fils et huit filles ; savoir, quant aux fils seulement : Ier, Charles Ier du nom[9] ; 2me, Jean, abbé de Saint-Jean d’Angely et de Bonnecombe, évêque de Maillezais, puis de Langres, lieutenant-général en Bourgogne ; 3me, Aimery, grand-prieur de France, puis grand-maître de Rhodes ; 4me, Louis, évêque d’Albi, lieutenant-général pour le roi en Bourgogne, Languedoc et Roussillon, qui, de concert avec le cardinal de Luxembourg, prononça la dissolution du mariage du roi Louis XII, en 1498, et mourut en 1505 ; 5me, Jean, qui a fait la branche des seigneurs de Bussy ; 6me, Pierre, évêque de Poitiers ; 7me, Jacques, abbé de Jumièges, en 1476 ; de cluny, en 1481 ; puis évêque de Clermont, où il mourut le 27 décembre 1517 ; 8me, George Ier du nom, cardinal, archevêque de Rouen, premier ministre d’état, mort en 1510 ; et 9me, Hugues, qui a fait la branche des seigneurs d’Aubijoux. (Moréri, t. 1er, p. 340.)


FRAGMENTS DU CHATEAU DE GAILLON,

ANCIEN MUSÉE DES MONUMENTS FRANÇAIS.


(D), page 11.

On voit encore dans la première cour de l’École des Beaux-Arts, à Paris, une des quatre façades du beau château de Gaillon, que George d’Amboise, le Médicis français, fit construire[10]. Ce fragment, ainsi que beaucoup d’autres, provenant du même château et dont l’accord avec la grande fontaine a été restitué sur le papier, dans le beau Voyage pittoresque de MM. Taylor, de Cailleux et Nodier, fut soustrait au marteau des démolisseurs, par les soins éclairés de M. Lenoir, qui se proposait de faire replacer successivement dans la même cour de son Musée les trois autres facades, dont les matériaux, transportés également à Paris, sous sa direction, existent, en partie du moins, dans une autre cour du même local[11]. Le grandiose de l’ordonnance, l’harmonie des proportions, la multiplicité, la richesse et le bon goût des sculptures d’ornements, où le clocheton, la dentelure et l’ogive gothiques se marient, sans désaccord, avec le pilastre italien et les arabesques florentines, mêlées aux hermines[12] de Bretagne, offrent à tous les yeux qui voudront voir une nouvelle démonstration comme un moyen d’admettre ou de rejeter les idées exprimées dans cette Notice, sur le style de transition de l’époque de Louis XII[13].

Combien il est à regretter que ce beau fragment, ainsi que l’élégante devanture du château d’Anet, placée dans la même cour, comme un autre jalon démonstratif d’un système d’architecture postérieure de près d’un demi-siècle[14], soient devenus déjà des hors-d’œuvre, sans rapport avec ce qui les entoure, en attendant leur transformation en ruines, et sans doute leur déblaiement, par l’effet de la destruction du beau Musée des Petits-Augustins !

Certes, c’était une bien heureuse idée que celle exploitée avec tant de persévérance et de succès par M. Alexandre Lenoir !

Ravir au néant les plus beaux produits de la culture des arts en France, cinq cents monuments dont la démolition ou la mutilation se poursuivaient de toutes parts avec un acharnement qui a survécu aux causes qui l’avaient produit, témoin ce que nous voyons encore tous les jours ; les grouper par époque, les classer avec méthode et goût, dans un local assez convenable, sauvé lui-même par cette destruction du sort commun qui le menaçait ; les dessiner, même les graver, les décrire avec talent, en offrant aux artistes des moyens d’instruction qu’ils ont su mettre à profit, c’était l’œuvre d’un patriotisme élevé, d’autant plus remarquable, qu’il surgissait d’une époque de désordre, où ce mot se traduisait généralement et à bon titre par celui de vandalisme.


Il est pénible d’être obligé de reconnaître que ce qu’un gouvernement révolutionnaire et dévastateur avait[15] recueilli, restauré et préservé des atteintes de la barbarie, s’est trouvé en peu de jours dispersé, pillé, et en grande partie détruit[16] par l’effet d’une mesure irréfléchie, prise intempestivement par le ministre d’un gouvernement réparateur.

Sans doute, il pouvait, il devait même répugner à ce gouvernement de conserver comme siens plusieurs monuments, dont l’enlèvement, si on ne tient compte des époques et des circonstances, pouvait avoir le caractère de la spoliation ; mais d’abord cette considération n’existait pas pour les provenances (et c’était le plus grand nombre) des abbayes, couvents, châteaux, églises abandonnées et autres propriétés de main morte. La destruction de ces établissements étant irrémédiable, la tourmente révolutionnaire nous léguait du moins ces épaves. Quant aux objets restituables, il eût suffi, à notre avis, de cette simple mesure d’ordre pour les acquérir légitimement et à jamais au musée qui les contenait : proclamer d’abord la conservation et même l’extension de ce musée et offrir en même temps la restitution à qui la réclamerait, en justifiant des droits personnels et intégraux, condition difficile à remplir, après vingt-cinq années de révolution ; puis, en donnant l’avis que les frais dispendieux de translation seraient naturellement à la charge des réclamant, prendre l’engagement de placer sur chacun de ces monuments qui ne seraient pas réclamés dans un délai de ……… une inscription inaltérable, portant : Donné au roi pour être placé dans le musée des monuments français, par la famille N……

La position des grandes familles historiques, dont presque tous ces monuments tendaient à consacrer l’illustration, ne comportait plus, en 1816, les moyens de leur assigner une place aussi convenable que celles qu’ils occupaient avant nos troubles ; aussi leur classement dans un musée public avec l’ex munificentiâ obligé, aurait-il procuré aux héritiers de ces grands noms une satisfaction tout autre que celle qu’ils ont recueillie de ces restitutions onéreuses. Elles furent de plus, pour quelques-uns, tellement embarrassantes, qu’à notre connaissance, certains monuments, repris en 1816, gisent encore, mutilés par le transport, par les visiteurs, et corrodés par l’humidité, dans des arrière-cours de fermes.

C’est un spectacle que nous offrait, il n’y a pas longtemps encore, la cour et surtout l’intérieur du cloître de l’ancien musée dont nous parlons. Qui de nous n’y a pas vu, pendant dix-huit ans, des fragments très-remarquables, enfouis sous l’herbe et s’altérant visiblement d’année en année, par les outrages du temps et des élèves de l’École des Beaux-Arts ? Si la continuation du monument de cette école en a déterminé le déplacement, Dieu veuille que ce n’ait pas été pour les faire entrer dans les fondations à titre de moellons !

Dans la position favorable où le gouvernement se serait placé par ces mesures réfléchies, il lui eût été bien facile d’étendre les résultats de la belle conception, qu’on rendit victime de sa tache originelle, et qui succomba par l’application, mal faite, d’un principe très conciliable, à notre avis, avec sa conservation.

L’étranger, dont le séjour paisible et prolongé en France ne date que de 1814, n’avait pas encore conquis avec son or, comme il l’a fait depuis et comme il le fait encore, presque tous les monuments transportables de nos antiquités nationales, dont il s’approprie ensuite jusqu’à l’origine, dans un intérêt de nationalité très-inconnu chez nous.

Le mobilier du manoir féodal, divisé par la convulsion qui le fit passer dans la chaumière de l’artisan, pouvait encore être réuni, sans de grands sacrifices, par de simples mesures dont l’administration du musée d’Orléans a démontré l’efficacité. Ne voit-on pas en effet que par le simple témoignage de l’intérêt qu’elle attachait à ces débris, elle est parvenue, en peu d’années, à meubler presque gratuitement, plusieurs salles, d’un grand nombre d’objets d’art du moyen âge, d’autant plus intéressants pour cette ville, que, provenant des dons de ses habitants et de ceux des localités circonvoisines, ils constatent l’état successif des arts, dans ce pays, aux diverses époques auxquelles ils remontent ?

En ajoutant à ces cinq cents monuments, dont le nombre se fût encore accru par des dons successifs, une série d’objets mobiliers et usuels, d’armes, d’armures d’hommes et de chevaux, ainsi que de costumes ajustés, classés en trois divisions, le moyen âge, la renaissance, et les premiers temps de la dégénérescence, on serait parvenu à former, sans beaucoup de frais, un véritable musée de monuments français. Ainsi complété, ce musée unique eût offert à nos artistes des types incontestables, toujours à leur disposition ; à nos poètes, des inspirations ; aux chroniqueurs, des preuves à l’appui de l’histoire, et aux amateurs, surtout aux étrangers dont il ne faut pas dédaigner les visites désintéressées, des aliments de curiosité très-profitables à la France.


PETER VISCHER.


(E), page 15.

Les biographies, même celles dites universelles que nous avons consultées, ne contiennent pas même le nom de ce grand artiste, dont la gloire est cependant nominativement consacrée à Nuremberg, sa patrie, par le nom de Peter Vischer Strass, donné à la rue où l’on voit encore sa maison, et les ateliers et la forge où il construisit ses beaux ouvrages. Avec l’aide de souvenirs intellectuels et palpables, recueillis sur les lieux par un voyageur instruit et ami des arts, M. Marcelin de Fresne, et grace aux notices publiées, en 1828, en langue allemande, et que nous devons à l’obligeance de M. Frédéric Campe, leur éditeur, nous pourrons contribuer peut-être à naturaliser ce nom en France, en lui assignant dans notre légende artistique le rang qu’il a le droit d’y occuper.

De ces notices, écrites en 1546, par Jean Neudorffers, et continuées en 1660, par André Guiden, il résulte que Peter (Pierre) Vischer, dit l’ancien, pour le distinguer d’un de ses fils, Pierre Vischer, également sculpteur et fondeur, commença, en 1505, le magnifique mausolée en bronze de saint Sebald, érigé dans l’église paroissiale du même nom, à Nuremberg. Les traits gravés de ce monument, et plus encore les moulages en plâtre, rapportés par M. de Fresne[17], de quelques-unes des nombreuses figurines nichées sous la dentelle des couronnement et dais gothiques, donnent une haute idée de son importance et de son style.

Grace au concours de ses cinq fils, tous mariés, dit la Notice, et vivant avec lui avec leurs femmes et leurs enfants, il termina, en moins de quinze années, la construction de ce monument en bronze, pesant 120 quintaux 14 livres, malgré la sveltesse de ses formes et la légèreté de la fonte. L’inscription suivante en fait foi :

« Pierre Vischer, bourgeois de Nuremberg, a fait cet ouvrage avec ses fils, et l’a achevé en 1519, à la gloire de Dieu tout-puissant, et en l’honneur de saint Sebald, avec l’aide des âmes pieuses et le produit des aumônes. »

Ce grand artiste inconnu, dans notre pays du moins, où l’on n’a jamais attaché autant d’intérêt à la biographie des artistes, même de nos plus célèbres[18], qu’à celle des plus méchants écrivains, des charlatans ou des sophistes, a produit beaucoup d’autres monuments existant encore en Bohême, en Hongrie, en Pologne, et surtout dans les collections des princes allemands. Il faut que dans sa patrie même, où sa mémoire est aujourd’hui en grand honneur, il n’en ait pas été toujours ainsi, puisque M. Campe s’étonne de ce que ce n’est qu’en 1828 « qu’on a tiré de l’oubli un des ouvrages les plus remarquables de Peter Fischer, conçu dans l’esprit de Raphaël, et exécuté dans son style, bien que ce chef-d’œuvre, qu’il nomme Table commémorative d’Antoine Kressen, soit exposé à tous les regards, dans l’église de Saint-Laurent de Nuremberg, près de l’autel, au second pilier du côté du midi. »

Une autre preuve de cet oubli, au moins temporaire, se tire de ce qu’on ne cite pas l’époque de sa mort. On voit seulement, par la date de quelques-unes de ses fontes, qu’il travaillait encore en 1543, ce qui le rendait à la fois contemporain d’Albert Durer et de Raphaël, et expliquerait le mariage des deux écoles, remarqué par M. Campe, et sensible pour ceux même qui, comme nous, sans connaître la Table de Kressen, ont vu les dessins et les plâtres du monument de saint Sebald.


ARTISTES INCONNUS. — MONUMENTS GOTHIQUES.


(F), page 15.

Ce n’était pas que la gloire, ce véhicule des grandes conceptions, ce point de mire, involontaire même, du génie, fût sans attraits pour ces artistes ; mais ils ne confiaient qu’à leurs œuvres et à leur pays le soin de leur renommée. Le pays, notre pays seul a trompé leur attente : aussi l’accusons-nous hautement d’indifférence et d’ingratitude envers ceux qui lui firent sa plus solide part d’illustration.

Qu’on nous cite un historien, un chroniqueur, un de ces aimables deviseurs français de ce siècle, si célèbre par les arts renaissant en Italie, et naissant, dit-on, en France, qui se soit occupé de nos annales sous ce rapport ? Où voit-on, qu’à propos même des circonstances historiques relatives à tel édifice, on ait inscrit dans nos fastes quelques détails en l’honneur de ceux à qui on le doit, ou qui puissent faire concevoir ce qu’il fallut de résolution et de génie pour l’entreprendre, de talent, de sacrifices et d’efforts pour l’exécuter ?

Le hasard, le déchiffrement de vieilles chartes ou comptes d’ostels, quelquefois la sage prévision de l’artiste, ou son épitaphe, ont seuls révélé, pour la plupart de nos grands travaux, quelques noms qui reposaient dans l’oubli depuis des siècles, près d’autres plus nombreux et non moins recommandables que nous ne connaîtrons jamais.

En Allemagne, en Hollande, en Flandre, le culte des artistes fut toujours inséparable de celui des arts. L’Angleterre, long-temps réduite à vivre d’emprunts à cet égard, s’est toujours montrée plus jalouse de ses productions exotiques que nous de nos chefs-d’œuvre indigènes. L’Espagne consacra, dit-on, avec soin les titres de gloire de ses peintres, sculpteurs, architectes, etc. ; et l’Italie nous a légué, dans de nombreux recueils, comme celui de Vasari, jusqu’aux moindres particularités de la vie privée de son immense population artiste.

En France, au contraire, et bien que depuis trente ans on se livre sur ce sujet à de grandes recherches, notre histoire de l’art pour ces époques[19], si elle existe, ne repose souvent que sur des suppositions, sur des traditions apocryphes, et plus souvent encore sur des divagations. Nos dictionnaires historiques, nos innombrables biographies sont pléthoriquement gonflés de détails sur la vie et les ouvrages d’obscurs sophistes, théologiens ou scoliastes, dont les insipides controverses et les inutiles travaux en tous genres ne purent jamais promettre ni porter aucun fruit ; et c’est moins à leurs travaux qu’à la publicité de certains débats académiques, politiques, ou touchant à des intrigues de cour, ou aux disputes religieuses, que beaucoup d’artistes doivent d’y figurer[20]. Mais demandez à ces légendes analytiques de nos gloires diverses, où et quand naquirent notre Phidias (Jean Goujon), son rival Pierre Bontems, l’auteur de l’admirable mausolée de François Ier, et cent autres artistes seulement de la même époque, qui n’admet plus l’excuse banale des ténèbres du moyen âge. Cherchez-y en quelle année mourut l’un de nos premiers et de nos plus illustres artistes, Jean Cousin. Le débat est entre 1550 et 1589, intervalle assez long pour une vie si bien remplie, qui devait se manifester au moins chaque année par de nouveaux ouvrages. Que si, découvrant dans une des vingt magnifiques verrières de la cathédrale d’Auch, le nom d’Arnault de Mole avec la date v cens xiii[21], ce qui reporte le commencement de leur exécution au moins en 1500, vous espériez pouvoir suivre une trace bien précieuse, qui eût placé l’école française du commencement du 16e siècle, presque au niveau de ce qu’était alors l’école italienne, déjà célèbre par ses Léonard de Vinci, Perrugino, Ghirlandaio, André Verrochio, etc. : vain espoir, ce nom français, si français, d’Arnault de Mole, ne se trouve nulle part, et il eût suffi de la pierre d’un gamin pour plonger dans une nuit éternelle la mémoire de celui qui consacra toute une vie d’artiste à ces grands et beaux travaux. Même silence dans nos annales sur le compte de notre Claude de Marseille et de notre frère Guillaume[22], que Jules II, qui se connaissait en artistes, nous emprunta pour peindre les vitraux du Vatican et des églises de l’Anima et de la Madona del Popolo, où travaillaient alors Michel-Ange et Raphaël. Heureusement Vasari, plus consulté de nos jours, et qui, élève de Guillaume, a prodigué ses éloges à son maître et à Claude, est venu révéler leur existence à nos derniers biographes. Vasari reconnaît qu’ils avaient apporté de France leurs talents, admirés encore aujourd’hui à Rome, dans ceux de leurs inaltérables ouvrages que les hommes ont respectés[23]. Il nous apprend aussi qu’avec ou sans dessein on étouffa la nationalité de Guillaume sous une aumusse de chanoine, même sous la robe de prieur, et sous le sobriquet d’Arezzo, ville où il mourut en 1537, à 62 ans. Ainsi fit-on pour notre Jean de Douai, rebaptisé de Bologne.

Quel beau sujet de dissertation pour la réhabilitation de nos arts, que les preuves irrécusables tirées de ces circonstances et de beaucoup d’autres analogues, qu’ils furent dès le principe dignes de concourir avec les travaux des grands maîtres, et que ce ne fut qu’à titre d’échange que l’Italie nous envoya plus tard ses artistes !

M. Alexandre Delaborde, dans son grand et bel ouvrage des monuments de la France, a exprimé une partie de ces regrets et de nos doléances, inutiles sans doute, mais que nous étendrons néanmoins aux grands travaux d’architecture et de sculpture des époques ténébreuses, dans l’espoir de contribuer à mettre en honneur, en les groupant et les plaçant en présence de leurs œuvres, quelques noms d’artistes épars, jusqu’ici, dans des documents qu’on ne consulte guère ensemble.

Il nous faut, dans ce but, remonter aux monuments, presque tous religieux, antérieurs au 15e siècle, et par conséquent sortir de notre cadre, sauf à y rentrer dans une note subséquente (voir note I).

Les premiers architectes de la France chrétienne furent des prélats qui, dès l’époque de l’extirpation de l’idolâtrie, ne dédaignèrent pas, dans l’intérêt de leurs pompes religieuses, la gloire terrestre d’élever eux-mêmes des temples au vrai Dieu[24]. Leur zèle, leur instruction, alors fort rare ailleurs que dans le sacerdoce, et le concours des moines et surtout des novices, ont produit les basiliques[25] de style byzantin primitif, dont plusieurs, telles que celles de Clermont, du Puy, d’Issoire, d’Arles (Saint-Trophime), d’Évreux, Saint-Thaurin, pour quelques parties seulement, etc., etc., ont entièrement résisté aux assauts de douze siècles[26].

Charlemagne, dans sa puissance, enchérit plus tard, ainsi que ses successeurs, sur ces types déjà remarquables, en faisant élever les édifices gigantesques d’Aix-la-Chapelle, d’Ingelheim ; les cathédrales de Trêves, de Mayence, de Worms, etc. Les monuments du même style colossal encore existants, à Toulouse, Poitiers, Caen, Jumièges (en partie détruits), etc., prouvent qu’il s’établit à cet égard une belle rivalité en France. Rollon et Guillaume-le-Conquérant se signalèrent dans cette émulation, qui devint générale en France, dès le commencement du 11e siècle, toutes les églises dont la magnificence ne répondait pas à leur destination, ayant dû alors être démolies et reconstruites. De là datent ces nombreux édifices secondaires qu’on retrouve encore sur toutes les parties de la France, et qui appartiennent presque tous au style byzantin épuré (dit de transition), tels que ceux de Dreux[27], de Corbeil, Saint-Spire (détruits), de Nevers, de la Charité, d’Amboise, Saint-Denis, la chapelle Saint-Florentin de Moissac, etc., etc.

On chercherait vainement les noms des artistes créateurs de tous ces monuments, dont la direction dut encore être confiée par les évêques aux moines, alors plus instruits encore que les laïcs, et l’exécution à des maçons déjà réunis, à ces époques, en espèce de confrérie[28].

Lorsque les croisades et l’émancipation temporaire des communes vinrent secouer l’apathie des populations et commencer leur affranchissement, en transformant les serfs des seigneurs en soldats du Christ et du roi, la vue et l’étude, même rapide, des beaux monuments de la Grèce, de la Syrie et de Byzance, agrandit la sphère d’idées de ceux des croisés que les moines avaient déjà initiés aux grands travaux de construction et aux études propres à régler leurs inspirations.

Ces missionnaires de l’art, maîtres de leurs souvenirs, en firent hommage à leur retour à leur communauté, dont les liens durent se resserrer par l’importance des premiers travaux, les papes, puissants dominateurs alors de toute la chrétienté, en ayant encouragé l’exécution par tous les moyens. Ce n’était, en effet, que par d’immenses et admirables conceptions qu’on pouvait, en présence des grands monuments de la période antérieure, assurer le prestige et le succès des nouvelles combinaisons.

Les formules mystérieuses de l’association, et le lien si puissant de l’intérêt commun, tout en restreignant l’initiation successive des nouveaux adeptes aux besoins de l’exploitation, permirent de l’étendre presque simultanément à un grand nombre d’entreprises : aussi vit-on l’association de ces véritables francs-maçons, fractionnée d’abord selon les localités, et détruite plus tard par l’isolement et l’intérêt privé, couvrir presque en même temps l’Allemagne et la France de ces immenses vaisseaux dentelés, de ces colossales pyramides à jour, de ces étourdissantes projections aériennes, qui consacrèrent et généralisèrent en Europe, pendant plusieurs siècles, le règne de l’ogive ou de la voûte à tiers point[29].

Les ressources ne manquèrent pas. Le clergé, les seigneurs, le peuple même, dont tous les sentiments étaient dirigés vers les idées de religion et de rémunération au centuple, dans une autre vie, des sacrifices faits pour l’église, offraient à l’envi de larges tributs. C’était, entre les villes principales, à qui l’emporterait pour la dimension de sa cathédrale nouvelle ou entée sur l’ancienne.

Le tableau suivant, quoique très-incomplet[30], constate l’importance de quelques-uns de ces édifices, et le rapprochement des époques de leur construction :

Monuments. Époques. Artistes connus. Longueur dans oeuvre. Largeur de la croisée. Hauteur sous voûte. Hauteur des
Tours. Flèches.
Paris.
Notre-Dame.
Chœur, 1187. Petit portail, 1257. Jean de Chelles, pour le petit portail, voyez l’inscription latine.
Jean Ravy et son neveu, Jean Bouteiller, pour les groupes sculptés autour du chœur, terminés en 1351.
390 144 104 203 ……
Chartres[31]. de 1180 à 1250 Texier seulement pour le clocher neuf, term. en 1514, et pou une partie des 41 groupes en pierre qui enceignent le chœur. 396 103 106 …… 378
342
Amiens. de 1220 à 1280. Par Robert de Lenzarches, Thomas et Renault de Cormont son fils. 415 150 133 210
190
402
Rouen.
Cathédrale.
commencement du 13e siècle. Par Enguerrand, architecte. 408 164 voûte 84
lanterne 160
anc. flèche 306
nouvelle 436
Rouen.
Saint-Ouen.
commencé en 1318. ………… 416 78 100 240 ……
Orléans. Gothique moderne de 1600 à nos jours. ………… 390 162 98 242 ……
Strasbourg. Commencé en 1277, terminée en 1439. Par Ervin de Steinbach.
Par Hulz de Cologne.
………… 200 347
Angers. Du 12e au 13e siècle. ………… 280 143 80 …… ……
Rheims.
Cathédrale[32].
Commencée en 1240, terminée en 1270. Par Libergier de Rheims.
Par Robert de Coucy, ibid.
480 193 110 …… ……
Saint-Denis. Bâtie à trois reprises, de 775 à 1281. ………… 335 120 90 180 ……
Et pour objet de comparaison, la Sainte Chapelle de Paris. De 1242 à 1248. Pierre de Montereau ou Eudes de Montreuil[33]. 110 27 110 …… ……

Plusieurs monuments étrangers des mêmes époques l’emportent encore sur les nôtres par les proportions.

La cathédrale d’Anvers, terminée dès le 12e siècle, a de longueur 500 pieds, de largeur au transept 230, de hauteur pour l’église, voûtes comprises, 360, et pour la flèche, 466. Celle de Cantorbéry a 514 pieds de l’est à l’ouest ; et la cathédrale de Milan, ouvrage de tant de siècles, résumé de tant de trésors, 449 pieds de long, sur 273 de large ; 238 de haut pour l’église, et 370 pour la pyramide principale, au sommet de laquelle on arrive sans fatigue, au moyen des haltes qu’on fait nécessairement d’étage en étage, sur de magnifiques terrasses, garnies de revêtements et de statues de marbre.

Et devant ces travaux prodigieux, dont l’aspect, dans leur nouveauté, devait être bien plus étourdissant encore, les générations contemporaines n’éprouvèrent pas le besoin de consacrer à jamais la mémoire des hommes de génie et de science[34] qui les dotèrent de ces merveilles !

Et les générations suivantes passèrent également silencieuses devant elles, sans s’étonner de ne pas voir au moins les noms de ces artistes briller au fronton de leurs temples !

Et la nôtre, plus éclairée, dit-on, partant plus coupable encore, non contente de ramener par le marteau beaucoup de ces belles productions au niveau de ses œuvres, s’est permis, dans ses prétentieuses leçons de la fin du dernier siècle, d’ajouter le dénigrement au dédain[35] !

Triste effet de l’impuissance et de l’envie ! Les oracles de l’opinion vulgaire, les Vitruves du jour et d’un jour, dont ces chefs-d’œuvre étaient le désespoir secret, voyant qu’ils n’y pouvaient atteindre, se rabattirent à l’allocution du renard, si énergiquement formulée en d’autres termes dans ce mot de Montaigne : Vengeons-nous-en par en médire.

De notre extase devant tous les monuments du moyen âge, conclura-t-on que nous étendons cet enthousiasme, peut-être trop exclusif, à tout ce qui tient aux mêmes époques, constitutions, institutions, mœurs, usages, etc. ? Peu nous importerait sans doute ; et encore moins aux visiteurs de la collection, auxquels ce livret est destiné : cependant nous nous arrêterons sur cette idée, dans l’espoir d’établir que le reproche de monomanie qu’on pourrait nous adresser à juste titre, doit être restreint à ce qui touche aux arts, et que notre fanatisme n’est pas aussi aveugle qu’on pourrait le supposer.

Nous ne trouvons notre place sous aucune des bannières exclusives servant de ralliement à certains exploitateurs de nos annales.

Nous laissons les continuateurs des éternels laudateurs du passé immoler tout à leur fétiche du bon vieux temps, et provoquer, par leurs regrets et leurs vœux, une rétrogradation de quelques siècles.

Nous laissons, bien plus volontiers encore, ces impitoyables contempteurs de tout ce qui fut, confondre le bien et le mal, dans leurs anathèmes, et dans l’acrimonie de leurs versions historiques, rendre les générations entières complices des faits reprochables à quelques hommes. Les crimes, les fraudes pieuses, les spoliations, la débauche des rois, des prêtres et des nobles, en présence d’un peuple abruti par les pratiques religieuses et par son abjecte soumission à ses maîtres ; voilà toute notre histoire, telle que le prisme de leur préoccupation nous la retrace. Encore navré des terribles effets de ce catéchisme de 1793, reproduit pour l’instruction de la génération naissante, et de la crainte que ces nouvelles semences ne portent des fruits plus amers encore, nous nous bornons à opposer à ce sombre tableau le résultat d’études consciencieuses faites sur des documents primitifs, non imprégnés du venin des commentateurs.

Certes nous ne nierons pas que, dès l’époque de la consolidation du christianisme en France, l’influence religieuse n’y ait été immense et souvent abusive ; que dès l’organisation, d’abord si vague, de notre monarchie, l’absolutisme des rois, les intrigues de cour, les tyrannies des hauts barons, et celle plus intolérable encore de tout temps, des menus nobliaux, n’aient souvent passé toutes les bornes.

Et malgré notre faible pour tout ce qui tient à la chevalerie, nous conviendrons que, conçue dans un esprit de protectorat, de courtoisie et de largesse, cette création dégénéra, d’époque en époque, dès le 11e siècle, par sa transformation en instrument de conquêtes et de parades, et en institution rattachée aux intérêts du trône et des seigneurs, qui s’en arrogèrent le monopole, jusqu’à sa réduction au rang tout idéal, comme de nos jours, de simple distinction.

Nous reconnaîtrons même que, dans son plus grand éclat, cette ordination, presque sacerdotale[36], n’aboutit quelquefois qu’à donner au postulant l’investiture de l’ostentation et de la témérité, et même le privilège du crime par l’espoir de l’impunité, et que ce noble et sacré caractère décida bien des actes de débauche[37], de violence ou d’oppression, par l’expectative des fréquentes occasions d’expiation en Terre-Sainte, ou dans ces mille circonstances où le clergé, pour se ménager un refuge sous le bouclier, échangeait ses dons spirituels contre des gages de dévouement à ses intérêts temporels.

Mais est-ce bien de notre point de vue actuel, du centre de la civilisation, et entourés d’un appareil de préceptes sociaux, consacrés depuis ces temps et observés ou non, que nous devons considérer ces époques si différentes des nôtres ?

L’invasion des barbares ayant éteint dans la Gaule les lumières que vint, dit-on, y recueillir Pythagore lui-même[38], nos ancêtres, confondus avec leurs vainqueurs, et réduits, par le contact des Francs et par le joug féodal qui résulta de leurs lois, à la même condition de barbarie, saisirent avidement le lien de civilisation que leur offrit le christianisme. La vénération dont les anciens Gaulois entouraient leurs druides, ces savants pontifes des forêts chassés par les Romains, chassés à leur tour par les Francs, fut également acquise aux ministres du nouveau culte.

Servage imposé par les nations du Nord, et soumission aveugle à l’Évangile et à ses ministres, voilà l’état normal de la France au 5e siècle, point de départ, selon nous, de notre moyen âge[39].

Les ministres de l’Évangile, de cette religion où la grandeur est dans l’humilité, devaient-ils, dira-t-on, commencer, comme ils l’ont fait, par cimenter leur pouvoir, et par employer souvent des moyens fallacieux pour en assurer le prestige que leur supériorité incontestable d’intelligence et d’instruction suffisait pour établir[40] ? Qu’on nous cite un peuple, une religion, où ce premier soin de dominer et d’abuser le vulgaire ait été négligé, ne fût-ce que pour rehausser le sanctuaire, en le plaçant dans les nuages.

De l’usage à l’abus il n’y a qu’un pas : mais cet abus fut-il aussi général et relativement aussi criminel qu’il nous apparaît de notre point de vue ? Tient-on compte aux prélats, abbés et moines de ces temps, de leur condition première, des principes d’une éducation qui, pour être moins barbare que celle des autres Francs, n’avait rien de commun avec celle des lettrés d’époque postérieure ? Se place-t-on avec eux dans les crises sociales produites incessamment par le déchirement du pays ; dans les assauts de leurs couvents par une soldatesque effrénée qui, dans aucun temps, ne considéra rien comme sacré ; dans la nécessité, par conséquent, d’opposer la défense à l’attaque, la fuite à la poursuite, et de se trouver souvent exposés à puiser dans cette existence guerrière et nomade d’autres habitudes que celles des cloîtres ? Viennent ensuite les considérations tirées des vœux forcés ; de l’influence de l’âge et des passions, influence qu’excitaient, loin de l’amortir, les privations imposées par le froc et la robe, influence pour laquelle un simple retour sur nous-mêmes nous rendrait peut-être plus indulgents.

Quant aux princes et seigneurs qui, sous les deux premières races surtout, s’arrachèrent plutôt qu’ils ne se partagèrent les lambeaux de la France, conquérants ou fils de conquérants des populations mêmes qu’ils gouvernaient, ils n’y voyaient que des vaincus, et n’y trouvaient, en général, il faut le dire aussi, que des esclaves, tremblants à leur aspect et dociles à leurs moindres lois.

Fiers d’une supériorité relativement incontestable, malgré l’ignorance dont ils se targuaient en tout autre art que celui de la guerre, de la chasse, des tournois, ou de l’administration de la justice en champ clos, ils ne doutaient pas que le sang, la vaillance ou la fortune, n’eussent fait d’eux des êtres à part. Toujours en alerte pour l’attaque ou pour la défense, par leurs continuelles rivalités d’ambition, de gloire, ou d’amour, comme pour les longues et aventureuses expéditions d’outre-mer, ils ne connaissaient que la vie des camps, ses jouissances brutales, et les habitudes hautaines de chef à soldat, qu’elle donne encore aujourd’hui. Leur imputer ces torts à crime, c’est méconnaître les inévitables conséquences de temps et de mœurs, que des déclamations ne peuvent refaire.

Heureux ceux de nos rois qui, comme Louis-le-Gros, saint Louis, Charles-le-Sage, en butte aux mêmes nécessités, aux mêmes agressions, dans la lutte du grand passerage contre l’unité monarchique, et soumis aux mêmes habitudes guerrières pour raffermir leur couronne toujours vacillante, purent se préserver, par leurs sentiments vraiment religieux, par leur instruction ou leur haute philosophie, de la contagion de ces exemples !

Tel est, en général, l’effet du pouvoir, même dans nos mœurs bien plus douces, qu’il développe les désirs, et que l’absence d’un frein, en ajoutant à l’assurance qu’on tire d’une position élevée, donne souvent aux passions un essor qui peut aller jusqu’à l’abus. Pour être plus cachée, et, par conséquent, moins scandaleuse, la conduite, en général, des grands de toutes les époques, même de la nôtre, n’est peut-être pas plus régulière, et pourrait confirmer cette remarque.

Reste le peuple, dont l’existence, dans l’état de servage et d’abjection où l’on nous le représente, serait vraiment digne de pitié, si l’on pouvait croire qu’il eût le sentiment de sa triste situation, et que le joug féodal, imposé par ses conquérants, lui fût aussi lourd qu’il nous le paraît, en présence d’un droit public inconnu de nos ancêtres. Sans doute la dignité de l’homme n’en était pas moins compromise ; mais de qui eût-il pu dépendre de changer cette organisation sociale, avant que de grands mouvements politiques et religieux en préparassent les moyens, dans un pays placé en grande partie, comme était encore la France au douzième siècle, sous la suzeraineté de l’empire d’Allemagne et de l’Angleterre, et sous des ducs indépendants.

Ne voit-on pas, dès les premières croisades, Louis VI accorder de plein gré, et les seigneurs vendre des chartes royales et seigneuriales ? Si cet affranchissement des communes et des feudataires se trouva restreint vers la fin du xive siècle, par le pouvoir royal[41], le pays conserva du moins ces premières semences de liberté qui, pour avoir germé long-temps, n’en ont pas moins reçu plus tard, et jusqu’à l’abus, leur plus complet développement.

Le bien-être de ce peuple[42], jadis esclave, est aujourd’hui, par l’effet de la division des terres, et du prodigieux essor de l’industrie, à peu près général, et menace même de devenir universel. Mais est-il réellement senti par ceux qui en jouissent, et dont les exigences grandissent sans doute avec leurs satisfactions ? Partisan du progrès en toutes choses, nous applaudissons à celui-ci, en confiant au temps le soin de nous apprendre ce qu’il en adviendra en l’absence d’une grande pondération.

Le bon vieux temps nous paraît donc et moins regrettable et moins coupable qu’on ne le dit et qu’on ne le fait. Qu’il nous soit permis seulement de jeter quelques fleurs sur sa tombe, en commémoraison de vertus primordiales et de principes sociaux, dont la lime de la civilisation et le frottement du temps ont usé les ressorts, et que repousse à jamais notre amour du positif et du progressif.

Nous regrettons, par exemple, cette religion de la parole[43], cette franche bonne foi dans les relations publiques et privées, qui, disait le roi Jean, bannie du monde, devait se retrouver dans la bouche des rois, et que nous voyons transformée, sous le premier rapport, en langage diplomatique, et sous le second, en requêtes judiciaires ;

Ces fraternités d’armes qui plaçaient dans un commun faisceau tous les acquêts de gloire et de butin, et qui substituant, pour les plus vaillants guerriers la rivalité de prouesses à celle de l’orgueil, créaient des émules aux vainqueurs, des vengeurs aux vaincus[44] ;

Ces vertus hospitalières dont la trace n’existe plus, et qui s’étendaient du gîte du pèlerin au séjour prolongé et dispendieux des chevaliers et des seigneurs, vertus dont, par exception, le châtelain pouvait faire montre en plaçant un heaulme sur son manoir, et usant ainsi noblement de la prérogative des girouettes et bannières, accordée aux seuls gentilshommes[45] ;

Cette noble et naïve conscience de soi-même, tendant à rehausser le patriotisme de son pays aux yeux de l’étranger, au prix même de sa liberté[46] ;

Ces habitudes de largesse qui plaçaient toujours le don près du moindre service, selon l’exprès engagement du vœu de chevalerie[47] ;

Et aussi ce culte de la beauté, ce règne de la galanterie et des tendres soins, sans même acception de personnes, qui rangeait le guerrier le plus farouche au titre de servant d’amour[48], créait pour chaque dame un chevalier prêt à sacrifier sa vie, à l’expression même du plus extravagant désir[49], et portait, dans de simples jeux, ou dans des actes sans but, l’exaltation électrique de la gloire ou de l’amour jusqu’à l’oubli des convenances, l’inconséquence et la folie[50].

Ce que nous regrettons plus encore, et on nous en croira, d’après les idées d’art précédemment émises, auxquelles nous revenons enfin, c’est le rapport de goût existant entre les constructions, les décors intérieurs[51] et les costumes[52] de ces époques, c’est l’aspect harmonieux de cet ensemble, si contrastant avec l’apparence toujours mesquine et discordante de nos plus pompeuses solennités.


CHÂTEAU D’AMBOISE.


(G), page 15.

Charles VIII avait rapporté de sa campagne de Naples, et de son séjour, peu prolongé cependant dans la haute Italie, des dispositions très-favorables aux arts : écoutons ce que dit Comines du commencement d’exécution de ses plans, lorsque la mort la plus inattendue vint le frapper dans son château d’Amboise « où il avoit entrepris le plus grand édifice que commença roi, tant au château qu’en ville : et se peut voir par les tours par où l’on monte à cheval ; et par ce qu’il avoit entrepris en la ville dont les patrons étoient faits de merveilleuse entreprise et despence, et qui de long-temps n’eussent pris fin, et avoit amené de Naples plusieurs ouvriers excellents en plusieurs ouvrages : comme tailleurs (sculpteurs) et peintres, et sembloit que ce qu’il entreprenoit étoit entreprise de roi jeune, et qui ne pensoit point à la mort, mais espéroit longue vie. » Livre viii, chap. 18.

Si Charles VIII espérait longue vie, c’est qu’il n’ajoutait pas la même foi que son historien, aux prédictions dont il fut l’objet de la part d’un prescheur florentin, Jérôme Savonarole. Il faut lire dans Comines, livre viii, chap. 2 et 19, comme quoi frère Hiéronime publia en chaire et annonça à cet historien, en 1495, et au roi lui-même, à son retour de Naples, que, malgré la grande assemblée des Vénitiens qui s’opposait à son passage, « l’honneur de la campagne lui demeureroit, n’eust-il que cent hommes en sa compagnie, et que Dieu qui l’avoit conduit au venir, le conduiroit encore à son retour ; mais pour ne s’être bien acquitté à la réformation de l’église comme il devoit, etc., que Dieu avoit donné sentence contre luy et brief auroit un coup de fouet. »

Ce coup de fouet fut un coup de tête donné à 3 ans de là, le 7 avril 1498, contre l’huis de la porte d’un jeu de paume pratiqué dans les fossés du château d’Amboise, « le plus deshonneste lieu de céans où le roy resta couché sur une pauvre paillasse, pendant 9 heures, exposé aux regards de tous venants jusqu’à ce qu’il eut rendu l’âme. »

« Ainsi, ajoute Comines, partit de ce monde si puissant et si grand roy et en si misérable lieu, qui tant avoit de belles maisons et en faisoit une si belle, et si ne sceut à ce besoin finer d’une pauvre chambre. »

À quatre ou cinq jours de distance, le frère Hiéronime fut brûlé à Florence avec deux autres religieux, « sur les charges qu’il mettoit le discord en la ville, et que ce qu’il disoit de prophétie, il le sçavoit par ses amis qui étoient du conseil. »

On ne dit pas s’il s’était aussi prédit cette sentence.

La chapelle dite de Charles VIII, du château d’Amboise, existe encore ; elle a beaucoup de rapport avec celle de l’hôtel de Cluny, quant à la dimension et aux ornements.


GEORGE D’AMBOISE.


(H), page 16.

Le cardinal George d’Amboise, Ier du nom, frère de l’abbé de Cluny, put mieux qu’un autre mettre à profit, sous ce rapport, son séjour en Lombardie, puisqu’après avoir participé à la conquête, il fut chargé, en 1500, de remettre sous le devoir cette province, dont son neveu Charles fut long-temps gouverneur. Agissant, dit Guichardin, « en homme qui avait la langue et l’autorité de roi, » il se couvrit de gloire, moins par la soumission des Milanais révoltés, due à sa prudence et à ses conseils, que par le noble pardon qu’il accorda à leur félonie. Les arts qu’il introduisit en France ont dignement acquitté leur dette envers leur protecteur, par le beau monument que son neveu George II lui fit élever dans la cathédrale de Rouen. (Voir la note suivante ; voyez aussi la note (D) sur le château de Gaillon.)


MONUMENTS DES XVe ET XVIe SIÈCLES.


(I), page 16.

Le style de la renaissance pure n’est lui-même que le produit de la combinaison de ces deux systèmes ; mais les artistes italiens qui l’ont créé sous l’inspiration des monuments antiques, ont dû naturellement y laisser dominer le type grec ; aussi ne comporte-t-il que des profils rectilignes, des lignes cadencées et une sage répartition des ornements semi-grecs et semi-arabes. Plus libre dans son allure, l’architecture française immédiatement antérieure, inspirée principalement des merveilleux édifices gothiques surchargés de détails, admettait inconsidérément, nous le reconnaissons, tout ce qui pouvait contribuer à l’élégance, à l’éclat, en un mot à l’effet du monument, et semblait avoir adopté, par anticipation, notre devise d’aujourd’hui : la richesse avant tout. Elle allia, sans scrupule, le fuseau tors à la cannelure, le rinceau arabe à la tresse de chardons ou à la guirlande de vignes, le triglyphe dorique au trèfle syrien, la voussure grotesque au modillon corinthien, la colonne grecque au faisceau de piliers comme à la gerbe de soutènement gothique, et, bouleversant jusqu’aux principes si rigoureux de l’art, en matière de chapiteaux, ne craignit pas de loger dans les siens la chimère ou la grimace lombarde sous la classique feuille d’acanthe. (Voir la note D.)

Traduisons nos phrases en faits et nos dires en démonstrations, en citant successivement, parmi les anciens monuments encore debout, ceux où ces différents caractères sont plus tranchés et par conséquent plus sensibles.

Ire Époque. — Gothique fleuri[53] et style de transition à la renaissance pure[54].

D’abord à Paris, successivement doté de tant de monuments de toutes les époques, à la plupart desquels la suppression des couvents, la restriction du culte, les dispositions de voirie et l’intérêt particulier ont fait substituer, surtout de nos jours, des boutiques et des manoirs tels quels pour la location, quelques portions d’églises et d’habitations portant l’empreinte de cette époque de transition, tels que l’intérieur de Saint-Gervais[55], le portail de Saint-Germain-l’Auxerrois[56], et plusieurs autres vestiges que relève avec soin l’élégant crayon de M. le comte Turpin de Crissé pour ses Souvenirs du vieux Paris, ouvrage qui ne peut manquer d’ajouter à nos plaisirs et à nos regrets[57].

À Vincennes, les travaux complémentaires de la Sainte-Chapelle du château, repris d’abord par Charles VI, puis par François Ier, de 1517 à 1531, et éclairés par les beaux vitraux de Jean Cousin encore intacts.

À Dijon, ancienne capitale de ce duché de Bourgogne, et résidence de ces ducs qui, rivaux et même parfois rivaux heureux de leur suzerain, occupèrent presque en maîtres un royaume dont leur province n’est aujourd’hui qu’une dépendance secondaire, divers monuments très curieux sous le rapport de l’art, comme par les douloureux souvenirs historiques qu’ils rappellent, tels que l’hôtel des ambassadeurs d’Angleterre[58] et les mausolées des ducs de Bourgogne[59], et plusieurs beaux vestiges de l’hommage rendu par nos rois à la juste célébrité de cette ville, dès les premiers temps de sa réunion à la France[60].

À Blois, le vaste et beau château, théâtre de tant de grands événements historiques, jalonnés par ses quatre façades de styles différents, et qu’on a impitoyablement transformé en une caserne, où nous avons vu nos conscrits attaquer trop vivement, à la baïonnette, les belles voussures sculptées des escaliers à vis. Mais nous ne citerons ici, comme premier objet de comparaison, que l’élégante partie qui date du règne de Louis XII, façade de l’est[61].

À Amboise, le beau palais de Charles VIII et de Louis XII, qui n’avait subi que peu d’altérations jusqu’au moment où il échut, comme sénatorerie, à un membre du sénat conservateur, qui ne conserva que la chapelle, ou du moins sa carcasse, comme objet n’étant pas à son usage. Le premier soin de ce nouvel occupant fut de changer les vieilles lucarnes du château en croisées modernes, les gargouilles en gouttières, etc. Héritier pour un cinquième du royaume de Charles VIII, mais tombé d’un trône dont il s’était aplani le chemin en 1793, il ne tenait sans doute pas, comme son devancier, à chevaucher jusqu’au seuil de son palais, à atteindre les sept vertus (nom du principal corps-de-logis) emmi ses hommes d’armes, paiges, varlets, fauconniers. Que n’a-t-il donc aussi, ce bon monsieur R. D. C. S., embelli l’œuvre de son prédécesseur en substituant des emmanchements commodes à cette rampe en casse-cou des tours, objet d’une sotte admiration ! (Voir note G, page 166.)

À Bourges, la tour neuve, construite en 1507, par Guillaume Pellevoisin, et la belle maison, antérieure d’un demi-siècle, de Jacques Cœur, argentier de Charles VII, avec ses dentelles et ses devises ; édifice qui doit sa conservation au soin que prit Colbert, qui l’avait acquis, de ne le céder qu’aux échevins, un an avant sa mort, pour leur maison de ville[62].

Dans la même province, près de Saint-Amand, à Meillan, un charmant château, proche parent à tous égards et d’une grande conformité d’aspect avec l’hôtel de Cluny, mais avec un grand surcroît de richesses dans les détails des parties ménagées par un incendie. Si les lucarnes reproduisent exactement celles de la façade de ce dernier hôtel, et les galeries et appuis de croisées, intacts à Meillan, ce qui existait à Paris avant l’agrandissement des fenêtres, la tour octogone, d’égale dimension, est infiniment plus ornée et plus élégante. Toutes ses faces, encadrées par des colonnettes masquant les angles, sont couvertes d’ornements gothiques entremêlés des armoiries de Chaumont[63] ; elle est d’ailleurs surmontée d’une galerie à jour et d’une élégante coupole de forme mauresque, comme il en existait probablement une sur la tour de l’hôtel de Cluny avant sa conversion en observatoire.

Ce joli manoir est toujours demeuré dans un bel état de conservation, grace aux soins de madame la duchesse Béthune-Charost qui l’habite.

À Brou-en-Bresse, l’église construite en 1515, contenant les beaux mausolées de Philibert, duc de Savoie, de Marguerite de Bourbon, sa mère, et de Marguerite d’Autriche, sa femme[64].

À Bordeaux, la porte du Caillau, construite en 1494, en mémoire de la bataille de Fornoue.

À Rouen, le palais, ou plutôt, comme on l’a dit, le magnifique et spacieux Temple de la Justice[65], entièrement terminé en neuf années, de 1499, première année du ministère de George d’Amboise, à 1508, ce qui, eu égard aux immenses travaux d’architecture, de sculpture et de décors intérieurs, peut confondre même d’autres constructeurs que ceux de la Madeleine et de l’Arc de l’Étoile.

Dans cette ville, la mieux pourvue encore de monuments publics, et particulièrement du moyen âge, malgré l’activité, assez récente, il est vrai, de la démolition sur les quais et dans d’autres quartiers, on en trouverait vingt plus ou moins remarquables de la même époque, tels que la jolie fontaine de la Croix de pierre[66], etc. Il en est un surtout qui nous a frappé par ses détails et par son ensemble. C’est la belle cheminée en pierre, existant encore, nous le pensons du moins, dans une maison sans dehors de la petite rue de la Croix de Fer. On peut en juger, sans déplacement, par sa reproduction lithographique dans l’ouvrage de MM. Taylor, de Cailleux et Nodier, et l’on jugera sans doute comme nous, que le médaillon du milieu se rapporte au pèlerinage de Charles VIII à la Santa Casa. Nous aimerions à savoir ce bel accessoire soustrait, au profit de notre musée, à la convoitise des amateurs d’outre-mer, ou du moins dégagé pour toujours, par les soins de la ville, des calicots qui l’obstruent ; mais qu’espérer quand le délicieux Bourgthéroulde est incessamment menacé et déjà entamé ![67]

N’oublions pas non plus le beau mausolée élevé au ministre chéri de Louis XII, par l’autre Georges d’Amboise, son neveu, dans la riche chapelle de la cathédrale, qui contient aussi celui élevé à Louis de Brezé, grand-sénéchal de Normandie, par la piété conjugale de la maîtresse de son roi[68]. Quelle ravissante composition que ce mausolée d’Amboise, terminé en 1522 ! que de richesses en architecture et en sculpture, comprises, sans confusion, dans une dimension de 16 pieds sur 21 ! C’est à nos yeux ce que l’art a dû produire de plus parfait.

À Gaillon, des vestiges, rien que des vestiges enclavés dans les fortes murailles de la prison ; mais ces vestiges nous reportent, par leur caractère, aux beaux fragments dont nous avons parlé plus haut, et parmi lesquels, pour le dire en passant, nous avons trouvé une petite figure en marbre, qui nous a paru sortir du ciseau créateur de celles placées au mausolée de George d’Amboise. Le protégé aura survécu au protecteur.

À Caen, riche encore des derniers grands monuments de l’école byzantine, des abbayes construites par Guillaume et Mathilde[69] ; l’église Saint-Pierre, dont le retrockorum extérieur appartient, si nos souvenirs déjà anciens ne nous trompent pas, à la même époque de transition ; et près de la même ville, la petite fabrique dite des Gendarmes, d’un goût parfait dans sa proportion exiguë[70].

À Évreux, la tour de la grosse horloge, bâtie en 1417, sous la domination anglaise, élégante dans sa forme particulière et dans ses proportions.

À Orléans, l’ancien Hôtel-de-Ville, aujourd’hui le Musée[71], commencé sous Charles VIII et terminé sous Louis XII, en 1498, et quelques autres vestiges intéressants de la même époque.

À Saint-Quentin, également l’Hôtel-de-Ville[72], dont la date de construction est aussi bien constatée par le style des ornements et des figures grotesques multipliées dans les chapiteaux, corniches, voussures, etc., que par le rébus du facétieux chanoine Charles de Bovelles[73].

À Nantouillet, près de Juilly (Seine-et-Marne), le château où mourut, en 1535, ce chancelier Duprat, dont la cupidité et la haute et pernicieuse influence jetèrent des ombres sur le grand règne de François Ier. Plusieurs parties de ce château, notamment la rotonde de la chapelle, vue du jardin, et la porte de la grande cour, présentent de l’analogie avec des détails correspondants de l’hôtel de Cluny.

À Nantes, dans la cathédrale du xive siècle, mutilée au xviie, le beau mausolée en marbre blanc, noir et rouge, qu’Anne de Bretagne fit élever à François II, son père, dernier duc de Bretagne. Ce monument exécuté en 1507, par Michel Columb, est digne, à tous les égards, de la belle époque à laquelle il appartient. Il comprend près de quarante figures de diverses dimensions, et toutes d’un beau caractère.

À Strasbourg, également dans la cathédrale, la chaire découpée dans une pierre dure et fine, avec un goût exquis et une extrême délicatesse. Environ quarante figures d’un beau travail concourent à l’ornement de ce chef-d’œuvre, terminé en 1486, par Jean flamberez, alors architecte de la cathédrale. La balustrade ne fut posée qu’en 1521 ; et l’abat-voix, en bois, sculpté par Conrad Collin et son fils, ne date que de 1617.

À Nancy, le palais des ducs de Lorraine, terminé en 1476, et dont les restes servent, comme ceux du château de Blois, de caserne à la garnison.

À Toul, le beau portail de la cathédrale, terminé en 1496, Par Jean de Commercy.

À Loches, dont le palais reçut Louis XI et ses cinq premiers successeurs, le donjon, maison de retraite de La Balue et de Comines, rendu à la même destination, et dans les débris du château, la reproduction du cénotaphe d’Agnès Sorel, et l’oratoire d’Anne de Bretagne.

À Clermont (Auvergne), une belle trace du séjour dans cette ville de notre Jacques d’Amboise, comme évêque de ce diocèse, dans les restes de la fontaine pyramidale qu’il fit élever, vers 1512, sur la place de la Cathédrale[74].

Enfin, à Saint-Ouen, près de Château-Gonthier, au milieu des terres, et sans aucun aboutissant, un charmant pavillon, servant de corps de métairie, et dont rien ne surpasse, selon nous, la grace et l’élégance, comme architecture et comme sculpture d’ornements. Ce joli petit château, à l’origine duquel nous n’avons pu remonter, mais qui doit avoir été construit dans la première époque de la renaissance, quoique bien conservé en apparence, menaçait ruine quand nous le visitâmes, il y a quatre ans ; le métayer propriétaire ayant eu l’heureuse idée de remplacer par une bûche la clef de voûte de l’escalier en spirale, Cela durera autant que moi, répondit-il à notre objection. Il vient de mourir[75].

IIe Époque. — Renaissance pure.

Nous classons sous cette dénomination les travaux d’architecture exécutés en France, d’abord par les artistes italiens appelés par François Ier, tels que maître Roux, Le Primatice, Vignole, etc., et ensuite ceux dus à l’émulation de nos célèbres compatriotes Jean Bullant, Pierre Lescot, Philibert de l’Orme, etc.

Le règne de ce genre noble et gracieux, mais moins féerie peut-être que celui qui le précéda, ne commença guère en France qu’en 1516, après le retour de la bataille de Marignan, pour finir vers 1561, époque où la minorité de Charles IX et le caractère de gravité des guerres de religion arrêtèrent l’impulsion donnée aux grands travaux. Le palais des Tuileries, commencé en 1564, fit peut-être seul exception, comme destiné à la résidence de la toute-puissante Catherine de Médicis, qu’un horoscope détourna de son empressement à jouir de son œuvre[76], qu’elle abandonna pour l’hôtel de Soissons. Sous ce rapport, le palais de Philibert de Lorme et de sa collaboratrice, dénaturé par ses accroissements successifs, peut être considéré comme formant la liaison des constructions appartenant à la grande école italienne avec celles, modifiées quant au caractère de pureté et d’élégance, d’Androuet du Cerceau, qui construisit à Paris, sous Charles IX et ses successeurs, les hôtels Carnavalet, de Bretonvilliers, des Fermes, de Mayenne, de Sully, etc. L’Hôtel-de-Ville de Paris, commencé en 1533, élevé de deux étages en 1549, continué ensuite sur un plan nouveau, bien moins élégant, et terminé seulement en 1606, nous offre un témoignage de ce ralentissement de travaux occasionné par nos discordes civiles, et un exemple de ce que l’art a perdu dans sa nouvelle transition.

C’est pendant la première période de quarante-cinq ans que s’élevèrent en France tous ces immenses et pompeux monuments d’habitation, pour ne parler que de ce genre d’édifices, dont quelques-uns seulement semblent n’avoir surmonté les chances de destruction que pour ajouter à la somme de nos regrets, par la mesure qu’ils nous en donnent, et à nos anxiétés, par l’appréhension du sort qui les menace presque nécessairement.

Tels sont, entre autres, Fontainebleau, élégante mosaïque[77], qui conserve son cachet primitif au milieu de ses adjacences, et qui, d’après surtout les belles restaurations dont on s’occupe, ne périra peut-être qu’avec la monarchie.

Chambord, cette œuvre compacte et pyramidale du Primatice et de Vignole, d’un aspect si neuf en France, celui d’une immense mosquée, couverte de nombreux minarets, mais dont le lis colossal qui la surmonte et sa salamandre flamboyante de toutes parts précisent l’origine et l’époque ; édifice qui, redevable de sa conservation d’abord à son isolement, puis à un sentiment bien français, prêt à se raffermir sur ses solides bases, voit de nouveau trembler le sol sous ses masses[78].

Écouen, autre édifice également quadrangulaire, tout dorique, ionique et corinthien à l’extérieur, mais bien déchu, à l’intérieur, d’une splendeur dont s’est beaucoup enrichie la collection que nous décrivons[79].

Anet, au bord de l’Eure.

L’amour en dirigea la superbe structure,

a dit Voltaire, meilleur appréciateur, à ce qu’il paraît, des produits des arts que des secrets de la nature. (Voir, note U, ses sarcasmes sur Palizzi.) Monument de l’aveugle et durable passion d’un de nos rois guerriers pour cette Armide qui, pendant longues années, subjugua, fascina tout en France, tout, jusqu’à Brantôme, qui devait être cependant bien en garde contre les faiblesses des femmes, et qui, voyant Diane à soixante-six ans, la trouva belle encore, et si belle Que je ne sache, dit-il, cœur de rocher qui ne s’en fût ému ; monument mutilé de nos jours, mais encore assez vivant, par ses beaux débris, pour qu’à l’aide, d’ailleurs, de sa façade, placée à l’École des Beaux-Arts, et de ses sculptures classées au Louvre, l’imagination puisse réédifier ce temple de l’amour[80].

Chenonceaux, autre résidence de cette enchanteresse, qui vient si souvent se placer dans nos descriptions comme dominant une époque célèbre par les arts, qu’elle encouragea noblement ; gage de paix entre une reine et la favorite, et remarquable encore aujourd’hui par les soins religieux apportés à sa conservation, et par les sacrifices et le goût éclairé de ses affables propriétaires pour sa complète restauration[81].

Ancy-le-Franc(Yonne). Le château, production toute classique du Primatice, qui, bien que remontant au milieu du xvie siècle, eut le rare avantage de ne changer qu’une fois de maître, et semble garanti pour longtemps de nouvelles chances, par les soins dont il est l’objet[82].

Azai-le-Rideau (Touraine), résidence du malheureux Semblançay, maintenu en bon état par son riche propriétaire[83].

Blois. La partie, dite de la renaissance, du beau château à quatre façades, dont nous avons parlé.

Joinville. Le petit château, dit la Grande-Maison, reste de la splendeur de la maison de Guise[84]. Très-bien conservé.

Orléans. La jolie petite maison dite de François Ier, et peut-être même celle dite d’Agnès Sorel.

Rouen. Entre autres édifices, dont plusieurs maisons en bois sculpté, l’hôtel du Bourg-Théroulde, témoignage encore vivant des conceptions abondantes, mais calculées pour l’effet, des artistes de la renaissance, par la surcharge de sculptures de tous genres qui couvrent entièrement une surface assez restreinte, sans se nuire réciproquement, et sans enlever à l’œil son action sur l’ensemble et sur les détails ; monument presque votif en l’honneur de François Ier, dont les traits, les emblèmes et les faits sont reproduits de toutes parts, notamment dans ces élégants bas-reliefs de l’entrevue du camp du Drap-d’Or, si précieux, sous plusieurs rapports, pour l’histoire de l’art. Les portraits, encore ressemblants, malgré les mutilations, de François Ier et de Henri VIII, existent en outre sur les pilastres de la porte d’entrée.

En groupant ainsi quelques-uns des monuments échappés jusqu’ici au sort qui en atteignit tant, nous repoussons la triste tâche de tenir même registre des ravages de notre vandalisme contemporain. Seulement dans le petit rayon de banlieue de notre capitale, nous avons vu sacrifier en pure perte Madrid (bois de Boulogne), Saint-Maur, Meudon (reconstruit), et, quelques lieues plus loin, Sarcus, Anet, le manoir d’Andelys, etc., etc.[85], et cela, sans que l’aveugle fureur qui présidait à ces destructions nous ait même conservé de beaux fragments, qui formaient à eux seuls des objets d’art remarquables et transportables[86].

Les principaux sculpteurs qui attachèrent leurs noms aux monuments de la période que nous qualifions de renaissance pure, y compris les monuments religieux[87], que, pour cette époque, nous laissons en dehors comme architecture, sont, pour la statuaire proprement dite, Paul Ponce, qui tient aux deux époques, Ponce Jacquio, que l’on confond souvent avec ce dernier, Pierre Bontemps, Jean Goujon, Barthélémy Prieur, Germain Pilon[88], le Suisse Conrad Meyl et ses collaborateurs à l’église de Brou, et bon nombre d’autres moins célèbres ; et pour l’ornement, accessoire important dans ces travaux, Jean de Bourges, Ambroise Pesret, Jacques Chantrel, Pierre Bigoigne, Bastien Galles, etc.


(J), page 18.

Ces applications sur pierre dure, sans autre préparation, retrouvées récemment sous trois couches de badigeon, ont conservé tout leur éclat et leur transparence, malgré le lessivage par acide et même le grattage auxquels elles ont été imprudemment soumises[89]. Les dorures et légendes de la coupole sont restées également intactes.

Cet état de conservation, après plus de trois siècles, doit éveiller l’attention des artistes comme celle des autorités chargées du décors intérieur de nos grands édifices, où, par l’influence de notre climat brumeux et de l’atmosphère factice de la capitale, les apprêts se salpêtrent ou s’exfolient, et les toiles moisissent. La peinture sur lave ne peut s’appliquer à des grandes décorations, surtout à des courbes, et quels que soient les résultats que nous espérons nous-même des essais pour la reprise de l’encaustique, la durée en sera toujours, comme ici, subordonnée à la solidité du fonds. Quant à la fresque, on doit être convaincu qu’il sera très-difficile de l’acclimater, à Paris surtout, notre température si variable ajoutant encore au plombé de ses tons.

M. Dauzat, l’auteur d’un beau tableau exposé au salon de 1833, représentant une vue intérieure de la cathédrale d’Albi, a recueilli dans une chapelle de cette belle église des compositions offrant une analogie incontestable avec ces peintures, et qui datent de la même époque où Louis d’Amboise, quatrième fils du seigneur de Chaumont, était évêque d’Albi.

Les mêmes artistes italiens auront travaillé pour les deux frères.

Par une heureuse rencontre, le devant d’autel qui fait partie des nouveaux ornements de la chapelle de l’hôtel de Cluny, se trouve être d’une époque et d’un style entièrement d’accord avec les peintures du sanctuaire. L’inscription suivante qu’il porte pourrait également leur servir au moins de date :

« Anno Domini millesimo quingenti decimo
« Qvinto, Gvlivs Lionel complevit. »

(K), page 20, note 4.

La sculpture, sur pierre ou sur marbre, exigeant d’autres combinaisons que l’emploi, par simple imitation, de procédés faciles comme ceux de l’architecture ordinaire, est restée de beaucoup en arrière, dans la marche en avant de ce dernier art, jusqu’au moment où la science et le goût sont venus au secours du génie et ont produit presque simultanément les Donatello, les Michel-Ange, les Vischer, les Paul Ponce, etc., etc. ; mais dans la marche rétrograde de l’art, la sculpture a pris les devants à son tour : depuis son règne de plus d’un siècle, quels noms, autres que ceux de Sarrazin, de Francheville et du Puget, ont surgi en France et à l’étranger ? et qui pourrait-on citer depuis Bouchardon jusqu’à Canova ?


ART DRAMATIQUE.


(L), page 23.

Les confrères de la Passion de Notre-Seigneur, succédant aux Jongleurs qui exploitaient seuls notre art dramatique, depuis le règne de saint Louis, se formèrent en société vers la fin du 14e siècle. Charles VI leva l’interdiction apportée à leurs représentations par le prévôt de Paris, et les autorisa, par lettres patentes du 4 décembre 1402, à transférer leur théâtre, de Saint-Maur à Paris, et à jouer publiquement, dans cette ville, leurs comédies pieuses[90], « dites moralités ou mystères, en y appelant quelques-uns de ses officiers ; et même à aller et venir par la ville, habillés suivant le sujet et la qualité des mystères qu’ils devaient représenter. »

Cette troupe grossière qui, selon l’expression de Boileau,

« Jona les Saints, la Vierge et Dieu par piété, »

jouissait d’une espèce de privilège exclusif, qu’elle exploita seule pendant plus d’un siècle et demi, ainsi que le témoigne l’acte du parlement du 9 décembre 1541, qui, nonobstant la confirmation en 1518, par François Ier, de l’autorisation accordée par Charles VI, s’opposa à ce que des particuliers fissent jouer des mystères de l’ancien Testament.

Ce fut dans une maison du faubourg Saint-Denis, espèce d’hôpital[91] destiné à recevoir les pèlerins et pauvres voyageurs arrivés après la clôture des portes de la ville, que les prédécesseurs de Lekain, de Molé et de Talma, dressèrent leur premier théâtre. Le comité, ou plutôt la confrérie qui en faisait l’office, organisa son service dans la chapelle de la Sainte-Trinité, dépendant de cet hôpital.

Les provinces[92] ne tardèrent pas à participer aux jouissances dramatiques de la capitale, jouissances bien vives, si nous en croyons Alain Chartier qui, parlant des mystères qui furent joués lors de l’entrée de Charles VII à Paris, en 1437, « tout au long de la grande rue Saint-Denis, sur échafauds bien et richement tendus, auprès d’un ject de pierre l’un de l’autre, dit : et là venoient gens de toutes parts criant Noël, et les autres pleuroient de joie[93]. » Le journal d’un bourgeois de Paris porte à ce sujet : « Comme on fist pour le petit roi Henry (d’Angleterre), quant il fut sacré à Paris ; » ce qui ne s’applique sans doute pas aux larmes de joie.

On parle, dans l’histoire de la ville de Lyon, d’un mystère joué en 1486, pour lequel « le chapitre de l’église ordonna 60 livres, » ainsi que d’un théâtre public, dressé en 1540, dans la même ville, où, « par l’espace de trois ou quatre ans, les jours de dimanche et les festes, après le disner, furent représentées la plus part des histoires du viel et nouveau Testament, avec la farce au bout pour recréer les assistants. Le peuple nommait ce théâtre le Paradis »[94].

Le parlement ayant, en 1540, rendu, par un arrêt, la maison de la Trinité à sa première destination, les confrères de la Passion s’installèrent à l’hôtel de Flandre, puis se décidèrent à acquérir l’hôtel de Bourgogne, où ils furent autorisés à s’établir, en 1548, mais sous la condition qu’ils ne joueraient que des sujets profanes, licites et honnêtes[95], et que les acteurs porteraient des masques selon leurs rôles, comme aux théâtres des anciens. Ces conditions, inconciliables avec le caractère religieux de la confrérie, la détermina, dit-on, à faire exploiter, par des laïcs moins scrupuleux, le privilège exclusif que le même arrêt lui conserva, et que lui confirmèrent des lettres patentes de mars 1559, du roi Henri II. Ce prince avait déjà témoigné son goût pour ces nouveaux spectacles, en assistant en 1553, au collége de Reims, aux représentations de la Cléopâtre de Jodelle, la première pièce régulière de notre théâtre. (Voy. règl. du parlement, 14 décembre 1557, pour Huon de Bourdeaux.)

Sous Henri III, règne pendant lequel, dit l’Étoile, « la corruption étoit telle, que les farceurs, bouffons, put… et mignons, avoient tout crédit auprès du roi, » l’autorité royale contre-balança, si elle ne fit fléchir sous ce rapport, celle du parlement. Ainsi, lorsque les comédiens italiens surnommés gli Gelosi, appelés de Venise par le roi, débutèrent le 29 mai 1877, à l’hôtel Bourbon[96], le parlement leur fit en vain défense, par divers arrêts « et sous peine de dix mille livres parisis d’amende, applicable à la boîte des pauvres, de plus jouer leurs comédies, pour ce qu’elles n’enseignaient que paillardises… et même de plus obtenir et présenter à la cour des lettres patentes d’autorisation. » Un mois plus tard, ils recommencèrent leurs représentations par la jussion expresse du roi.

Il faut que les comédiens de province, qui s’installèrent sept ans plus tard à l’hôtel de Cluny, aient enseigné moins de paillardises que gli Gelosi, et n’aient par conséquent pas inspiré le même intérêt à Henri III, puisqu’ils furent contraints d’exécuter, séance tenante, l’arrêt du parlement du 6 octobre 1584, qui renversa leur proscenium. Douze ans plus tard, ils furent autorisés à jouer à la foire Saint-Germain, à la charge de payer, par chaque année qu’ils joueraient, deux écus aux administrateurs de la confrérie de la Passion, dont l’entreprise théâtrale touchait à son déclin. (Voyez l’arrêt du parlement du 19 juillet 1608, en faveur de Joubert d’Engoulevent, prince des sots. Félibien, Preuves, 3e vol., p. 44, et l’arrêt du conseil du 7 novembre 1629, qui met en doute les qualités et privilèges de la confrérie. Recueil général des anciennes lois, t. xvi, p. 345.)


LA LANDE.


(M), page 32.

La Lande, mort en 1807, en odeur d’athéisme, fut, dit M. Delambre, enthousiaste fanatique des idées religieuses ; dès l’âge de dix ans, il prêchait, en habit de jésuite, des sermons de sa composition. Il faut que ses convictions aient résisté aux influences de la société des philosophes du roi de Prusse[97], et à l’effet de ses observations dans l’étude du ciel, pendant près de vingt ans, puisque dans son voyage d’Italie, écrit vers 1765 (il avait alors 33 ans), on trouve l’éloge de saint Charles Borromée, de saint François d’Assise, et celui des cérémonies catholiques, « respectables, dit-il, en dépit d’une philosophie destructive de toute inégalité, de toute religion, de tout pouvoir. » Il se moque ailleurs d’un médecin génois dont la folie était de prêcher l’athéisme.

D’autres pourront supposer qu’une plus complète observation de la marche des phénomènes célestes, par un effet contraire à celui exprimé dans le beau verset Cœli enarrant gloriam Dei, lui aura révélé un mouvement sans moteur, et l’aura fait ainsi revenir de ses préjugés. Quant à nous, d’après ses dissertations mêmes que nous avons entendues, et en raison de son organisation, qui le rejetait hors des sentiers battus, nous tenons pour constant qu’il entra plus de fanfaronnade que de conviction dans sa conversion au culte du néant.

Tel ne fut pas Socrate, à qui La Lande était fier de ressembler par les traits du visage comme par sa chevelure négative[98] ; car Xénophon nous apprend que ce philosophe religieux « ne voulait point qu’on recherchât curieusement l’artifice admirable avec lequel les dieux ont disposé tout l’univers, parce que c’est un secret que l’esprit de l’homme ne peut pas comprendre, et que ce n’est pas faire une action agréable aux dieux que de tâcher à découvrir ce qu’ils nous ont voulu cacher. » (Trad. de Charpentier.)

Il existait d’ailleurs d’autres points de dissemblance entre La Lande et son patron d’adoption, qui pensait : que les sciences demandant un homme tout entier, et le divertissant de plusieurs bonnes occupations, il suffisait, par exemple, en fait d’astronomie, de savoir ce qu’on pouvait apprendre des matelots ou des gens qui chassent la nuit. M. Jourdain, qui n’en demandait pas davantage, était donc à cet égard plus près de Socrate que La Lande.

Ce même besoin de s’élever au-dessus des faiblesses humaines qui domine dans tous les actes de la vie de La Lande, détermina l’annonce et les préparatifs publics d’un voyage entrepris aux yeux de la capitale assemblée, de Paris à Gotha (en l’an 7), au moyen d’un ballon qui le descendit sain et sauf, quelques instants après le départ… au bois de Boulogne.

Aux moyens généraux et naturels, propres à grouper sur lui l’attention du public, il en joignit de plus efficaces encore, en ce que, pris au-delà des bornes posées par la nature même, ils éveillaient les susceptibilités et les répugnances individuelles.

« Il affectait, dit encore M. Delambre, de manger avec délices des araignées et des chenilles, » et fut même imité par une de ses élèves de prédilection, madame Le Paute[99].

Ce cours particulier, dont nous avons suivi quelques leçons, était sans doute moins contraire que le cours d’athéisme aux intérêts de l’humanité, moins celui des insectes en jeu. Nous pensons que la chaire en est restée vacante.

La Lande était d’ailleurs instruit et laborieux, simple quoique dans l’aisance, et de plus très-serviable. Dupont de Nemours dut la vie à son courage civil, qui lui dicta l’éloge de Bailly[100] et de Lavoisier, sous le couteau toujours menaçant qui fit tomber leurs têtes.

Malgré ses principes, ou du moins leur nullité en matière de religion, il recueillit à l’Observatoire, des prêtres échappés au massacre des Carmes, qu’il faisait passer pour des astronomes, leur disant, pour rassurer leur conscience sur la portée de ce mensonge officieux, s’il en fut : « Est-ce tromper que de faire considérer comme astronomes ceux dont les regards sont toujours tournés vers le ciel ? »

Il est mort à 75 ans, en 1807, après avoir été 54 ans membre de l’Académie, et 46 ans professeur au Collège de France.


MESSIER.


(N), page 34.

Messier alliait à la simplicité d’un enfant une grande force de volonté et une rare ténacité comme observateur. Sa vocation spéciale et ses succès dans la recherche des comètes, dont nous avons vu qu’il eut le monopole presque exclusif, surtout pendant les quinze premières années de son séjour à l’hôtel de Cluny, ont pu tenir à l’excellente organisation de sa vue qui, jusqu’à l’âge de 83 ans, lui permit de distinguer ce que d’autres ne pouvaient apercevoir.

Nommé académicien libre en 1770, il fut agrégé à toutes les sociétés savantes de l’Europe, et dut sa célébrité à sa qualité de bon observateur, à raison sans doute de l’intérêt qu’on attachait alors à la surveillance des corps célestes qui pouvaient menacer notre globe.

Cette surveillance exclusive l’amena à démontrer l’exactitude des thêmes d’observation de notre grand fabuliste, par une chute de 25 pieds qu’il fit, en 1781, dans une glacière du jardin de Mousseaux, étant sans doute à l’affût de quelque comète.

Il en fut quitte pour la rupture d’une cuisse et d’un bras, pour l’enfoncement de deux côtes, et pour une forte plaie à la tête. Cette réunion d’accidents, occasionnée par les glaçons, le força d’interrompre ses travaux pendant plus d’un an, malgré le soin que prit son chirurgien de confiance, Dumont, dit Valdajou, de lui casser de nouveau, pour la mieux rajuster, sa cuisse mal remise par un célèbre docteur, confrère de Messier à l’Académie.

Il manifesta, dès ce moment, hautement son dédain pour les théories savantes, citant, comme un nouvel exemple, la guérison qu’il avait obtenue dans son enfance, d’un paysan de son village, en un cas semblable, guérison si parfaite, qu’il lui était impossible de préciser quelle cuisse avait été soumise à l’opération.


REMPARTS DE SENS.


(O), page 40.

Ces monuments abondent sur la surface ou dans le sol de notre pays. Passant à Sens, il y a trois ans, avec un archéologue instruit, M. le docteur Michelin de Provins, nous fûmes très-surpris de trouver des sculptures d’un grand caractère sur des pierres qu’on venait d’extraire presque sous nos yeux des remparts romains qui entourent cette ville[101]. Ces sculptures représentaient, dans une proportion d’environ 30 pouces, des griffons, des vases, feuilles d’acanthe, etc. Cherchant à remonter aux causes de cette particularité, nous reconnûmes que la base de ces remparts, dans toute leur étendue (peut-être 1000 toises), était formée, à quelques pieds de hauteur, de pierres semblables dont la face extérieure était lisse, mais indiquait, par des entailles pratiquées pour les tenons, et dont quelques-unes nous ont paru empreintes d’oxide métallique, qu’elles avaient fait partie d’une construction ; de plus, nous trouvâmes, sur un assez grand nombre de ces pierres, des inscriptions ou portions d’inscriptions latines en caractères et expressions[102] analogues à ceux qu’on voit encore sur les monuments romains conservés.

Notre supposition était toute naturelle. Nous la livrons, pour ce qu’elle leur paraîtra, aux savants antiquaires qui peut-être se sont déjà occupés de cette découverte[103].

N’est-il pas présumable que lors de l’établissement du christianisme dans les Gaules, comme religion dominante, vers la fin du ive siècle, il existait à Sens, ville romaine s’il en fut dans nos pays, un temple païen qui aura été détruit[104], et dont les matériaux auront servi de base à de nouvelles murailles construites dans ces derniers temps, et qui n’ont pu, d’après surtout notre remarque, enceindre l’Agendicum du temps de César[105] ? En plaçant les pierres sculptées, provenant sans doute des frontons, frises ou chapiteaux, de manière à ce que la partie unie fût seule en dehors, sauf pour les inscriptions qui ne formaient pas saillie, on a assuré la conservation des sculptures, qui, en effet, n’ont éprouvé aucune altération dans leur contact avec le ciment romain.

D’après cette conjecture, que rien jusqu’ici ne contredit pour nous, cette carrière ne serait-elle pas, pour un musée de monuments romains-français, une mine inépuisable. Son exploitation serait d’ailleurs très-agréable aux descendants des illustres Senonenses, à en juger par l’empressement qu’ils ont mis, il y a deux ans, à profiter d’une saison morte pour faire démolir leur porte de ville la plus curieuse et la mieux conservée.


(P), page 42.

Malgré le rapport des plus favorables fait à l’Institut par M. Alexandre Delaborde, malgré les éloges et la médaille d’or de cette illustre compagnie, malgré l’assentiment donné à ce travail par M. le préfet de la Seine, dont une fondation si remarquable contribuerait sans doute à illustrer l’édilité, et malgré la beauté du plan et son utilité incontestable pour la ville de Paris, seule de toutes les grandes villes de France qui ne possède aucun établissement consacré à recueillir des objets d’art, nous n’hésitons pas, dans notre conscience, à jeter franchement le découragement dans l’ame de M. Albert Lenoir. Nous craignons bien du moins qu’il n’en soit pour ses plans et projets, grace aux obstacles qui surgiraient de toutes parts si l’on parlait sérieusement de leur exécution. A-t-il bien calculé, dans la naïveté de son âge et dans l’entraînement des émotions puisées dans le souvenir de la latitude accordée à son père pour un travail du même genre, les luttes d’intérêt et d’amour-propre comme les avis raisonnés et contradictoires des architectes en pied, les résistances positives ou par voie d’inertie bureaucratique des sous-ordres, qui ne protègent, et pour raison à eux connue, que leurs clients habituels, et surtout a-t-il pensé à la partie financière du projet et à l’avis malheureusement indispensable de la commission du budget municipal ? Veut-il que nous en rédigions d’avance les conclusions ? Projet très-remarquable, et dont l’exécution, sans doute désirable, doit être ajournée indéfiniment en raison des charges de la ville. Qui doute que ces charges ne soient lourdes, très-lourdes, comme aussi les revenus y affectés qui sont nos charges à nous ? Et cependant ne consacre-t-on pas annuellement des sommes bien autrement importantes à des acquisitions de maisons, pour l’exécution, qui ne s’ajourne jamais, de projets de…… démolition !

On verra peut-être un jour l’hôtel en question et les Thermes eux-mêmes, acquis pour cette destination bien plus rationnelle comme moyen d’assainissement, à moins que la direction actuelle des études n’inculque, à propos, à nos enfants, d’autres principes administratifs à cet égard que ceux que nous leur léguerons.

Resterait encore la question accessoire, mais importante, des frais d’ameublement du musée municipal. À cet égard, les villes, n’étant pas ou ne devant pas être comme les particuliers, pressées de jouir dans un temps donné, pourraient attendre les convenances et les occasions dont il serait sage de se mettre en mesure de profiter. Une fois l’hôtel et les Thermes sauvés des chances qu’ils peuvent courir d’un moment à l’autre, et le plan d’un musée arrêté et publié, ces occasions se présenteront en foule. Il y a d’ailleurs des Monthyons parmi les admirateurs de la vieille France, et même parmi les conservateurs bénévoles de ses haillons. Demandez plutôt au directeur du musée d’Orléans !


VITRAUX.


(Q), page 52.

Les anciens ne se servaient pour la clôture des jours que de plaques d’albâtre, de lames de talc ou de mica : ils ne connaissaient donc pas la peinture sur vitres, dont l’usage en France, indiqué comme remontant au iie siècle[106], n’est cependant constaté que vers le milieu du 12e, époque où l’abbé Suger fit peindre les vitraux de Saint-Denis avec de la poudre de saphirs et autres pierres précieuses[107]. Les vitraux du 13e siècle de la Sainte-Chapelle de Paris, de la cathédrale de Chartres, de plusieurs églises de Rouen, etc., doivent donner une juste idée de ce qu’était, dans son enfance, cet art qui n’a marché avec les siècles, il faut le reconnaître, que sous le rapport du dessin et de quelques perfectionnements dus aux progrès de la chimie. Quant à l’effet général tout-à-fait diamantaire des grandes croisées et des roses du 13e siècle, il est pour nous complet, plus harmonieux, et dans son principal objet, qui est de favoriser le recueillement, préférable, comme ensemble, à celui des élégantes compositions des 15e et 16e siècles. Cet art était nécessairement subordonné à celui de la fabrication du verre, qui ne se coulait alors qu’en petites lames[108] ; ce qui explique la dimension restreinte des médaillons et autres parties qui, réunies par un sertissage de plomb, d’un bon effet, en ce qu’il divisait franchement les sujets et les contours, concourent à former des mosaïques éblouissantes. Toutes ces parties sont coloriées dans la pâte. Ce sont des hachures mises par apprêt et passées au feu, qui déterminent les reliefs des draperies, les formes et les traits des figures, et accessoires.

Dans le 15e siècle, des maîtres tels que Henri Mellin[109], Albert Durer et autres grands artistes, firent participer cet art au progrès de la peinture proprement dite. Procédant d’ailleurs dans un autre système, d’après des moyens combinés lors de la fabrication du verre, ils parvinrent à obtenir sur la même plaque, par le mélange de la peinture d’apprêt et de l’émail, des tons fondus, des nuances et du clair-obscur. Déjà les Van Eych, et surtout l’aîné, nommé Jean de Bruges, qui fut chargé de grands travaux pour Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, avaient, dit M. Lenoir, trouvé le secret de se ménager la possibilité d’intercaler d’autres couleurs sur une plaque coloriée dans la fusion, en en suspendant l’effet de telle sorte qu’une des surfaces du verre restât blanche ; en usant alors avec l’émeri[110], du côté colorié, la partie qu’on voulait réserver pour d’autres tons, le blanc reparaissait pour les recevoir.

Parmi les grands peintres verriers du 16e siècle, Jean Cousin[111] tient incontestablement le premier rang. Le portrait de François Ier, et les sujets tirés de l’Apocalypse, placés à l’ancien musée Lenoir, suffiraient pour le mettre en première ligne. On y trouve science et charme de composition, et vérité de ton des chairs, comme harmonie générale, sans la recherche du pointillé qui rapetisse l’effet. Ses compositions brillent aussi par l’éclat et la richesse des draperies et autres accessoires, qualités principales dans ce genre de tableaux, qui, n’étant éclairés que par transparence, contrairement à la règle ordinaire de la nature, ne sauraient en général partager avec la peinture opaque la prétention à la magie de l’illusion. Ce n’est que dans certains effets de perspective intérieure, comme ceux dus à l’habile pinceau de M. Granet, qu’on pourrait, à notre avis, tirer un grand parti de la condition de transparence et de la lumière toute faite, dont on n’aurait plus qu’à dégrader les reflets jusqu’aux repoussoirs.

Bernard Palizai, si célèbre par ses poteries émaillées, a cultivé avec un grand succès cet art qu’il pratiqua dès son jeune âge. C’est à lui qu’on attribue la peinture en grisaille[112] faite pour le château d’Écouen, des quarante-six tableaux de l’histoire de Psyché, composition de Raphaël, réduite par il Rosso. Ces médaillons si parfaits, à tous égards, que nous admirâmes long-temps, dans la galerie du Musée des monuments français, démontés sans soin, puis promenés de greniers en greniers, furent transportés, il y a quelques années seulement, nous a-t-on dit, à Chantilly, et ne reverront sans doute jamais la lumière qu’ils modifiaient d’une manière si suave. On doit aussi à Palizzi les arabesques d’Écouen, dont deux panneaux figurent dans la collection[113].

Desangives, auteur des beaux vitraux de Saint-Paul, Pinaigrier et beaucoup d’autres artistes du 16e siècle, ont également laissé de nombreuses traces, malheureusement trop fragiles, de leur beau talent très-honoré à cette époque.

Dès le commencement du 17e siècle, cette peinture perdit entièrement en France son caractère d’éclat et de solidité, par l’abandon des anciens procédés, dont le secret, si secret il y a, n’était cependant pas et ne fut ja mais perdu. Mais, soit économie, soit lassitude du beau, car tout fatigue en France, on se borna, quand quelques occasions assez rares se présentèrent, à appliquer par apprêt, sur des plaques plus grandes il est vrai, des couleurs qui ne résistent pas aux plus faibles acides, quelquefois même au frottement de l’ongle.

Cependant la confection des verres colorés dans la fusion se continuait en Angleterre, en Hollande, en Allemagne et même en France, mais principalement pour la restauration des mêmes vitraux ; car, à cela près de quelques échantillons décrits par M. Lenoir, nous ne voyons l’emploi de cet art dans aucun édifice des 17e et 18e siècles.

Au commencement du 19e (1806), son exploitation fut reprise sur une petite échelle à Cologne, et en Suisse, à Urash[114] ; elle s’étendit en Allemagne, où la vieille cathédrale de Ratisbonne brille d’un nouvel éclat, grace aux beaux panneaux de plus de 20,000 fr. pièce, exécutés par M. Franck, sous le patronage généreux et éclairé du roi de Bavière, à qui on doit aussi la conservation des chefs-d’œuvre des écoles allemande et belge du 15e siècle, réunis par M. Boisserée. L’Angleterre ne voulut pas rester étrangère à cette impulsion, qui gagna même la France, où, depuis quelques années, les encouragements dus au zèle éclairé de M. le comte de Chabrol, ancien préfet de Paris[115], ont produit dans ce genre de véritables chefs-d’œuvre, surtout pour d’autres destinations que celles affectées en général aux anciennes verrières.


BENVENUTO CELLINI.


(R), page 72.

Qui saurait extraire des confessions, exemptes de toutes réticences, laissées par Gellini, et qu’appuient d’ailleurs les témoignages de ses compatriotes et contemporains, Vasari et Varchi, les principaux traits de cette grande figure modèle, et déduire, de l’influence de son organisation sur sa conduite, les conséquences de sa vie inquiète et aventureuse, lorsque son talent et ses succès pouvaient lui assurer l’existence la plus douce, reproduirait le type le plus complet de la variété d’êtres connus de tous temps, et encore aujourd’hui, sous le nom d’artiste[116].

Besoin d’indépendance absolue et d’émotion à tout prix ; impatience de tout frein ; insouciance du lendemain, partant de l’avenir ; soif inextinguible de célébrité ; présomption de soi-même portée au dernier point ; abnégation complète, en certains cas, d’intérêts personnels ou prétentions, et avidité sans bornes ; amours cyniques ; amitiés ardentes mais peu durables ; haines vigoureuses ; mélange de religion, de superstitions et d’incrédulité, de condescendance et d’audace avec les grands ; inconstance dans les projets ; enthousiasme suivi de dégoût pour l’œuvre imposée ; courage et libéralité aveugles ; prompt abattement et plaintes bruyantes dans le malheur, et satiété plus prompte encore du bien-être, toujours sacrifié à des chances suivies de regrets : telle serait, d’après cette étude de l’homme sur lui-même, l’autopsie morale de ce grand artiste, et le résumé synoptique des conditions presque toujours inséparables du don si rare d’un grand talent naturel.

Issu d’une famille dont il célèbre l’illustration tout en paraissant la dédaigner, mais fils d’un facteur d’orgues, bon dessinateur, Benvenuto, né en 1500, s’occupa des arts par instinct, pour ainsi dire dès le berceau. Résistant aux désirs de son père, il quittait la musique pour dessiner et modeler en terre. À 13 ans, il travaillait comme apprenti chez le père du célèbre Baccio Bandinelli, qui, 33 ans plus tard, faillit payer d’un coup de dague sa rivalité de gloire avec Benvenuto. À 16 ans, lors de son exil pour participation à un duel, il était artiste, grace à ses études dans l’école alors florissante de Michel Ange ; et c’est à 18 qu’il exécuta le fermoir de ceinture[117], qui, dit-il, le fit proclamer par les autres orfèvres florentins « le premier du métier. »

Depuis ce premier pas vers la célébrité, sa carrière, élargie par d’admirables travaux dans divers genres, ne fut qu’un enchaînement alternatif de triomphes et de contrariétés d’amour-propre, de faveurs insignes et de disgraces complètes, d’espérances et de déceptions. Son caractère présomptueux, irritable et vindicatif, venait toujours paralyser et souvent convertir en mesures d’une justice rigoureuse, les bonnes dispositions qu’inspiraient son immense talent et ses magnifiques travaux[118].

C’est ainsi que, jouissant à 30 ans d’une haute faveur près du pape Clément VII, admirateur de ses beaux ouvrages[119] et témoin du courage et de l’adresse qu’il montra lors du siège du château Saint-Ange, en 1527[120], il compromit cette belle position par sa conduite turbulente, par ses exigences indiscrètes et par l’aigreur d’un ressentiment non motivé ;

Que plus tard, poursuivi pour des assassinats, qu’il décrit comme de hauts faits[121], mais protégé, à raison de ses talents par les cardinaux Cornaro et Médicis, et par le pape Paul III, qui lui accorda sa grace et lui commanda de beaux travaux, il quitta son ingrate patrie, parce que le pape lui préféra son propre neveu Sforza, pour la remise à Charles-Quint du livre d’heures dont l’admirable couverture lui aurait sans doute valu les éloges de ce prince ;

Qu’à peine arrivé en France, en 1537, sur la réception trop froide à son avis que lui fit il Rosso, et malgré l’accueil gracieux qu’il reçut de François Ier, il se décida à retourner en Italie, où ses persécuteurs lui réservaient une longue et douloureuse détention, qu’il subit dans le même château Saint-Ange qu’il avait si vaillamment défendu[122] ;

Qu’après avoir été arraché à son cachot par la puissante intervention de François Ier et par les bons offices du cardinal de Ferrare[123], sans égard à l’accueil de ce grand roi, au traitement de 700 écus d’or, indépendamment de gratifications plus importantes, et du don du château du Petit-Nesle pour sa résidence ; sans même s’inquiéter de suivre les intentions du prince, auxquelles il substitua toujours ses volontés[124], et dont il finit par lasser la patience ; jaloux du Primatice, furieux contre la duchesse d’Étampes qui l’avait fait attendre[125], il abandonna volontairement et sans but la plus belle position qu’artiste ait jamais obtenue, et quitta pour jamais la France qu’il regretta toujours ;

Qu’enfin, retiré à Florence au sein de sa famille, près d’un prince ami des arts, qu’il avait double intérêt à satisfaire, puisqu’il s’agissait d’illustrer sa patrie, il s’y prit de telle sorte, que les beaux travaux qu’il obtint et exécuta[126], devinrent pour lui des sujets de tribulations de tout genre. Ce fut dans des alternatives de faveur et de disgrace, de bonne et mauvaise fortune, dans les cauchemars de la jalousie[127] et du regret d’une position perdue par sa faute, et de plus dans des embarras pécuniaires qu’il n’aurait pas dû connaître, qu’il consuma les vingt-six dernières années d’une existence convulsive caractérisée par cette seule circonstance. À 58 ans, il se détermina à entrer dans les ordres et se fit tonsurer, et il se maria à 60 ans.

Sa vie intérieure, comme homme privé, participa de celle d’artiste et fut également tourmentée.

De ce cratère, où bouillonnaient pêle-mêle toutes les passions les plus nobles comme les plus honteuses[128], sortirent, par irruptions soudaines, de sublimes mouvements de courage, de grandeur d’ame et de générosité, ou d’ignobles accès de cupidité, de fanfaronnade ou de vengeance. Trop de confiance en soi-même, trop de défiance envers les autres, ces dispositions assez communes chez l’homme, s’accroissent encore chez l’artiste par le sentiment de sa supériorité, et par l’idée souvent exagérée de son importance.

L’énergie du talent tient à celle des passions : le même germe les contient et les développe ; et c’est en subissant les conséquences du pacte satanique, qui régla les conditions de son être, que Cellini se montra à la fois au-dessus[129] comme au-dessous de l’humanité.


JEAN DE BOLOGNE.


(S), page 84.

La fontaine de la place Saint-Pétronne de Bologne, dont Jean de Bologne conçut la pensée et exécuta la sculpture, transformée en bronze, est toujours présente à notre mémoire, bien que notre souvenir date de 35 ans. Neptune faisant d’un coup de trident jaillir des torrents d’eau d’un rocher : c’est là un motif de fontaine ! Que sont, près de ce jet du génie, toutes nos combinaisons architecte-hydrauliques, depuis la très-gracieuse lanterne des Innocents où, par un changement de disposition[130], on est parvenu à garantir, par une épaisse coupole, la vasque et la gerbe d’eau principales, des atteintes de la pluie, jusqu’à la borne-fontaine qu’on vient enfin d’adopter comme décoration convenable du centre de l’esplanade des Invalides ? Observons que ce dernier enfantement est le résultat de longs efforts, et que depuis vingt ans c’est au moins la troisième fontaine de rechange sur la même place[131]. Les frais de construction et de démolition des autres, réunis à ceux du monument actuel, auraient couvert la dépense d’un ornement digne de cette magnifique esplanade.

Du bronze, du bronze, et du génie… moins d’architecture que de sculpture, voilà, selon nous, les éléments constitutifs des monuments hydrauliques destinés à la décoration des grandes places, dans notre capitale surtout, dont la constitution atmosphérique colore le bronze et corrode promptement la pierre et même le marbre.

Au lieu de planter l’aiguille triomphale de Luqsor[132] sur une place où sa forme, sa proportion et sa couleur briseront les lignes, diminueront l’échelle et rompront l’accord des monuments environnants, essayez d’y placer, ne fût-ce que pour en laver les souillures, un groupe de grandes figures en bronze, à eaux fortement jaillissantes, comme qui dirait le Neptune, l’Apollon de Versailles ou pièces équivalentes, jouant incessamment et sans attendre l’ordre de M. le maire, et vous m’en direz votre avis.


(T), page 88.

Ce commissaire avait régné sur la France pour un cinquième en occupant un de ces trônes que Bonaparte fondit en un seul. Cette position élevée, dont nous reconnaissons qu’il n’abusa pas, et son rôle nouveau d’amateur, devaient lui sembler étranges lorsqu’il se reportait à la proposition qu’il fit à la convention, comme ministre de la justice, « de brûler toutes les anciennes chancelleries et tous les titres de ces hommes dévorés du désir d’être grands, » si surtout les lambris dorés du Luxembourg ne lui avaient pas fait oublier son modeste cabinet de Rennes. Ce meuble était resté enfoui dans une maison de campagne, d’où les offres les plus brillantes ne purent le tirer. À la mort de ce feu roi, les matadors du commerce de Paris exploitèrent, selon l’usage, sa succession mobilière ; ce beau cabinet qui leur échut allait être réduit à sa valeur intrinsèque. Prévenu à temps, M. D* a pu lui conserver, jusqu’à nouvel encan, la valeur idéale qu’on peut lui assigner, sans craindre d’excéder le prix de sa confection.


BERNARD PALIZZI.


(U), page 106.

Pour être un grand et célèbre artiste, il n’est pas toujours nécessaire de faire de grandes choses, de couvrir de grandes toiles, de sculpter de grands blocs. Chaque branche d’art, dans la proportion la plus bornée, admet le progrès et la perfection ; et celui qui, surtout dans des travaux à la fois brillants et utiles, atteint, sinon le premier[133], du moins le plus complètement le but, et dote son pays d’une découverte dont l’exploitation lui sera profitable, acquiert, avec des droits à sa reconnaissance, de justes titres à la célébrité.

Ainsi, Bernard Palizzi, né dans l’Agenois, au commencement du 16e siècle, de parents pauvres, quoique n’ayant exercé jusqu’à près de 40 ans que les métiers modestes d’arpenteur, de peintre sur verre et de potier de terre, sans instruction première, mais doué d’une grande énergie de volonté, vint tout à coup allumer, pour ainsi dire, en France, le flambeau des sciences naturelles, et se classer, par d’utiles ouvrages et par d’admirables travaux d’art, au premier rang de nos savants et de nos artistes.

Il vivait tranquille à Saintes avec sa nombreuse famille, s’occupant de toisage, de chimie et de peinture sur verre, et coordonnant les observations sur l’histoire naturelle, recueillies par instinct dans ses fréquentes courses, lorsque la vue (en 1539, dit-on,) d’une coupe ronde en terre émaillée bouleversa toute son existence.

Cette coupe était sans doute un produit de l’art céramique en Italie, où les travaux de Ravenne et de Faenza, et les belles sculptures émaillées des frères della Robbia, de Florence, étaient depuis très-long-temps célèbres.

À tout autre que Palizzi, cette nouveauté, en prouvant, par son existence même, qu’on ne pouvait prétendre aux honneurs de la découverte, n’eût inspiré que le désir d’imiter, facile à satisfaire au moyen d’un voyage en Italie ; mais ce n’est pas ainsi que le génie procède.

Et moi aussi, nous semble-t-il lui entendre dire, je serai émailleur sur terre et créateur d’une industrie utile à mon pays ! Dès ce moment plus de repos, plus de famille ; pas de sacrifices, de privations, de fatigues personnelles, qui coûtent, jusqu’aux succès, non douteux dans la conscience des moyens et de l’opiniâtreté du grand artiste. Mais ce succès se fit attendre quinze longues, bien longues années ; et si, dans cet immense intervalle, encore agrandi par les soucis et la misère, il eût succombé à ses efforts surhumains et à des privations qui, dit-il, le « rendirent si écoulé en sa personne, qu’il n’y avait aucune forme n’y apparence de bosse aux bras ni aux jambes, » quel autre fruit ce grand homme aurait-il recueilli de sa généreuse résolution, que la pitié qu’inspire un fou ruinant sa famille, brûlant ses meubles et jusqu’aux planchers de sa maison[134], et se consumant lui-même pour colorer des tessons à la manière italienne.

Il faut lire dans ses Mémoires l’exposé candide de tout ce qu’il eut à souffrir pour lui et pour les siens, que, par une discrétion qu’on appréciera, il n’a nommés que ceux de ma maison, et dont il cherchait, par une gaîté factice, à ranimer le courage, épuisé par une si longue attente, au point de les rendre injustes envers lui.

Comme les nobles sentiments de l’artiste se montrent bien dans cette résolution qu’il prit au milieu de sa détresse, de ce qu’il appelle lui-même son affreuse misère, de détruire entièrement le produit d’une fournée à demi réussie, « et dont aucuns vouloient achetter à vil prix, parce que c’eust été un décriement et rabaissement de son honneur ! Je me couchai de mélancolie, ajoute-t-il, car je n’avois plus de moyens de subvenir à ma famille. »

Qu’il y a loin aussi du mystère dont s’enveloppent la plupart de nos brevetés d’inventions, à la publicité que donne Palizzi à ses procédés, et même aux accidents qu’il éprouva, « afin, dit-il au lecteur, que tu t’en donnes garde, que mon malheur te serve de bonheur, et que ma perte te serve de gain. »

C’est sans doute pendant l’interruption forcée, dont il parle, de ses essais de poterie, qu’ayant repris ses travaux d’arpenteur et de peintre verrier, il exécuta pour le château d’Écouen, alors en construction, les beaux vitraux de la Psyché, et des arabesques sur les dessins del Rosso ; et c’est à ces travaux, qui le mirent en rapport avec le connétable Anne de Montmorency, alors tout puissant, et pour lequel il exécuta plus tard[135] des tableaux en faïence et le beau pavage d’Écouen, qu’il dut sa protection. Elle lui sauva la vie, lorsque, traîné comme protestant dans les prisons de Bordeaux, malgré les sauvegardes accordées à ses ateliers de Saintes, il faillit terminer dans les flammes[136], vers 1560, une existence si précieuse alors à la France.

Sauvé par un ordre de Charles IX, obtenu de Catherine par l’intervention du connétable, Palizzi vint se fixer à Paris avec le titre, propre à paralyser les juridictions, locales, d’inventeur des rustiques figulines[137] du roi, de la reine-mère et du connétable de Montmorency. Il fut logé aux Tuileries[138], résidence royale que Philibert de Lorme s’occupait alors de convertir en palais, sous la direction avouée par lui de Catherine de Médicis, dont les talents en architecture égalaient les connaissances astrologiques. On pense qu’il dut à son séjour dans cet asile, ou peut-être à une disposition exceptionnelle de la part de Charles IX[139], d’être préservé du massacre de 1572.

Apprécié de plus en plus par la noblesse de son caractère, par la justesse de ses vues et par l’étendue des connaissances qu’il acquit, sans autres guides que la nature et son étude, en physique, en géométrie, en métallurgie, même en agriculture et dans toutes les parties de l’histoire naturelle, il fonda le premier enseignement de ces sciences sur des bases saines, dans des traités fort simples publiés, en forme de dialogues, et justifia par d’immenses et remarquables travaux la haute confiance de ses contemporains, plus justes à son égard, contre la règle commune, que sa postérité immédiate[140].

Ce dont il faut lui tenir compte, à raison surtout de l’époque de sa faveur, c’est qu’il ne sacrifia jamais à son maintien, ou peut-être même à son accroissement, aucun de ses principes religieux, cause de disgrâce toujours menaçanté dans ces temps de persécution ; et qu’au risque d’accroître encore le nombre de ses ennemis, il ne négligea aucune occasion de faire publiquement, dans ses enseignements, une guerre à outrance aux charlatans de toute robe, alors tout-puissants, astrologues, alchimistes, sorciers, médecins, faux savants, etc. (voyez note (Q), autre cause de discrédit dans toutes les époques). Dans cette lutte honorable, il surpassa même en courage son devancier et presque contemporain Rabelais, dont les satires, non moins vigoureuses et peut-être plus spirituelles, perdaient souvent de leur sel et de leur effet à l’alambic de la métaphore. (Voir les chapitres 21 et 22 du livre iv de Pantagruel, sur les abstracteurs du temps.)

En butte sans doute, à ces différents titres, à de puissantes inimitiés, Palizzi fut arrêté par l’ordre des Seize, en 1588 ; et c’en était fait de lui, malgré son grand âge, si le duc de Mayenne ne l’eût fait enfermer à la Bastille, où il mourut, en 1580, âgé de près de 90 ans.

Cette pénible détention lui offrit l’occasion de couronner dignement sa belle vie, par la sublime réponse qu’il fit à Henri III qui vint le visiter dans sa prison, et lui dit : — « Mon bon homme, si vous ne vous accommodez sur le fait de la religion, je suis contraint de vous laisser entre les mains de nos ennemis. » Voici cette réponse digne des époques les plus héroïques : « Sire, j’étais tout près de donner ma vie pour la gloire de Dieu ; si c’eût été avec regret, certes il serait éteint en ayant ouï prononcer à mon grand roi : Je suis contraint. C’est ce que vous, sire, et tous ceux qui vous contraignent ne pourrez jamais sur moi, parce que je sais mourir. »


VISITE À L’HÔTEL DE CLUNY.

(Extrait du Journal des Anecdotes, 5e livraison, mars 1834.)
(V), page 113.

« Si vous êtes quelquefois fatigués des petites choses, des petites gens, des petits meubles, de la petite existence d’aujourd’hui, montez en voiture avant deux heures (par un temps de grande pluie très-probablement, car tout n’est pas si petit de nos jours), et dites au cocher : À l’hôtel de Cluny, rue des Mathurins-Saint-Jacques. C’est comme si vous disiez : Menez-moi dans le quatorzième siècle. Cet hôtel tout féodal fut bâti, ainsi que l’ancien couvent des Mathurins, sur une partie de l’emplacement des Thermes de Julien, dont il ne reste plus qu’une salle…… Le gothique sur le romain, le moyen âge sur l’antiquité, le présent sur le passé, et bientôt l’avenir sur nous ! Et puis, il y a des hommes qui portent la tête très-haute ! il faut qu’ils n’aient rien dedans. Quoi qu’il en soit, la grande porte de l’hôtel de Cluny est ouverte, la cour est déjà pleine de carrosses, entrez. Mais, avant de mettre le pied à terre, regardez en face, un peu à droite, cet escalier en tourelle, svelte et gracieux comme les pages et damoiselles qui n’y montent plus depuis si long-temps. Et vite, regardez sur votre gauche la façade latérale de l’hôtel avec les ogives de ses fenêtres et la dentelure de son toit. À présent, faites-vous descendre du même côté dans l’angle au fond de la cour. Là est l’escalier d’honneur. Arrivés au premier étage, frappez à la porte, ou plutôt entrouvrez la portière de tapisserie, et nommez-vous à la personne qui se tient dans la salle des gardes. Quelques secondes après, viendra le maître de la maison, et vous passerez avec lui dans la galerie, le salon, la chambre à coucher, la salle à manger et l’oratoire, où rien n’a l’air d’avoir bougé depuis quatre cents ans. Ameublements, tentures, vitraux, vaisselle, armures, ustensiles et joyaux, tout a été miraculeusement retrouvé et conservé ; vous marchez au milieu d’une civilisation disparue ; vous êtes comme enveloppés des bons vieux temps chevaleresques, et la cordiale hospitalité du maître complète l’illusion.

« Que de soins, que d’années, que d’argent, me disais-je, il a fallu pour découvrir, rassembler et réparer tout cela ! Qu’il est heureux que dans ce siècle où l’on pense beaucoup au jour présent, presque point au lendemain et jamais à la veille, un homme se soit trouvé qui ait science, conscience et patience pour renouer les anneaux épars des mœurs anciennes, et nous en représenter la chaîne d’or et de fer ! car, magnificence et force, ces deux mots sont l’épigraphe du moyen âge, écrite sur ses monuments, sur ses meubles et ses costumes, comme à chaque page de ses annales. — Voilà le jeu d’échecs de saint Louis, tout en cristal incrusté de pierreries ; voilà le lit de François Ier, dont les quatre colonnes sont quatre chevaliers sculptés en chêne ; voilà les lourds gantelets qui ont peut-être serré le poignet de la duchesse de Guise ; voilà un des grands miroirs de Venise, que les Médicis apportèrent à la cour de France ; voilà le couteau qui servit à découper le cerf au gala du sacre de Charles VI ; voici la virginelle d’ébène et d’ivoire dont jouaient les filles d’honneur dans les châteaux des Valois ; voici la première fourchette qui ait paru, ce fut dans un festin donné par Henri III ; voici la longue épée et l’armure damasquinée de La Hire ; voici les petits saints de plomb que Louis XI priait si dévotement, et le grand verre hospitalier qui circulait à la table de Charles V, et qui pouvait désaltérer trente convives ; voilà encore le prie-Dieu et le magnifique bahut de la reine Blanche ! L’imagination et le souvenir donnent un prix incalculable à ces antiques objets, mais ils sont par eux-mêmes d’une grande valeur. Où voit-on maintenant que le bois, l’ivoire et les métaux soient sculptés ou ciselés avec autant de goût et de perfection ? Certes, à ne considérer toutes ces choses que comme produits de l’industrie d’alors, ce sont de redoutables rivales pour l’exposition de nos produits actuels ; et qui sait ce que seront dans trois ou quatre siècles tous les chefs-d’œuvre industriels de nouvelle fabrique ? Et encore, je ne parle point des peintures sur verre, dont nous ne faisons plus que de pâles contre-épreuves, ni de cette délicieuse figure de marbre que j’aperçois là couchée mollement ; petit chef-d’œuvre que Jean Goujon a créé sous le même ciseau qui a donné la vie à ses gigantesques et immortelles Cariatides ! Nous finîmes par visiter la chapelle ; c’est toujours par là qu’il faut finir. J’eus toutes les peines du monde à ne pas m’y prosterner deux fois. Dieu et l’art y demandent un double culte. L’architecture n’en a pas éprouvé le moindre dommage ; c’est un parallélogramme peu spacieux, mais d’une imposante élévation. Rien ne surpasse l’élégance hardie des piliers gothiques et de la voûte dentelée, ni la grâce de cette vigne qui règne tout autour des murs en forme de corniche, ni la légère découpure des deux poternes qui en décorent deux des angles, et dans chacune desquelles tourne un escalier de pierre qui descend à l’église souterraine. Quand donc n’aurons-nous plus d’architectes, mais seulement des maîtres maçons à qui l’on dira : Copiez-nous cela pierre à pierre. Le possesseur actuel, ou plutôt le créateur de ce musée unique en France et peut-être en Europe, a réservé pour cette chapelle toutes les recherches du goût, toutes les splendeurs du luxe. L’autel qui est dans l’embrasure de la fenêtre principale est surmonté de trophées guerriers, et entouré de vitraux et de fresques qui décoraient sans doute les plus vieilles basiliques. Le lutrin, les stalles, les flambeaux, les lampes sont d’un travail merveilleux, tout anciens qu’ils soient, ou plutôt parce qu’ils sont anciens ; et je ne sais où l’on a pu retrouver tous ces bas-reliefs de marbre et d’ivoire, toutes ces processions de cuivre ou de bois peints et dorés qui cheminent sur les hauts entablements des murailles ; et toutes ces chasubles, ces mitres, ces crosses, ces dalmatiques, ces croix, ces encensoirs qui, sous leur magnificence usée, attestent encore l’opulence des royales abbayes. Je n’eusse pas été surpris de voir quelque vieux abbé de Cluny sortir d’une des poternes avec ses diacres, ses quatre enfants de chœur et ses deux valets de chambre, pour officier épiscopalement et nous bénir avec ses doigts éblouissants d’émeraudes et de rubis.

« En repassant dans tous les appartements pour sortir, notre hôte nous a rappelé très-complaisamment les différentes anecdotes dont ce lieu fut témoin. — C’est à l’hôtel de Cluny, sous le règne de Henri III, que s’établit une troupe de comédiens ; mais leur théâtre fut fermé le 6 octobre 1584, en vertu d’un arrêt du parlement, qui maintenait avec respect les privilèges des doyens et maîtres de la Passion, baladins des mystères. C’est dans l’hôtel de Cluny, en 1565, que le cardinal de Lorraine se réfugia la nuit, à pied, avec son neveu, après son désappointement de la rue Saint-Denis. Il n’y dormit pas tranquille, car les gens du maréchal de Montmorency passèrent plusieurs fois sous les fenêtres en poussant des cris de mort. L’hôtel de Cluny servit encore d’asile, en 1625, aux religieuses de Port-Royal, qui s’y retirèrent avec leur vénérable abbesse madame Arnauld, pour échapper aux persécutions des jésuites.

« Mais la scène la plus intéressante dont l’hôtel de Cluny fut le théâtre est celle qui se passa dans les premiers mois du veuvage de Marie d’Angleterre, troisième femme de Louis XII, qu’elle perdit presque aussitôt qu’elle l’eut épousé.

« Après la mort de ce roi, qui ne laissait point d’enfant mâle, le trône revenait au jeune comte d’Angoulême, petit-fils du duc d’Orléans, qui devait être François Ier. — Marie d’Angleterre, pour accaparer la régence, fit aussitôt courir le bruit qu’elle était grosse, et toutes les précautions étaient prises pour donner du crédit à cette supposition qu’elle comptait bien mener à bon terme. Or, comme toutes les veuves de rois, si on les laissait faire, accoucheraient toujours d’un prince, surtout si elles ne sont pas grosses, la mère de François, qui voyait qu’il y allait trop de bon pour elle et pour son fils, comme dit Brantôme, n’avait d’autre idée que de faire suivre et surveiller, à tous les moments, celle qui voulait jouer le rôle de reine-mère. Un jour, elle apprit que Marie devait se rendre vers la nuit tombante à l’hôtel de Cluny, sans doute pour quelque mystère de galanterie, car la princesse anglaise était aussi tendre qu’ambitieuse. Il faut vous dire que c’est le jeune François que Louis XII avait envoyé à Boulogne pour recevoir la nouvelle reine à la descente du vaisseau. C’était la femme la plus belle et la mieux faite de son temps, et personne aussi n’était mieux fait que François pour en sentir tout le prix. Il paraît qu’ils se fussent aimés plus que de raison, si on leur en eût laissé le loisir. Cette flamme n’avait cessé de couver sourdement dans le cœur du prince. Sa mère trouva moyen de lui faire apprendre comme par hasard que Marie serait à telle heure à l’hôtel de Cluny, pour une pieuse conférence. François y vole, et se fait ouvrir de force tous les appartements ; il allait peut-être jouer la couronne de France contre un baiser d’Angleterre…… Heureusement, il surprend celle qu’il aime dans les bras d’un autre !… La mère du jeune prince, qui l’avait suivi secrètement, et qui n’attendait que l’instant fatal, entra aussitôt avec quatre des plus grands seigneurs de la cour (grande confusion, comme on peut le penser), et elle exigea que, séance tenante, l’abbé de Cluny donnât la bénédiction nuptiale, dans la chapelle que nous venons de quitter, à Marie d’Angleterre et à Charles Brandon, fils de sa nourrice, son premier amant, et depuis duc de Suffolk. On obtint facilement de Marie l’aveu de son stratagème ; et c’est peut-être à cette galante anecdote que la France est redevable du règne de son roi-chevalier. Cette cérémonie eut lieu dans la nuit du 31 mars 1515, et de ce mariage improvisé naquit l’infortunée Jeanne Gray. — Quelquefois on n’est puni que dans ses enfants !!

« Mais quatre heures viennent de sonner, le jour s’enfuit, il faut faire de même. Cependant, avant de rentrer dans le Paris de boutiques et d’agiotage, tel que le progrès l’a fait, je voulus me remplir encore les yeux et la pensée de toutes ces grandes images des siècles écoulés que notre fatuité dédaigne, et j’allais enfin sortir lorsque le maître du lieu me pria fort obligeamment d’inscrire mon nom sur le registre des visiteurs. J’aurais voulu lui accorder toute autre chose pour toutes ses bonnes graces ; mais je ne pouvais qu’obéir, et j’obéis trop même, car ces quatre vers tombèrent de ma plume et le registre en restera grevé ; il y a de plus grands malheurs que cela :

Monument de la vieille France,
Passé plus frais que l’avenir,
Où trouverai-je une espérance
Égale à votre souvenir ?

« Et je partis tout honteux, mais en me promettant bien de revenir à l’hôtel de Cluny, si toutefois on ne l’abat point pour l’alignement de quelque rue marchande ou l’embellissement du quartier, qui n’a rien de plus beau.

« Émile Deschamps. »




  1. On pourra remarquer ici comme ailleurs, que nous traitons un peu légèrement des questions prises au sérieux par les premiers artistes et par les brillants écrivains de notre école moderne, qui nous reprocheront, peut-être, de plaisanter plutôt que de tonner sur tout ce qui se rapporte à l’ère du vandalisme, et de ne pas voir aussi clairement qu’eux l’aurore qui se lève sur les débris échappés à ses ravages, après les longues et épaisses ténèbres qui les ont favorisés.

    Notre réponse sera simple et franche.

    Nous ne publions pas un ouvrage, mais un catalogue, qui peut nécessiter des explications et développements, et non des dissertations philosophiques, religieuses ou morales, sur l’influence corrélative des arts anciens sur nos institutions modernes, et de l’étude du passé sur l’organisation de notre avenir.

    Nous avons puisé, d’ailleurs, dans une lutte de 35 années contre le vandalisme, des leçons qui nous tiennent en garde contre les fascinations de l’espérance.

    À quoi bon combattre à armes esmoulues quand on désespère du succès ? Témoin de l’écroulement et de la destruction souvent gratuite de nos plus beaux monuments, an bruit des anathèmes de la presse, et de la translation en terre protestante de nos édifices catholiques et royaux de Jumièges, de Saint-Bertin, etc., etc., sous les règnes de rois très-chrétiens, et sons des directions administratives qu’on considérait comme trop religieuses, que pouvons-nous espérer d’une nouvelle résistance jusqu’ici toute littéraire ? et quelle force l’itérative explosion de notre indignation ajouterait-elle à la digue qu’ont cru élever ceux qui proclament, en dépit de ce qu’ils pourraient voir, que les temps de la destruction sont passés, et que ceux de la conservation et de la réédification commencent ?

    Une nouvelle génération s’élève qui, désavouant nos sauvages mutilations, établit en principe, pour la première fois, que les souvenirs parlants et les traditions des ancêtres entrent pour quelque chose dans la destinée des nations. Honneur à cette inspiration noble et vraie ! « Los aux jeunes champions de la vieille France ! Dieu aide à ces beaulx fils et leur donne surtout d’autres moyens que leurs plumes, quelque vigoureuses qu’elles soient, d’amortir l’action du marteau incessamment levé sur nos édifices.

    Quant à nous, vétéran de la première croisade, appendant au foyer nos armes émoussées par les revers, nous ne combattons plus que de nos vœux. Heureux, cent fois heureux, s’il nous est donné d’applaudir au triomphe des nouveaux paladins, et si nos yeux, avant de se fermer, peuvent voir, ce qui s’appelle voir, cette aurore bienfaisante dissiper les foudres encore amoncelés sur les derniers insignes de notre vieille splendeur et confondre ainsi l’endurcissement de notre persistant scepticisme !

  2. Nous ne parlons pas des antiquités nouvellement fabriquées, ni des compositions où figurent souvent côte à côte des fragments étonnés de se trouver ensemble, mais seulement de ces vieux serviteurs long-temps proscrits, et qui, dépouillant les haillons de l’exil, reviennent aujourd’hui briller de tout leur lustre.
  3. Le nom de huchers, donné aux fabricants de ces coffres, s’étendit long-temps à tous les sculpteurs en bois.
  4. Les armes défensives de nos pères furent, d’abord le grand bouclier, puis le casque et la cuirasse, comme les Romains et les Gaulois ; puis le plastron de fer couvert du gobisson courte-pointé, couvert du haubert ou jacque de maille, et la cotte d’armes par dessus ; puis plus tard, vers la fin du 13e siècle seulement, sous Philippe-le-Bel, et non, comme on l’a dit, sous Philippe-Auguste, l’armure complète et homogène, de fer, à lames superposées et articulées dans les jointures. Les chevaux, d’abord couverts de mailles, furent également bardés, à partir de cette dernière époque. Quoique l’application de la poudre, d’abord à l’artillerie, et plus de 30 ans plus tard, aux canons à mains, date du 14e siècle, l’armure complète, en fer, n’a été abandonnée que sous Louis XIII, où l’on s’attachait à fabriquer des cuirasses, brassards, tassettes, genouillères, etc., à l’épreuve de l’arquebuse. On ne voit pas qu’on ait cherché à en fabriquer à l’épreuve de ces projectiles gigantesques, employés dès la fin du 14e siècle, selon le récit de Froissart, contemporain. À propos de la pièce d’artillerie dont Philippe d’Artevelle, le fils du brasseur flamand, révolté, fit usage au siège d’Ondenarde, avant la bataille de Rosbec, donnée en 1382, il dit :

    « Les Gantois ouvrerent une bombarde, laquelle avoit cinquante pieds de long, et jettoit pierres grosses et pesantes merveilleusement, et quand cette bombarde décliquoit, on l’oyoit bien de cinq lieues loin par jour, et dix par nuit, amenoit si grande noisée au déclique, qu’il sembloit que tous les diables d’enfer fussent en chemin. »

    Voilà les coulevrines de 24 pieds, dont nous avons parlé, page 71, réduites à un rôle bien secondaire. C’est au siège que Charles VI mit devant Arras, en 1414, qu’on se servit, pour la première fois, en France, de canons à mains, remplacés plus tard par les escopettes, arquebuses, mousquets, fusils, etc.

  5. Les chances de conservation des objets d’art en matières fusibles, sont en raison inverse de la valeur du métal. On a calculé que les embarras financiers, comme les variations du goût, déterminaient dans chaque siècle le renouvellement de plus des trois quarts de ces objets, surtout de la vaisselle de luxe, malgré les précautions prises à cet égard par quelques propriétaires, qui, pour assurer la substitution à leurs descendants de certaines pièces d’argenterie importantes, y faisaient graver les mots non venundetur. Sans remonter à l’emploi que les Corinthiens firent de leur vaisselle, ni même à notre roi Gontrand, qui fit fondre celle du duc de Mummol, pour faire des aumônes, non plus qu’aux dévastations des iconoclastes, nous trouverions, dans des temps plus rapprochés, des témoignages de ce renouvellement. Sous Charles VII, un grand nombre de Français suivit l’exemple donné par Agnès du noble sacrifice qu’elle fit de sa vaisselle et de ses bijoux, pour offrir à son royal amant les moyens d’affranchir sa couronne et la France. L’historien Jean Chartier cite, entre autres, les moines de St.-Denis, qui donnèrent, en 1435, au gouverneur de cette ville, 40 marcs d’argent en tasses de leur réfectoire, pour la solde de la garnison. Louis XI, selon la chronique de Jean de Troyes, année 1478, fit la grille de St.-Martin de Tours avec les aiguières et les gobelets d’argent dont les gens glorieux couvraient leurs tables. Les guerres de religion, principalement sous les fils d’Henri II, et jusque sous Louis XIII, convertirent du moins les calices, les croix, patènes, phylactères, etc., des vaincus, en espèces à l’usage des vainqueurs, ardents à réaliser leurs propres trésors, ainsi que le remarque St.-Foix, qui donne, t. 4, p. 79, l’extrait des registres tenus à la Monnaie pour la fonte de l’argenterie des églises, en exécution des ordres du conseil de la Ligue. On sait aussi qu’en 1709, dans le déclin de la gloire de Louis XIV, « les princes, les grands seigneurs, et tout ce qu’il y avoit de plus aisé dans l’état, dit Moréri, offrirent volontiers leur vaisselle d’argent pour la convertir en espèces, et que le roi lui-même envoya à l’hôtel des Monnaies la plus considérable partie de sa vaisselle d’or et d’argent. »

    N’avons-nous pas eu nous-mêmes sous les yeux de nouveaux exemples de ces sacrifices moins volontaires ? Près d’un siècle plus tard, en septembre 1789, Louis XVI ne fut-il pas réduit à offrir à l’Assemblée nationale, en don patriotique, sa vaisselle, dont un député du Berri, demanda la conservation, comme un chef-d’œuvre de l’art, offrant généreusement en compensation, au nom de ses commettants, l’acquit d’un impôt du 100e des fortunes ; ce qui ne sauva pas le chef-d’œuvre de la destruction. À quatre ans de distance, le Comité de salut public, grand convertisseur s’il en fut, procéda plus largement, en transformant indistinctement en lingots l’argenterie, les bijoux, reliquaires, etc., des châteaux royaux, églises, couvents, abbayes, etc. ; sans s’inquiéter du poids qu’eût mis dans la balance le travail d’art, qui n’était pas une valeur de convention. L’exemple suivant s’appliquerait à beaucoup de décors de tables et de dressoirs exécutés sous François Ier et Henri II, comme aux précieux reliquaires ciselés et damasquinés du moyen âge. — En 1774, une coupe ciselée par Benvenuto Cellini, du poids d’environ 3 onces (soit 20 fr.), fut payée 800 louis (près de 20,000 fr.).

  6. Le métier de dédoreur, inconnu des encyclopédistes, est une création de notre vandalisme. Depuis 40 ans, ces artisans de destruction passent sous leur terrible niveau toutes les sommités des produits d’art, en bronze, bois, etc., dont ils s’occupent d’abord de tirer la quintessence immédiatement réalisable en bons escus au soleil, comme eut dit Rabelais. Que leur importe l’élégance de ces figurines, la forme de ces candélabres, aiguières, bras de cheminée, cadres, etc. ; la belle conservation de ces cuirs dorés (ou plutôt argentés et vernis) de Flandre ou de Cordoue (l’or basané des fabliaux), qui servirent si long-temps de tenture à nos pères ? Leur impitoyable creuset est là pour en recueillir l’huile essentielle sous la double action du feu et des acides. La manie du jour a du moins eu le bon effet de déplacer les calculs de nos Auvergnats. Aussi l’activité de la coupelle des dévoreurs est-elle sensiblement ralentie.

    D’autres causes très-nombreuses de destruction, ou du moins, d’exportation à l’étranger par les enfants d’Israël, résultent encore, dans les temps de guerre et de troubles civils, en fait surtout de bijoux, joyaux, crosses, petits reliquaires, camées, pierreries, etc., de l’ignorance de leurs possesseurs à titre gratuit.

    Sans parler des fruits du vol, il est souvent arrivé à la guerre, même de nos jours, où les connaissances utiles sont si répandues, que nos plus madrés fourrageurs ne se sont pas montrés plus experts sur la valeur de leurs parts de prise, que ces bons Suisses, dont Comines retrace la simplesse en fait de butin, après la chasse de Grandson, en disant :

    « Les despouilles de son ost (du duc de Bourgogne) enrichirent fort ces pauvres gens de Suisse, qui de prime face ne cogneurent les biens qu’ils eurent en leurs mains, et par especialles plus ignorans : un des plus beaux et riches pavillons du monde fut départy en plusieurs pièces. Il y en eut qui vendirent grand’quantité de plats et d’escuelles d’argent, pour deux grands blancs la pièce, cuidant que fust estain. Son gros diamant (qui étoit un des plus gros de la chrestienté) où pendoit une grosse perle, fut levé par un Suisse et puis remis en son estuy, puis rejetté sous un chariot, puis le revint quérir et l’offrit à un prestre pour un florin. Cestuy-là l’envoya à leurs seigneurs qui lui en donnèrent trois francs. Ils gagnèrent trois balais pareils appellés les trois frères, un autre grand balai appellé la hotte ; un autre appellé la balle de Flandres (qui étoient les plus grandes et les plus belles pierres que l’on sceut trouver), et d’autres biens infinis, etc. » Le gros diamant devint le Sanci.

  7. Attiré, il y a une vingtaine d’années, à Fontainebleau, par l’avis qu’un menuisier possédait beaucoup de boiseries, lambris, etc., sculptures provenant du château, nous arrivâmes juste à temps pour voir l’emploi qu’il venait d’en faire en armoires, tiroirs de commodes, etc., au moyen du soin qu’il avait pris de varloper toutes les saillies, où nous pûmes remarquer encore des profils du plus beau style.
  8. Terme technique, mais tant soit peu dénigrant, appliqué aux vieux meubles dans leur état de vétusté.
  9. Seigneur de Chaumont. Après la mort de son père, il fut gouverneur du Milanez, et commandant des armées de Louis XII en Italie, de 1499 à 1511, époque de sa mort. Remplacé dans ce dernier poste par son neveu, Gaston de Foix, duc de Nemours, tué à Ravenne le 23 mars 1512. (Voir la note I, château de Meillan.)
  10. La construction de cet édifice, que nous ne pouvons juger que sur un échantillon, est généralement attribuée à l’architecte italien Joconde, que Louis XII appela en France, en 1499. Cependant M. Émeric David, dans son article biographique, d’ailleurs fort complet, sur le savant Fra Giocondo, objecte d’une part : « que les formes encore gothiques du château de Gaillon sont bien éloignées du style que les bons architectes italiens avaient déjà mis en vogue vers le même temps ; » et d’autre part : « qu’il n’est pas vraisemblable que Joconde, reparti pour l’Italie en 1506, ait pu construire ce château en 1505. »

    À cela, nous répondrons, en soumettant notre opinion aux maîtres de l’art, et à ce titre, à M. Émeric David lui-même, que les formes de Gaillon ne sont pas plus gothiques que celles de l’ancien palais de la Chambre des comptes de Paris, détruit dans l’incendie de 1737, mais dont la gravure nous a conservé le tourillon à trompe, ou volute renversée, l’escalier couvert, presque semblable à celui voisin et tout gothique de la Sainte-Chapelle, les grands combles et les hautes lucarnes, de même style que celles de l’hôtel de Cluny et du palais de justice de Rouen. Nous ajouterons que ces formes sont beaucoup moins gothiques que les retombées en ogive et les culs-de-lampe dorés à l’or de ducat des plafonds qui existaient encore, il y a vingt ans, de la grande salle, dite dorée, du parlement de Paris. Or M. Émeric David fait honneur à Joconde de ces travaux exécutés, les derniers par un menuisier italien nommé Hancy, mais toujours sur les dessins et sous la direction de l’architecte italien, qui n’aura sans doute pas voulu heurter le goût français par l’adoption trop brusque du style grec, peu convenable, d’ailleurs, en fait de toiture surtout, dans notre climat pluvieux.

    Quant à la date de 1505, nous l’avons bien trouvée récemment sur un des pilastres de Gaillon non encore employé, au milieu d’arabesques enlaçant une mitre, des clefs et un siège épiscopal, de bon goût ; mais, n’indique-t-elle pas rationnellement l’époque de l’achèvement de l’édifice, plutôt que celle de son commencement ? À ce dernier compte, George d’Amboise, qui mourut à Lyon en mai 1510, n’aurait jamais pu habiter Gaillon, dont l’ancien château fat détruit en 1423, et où cependant la trace de son séjour est conservée. On y cite encore ses bienfaits, notamment envers ce gentilhomme dont il dota généreusement la fille, par la remise d’une somme égale au prix qu’il lui demandait, dans ce but, d’une terre voisine de la sienne qu’il le força de conserver. L’histoire a consacré ce trait et ce mot : « J’aime mieux acquérir un ami qu’un domaine. »

    On montre d’ailleurs encore, dans la prison de Gaillon, le cabinet qu’occupait George dans sa belle résidence. Il est vrai qu’il n’est guère reconnaissable, non plus que la grande galerie dont la vue domine un si beau pays.

    Tandis que nous prenons la liberté grande d’argumenter avec les maîtres, demandons à M. Nodier, dont la vaste et pénétrante érudition fait autorité en tout, comment il entend qu’Androuet du Cerceau ait pu, ainsi qu’on le dit dans la belle description de la Normandie, travailler avec Joconde au château de Gaillon. Nous connaissons bien les gravures publiées sur cet édifice par cet architecte d’Henri III et d’Henri IV, mais c’est nécessairement à cette description, sinon à des travaux bien postérieurs au séjour de Joconde en France, que s’est réduite cette collaboration. Quelque incertitude que l’on ait sur les époques de la naissance et de la mort d’Androuet du Cerceau, qu’un scrupule religieux détermina, comme protestant, à terminer ses jours hors de France, il y aurait en présence deux dates, qu’il n’est guère permis, même à un adulte, d’embrasser — 1505 — Gaillon, et la grande galerie du Louvre, 1596.

  11. Oui, les autres parties de ces sculptures, que M. Lenoir lui-même croyait anéanties, existent, quoique bien altérées par le long séjour qu’elles ont fait, à titre de décombres superposés sans soin, sur un sol humide et herbageux.

    Arrachées tout récemment, par la marche des constructions de la nouvelle école des beaux-arts, au cimetière des Petits-Angustins, qui était devenu le leur depuis 40 ans, elles sont placées de manière à faire supposer qu’on chercherait à aviser aux moyens d’en tirer parti. Oserons-nous ajouter que nous nous sommes laissé dire, il y a peu de jours, en les passant en revue, qu’on se proposait de les employer dans une construction semi-circulaire, dont le portique, encore debout, formerait le centre, ce qui ferait au moins un frontispice convenable à notre école des beaux-arts ? Parlerons-nous aussi de la confiance qu’on peut mettre à cet égard dans les idées larges et dans l’instruction littéraire et artistique des deux inspecteurs-généraux des beaux-arts, champions éprouvés dans la croisade contre le vandalisme, nécessairement appelés successivement à l’examen de ce projet, et du jeune architecte qui serait chargé de son exécution ? Le concours de si dignes représentants de cette jeune France, juste appréciatrice, pour la première fois, depuis deux siècles, des vrais mérites de son aïeule, peut sans doute… ; mais attendons…, les déceptions rendent méfiant : d’ailleurs, notre siège est fait.

  12. Les armes de Bretagne, qui figuraient encore, dans les derniers états de Bretagne, sur le siège du gouvernement de cette province, à côté de celles de France, contenaient des hermines que l’on retrouve dans l’écu mi-parti de lis adopté par la duchesse Anne, fille du dernier duc. Depuis le mariage de Charles VIII, cet écu se retrouve sur tous les travaux d’art de cette époque, notamment sur ceux exécutés dans le duché si étendu de Bretagne. Les divers meubles qui garnissent maintenant la chapelle de l’hôtel de Cluny, chappiers, chaires, coffres, etc., tirés presque tous de villes relevant de cet ancien duché, en font foi. La même princesse institua pour les dames de sa cour, en l’honneur, dit-on, des cordes de la Passion et du cordon de saint François d’Assise, patron du duc son père, l’espèce d’ordre ou de devise, nommé la Cordelière, qu’on n’obtenait que sons des conditions difficiles à remplir, à la cour surtout.

    « Je dirai encore ce petit discours, dit Brantôme, que c’est d’elle que nos reynes et princesses ont tiré l’usage de mettre à l’entour de leurs armoiries et escussons, la cordeliere. » Mezerai accorde à cet insigne la vertu d’esteindre les flammes de l’impureté.

  13. Jehan Juste, de Tours, et de Morgiano, sont les seuls des nombreux artistes qui ont travaillé, avec Paul Ponce, aux sculptures de Gaillon, dont les noms soient restés.
  14. On aurait droit de s’étonner, qu’après avoir soulevé (pages 16 et 47) un débat apologétique de l’architecture de 1500 dans notre pays, car la Grèce et l’Italie sont en dehors de toute discussion en fait de conceptions architecturales appropriées à leurs climats, nous ne profitions pas du rapprochement fortuit de ces deux belles façades, sinon pour le vider, du moins pour l’éclaircir, en ce qui nous concerne.

    Cette circonstance presque unique, car nous ne connaissons que le château de Blois où elle se reproduise bien plus naturellement qu’ici, met en présence deux des principaux types ou termes de comparaison. Excellents points d’appui pour les arguments de la controverse, ils serviront ici de base à la déduction sur pièces des idées sur lesquelles s’appuie chez nous un sentiment étranger aux influences d’école, où nous n’avons puisé ni lumières ni préventions ; sentiment que nous ne donnons pas comme bon, mais comme nôtre.

    Comparer, s’est-on déjà écrié à nos oreilles, l’ouvrage d’un maçon, d’un ouvrier sans nom, et par conséquent sans réputation, sur la seule étiquette de petits détails bien fouillés et assez gracieux, à l’œuvre d’un émule des grands maîtres d’Italie, d’un Jean Bullant, d’un Pierre Lescot, d’un Philibert de Lorme ! mettre les résultats de quelques heureux caprices à côté du produit des profondes et brillantes études de nos premiers artistes, c’est contrariété pure, manie de professer en sophistiquant, pour appeler l’attention, ou besoin de cacher son ignorance dans les replis d’un système !

    Sans reculer devant les férules des professeurs, disons humblement mais franchement : Ce qui nous plaît dans Gaillon, et plus encore dans d’autres monuments complets de même époque, dont aucun ne ressemble à un autre, c’est l’absence, apparente du moins, de toutes combinaisons, et, pour ainsi dire, de tous plans préalables, l’abandon et le moelleux, comme dessin, et le décousu, si l’on veut, des ornements de tous les styles, mais toujours gracieux et bien placés. Il semble que, par continuation des méthodes de ses devanciers dans les travaux dits gothiques, où tout parait le produit d’une inspiration soudaine et soutenue, le maître maçon anonyme de 1500, quoique exploitant d’autres idées, procédait également à ses risques et périls, dans sa libre et franche allure. Nourri des études de l’art, mais repoussant le joug qu’elles imposent, c’est dans un goût parfait, et dans la conscience d’un succès toujours assuré, qu’il cherchait et trouvait au premier coup ses heureuses inspirations.

    Ce qui nous plaît peut-être moins dans Anet et autres riches monuments français de mêmes époques, presque tous disparus et à jamais très-regrettables, c’est que, malgré leurs savantes dispositions et leurs pompeux revêtements, on y cherche presque toujours vainement une conception neuve qui ait son caractère propre. La pureté, et partant la sécheresse des profils, la rigoureuse observation des ordres, le balancement symétrique des ouvertures et des parties ornées, communs à tous ces pastiches, accusent un travail continu d’équerre et de compas, où le génie, esclave des règles, a dû nécessairement perdre sa fougue.

    Que si l’on nous opposait, comme témoignage de la supériorité de ce genre, l’entier abandon du premier style et la continuelle exploitation depuis trois siècles, en France, du style grec auquel nous sommes chaque jour redevables de nouvelles et superbes colonnades, de temples périptères, prostyles, et même tétrastyles, etc., nous répondrions par cette réflexion : Le génie prête peu à l’imitation et n’imite jamais.

    Tout en faisant bonne contenance, avouons qu’il nous restera de toutes ces discussions la crainte d’encourir un reproche, celui trop communément mérité, de sacrifier le présent au passé ; reproche dont le savant Dulaure a bien su se garantir, lui, par ses ouvrages, et que notre conscience ne nous fera jamais, quelque justice que nous nous plaisions a rendre à nos pères. De la grande convulsion politique, littéraire et artistique qui agite encore notre beau pays, jaillira sans doute quelque chose de positif en ces diverses matières, pour la nouvelle génération ; et ce n’est pas décrier ce qui est, au profit de ce qui fut, ni se roidir contre la maxime trop vraie, que les leçons des pères sont perdues pour leurs enfants, que d’apporter, comme élément de reconstruction pour ce qui naitra de cette vaste et longue conflagration, un tribut d’observations spéciales, appuyées de quelques parallèles à apprécier.

    Au lieu de gémir sur nos naufrages et de signaler les écueils toujours à fleur d’eau, il nous eût été plus doux de nous étourdir sur nos pertes, reconnaissant, en matière d’art, comme en toute autre, la justesse de l’axiome italien : « Che ricordarsi il bene doppia la noja. »

  15. La part de gloire de la Convention, sous le règne de laquelle ce musée prit une extension qui s’accrut beaucoup sous l’Empire, consiste à n’avoir pas détruit l’œuvre de l’Assemblée constituante, qui, en même temps qu’elle décrétait, en 1790, que les biens du clergé appartenaient à la chose publique, remettait à son comité d’aliénation le soin de veiller à la conservation des monuments des arts dépendant des établissements supprimés. Il faut ajouter, pour être juste, qu’un décret du 5 brumaire an 11 de la République défendit de détruire, mutiler et altérer, en aucune manière, les monuments des arts, sous prétexte de faire disparaître les signes de la féodalité. Quel ordre dans le désordre, et quel contraste avec ce que nous avons vu et voyons encore !
  16. Sans donte, une portion de ces monuments a été recueillie par le gouvernement même. L’église de St.-Denis, celle de la Sorbonne, celle de Cléry, etc., ont reçu les plus importants. D’autres très-remarquables se trouvent classés dans la partie du musée des sculptures, qui avait été nommée Musée d’Angoulême, sous la direction éclairée de M. le comte de Clarac, dont le zèle ardent et les grandes connaissances en matière d’art, manifestées d’ailleurs par le bel ouvrage qu’il publie, offrent toute garantie pour leur bonne conservation ; mais, indépendamment de leur dispersion déjà fâcheuse, la mutilation d’un très-grand nombre, et le détournement de ce qu’il était devenu loisible à chacun d’enlever, en l’absence de toute surveillance, ne sont pas moins des faits constants.
  17. Des épreuves semblables existent depuis quelque temps chez le mouleur du Musée royal.
  18. Voir la note suivante (F), p. 139, 140 et 141, pour le développement de cette remarque, et la p. 93 pour François Briot. Les grands artistes italiens passés en Espagne sous Charles-Quint, tels que l’habile Torregiani, mort en 1522 dans les prisons de l’inquisition, nous sont restés également inconnus.
  19. Ce n’est guère que vers la fin du 16e siècle qu’on a commencé à s’occuper, en France, des arts, comme spécialité. Les ouvrages d’architecture d’Androuet du Cerceau ouvrirent la marche, et André Félibien et ses deux fils généralisèrent, à partir du milieu du 17e siècle, ces belles études, quelquefois reprises, mais toujours trop négligées pour que leur réunion puisse compléter une suite d’observations, encore moins un corps de doctrines. Caylus et d’Agincourt se firent presque grecs et romains. Quant à Millin…
  20. Oserons-nous ajouter que dans les nombreuses associations savantes ou supposées telles, créées ou qui se créent encore tous les jours pour explorer notre histoire et nos antiquités, on n’a jamais dirigé jusqu’ici la discussion sur l’art proprement dit, et sur les moyens de combler, par des recherches dans les manuscrits, par la publication des miniatures, évocation parlante du moyen âge, des lacunes qui nous rejettent à tout instant dans le champ des conjectures. En revanche, les dissertations sur les dolmens, les menhirs, les quatre mille pierres levées ou non de Carnac, les tombelles, etc., formeraient seules une bibliothèque, et ne laissent par conséquent rien à désirer, si ce n’est une solution.
  21. Plusieurs de ces panneaux représentent des sibylles en rapport de composition, quant aux accessoires surtout, tant avec le vitrail de la sibylle de Tibur, peint plus tard par Jean Cousin, pour un village près de Sens, sa patrie, qu’avec les grandes figures de saintes du sanctuaire de la chapelle de l’hôtel de Cluny.
  22. Le Bramante, chargé par le pape Jules II d’orner de vitraux peints au feu quelques fenêtres du Vatican, s’étant souvenu d’avoir vu chez l’ambassadeur de France une peinture merveilleuse de ce genre (c’est l’expression de Vasari), en appela l’auteur à Rome : c’était Claude, qui amena avec lui frère Guillaume. Ce dernier s’était fait dominicain pour assoupir une affaire fâcheuse. Claude mourut au bout de quelques années, mais après avoir laissé de beaux témoignages d’un talent peu cultivé alors en Italie. Guillaume redoubla d’efforts pour justifier les encouragements qu’il reçut du cardinal de Cortone et de la république d’Arezzo, dont il reçut un domaine en reconnaissance de ses beaux travaux à la cathédrale et à l’église Saint-François de cette ville. Florence et Cortone participèrent aussi à ses travaux de divers genres, car Guillaume était en même temps architecte et peintre à l’huile et à fresque. Il fonda une école, à laquelle Vasari reconnaît que la Toscane doit d’avoir porté l’art de peindre sur verre au plus haut degré de délicatesse et de perfection.
  23. Les vitraux qu’ils peignirent au Vatican furent brisés lors du siège de Borne par les Impériaux en 1527, peut-être par les détonations de l’artillerie braquée par Benvenuto Cellini, et dont il fait un si grand fracas dans ses mémoires.
  24. Nous ne citerons ici que Grégoire de Tours, évêque de cette ville, en 573, qui parle de la reconstruction dirigée par lui de l’église Sainte (aujourd’hui la cathédrale de Tours, reconstruite encore depuis), laquelle avait été détruite dans un incendie de 561, et des peintures dont il l’orna.
  25. Le mot basilique, emprunté à la langue grecque, désignait un édifice royal.
  26. Il va sans dire que le système que nous développons ici, et qui n’a même pas le mérite de la nouveauté en ce qui concerne les associations surtout (voy. Archaeologia, l. ix, p. 122), appelle la controverse. Le congrès de Poitiers vient de fonder un prix sur la naissance de l’ogive et sur sa naturalisation en France et pays circonvoisins. Loin d’y prétendre, nous serions très-disposé à l’accroître, si notre obole pouvait faire surgir des documents authentiques, contraires même à nos idées sur cette matière.
  27. Les chapiteaux à figures grotesques de l’ancienne église du château de Dreux, portant la date de 1119, ont été conservés sur les lieux mêmes. Placés sur des cippes dans les caveaux neufs, où reposent maintenant confondus, comme à Saint-Denis, les ossements des tombes déjà presque royales de cette collégiale, ils les parfument de vétusté et donnent de l’harmonie à cette restauration d’ombres illustres fondée par une pieuse princesse.

    Nous avons visité récemment cette œuvre, qui se poursuit à grands frais, avec beaucoup de recherches et de goût, de manière à embrasser dans le lien commun de la tombe ce qui est avec ce qui fut. Là reposent près du corps, entier du moins, de ce bienfaiteur de l’humanité, de ce vertueux duc de Penthièvre, mort de chagrin, en mars 1793, entre les massacres et l’échafaud, les dépouilles mutilées de sa belle-fille, arrachées au charnier du tigre populaire. Il nous a semblé voir sa tête livide, mais toujours céleste, n’exhaussant jusqu’aux barreaux de la tour du Temple, comme pour dire un dernier adieu à sa souveraine, à son amie, victime non moins pure et plus auguste encore.

  28. Il y a trace d’une association de maçons, qui quittèrent la Gaule au 8e siècle pour la Grande-Bretagne, d’édifices élevés en Angleterre au 10e, sous la grande-maîtrise du prince Edwin, et en Écosse, en 1150, par des associations de maçons libres. Le roi Hiram de nos F.-. M.-. était un constructeur du 9e.

    En Allemagne, ces associations, qui avaient pris une grande consistance, furent réunies par un règlement du 25 avril 1459, confirmé par l’empereur Maximilien, en 1498. La société maçonnique de Strasbourg eut le titre et la prééminence de mère loge. (Dulaure, t. 5, pages 366, 67, 68.)

    Les charpentiers, tailleurs, chapeliers, etc., eurent également de tout temps leurs associations et leurs symboles mystérieux de reconnaissance ; mais l’association des maçons constructeurs, la franche maçonnerie, plus importante par la nature des travaux, recrutée d’ailleurs des débris de celle des templiers, violemment dissoute par Philippe-le-Bel, dut survivre à toutes les autres et les absorber en partie. Toutefois, tandis qu’en France surtout, le croisement des initiés et le mélange des rites dénaturaient le but de cette institution, devenue plus disposée à démolir qu’à construire, et dont les manœuvres occultes mises à jour sont tombées chez nous dans l’absurde, l’intérêt ou l’amour-propre individuel rompait chez les maçons libres le lien que l’intérêt commun avait formé. Les membres de la société régulatrice ne tardèrent pas à s’émanciper et à opérer pour leur compte, sous le titre de maîtres des œuvres, transformé sous Henri III seulement en celui d’architecte.

    Il y avait aussi pour la construction des ponts une association de frères pontifes (voy. Ducange, au mot fratres pontis), remplacée aujourd’hui par une direction générale.

  29. L’esprit d’association qui avait déjà présidé sous un autre rapport à la création des basiliques élevées par le clergé, pouvait seul également déterminer et conduire à bonne fin ces dernières entreprises. L’intérêt commun, d’argent comme de gloire, exclut les rivalités mesquines, les lésineries, et surtout les changements de système du continuateur au créateur, qui nous ont valu, par exemple, un Louvre de trois à quatre styles. Telle est la première condition de survivance des architectes libres, trop libres.
  30. Nous n’y comprendrons que quelques sommités, en recherchant surtout quelques-unes de celles dont les créateurs ou collaborateurs ne sont pas entièrement oubliés. Nous excéderions les bornes que nous avons dû nous prescrire, en donnant ici seulement la nomenclature des églises gothiques françaises existant encore et assez remarquables pour que chacune d’elles puisse être l’objet d’un ouvrage intéressant, telles que les cathédrales d’Auch, d’Alby, d’Évreux, de Sens, de Troyes, Saint-Wast d’Arras, etc., etc. ; et secondairement, les jolies églises de Gisors, de Saint-Maclou de Rouen, de Louviers, de Candebec, de Notre-Dame-de-l’Épine près de Châlons (Marne), etc., etc.

    Que serait-ce donc si nous y comprenions toutes celles non moins remarquables, exploitées comme carrières depuis 40 ans seulement, telles que Saint-Wandrille, Jumièges, Saint-Berlin près de Saint-Omer (sacrifié récemment aux espaliers d’un horticulteur voisin), ou victimes de notre incurie, et se démolissant pièce à pièce, comme fait en ce moment l’immense basilique romane et sarrasine de Vézelai, célèbre par le concile de 1145, et comme point de départ de la croisade de Louis-le-Jeune, qui paya d’une double défaite son entraînement à l’éloquence chevaleresque de saint Bernard, contre l’avis du sage Suger ? On vient d’aviser pour la première fois, qu’il pourrait être convenable de conserver aux arts et aux souvenirs historiques ce spacieux et curieux vaisseau ; soins trop tardifs et partant superflus. C’est au milieu d’une grêle de pierres, mande M. P. Mérimée, dont la mission est ici en parfait rapport avec ses goûts historiques et artistiques, qu’il faut étudier les moyens de consolider les voûtes. Honneur toujours à cette pensée conservatrice, à cette mission qui, certes, offrirait toute garantie de succès, n’était la formalité préalable pour obtenir les moyens d’employer ceux que l’inspecteur-général indiquerait ! Nos scrupuleux mandataires ne sont pas toujours traitables en matière d’art. Vaisseau pour vaisseau, dira l’un, je voterais plutôt pour un vaisseau de ligne (pour remplacer sans doute une de ces monstrueuses carapaces inertes qui pourrissent depuis 50 ans sur nos chantiers de Cherbourg, etc., ou dans les bassins d’Angleterre). Mieux vaudrait encore, dira l’autre, un dégrèvement d’un 10e de centime sur telle on telle cote. Et puis faites marcher les arts.

  31. Les deux porches latéraux, de la fin du 12e siècle, de cette admirable église, si riche d’ailleurs de sculptures et de vitraux du 13e siècle, sont à eux seuls des monuments complets, offrant dans un petit espace toute une chronologie des patriarches, des prophètes et des bienfaiteurs de l’église. Tout est couvert d’ornements, bas-reliefs et statues, voussures, massifs, pieds-droits, et jusqu’aux colonnes, qui se résolvent pour ainsi dire en cariatides ; et cette confusion, loin de papillotert ajoute à l’élégance et à la légèreté de ces jolis péristyles dont les auteurs ont gardé l’anonyme.
  32. La petite ville de Rheims, où l’on aurait déjà pu s’étonner de trouver la spacieuse église de l’abbaye de Saint-Remy, dont la construction actuellement existante remonte aux 12e et 15e siècles, possédait, depuis ces époques trois autres abbayes, celle de Saint-Denis et deux abbayes de filles. On y admirait de plus, outre sa merveilleuse cathédrale, dans laquelle M. Vaysse de Villiers compte cinq mille statues, une église plus miraculeuse encore, Saint-Nicaise, sacrifiée en 1796 comme superfétation. Ce chef-d’œuvre d’admirables et savantes combinaisons fut, comme la cathédrale, commencé par Libergier, en 1229, et terminé par Robert de Coucy, en 1311. Bien a pris à ces deux grands artistes rhémois de mourir l’un et l’autre à la tâche, pour signer par leurs épitaphes un coin de leurs ouvrages. Il est douteux que sans ce soin leurs noms fussent venus jusqu’à nous.
  33. Il y a discussion sur le prénom et même sur le nom de cet artiste, nommé Montereau par les anciennes biographies. Mais Millin, bien sûr de son fait, en apparence, puisqu’il nous recommande de nous garder de confondre Eudes de Montreuil avec Pierre de Montreuil, affirme que la Sainte-Chapelle est l’œuvre du premier, compagnon de saint Louis en Terre-Sainte, où il fortifia Jaffa, et qui construisit, au retour, indépendamment de cet édifice, les églises de Sainte-Catherine, du Val-des-Écoliers, de l’Hôtel-Dieu, de Sainte-Croix de la Bretonnerie, des Blancs-Manteaux, des Mathurins, des Cordeliers, de la Chartreuse de Vauvert, et de plus les abbayes de Royaumont et de Maubuîsson.

    M. Dulaure donne presque tous ces travaux à Pierre de Montreuil, et y ajoute la Sainte-Chapelle de Vincennes, le réfectoire et la chapelle de la Vierge, détruite de nos jours, de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés. Ne serait-il pas juste de partager ce lourd fardeau entre ces deux compétiteurs ? car il parait qu’il y eut un Eudes de Montreuil, mort en 1289, et un Pierre de Montereau ou de Montreuil, dont la fin précéda de 23 ans celle de son rival. L’impulsion de ces grands travaux n’ayant été donnée que par saint Louis, la surcharge appartient de droit à celui qui vécut plus long-temps après le règne de ce roi : aussi, recherches faites, notamment dans Piganiol, nous considérons comme appartenant à Eudes tout ce que lui accorde Millin, excepté la Sainte-Chapelle, que nous reprenons pour la donner à Pierre. Nous dépouillons ensuite Pierre de tout ce que lui octroie M. Dulaure, sauf des travaux faits à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, authentifiés par son épitaphe et par celle de sa femme, où on lit pour lui Musterulo natus, ce qui peut se traduire par : né à Montereau, et pour sa femme, Annès de Montereul, mot dont la désinence latine s’appliquait peut-être également à la ville de Montereau. Nous donnons, par contre, à Pierre, en dédommagement, le joli réfectoire de Saint-Martin-des-Champs, conservé par hasard et qu’on vient presque de découvrir.

    La Sainte-Chapelle, son principal titre de gloire, est, comme on le voit, et cette remarque s’applique à plusieurs édifices de même époque, d’une élévation entièrement égale à sa profondeur. Monument des pieuses convictions qui coûtèrent la vie à notre saint roi, comme des autres sacrifices qu’il leur fit, elle ne fut conçue et élevée que comme reliquaire pour les saintes dépouilles acquises à Constantinople, ou cédées à si grand prix à l’illustre pèlerin par les Vénitiens : aussi fut-elle rendue digne à tous égards de cette haute destination. La valeur des reliques proprement dites n’étant pas toute dans leur importance idéale, on s’efforça, en prodiguant la sculpture, l’or, la peinture et l’émail, de mettre la décoration de l’édifice en harmonie avec l’éclat des beaux et riches phylactères orientaux : « Et croit l’on, dit l’auteur de la vie de saint Louis, que les aournemenz des dites reliques valent bien cent mille livres de tournois et plus. » Félibien évaluait, il y a environ cent soixante ans, la dépense totale de la Sainte-Chapelle à trois millions de cette époque, où le marc d’argent ne valait guère que trente francs. Malgré sa proportion exiguë, malgré sa complète dévastation, la Sainte-Chapelle, dégagée des casiers et paperasses qui l’encombrent, serait encore un des monuments les plus visités de notre capitale, si l’accès en était plus libre. Ses vitraux du xiiie siècle, toujours si étincelants, mais à lumière compacte et, pour ainsi dire, à effet mosaïque, peuvent seuls, à Paris, donner l’idée du rapport de nos édifices de ce temps avec les conceptions mauresques.

  34. Les architectes de bonne foi, et nous en avons beaucoup maintenant en France, conviennent que la combinaison des moyens de soutènement des voûtes des grands édifices gothiques, où les supports multiples, colonnettes, contre-forts, etc., divisés pour l’effet, s’unissent pour la force, nécessitait une étude et une connaissance approfondie des principes de la géométrie et de la stéréotomie, sciences devenues, et pour cause, d’une rare application. À lire cependant ce que des écrivains, d’ailleurs recommandables, ont écrit sur ces monuments, ils sembleraient moins le produit de la science que celui de l’adresse et d’une fantaisie d’imitation des voûtes de nos forêts. Ainsi ce serait à de purs caprices que nous devrions la substitution de ces arceaux aigus, si élancés, et partout si gracieux, aux lourds et symétriques pleins cintres du style grec dégénéré ; l’accord de ces jolies colonnettes groupées en légers faisceaux, pour faire l’office de ces longs et lourds piliers nus, dont la répétition monotone accusait trop évidemment la pesanteur des combles ; les merveilleuses divisions, toujours variées, de ces immenses et cependant harmonieuses roses, distribuant la lumière avec une parcimonie calculée dans l’intérêt de la méditation ; ces corniches végétales, ces tresses courantes de pampres et de fruits, où l’art rivalise avec la nature ; ces guirlandes capricieuses, enlaçant leurs festons sur le marbre assoupli ; ces consoles et baldaquins dentelés, ornements presque suffisants en l’absence même des statues qui doivent les compléter ; ces riches clefs pendantes, stalactites de l’art, et ces élégantes pyramides fleuronnées laissant jaillir de leur pinacle des figures colossales, réduites par l’œil à la proportion humaine.
  35. Millin, ce rival présomptueux des Winckelman et des d’Agincourt, ne répète-t-il pas comme sienne, avec son outrecuidance habituelle (Antiquités nationales, tome II, art. xix, page 10), cette opinion des gens de l’art de son époque : « que les Goths créèrent un genre aussi bizarre que ridicule ? »
  36. La plupart des cérémonies employées pour la réception des chevaliers étaient empruntées aux rites ecclésiastiques, ainsi que le reconnaissent Sainte-Palaye, dans ses Mémoires sur la chevalerie, et M. Nodier, dans de savantes notes, où nous puiserons beaucoup de détails.
  37. « La déhanche, dit Sainte-Palaye, avoit des rues et des quartiers dans chaque ville, et saint Louis gémissait de l’avoir trouvée établie jusque près de sa tente, dans la plus sainte des croisades. » Voir Joinville et Fleury, Mœurs des Chrétiens. Le moine Du Vigeois compte dans une de nos armées, en 1180, quinze cents concubines, couvertes des plus riches parures. Voir dans l’histoire de Saint-Denis, chap. 6, pag. 170 et 171, ce qui se passa dans cette ville, en présence du roi, dans les fêtes données pour la chevalerie du roi de Sicile et de son frère.
  38. La civilisation de la Gaule, surtout de la partie avoisinant la Méditerranée, comme Marseille, Narbonne, etc., remontait à la plus haute antiquité. Les études y étaient cependant concentrées sur un espace circonscrit, et entre quelques initiés, comme les druides et certains génies privilégiés. Les Grecs, dit-on, et les Romains puisèrent dans cette source primitive. On cite plusieurs rhéteurs et grammairiens gaulois célèbres à Rome du temps de César, tels que Lucius Plotins et Cnyphon. Valère Caton, poëte sous Auguste, et l’historien Trogue Pompée étaient nos compatriotes, ainsi que Roscius, cet admirable comédien dont Cicéron son ami, célébra si souvent les talents et les vertus.
  39. On est loin de s’entendre sur la démarcation des âges et périodes historiques ; mais nous trouvons, pour notre pays, des raisons suffisantes de faire partir de cette époque la grande division du moyen âge, dans les considérations suivantes :

    La substitution du christianisme en France à l’idolâtrie, dont Théodose-le-Grand fit détruire les temples, même dans les Gaules ; l’organisation chez nous, d’une monarchie sans doute bien imparfaite, bien peu connue même, mais qui sembla du moins nous constituer en nation, et surtout la fondation, sous l’influence religieuse, plus puissante dès lors que celle monarchique, d’édifices dont il nous reste des vestiges, qu’il faut bien classer sous une dénomination quelconque. Or, il est incontestable qu’au ve siècle, le premier âge, celui des Grecs et des Romains, était entièrement consommé, quant aux arts, en France surtout.

  40. Cette habileté pour constater sa suprématie à mérite supérieur, égal, ou même inférieur, et pour user de l’influence qui s’y rattache, est inhérente à la caste sacerdotale. Elle a résisté, chez nous, aux nivellements d’éducation, aux railleries philosophiques comme aux mesures plus sérieuses de terreur et de despotisme. Conservée intacte depuis quatorze siècles dans nos contrées retirées, elle s’y perpétuera, malgré les nouvelles épreuves dont le temps présent paraît gros. Ailleurs même le triomphe de ce qu’on appelle les lumières ne sera jamais que temporaire, ainsi que nous l’avons déjà éprouvé. Les peuples ont, comme les hommes, leurs résipiscences, ou, si l’on veut, leurs retours de faiblesses, guidés qu’ils sont tous par cette réflexion d’instinct, en présence des inexplicables merveilles de la création : que le scepticisme ne mène évidemment à rien, mais que la crédulité peut conduire à quelque chose.
  41. Soyons francs avant tout, et justes, s’il est possible de l’être en semblable matière. Ce fut sans doute dans l’intérêt de leur pouvoir, balancé et souvent menacé par la puissance féodale des grands vassaux, que nos rois, imités ensuite par ces seigneurs eux-mêmes, cédèrent, dès la fin du xie siècle, aux vives sollicitations de la bourgeoisie, en rétablissant le pouvoir municipal, complètement anéanti sous la seconde race ; mais ces bienfaits n’en demeuraient pas moins acquis aux populations. S’ils leur échappèrent trois siècles plus tard, la faute en fut peut-être autant à l’abus qu’elles firent de ces premières concessions de liberté conditionnelle, qu’à la disposition des souverains à ressaisir leurs dons, quand le pouvoir royal se consolida.

    Les effroyables excès de la jaquerie, alors que le roi Jean le Bon venait de constituer le tiers-état, dans l’assemblée de la nation de 1355 ; le massacre des nobles, de leurs femmes et de leurs enfants ; le pillage et l’incendie des châteaux, crimes dont nous avons vu la fidèle et sanglante reproduction dans des circonstances politiques presque analogues, n’indiquaient que trop les dispositions des populations vers le milieu du xive siècle. Bientôt l’audacieuse férocité du prévôt Marcel, le Péthion du temps, rendant le fils de son roi témoin obligé du massacre de ses amis, et l’affublant du chaperon de la liberté, insulte dont nous avons vu également l’infâme parodie, vint prouver aux souverains qu’avec l’aristocratie populaire, plus encore qu’avec sa rivale, il y allait de leur trône. Il n’est donc pas étonnant qu’après les sanglantes scènes des Maillotins, la sédition rouennaise et le soulèvement de Paris en l’absence de Charles VI, ce roi, dit cependant le Bien-Aimé, ait à son retour mis à profit le prestige de sa victoire de Rosbec, pour restreindre, d’abord insensiblement, les libertés municipales de la France. N’est-ce pas encore ce que nous avons vu de nos jours ? De tout temps la sédition riva les fers qu’elle ne put briser.

  42. Il y a bien encore en France peuple et peuple, peuple à teinte claire ou sombre, propriétaire ou journalier et mendiant, nageant dans l’aisance ou mourant de faim, et ce dernier dans une fâcheuse proportion ; mais l’amélioration, qui tend toujours à s’accroître, n’en est pas moins un fait constant.
  43. « Nulle autre loi que celle de la chevalerie, dit Sainte-Palaye, tome Ier, page 67, n’insiste avec autant de force sur la nécessité de tenir inviolablement sa parole, et n’inspire tant d’horreur pour le mensonge et la fausseté. » Voir le serment des chevaliers, dans La Colombière. Voir ainsi dans Lancelot du Lac, l’exécution, de la part du roi Arthus, de sa promesse royale, mais inconsidérée, à un chevalier qui lui avait demandé d’emmener la reine, malgré cette objection de Lyonnel : « Donc est le roi plus serf que autre, et qui voudroit être roy, honny soit-il. » Nouveaux Regulus, les chevaliers, libres sur leur parole, ne manquaient jamais d’acquitter leurs engagements. Les traités de paix même se faisaient sur parole. « Le duc Jean de Bretagne, dit Dutillet, ayant traité de paix avec le roi Charles VI, le 15 janvier 1380, jura, le 20 avril suivant, l’observance du dit traité, par la foy de son corps, et comme loyal chevalier. » Lors de la fuite de son fils, qu’il avait laissé pour otage, le roi Jean n’hésita pas à se constituer prisonnier en Angleterre, où il mourut.
  44. La fraternité d’armes, alliance qui existait quelquefois entre les souverains et les princes, se consacrait par titre entre les guerriers. Voir celui que reproduit du Cange, dissertation 21, à la suite de Joinville, pour la fraternité d’armes conclue en 1370 entre du Gueslin et Clisson. Froissart, liv. IV, chap. xxxix, pag. 144, à propos du récit de l’assassinat du connétable de Clisson, en 1392, dit : « Le seigneur de Coucy monta à cheval, et se partyt, lui huytième seulement, à l’hostel du connétable, derrière le temple où on l’avoit rapporté, car moult s’entr’aymoient et s’appelloient frères et compagnons d’armes. » Le frère d’armes devait être l’ennemi des ennemis de son compagnon, l’ami de ses amis ; tous deux devaient partager par moitié leurs biens présents et à venir, et employer leurs biens et leurs vies à la délivrance l’un de l’autre lorsqu’ils étaient pris. Voir les autres notes de M. Nodier sur l’ouvrage de Sainte-Palaye ; voir aussi l’Histoire de du Guesclin, publiée par Ménard, chap. XXIV, pag. 248, 240 et 206, relativement à la fraternité d’armes de prisons et d’avoir (quant aux prisonniers et au butin) de Hue de Carvalai avec du Guesclin, et au désintéressement de notre chevalier, à sa sortie de captivité.
  45. Perceforest, qui parle à plusieurs reprises de ces heaulmes, placés aux faites des châteaux, comme signaux d’hospitalité, dit, vol. III, f° 103 : « Adoncques estoit une coustume, en la Grant Bretaigne, et fut tant que charité régna illecque, tous gentilshommes et nobles dames faisoient mettre au plus hault de leur hostel ung heaulme, en signe que tous gentils hommes et gentilles femmes, trespassants les chemins, entrassent hardyement en leur hostel comme au leur propre ; car les biens étoient davantage à tous nobles, hommes et femmes, trespassants le royaulme. » Cette coutume était commune à la France. Sainte-Palaye ajoute que les voyageurs, défrayés de tout pendant leur séjour, eux et leur suite, partaient comblés de présents ; qu’on leur donnait des armes, des robes précieuses, des chevaux, et même de l’argent. Voir Froissart, vol. III, chap. 91, 92 et 93, sur les grandes libéralités du comte de Foix envers ses hôtes.
  46. Arbitre de sa rançon, comme prisonnier des Anglais, du Guesclin l’éleva à une somme exorbitante, disant : « que cent chevaliers bretons vendroient leurs terres pour l’acquitter, et ajoutant : Si le gagneroient aincois à filler toutes les filleresses qui en France sont, que ce que je demeurasse plus entre vos mains. » C’était cependant l’homme le plus laid du royaume.
  47. Dans les éprouves, escremies, ou vêpres des tournois, comme dans la grande journée, les chevaliers qui joutaient pour la première fois abandonnaient leur heaume aux officiers d’armes. Les hérauts recevaient d’ailleurs huit parisis de chaque chevalier, pour attacher le casque aux fenêtres et au-dessus du blason pour les tournois. Les chevaliers riches abandonnaient aux autres les chevaux et bagages pris dans le combat. Monstrelet, à propos d’une joute dans laquelle le comte de Saint-Pol remporta le prix des Dames (le dernier coup de lance), dit : « Esquels jours furent donnez moult grands dons à tous les officiers d’armes, pour lesquels ils crièrent à haute voix, par plusieurs fois, largesse, en dénommant ceulx qui ces dons leur avoient faits. » Du Guesclin donna au héraut du duc de Lancastre, qui lui apporta un défi, un gippon de soie avec cent florins d’or. Voir la note pénultième.
  48. On voit, dans les livres de chevalerie, que les preux les plus célèbres se plaçaient toujours sous le patronage des dames, qu’ils se faisaient gloire de servir. Pour les tournois, ils en acceptaient des insignes ou connaissance (signes pour se reconnaître), tels que rubans, bracelets, bannières, manchettes, ou autres objets provenant d’elles, et attachés par leurs mains sur leurs cottes d’armes ou sur une partie de leur armure. Les dames, qui ne perdaient pas de vue leurs chevaliers, avaient soin de remplacer ces faveurs lorsque le choc des armes les avait fait disparaître. Voir la note ci-après, p. 164. Dans d’autres circonstances, ces chevaliers portaient ostensiblement des chaînes, comme gages d’un vœu d’amour qu’on appelait emprise (ou entreprise). L’emprise ne pouvait être levée qu’à l’expiration du temps assigné par le vœu, ou par un combat.
  49. Sainte-Palaye nous a donné la traduction d’une ancienne pièce de vers français de Jacques de Basin, intitulée des trois Chevaliers et de la Chanise, qui prouverait l’exigence des dames et l’aveugle courage de leurs champions. L’un d’eux, bachelier, se détermine, au refus de deux autres, à combattre dans un tournoi, n’ayant, en guise de cuirasse, qu’une chemise, que lui avait envoyée, à cet effet, la dame qui présidait à la joute, avec le heaulme, les chausses de fer, l’épée et l’écu. Vainqueur, mais couvert de blessures, il conjure la dame de recevoir la chemise déchiquetée et sanglante, qu’il lui renvoie, et de la vêtir, pour l’amour de lui, dans un festin qu’elle donne. La dame se garde bien d’opposer un refus à ces instances. Elle se couvre de cette parure, trophée, sinon de sa sensibilité, du moins des sentiments qu’elle inspire, en présence de son mari, couvert de confusion, mais qui, dit le poëme, ne faisait pas semblant de s’apercevoir de ce qui se passait.
  50. « À la fin d’un tournoi, dit Perceforest, vol. I, fo 155, les dames étoient si déçues de leurs atours que la plus grande partie étoit en pur chef, car elles s’en alloient les cheveux sur leurs épaules gisants, plus jeaunes que fin or, en plus, leurs cottes sans manches, car toutes avoient donné aux chevaliers, pour eux parer, et guimples et chaperons, manteaux et camises, manches et habits : mais quand elles se virent à tel point, elles en furent ainsi comme toutes honteuses ; mais si tôt qu’elles virent que chacune étoit en tel point, elles se prirent toutes à rire de leur aventure, car elles avoient donné leurs joyaux et leurs habits de si grand cœur aux chevaliers, qu’elles ne s’apercevoient de leur desnuement et devestement. »

    D’autres exemples de frénésie amoureuse, et d’extravagances moins concevables encore, se puisent dans le récit suivant, fait par le chevalier de La Tour, comme témoin des épreuves auxquelles se soumettaient les pénitents d’amour, confrérie de Galois et de Galoises répandue dans le Poitou, et dont le but, dit M. Nodier, était de prouver la force de leur passion par une opiniâtreté invincible à braver les rigueurs des saisons. Ils se couvraient en été, pendant les plus grandes chaleurs, de lourds manteaux et de chaperons doublés, et se chauffaient encore à de grands feux ; et l’hiver, ils ne portaient qu’une cotte simple, et ne se couvraient la nuit que d’une serge légère. « Si dura cette vie et ces amourettes grant pièce, jusques à tant que le plus de ceulx en furent mors et périls de froit ; car plusieurs transissaient de pur froit, et mouroient tout roydes de lez leurs amyes et aussi leurs amyes de lez eulx, en parlant de leurs amourettes et en eulx moquant et bourdant de ceulx qui estoient bien vestus, et aultres, il convenoit desserer les dents de cousteaulx, et les chauffer et frotter au feu comme roydes et engellez… Si ne doute point, ajoute La Tour, que ces Galois et Galoises qui moururent en cet estat, ne soient martyres d’amour. »

  51. Les renseignements qu’on peut puiser dans les miniatures et dans quelques tableaux d’époques nécessairement postérieures à Charles V, sur la décoration intérieure des appartements, sont sans doute fort incomplets ; mais, à ceux tirés de la vue des débris du mobilier et de quelques descriptions éparses ; viennent se joindre les inventaires d’hôtels et de palais, comprenant depuis le moindre objet jusqu’aux joyaux. Parmi les documents à consulter, nous citerons la honneurs de la cour, par Aliénor de Poitiers, petit traité recueilli dans l’ouvrage de Sainte-Palaye, sur la chevalerie ; on y trouve des détails très minutieux, ce qui plaît en cette matière, sur l’état, vers le milieu du xve siècle, de la cour du duc de Bourgogne, qui marchait presque de pair avec celle de France. Les récits des menues dispositions à l’occasion de la gésine de madame de Charollois, de la nativité et du baptême de mademoiselle Marie de Bourgogne, sont particulièrement curieux, en ce qu’ils précisent l’agencement du mobilier suivant l’étiquette. On y parle des grant licts rebrassez, l’un emprez l’autre, et de l’allée qui les partageait ; de leur ciel commun en damas vert, de leurs courtines troussées, à annelets, en satin de même couleur, des gouttières avec franges de soye verde, des couvertoirs de fin drap violet, de draps de fin couvre-chief de crespe empesé, et de grandes chaises à hault dos, de dressoirs à quatre degrés, des chandeliers appelés mestiers, des drageoirs et de leur emploi, etc., etc.
  52. La statuaire a souvent reproduit les costumes, toujours gracieux, de dames, dans les diverses variations qu’ils ont subies. L’habit de ville des chevaliers consistait en un manteau long, de velours, de damas, ou de satin, couleur écarlate, doublé d’hermines ou d’autres fourrures précieuses ; en robes de drap d’or, etc. ; leur coiffure seule laissait à désirer, en ce qu’ils se rasaient le devant de la tête, pour être moins incommodés sous le heaulme, ou pour éviter d’être saisis par les cheveux en cas de chute du casque.
  53. M. de Laborde emploie pour tout ce passage le mot de gothique ornamental, que nous adopterions volontiers, si nous n’avions ici à distinguer le gothique bien désigné sous le nom de fleuri (de 1420 ou à peu près jusque vers 1495), de celui mêlé au goût italien (de cette dernière époque jusque vers 1520).
  54. Nous voulons être le premier à déclarer que nos citations, appliquées seulement à des monuments exécutés en France, seront bien loin d’être complètes, et que nous n’avons pas cherché à les étendre, même par appel à nos souvenirs personnels, qui dans ce moment nous retracent plusieurs omissions, telles que celles du château de Jousselin, de l’ancienne bibliothèque de Provins, dont il reste encore de beaux débris, de la tour neuve de Moulins, de Candes, Montsoreau, etc. ; notre excuse est d’abord dans l’inutilité des efforts que nous aurions faits pour atteindre ce but, la division de la France en petits états ayant multiplié dans ses parties les plus excentriques des travaux d’art dont ses plus minutieux de scripteurs n’ont tenu aucun compte ; dans la confiance que l’association archéologique qui tend à s’organiser, et qui a déjà produit de beaux travaux, procurera plus tard à la France un inventaire général et raisonné de ses richesses connues et inconnues ; puis dans cette considération appliquée peut-être tardivement : Que le secret d’ennuyer est celui de trop dire.

    Qu’on nous permette seulement de citer au moins quelques-uns des archéologues instruits et zélés qui s’occupent de célébrer nos gloires monumentales par des descriptions faites sur les lieux mêmes ; à Rouen, MM. Auguste Le Prevost, Achille Deville, Langlois ; à Caen, MM. de Caumont, Lambert, Gervais ; à Bordeaux, M. Jouanet ; Bourbonnais, M. Allier ; Picardie, MM. de Sevel et Gilbert, à Amiens, Estancelin, Lonandre, à Abbeville, Vallet à Saint-Omer ; Bretagne, M. Danielo ; Languedoc et provinces adjacentes, MM. Dumège, Dubarri, de Castellane, de Crozanes ; Bourgogne, M. Tarbé, à Sens ; Dauphiné, M. Pillot, etc. En outre plusieurs habitants temporaires de diverses localités nous enrichissent d’excellents travaux, fruits de leurs ardentes recherches ; tels sont ceux de M. Jollois, sur l’Orléanais ; de M. de la Doucette, sur divers départements qu’il a administrés ; de M. Maximilien Raoul, sur le mont Saint-Michel ; surtout de M. L. Vitet sur la France, etc.

  55. L’église Saint-Gervais fut reconstruite sous Charles VI, et dédiée en 1420 ; elle date par conséquent du xve siècle. On remarque déjà dans quelques parties un changement de système, et de nouvelles dispositions appliquées notamment à la construction de l’abside (chapelle de la Vierge) ; les nervures sont plus légères, et l’on cite pour leur originalité les clefs pendantes, destinées à ajouter encore aux ornements, même dans le vague, surtout celle, peu gracieuse, de l’abside. Dans le portail, construit sous Louis XIII, par Jacques de Brosse, et qu’on a long-temps considéré comme un chef-d’œuvre, nous ne voyons qu’une devanture, qui serait sans doute suffisante pour un monument analogue, mais qui forme ici une choquante disparate.
  56. Ce joli péristyle, construit un peu plus tard, sous l’occupation anglaise, vers 1423, offre un caractère particulier de tendance vers des idées nouvelles, ou du moins autres que celles qui présidèrent en général à la construction des façades de nos églises gothiques. Il diffère également des porches latéraux, et si remarquables dans leur genre, de l’église de Chartres, par exemple. Le joli jubé, œuvre de Pierre Lescot et de Jean Goujon, fut sacrifié, vers 1750, aux caprices des marguilliers, et au besoin qu’éprouvent tous les officiants d’être vus dans le chœur.

    Placé sous les balcons du palais des rois, en regard de cette belle colonnade, chef-d’œuvre d’une architecture d’un autre âge, comment ce curieux monument n’a-t-il pas éveillé dans les derniers temps la sollicitude des dispensateurs des largesses de ses illustres paroissiens, ne fût-ce que pour quelques principales réparations, quelques nettoyages ? Mais chut ! craignons de faire compléter par notre éveil ses profanations et ses mutilations encore flagrantes.

  57. Au risque d’être accusé de sortir trop souvent de notre cadre, dont la limite est le xve siècle, disons deux mots pour les étrangers visiteurs de notre capitale, d’abord des jolis débris de l’élégant hôtel gothique à jour du prince Guy de la Trémouille, situé rue des Bourdonnais, n° 11, occupé successivement, dans le xive siècle, en 1363, par Philippe, duc d’Orléans, frère du roi Jean, et en 1398, par le prince dont il a conservé le nom, et plus tard par Antoine Dubourg, chancelier de France, et par la famille de Bélièvre ; puis de ce curieux hôtel des archevêques de Sens, dont la masse est engagée dans les masures des petites rues du Figuier Saint-Paul et autres circonvoisines, mais dont l’aspect, vu de la porte d’entrée, près du quai des Célestins, est encore très-imposant. Ce dernier édifice du quatorzième siècle faisait partie de ceux compris dans la cité Saint-Paul, dont Charles V réunit les diverses parties par des constructions, pour en former, ainsi qu’il le dit dans son édit de 1364, l’hôtel solemnel des grands esbattements, et auquel il avait eu plusieurs plaisirs. C’était même le bâtiment que s’était réservé ce roi, qui nous appartient à quelques égards, comme s’étant fait agréger à l’ordre de Cluny. Là se trouvaient la chambre où gît le roi, et où gisent probablement aujourd’hui quelques rouliers ; la grand’chambre de retrait, la chambre de l’estude, celle dite chauffe-doux, la chapelle, etc. Voir les détails donnés par M. Dulaure, tome II, page 422 et suivantes.

    Charles V et son intendant des finances, depuis, prévôt de Paris, Hugues Aubriot, étaient d’habiles directeurs de constructions ; l’église Saint-Paul (démolie) et plusieurs autres monuments le témoignent.

  58. Cet élégant hôtel, construit dans le commencement du xve siècle, et qui rappelle plusieurs édifices postérieurs de Bourges, de Meillan, etc., serait en outre célèbre, d’après la tradition controversée par quelques archéologues modernes, comme monument de l’occupation de notre pays par nos rivaux d’outre-mer, et comme témoignage de l’influence qu’exerça sur le succès de leurs armes le coupable abandon, de la part des premiers seigneurs français, des intérêts de leur souverain et de leur patrie. C’est, dit-on, dans cet hôtel, que Philippe-le-Bon, en unissant sa sœur au vaillant duc de Bedford, prince d’Angleterre et régent de la France, cimenta cette funeste alliance, déjà consacrée par le traité de Troyes (1420), et qui faillit nous ranger à jamais sous la domination anglaise. Plus tard, et jusqu’en 1477, il fut affecté, par la cour de Bourgogne, à la résidence des ambassadeurs anglais, qui pouvaient ainsi, du centre de la France, étudier les moyens de renouer leurs projets, déjoués par la politique de Louis XI.
  59. Ces tombeaux sont ceux de Philippe-le-Hardi et de Jean-sans-Peur ; ils étaient placés dans l’église de la Chartreuse, où se trouvait aussi une croix de pierre très-curieuse, formant le centre d’un puits, de vingt-deux pieds de diamètre. La base seule a été ménagée par nos vandales, et a conservé le nom de Puits de Moïse, du nom d’une des figures, bien que l’excavation circulaire, qui seule constituait le puits, ait été comblée. Victimes de la rage exterminatrice de nos souverains de 1793, ces deux riches mausolées furent recueillis éclats par éclats, comme saintes reliques, par un architecte instruit, M. Saint-Père, et ils forment aujourd’hui le plus riche ornement d’un musée municipal, que le goût et les soins désintéressés de M. de Saint-Mesmin rendront de plus en plus digne de cette ancienne capitale.

    Le tombeau de Philippe-le-Hardi, mort en 1404, fut exécuté immédiatement par son valet de chambre tailleur d’imaiges, Claux Sluter (le même qui sculpta les six figures du puits de Moïse), par Claux de Vousonne, son neveu, et par Jacques de la Barse. On pourrait croire que ce fut aux frais des exécutants, puisque ce prince, « qui avait élevé la Bourgogne au plus haut degré de puissance qu’elle eût en depuis ses anciens rois, » mourut insolvable. La duchesse de Bourgogne se trouva réduite à consacrer sa renonciation à la communauté en remettant sur le cercueil de son époux sa bourse, sa ceinture et son trousseau de clefs.

    Quant au mausolée de Jean-sans-Peur, tué, ou plutôt assassiné, contre les vrais intérêts de la France, au pont de Montereau, en 1419, il ne fut exécuté que vers 1475 par Jean de la Huerta, dit d’Aroca, sculpteur ramonais, l’auteur du beau rétable en bois, du musée, provenant aussi de la Chartreuse, par Jean de Droguès, et par Antoine Lemouturier, qualifié de meilleur ouvrier d’imaigeries de France. Les imaigiers, folaigiers, autrement dit sculpteurs ou peintres, étaient, comme les maçons, et encore à cette époque, réunis en associations. Ils s’appelaient maîtres des menues œuvres.

    Aurait-on attendu, pour consacrer la mémoire de Jean-sans-Peur, que le temps eût fait oublier que sa fin tragique, dans la criminelle embûche qui lui fut tendue, ne fut que le talion du guet-apens de la rue Barbette, le châtiment du massacre des Liégeois et des Armagnacs, et l’expiation de sa complicité avec la misérable Isabeau, dans le crime, impardonnable à un fils de France, d’avoir livré ce beau royaume aux geôliers de son grand père (le roi Jean) ?

    L’épée de ce guerrier, qui conquit le nom de Sans-Peur par son intrépidité à la bataille de Nicopolis, et dans sa captivité chez les Turcs, est restée suspendue dans le chœur de l’église de Montereau, où nous la vîmes récemment encore. Triste trophée que celui qui rappelle un assassinat, même justifié !

  60. Il existe encore au Palais-de-Justice de Dijon des armoiries et devises de Louis XII et de François Ier, qui témoignent du concours de ces princes à l’embellissement de cette ville ; aussi le fier Bourguignon peut-il, à son choix, revivre dans sa souveraineté, en rêvant aux tombeaux de ses ducs, on s’enorgueillir, comme Français, de ces témoignages de la munificence de nos grands rois, et de sa participation au bien-être de la grande famille.
  61. Ce château servit de résidence à plus de cent têtes couronnées, princes et princesses : Valentine de Milan y mourut dans les larmes, en demandant vengeance ; il fut le berceau de Louis XII, son petit-fils, qui y tint long-temps sa cour, ainsi que ses successeurs, François Ier, Henri II, Charles IX et Henri III, sous le règne de qui il fut le théâtre de l’assassinat des Guises, 25 décembre 1588. La façade du sud date du xie siècle ; celle du nord, d’une grande importance, et toujours très-élégante, à l’intérieur comme à l’extérieur, malgré son état de dégradation, appartient au règne de François Ier ; quant au corps-de-logis de l’ouest, faisant face en entrant dans la cour, c’est l’œuvre, non terminée, de Mansard, sous la direction de Gaston d’Orléans et de la grande Mademoiselle. On ne peut nulle part trouver un moyen aussi facile et aussi curieux de juger comparativement ces divers styles, et surtout la vanité des efforts du plus grand architecte du xviie siècle, dans sa lutte avec les maçons libres ses devanciers. Anne de Bretagne, Louis XII et Gaston d’Orléans moururent dans ce château.
  62. La construction de cette jolie maison, qui jalonne l’époque où l’abaissement des hauts et puissants seigneurs, due à Louis XI, permit à quelques bourgeois de s’élever jusqu’à eux, remonte à 1443, et cependant ses toitures et lucarnes, ainsi que la tour contenant aujourd’hui l’escalier du tribunal, présentent déjà des caractères de l’architecture de transition ; on y voit, comme à l’hôtel de Cluny, des coquilles rappelant les prouesses de Jacques, et des cœurs, avec cette belle devise :

    À cœur vaillant rien d’impossible.

    Jacques Cœur avait pris le soin de ménager dans la construction de la chapelle, deux petits cabinets, garnis chacun d’une cheminée. Charles VIII fit de même à Amboise.

  63. De petits monticules superposés et dégarnis (sans doute chauves, pour former le mot mons calvus), avec deux C formant l’ϽC. M. de Laborde, après avoir cité la tradition d’après laquelle George d’Amboise aurait fait construire ce château, en 1500, pour l’offrir à son neveu Charles d’Amboise, au retour de son gouvernement de Milan, conclut de ce que ces armoiries et chiffres sont également sculptés sur le château de Chaumont, qu’ils ne doivent signifier autre chose que Meillan était un démembrement de Chaumont. Nous ajouterons à cette présomption une explication formelle : Chaumont était possédé, depuis le xiiie siècle, par la famille d’Amboise (voir du Cange, au mot Castella, pour la torture par le feu, que le roi Thibaut V fit subir à Sulpice II d’Amboise, son prisonnier, pour lui arracher le château et le bourg de Chaumont que ses chevaliers refusèrent de rendre). Dans la branche de cette famille dite des seigneurs de Chaumont, l’aîné joignait à ce titre, ainsi que nous l’avons établi (note C), celui de seigneur de Meillan, et de plusieurs autres lieux. Il n’est donc pas étonnant que Charles II d’Amboise, fils aîné du frère aîné de George Ier, et de Jacques, abbé de Cluny, étant devenu, par la mort de son père, seigneur de Chaumont et de Meillan, ait fait sculpter ses armes dans les deux châteaux. Charles II mourut à Corregio, en 1511. Son fils George fut tué à Pavie, en 1525. Peut-être cette branche s’éteignit-elle vers ce temps. Chaumont passa dans la famille de Larochefoucauld, devint propriété de Catherine de Médicis, et, par un échange contre Chenonceaux, fut le gage de l’oubli de la rivalité de Diane. On voit également à Chaumont, sous l’appui d’une croisée, un écusson sculpté, surmonté d’un chapeau de cardinal, avec les tresses en cordelière pendante. Cet écusson, ainsi orné, existe sur toutes les plaques de fonte des cheminées de l’hôtel de Cluny. Serait-ce un hommage rendu au cardinal-ministre par les membres de sa famille ?
  64. Marguerite d’Autriche, cette gente demoiselle qui ja se lamentoit de mourir telle avec deux maris (Charles VIII, son fiancé, qui l’avait quittée pour Anne de Bretagne, et Jean de Castille, qu’elle allait trouver en Espagne, quand elle composa sa fausse épitaphe au milieu d’une tempête qui menaçait ses jours), remariée une troisième fois à Philibert-le-Beau, qu’elle perdit encore en peu de temps, voulut accomplir à la fois un vœu de sa belle-mère et un pieux devoir de veuve, en faisant élever la jolie église de Brou, et les deux principaux mausolées qu’elle renferme. Plus tard, Charles-Quint, neveu et héritier de Marguerite d’Autriche, y joignit celui de la fondatrice.

    D’après l’ouvrage très-consciencieux du P. Rousselet, malgré le grand nombre d’ouvriers et d’artistes venus de tous les points, ces grands travaux durèrent de 1511 à 1536 et coûtèrent plus de deux cent vingt mille écus d’or, formant environ vingt-deux millions de notre monnaie. Quoique Marguerite fût à cette époque gouvernante des Pays-Bas, on conçoit difficilement qu’elle ait pu réunir les moyens d’alimenter sa persévérance dans cette fondation de pure piété. André Colomban, de Dijon, dirigea la construction de l’église, et Conrad Meyl, sculpteur suisse, celle des mausolées.

    Cette jolie église, de 210 pieds sur 107, haute seulement de 60 sous voûte, et ses mausolées de marbre, si nobles et si gracieux, sont certainement les derniers monuments complets qui aient été construits dans le style gothique avec toutes ses fioritures de transition, malgré la présence des artistes italiens, collaborateurs de Colomban et de Meyl. Aussi les citons-nous comme un type de notre genre de prédilection. Le jubé, les stalles sculptées, les vitraux, les mausolées, le grand tabernacle d’albâtre, et même la statue du maître des œuvres, constructeur, partagent l’admiration des visiteurs de ce monument, toujours très-bien tenu, et qu’une heureuse inspiration de la commission des arts a soustrait, par une déclaration de nationalité, au marteau déjà levé.

  65. Louis XII, le premier de nos rois qui ait rendu sédentaire la justice, antérieurement nomade, ayant institué, lors de son séjour en Normandie, le tribunal de l’échiquier, ou du parlement, voulut lui affecter un local convenable. Il ne pouvait en effet en exister de plus remarquable que ce merveilleux édifice dans son état normal, quoiqu’il n’ait jamais été complètement achevé. Qu’on se figure toutes ces richesses architecturales, intactes, et d’un ton qui permette de lire dans les détails, s’harmoniant avec les jolies maisons de même style, sacrifiées, sous Louis XV, pour la construction de cette pesante bâtisse qui vint troubler l’accord de ce bel ensemble. La salle dite des Procureurs, couverte d’une belle voûte plein cintre, en charpente, et encore parée de ses ornements primitifs, a 170 pieds de longueur sur 50 de largeur.
  66. L’église Saint-Maclou appartient, sous beaucoup de rapports, à la même époque. On y trouve, comme on l’a dit, « les brillantes témérités du style gothique unies aux graces classiques de la renaissance, fille ingénieuse de l’antiquité, dont les beautés riantes rivalisent souvent avec « celles de sa mère. » En citant, pour le premier genre, le délicieux escalier de l’orgue, qui rappelle, par l’élégance et la souplesse de ses ornements, celui de la chaire de Strasbourg, et, pour le second, les belles portes attribuées à Jean Goujon, convenons qu’il y a ici assaut, sinon de témérité, du moins de grace et de goût. La jolie fontaine de la Croix de pierre fut élevée par George d’Amboise.
  67. La description de cet hôtel appartient à la seconde époque. Voir ci-après, page 191.
  68. Louis de Brezé, petit-fils, par sa mère, de Charles VII et d’Agnès Sorel, mourut en 1531. Sa veuve, Diane, fille du comte de Saint-Vallier, avait alors plus de 30 ans. Soit que son deuil fût véritable, ou que, selon l’opinion de Mézerai, contredite par d’autres historiens, elle se fût déjà montrée disposée à suivre les errements de famille (de sa belle grand’mère), en payant de son honneur la grace de son père, toujours est-il que l’érection de ce mausolée par cette belle Artémise précéda de plusieurs années l’époque de sa consolation par le duc d’Orléans, qui, n’ayant que treize ans en 1531, pouvait être dès lors garçon frais, dispos, mais aussi par trop jeunet. Voyez page 60.

    L’attique, les colonnes corinthiennes, et le travail général de ce mausolée, le classent dans la seconde époque, et c’est pour ne pas trop multiplier les paragraphes, que nous en parlons incidemment ici. Nous nous bornerons à ajouter qu’il offre, avec des figures du meilleur goût, la curieuse et complète reproduction d’un homme de guerre de ce temps, sur son cheval bardé, et que nous ne pouvons nous unir à ceux qui croient reconnaître au travail le ciseau de Goujon, qui d’ailleurs, mort en 1573, dans la force de l’âge, n’a pu se trouver chargé, quarante ans plus tôt, d’une œuvre de cette importance.

  69. Ces monuments si intacts rappellent la destruction assez récente d’un édifice plus important encore, surtout par ses traditions historiques remontant aux premiers âges de notre monarchie. Qui n’a pas vu au moins les restes de la célèbre abbaye de Jumièges, pénitentiaire des fils de Clovis, dont les hauts clochers, du même style colossal, restent seuls debout, pour servir de refuge aux oiseaux de proie et de jalons aux navigateurs de la Basse-Seine ? C’est en Angleterre qu’on retrouverait aujourd’hui les curieuses sculptures de diverses époques, particulièrement de celle dite lombarde, dont cette résidence monastique et royale était couverte. Nos chers voisins n’ont pas dû tenir grand compte des tombeaux de nos énervés, mais ils auront pu du moins compléter leur vengeance, en profanant aussi les cendres de la dame de beaulté, de cette gente Agnès, dont la mission galante ne contribua pas moins que celle, toute céleste, de Jeanne à nous rendre maîtres chez nous, par l’échange du royaume de Bourges de son amant contre la souveraineté de la France. Cette conquête de nos richesses monumentales par l’or étranger ne fut pas la seule. Dans le même temps, vers 1820, à la honte de notre pays, où tout est organisé pour la destruction, rien pour la conservation, on laissa démolir et enlever par les mêmes amateurs les admirables sculptures du beau manoir d’Andelys, dit la Grande maison. L’ambassadeur d’Angleterre ne dédaigna pas d’assurer le succès de cette expédition par sa présence ; il s’attendait du moins à une concurrence, et trouva le champ libre, ce qui, nous a-t-il dit à nous-même, convertit ses scrupules en satisfaction, c’est-à-dire son rôle de mutilateur en celui de conservateur d’objets qui, sans lui, eussent été, selon toute apparence, convertis en moellons ou en chaux. On conçoit, d’ailleurs, qu’à part même le plaisir de posséder nos monuments, celui de nous en dépouiller anime nos voisins dans cette sorte de guerre sourde. L’épuisement d’un peuple rival est déjà une conquête.
  70. C’est un petit simulacre de château fort, composé de deux tours, l’une ronde, l’autre demi-circulaire, réunies par un mur crénelé. Sa décoration, consistant en sculptures de très-bon goût, doit être postérieure à la construction primitive. Deux hommes d’armes, en pierre, l’un casqué, l’autre tête nue, sont en disposition de défendre les tours, à l’une desquelles est une fenêtre de la renaissance, d’un goût exquis, avec armoiries les créneaux sont richement encadrés ; des bustes de grande saillie indiquent, par la forme de leur coiffure et de la partie hante du vêtement, l’époque de la fin du règne de Louis XII ; un Janus à trois têtes, auxquelles deux yeux suffisent, sans qu’il en résulte de difformité, rappelle les trois lapins à trois oreilles de la corniche de la chapelle de l’hôtel de Cluny. Voyez page 18.
  71. C’est dans le même local qu’on a placé, en attendant, sans doute, un classement convenable, les nombreux objets d’art de diverses époques du moyen âge, offerts en général à cet établissement, qui doublerait l’intérêt de cette véritable richesse municipale, en annotant sur chacun le nom du donateur. On montre bien aussi à Orléans, parmi les traces de sa splendeur dans les xve et xvie siècles, plusieurs maisons, une, entre autres, à laquelle son titre de maison d’Agnès Sorel devait faire trouver place ici, s’il nous était possible d’évoquer l’ombre de la dame des pensées de Charles VII, sous une galerie d’arcades en plein cintre, et au milieu de sculptures et ornements de la renaissance.
  72. Nous ajouterons ici à notre remarque sur la maison de Jacques Cœur, que c’est principalement à partir de ces époques, fin du xve et commencement du xvie siècle, que les maisons communes prennent, comme construction, l’importance qui nous frappe dans plusieurs hôtels-de-ville, tels que ceux de Dreux, de Beaugency, etc. Les corporations bourgeoises ne purent prendre de consistance que sous l’autorité protectrice de Louis XI et de ses successeurs.
  73. Voici ce rébus :
    D’un mouton et de cinq chevaux M. CCCCC
    Toutes les têtes prendrez,
    Et à icelles, sans nuls travaux, V
    La queue d’un veau joindrez,
    Et au bout adjouterez IIII
    Toues les quatre pieds d’une chatte ;
    Rassemblez, et vous apprendrez
    L’an de ma façon et ma date. M. CCCCC VIIII — 1509
  74. Quoique cette fontaine soit toujours en activité, nous ne citons que ses restes, d’après les détériorations qu’on lui a fait subir en 1799, en la transportant sur une autre place. Sa base, et, par conséquent, son ensemble, a été dénaturé par la substitution d’un bassin circulaire sans ornements, à celui octogone couvert d’arabesques, comme par la suppression des sculptures dans beaucoup d’autres parties. Comment les autorités municipales, quelque ignorantes qu’on puisse les supposer en matière d’art et de goût, ne se roidissent-elles pas, en principe, contre le génie créateur de leurs voyers, par cette seule considération : qu’un monument de bon goût est un, et ne peut, sans préjudice, être altéré dans aucune partie ?

    Quoique abâtardie par cette restauration, cette fontaine n’en reste pas moins une des plus belles de France.

  75. M. L. Vitet, alors inspecteur général des monuments historiques, a bien voulu, sur nos indications, visiter, dans une de ses tournées, ce château, presque inconnu, de quelque vassal de la reine Anne. Nul doute qu’il n’en ait proposé au retour, au moins la consolidation, si peu coûteuse ; mais de la proposition à l’exécution il y a loin chez nous. Le secret, si bien gardé, des cartons où se sont enfouis de tout temps les rapports de ce genre, nous révélerait bien d’autres exemples de cette insouciance qui tient autant, il faut le reconnaître, à l’insuffisance des ressources affectées aux arts, par des propriétaires rapportant tout à leurs cultures ou à leur commerce, qu’à la tiédeur de nos administrations de toutes les époques, en matière de conservation.
  76. Philibert de Lorme convint, peut-être par une galanterie de courtisan, que, sous beaucoup de rapports, il n’avait que suivi les directions tracées par Catherine, qui avait, en effet, le goût des constructions.
  77. François Ier fit reconstruire presque entièrement l’ancien château, habité, pour la chasse surtout, par tous nos rois, depuis Louis VII, et chacun de ses successeurs y ajouta le tribut du goût de son temps. Henri IV, surtout, qui fit construire la cour des Cuisines, l’une des six qui composent le château actuel, y consacra une forte partie de son épargne. C’est dans un des bâtiments de la cour de l’Orangerie que Christine fit assassiner Monaldeschy. Napoléon signa son abdication dans ce château, où il avait détenu le pape, et qu’il embellit par des dépenses qui s’élevèrent à plus de six millions. Aujourd’hui de nouveaux travaux, de restauration seulement, confiés à d’habiles artistes, semblent nous promettre la complète résurrection de la galerie d’Henri II, de la porte Dorée, etc. Nous aurons donc une idée de ce qu’étaient les décorations intérieures de ces belles époques.
  78. Commencé en 1526. Quoique François Ier y ait employé constamment dix-huit cents ouvriers, qu’Henri II, Henri III et Charles IX en aient fait continuer les travaux, ce château ne fut jamais complètement terminé. Cette construction quadrangulaire, flanquée de grosses tours, rappellerait les manoirs féodaux des xiie et xiiie siècles, comme ceux, encore intacts, de Chaumont, de Langeais et tant d’autres, si l’élévation pyramidale de la grande tour, haute de cent pieds sur trente de diamètre, contenant l’escalier à double révolution, et les nombreuses et sveltes lanternes qui surmontent les combles, n’allégeaient tout l’édifice. La pesanteur reste à la base, et les projections découpées du couronnement donnent de l’élégance, et presque de la légèreté à la seconde masse. Séjour d’affection de François Ier, qui traça sur ses vitres ses épigrammes contre le beau sexe, qui, dit-on, s’en vengea cruellement plus tard, et résidence de prédilection de Louis XIII, Chambord devint, sous Louis XIV, un second Versailles, par les fêtes que ce prince y donna. (Voir sur les comédies de Molière, celles qui furent jouées pour la première fois à Chambord, comme le Bourgeois gentilhomme, en 1670.) Depuis lors, Stanislas y vécut bourgeoisement, le maréchal de Saxe somptueusement, la famille Polignac modestement, et le dernier occupant misérablement. Il fit couper presque à blanc le parc de 12000 arpents, enclos de murs, avant de changer le don impérial contre la souscription légitimiste.
  79. Il était inutile, en effet, de conserver, d’abord pour l’hôpital militaire que nous y avons vu, et même pour les quinze-vingt demoiselles qui ont succédé aux compagnons d’armes de leurs pères, les emblèmes d’amour, et d’amour adultère quoique royal, dont le connétable de Montmorency avait garni son château sous toutes les espèces, pavages, lambrissage, vitrage, ferrure, etc., sans doute pour complaire à son roi et surtout à Diane, qui n’avait pas peu contribué à convertir en haute faveur sa disgrace du précédent règne. Remis, comme on l’a dit, en bon état de réparation, ce château attend depuis vingt ans un maître, ou plutôt un occupant qui le vivifie ; mais son isolement le tuera. Que n’est-il moins excentrique, on pourrait en refaire un hôpital militaire, ou une caserne, comme on a fait du château de Blois, du palais de Nancy, des châteaux de Nantes, de Vincennes, ou une maison de détention, centrale ou non, comme à Gaillon, Fontevrault, Clairvaux, Langeais, Loches, Angers, etc., etc.

    Mais où nos ancêtres, dont la morale était, dit-on, si relâchée, logeaient-ils leurs essaims de criminels, ou présumés tels, à divers titres, leurs truands pris en faute, tire-laine, tire-chape, etc., leurs serfs rebelles, les silvains, usurpateurs de leurs droits de chasse, enfin les victimes sans doute innombrables de l’odieuse féodalité et du despotisme des rois et seigneurs ? Nous avons hérité de toutes leurs geôles et succursales ; nous avons établi de nouveaux bagnes largement pourvus, et, dans les besoins que nous crée notre moralité si complète, il nous faut encore combler de nos détenus, nos anciennes abbayes royales, les manoirs de nos hauts barons, les maisons de plaisance de nos archevêques, et jusqu’aux résidences de nos rois, et ce, tout en multipliant les constructions nouvelles dans le même but, et en embellissant l’avenir des habitués de cours d’assises par des prisons modèles, expression d’une civilisation raffinée, dans les termes du moins. Ce que c’est qu’un régime de liberté. Loin de nous cependant le regret d’aucune espèce d’esclavage.

  80. Ce qui subsiste de l’œuvre de Philibert de Lorme, et que conserve avec soin le propriétaire actuel, M. Passi, consiste en un beau portique revêtu de marbres, servant d’entrée, et que surmontaient les riches accessoires en bronze de l’horloge, des chiens lancés sur un cerf qui frappait les heures ; il reste en outre deux chapelles, dont une, à portail sculpté, renfermait le tombeau de Diane, quelques parties du bâtiment dépendant de la chancellerie, les fossés, les beaux murs d’enceinte, et quelques pièces d’où sortent des cheminées de bon goût. Tout en gémissant sur ces ruines, nos regrets s’atténuent par l’idée que, déjà lors de l’occupation de ce château par les ducs de Vendôme et de Penthièvre, on en avait, comme partout, dénaturé la belle disposition primitive par des bâtisses discordantes.
  81. Thomas Bohier, intendant des finances sous Charles VIII et ses deux successeurs, semblerait avoir apporté un sentiment tout financier dans la construction et la continuation de ce château, si cette devise qu’on retrouve partout : s’il vient à point, il m’en soverra (souviendra) exprime, eu d’autres termes : si je le termine, je serai ruiné. Le connétable de Montmorency l’eut ensuite ; puis Diane, à qui il servit de rançon près de Catherine de Médicis, qui fit construire par du Cerceau la galerie qui couvre tout le pont jeté sur le Cher. Les cuisines sont dans une des piles de ce pont. De Louise de Vaudemont, épouse d’Henri III, il passa dans la maison de Vendôme. Acquis par M. Dupin, il a trouvé dans madame et M. de Villeneuve, ses propriétaires actuels, de dignes continuateurs des habitudes gracieuses et hospitalières de l’époque à laquelle il remonte.
  82. Son aspect rappelle Écouen : c’est une œuvre sans mélange inspirée des Grecs et des Romains, dont on raffolait tellement en France sous tous les rapports, à l’époque de cette construction commencée en 1555, que déjà Montaigne se plaignait, comme le fit depuis M. Berchoux, à tout autre propos, de n’entendre parler que de cette architecture, et de la retrouver jusque sur la porte de sa cuisine. Construit par Antoine de Clermont, comte de Tonnerre, il est entré en 1688 dans la famille de Louvois, et ne paraît pas, Dieu merci, disposé à en sortir. Les peintures, exécutées de père en fils par la famille Nicolo dell’Abate, principalement les scènes du Pastor Fido, sont encore dans tout leur éclat.
  83. M. le marquis de Biancourt apporte beaucoup de soin à l’entretien de ce joli château, d’un goût moins symétrique que le précédent.
  84. Le grand et magnifique château des princes lorrains, où fut rédigé l’acte qui engendra la Ligue, dominait la ville : il fut démoli en 1780 par le duc d’Orléans ; celui-ci, construit en 1546 par Claude de Lorraine, duc de Guise, n’est, à vrai dire, qu’une jolie maison d’un style pur, et couverte de sculptures fines et gracieuses.
  85. Sauf ceux que M. Lenoir acquit de l’acquéreur d’Anet, et ceux provenant du charmant manoir de Moret, placés aux Champs-Élysées comme enseigne d’un quartier malheureusement mort-né. La transplantation faite à grands frais, de ces derniers fragments, a beaucoup appauvri la jolie petite ville de Moret, et sans doute aussi les transplanteras, sans enrichir réellement notre capitale. En plaçant à l’extérieur ce qui était à l’intérieur (Voir collection de l’hôtel de Cluny, Salon, dans le tableau peint sur nature par M. Renoux, la disposition intérieure du manoir de Moret), en réunissant toutes les richesses sur une seule façade en partie masquée par une balustrade, et en privant l’édifice d’entourages et de dispositions intérieures convenables, on n’a réellement rien restitué, même à l’art.
  86. Ils ont été en général traités comme moellons, retaillés ou transformés en chaux. Nous rendrons avec plaisir à nos principaux architectes la justice de reconnaître qu’ils ne furent même pas consultés pour le parti à tirer de ces débris.
  87. Indépendamment de ce que les édifices religieux, tant de la renaissance que des époques antérieures, étaient par eux-mêmes des chefs d’œuvre d’art et de goût, ils offraient en outre pour la plupart, à Paris surtout, l’attrait de véritables musées. Millin a consacré près de 200 pages de son ouvrage, bien incomplet, sur nos antiquités nationales, à décrire les richesses en ce genre que contenait la seule petite église des Célestins, fondée par Charles V. C’était à la vérité une des plus richement ornées, surtout par les tombeaux de l’amiral Chabot mort en 1543, par Jean Cousin ; de Charles de Maigni, fait en 1556 par Ponce Jacquio ; par les mausolées des cœurs de Henri II, de Charles IX, du duc d’Anjou et de François II, par Paul Ponce, du cœur d’Anne de Montmorency, par Barthélemy Prieur et Jean Bullant, et par tous les beaux monuments des maisons d’Orléans, de Longueville, etc. Les églises des Cordeliers, des Carmes, de Saint-Benoît, des Mathurins, des Grands-Augustins, des Minimes, des Jacobins, des Feuillants, etc., toutes rayées, avec tant d’autres encore, de la liturgie actuelle, par leur destruction, contenaient également beaucoup d’objets non moins dignes d’intérêt. Quant à l’église de Saint-Denis, qui n’a reconquis dans les magnifiques mausolées de Louis XII, de François Ier, d’Henri II, etc., qu’une portion de ce qu’elle possédait, elle en était naturellement plus somptueusement pourvue que toutes les autres, alors que les violateurs des tombes royales étendirent aux marbres la profanation des cendres. En général il n’y avait guère d’église sur toute la surface de la France qui ne possédât quelques monuments de la belle époque. La déesse Raison, en substituant ses burlesques parades et ses oripeaux tachés de sang à la majesté et à l’éclat des pompes de l’église, s’efforça d’anéantir jusqu’à la trace de notre long fanatisme politique et religieux. Son règne de courte durée suffit à la destruction de l’œuvre de plusieurs siècles ; aussi, peu de monuments, autres que ceux sauvés par M. Lenoir, lui survécurent-ils. Ajoutons à ceux déjà cités, et toujours dans le but de signaler quelques noms pour nos légendes artistiques, les belles figures de saint Remy et des douze pairs, séparées aujourd’hui du beau tombeau élevé dans l’église de ce nom par deux artistes rémois, les frères Jacques, élèves de Michel-Ange ; les treize figures du sépulcre de Saint-Mihiel, taillées dans un seul bloc de pierre blanche et dure, par Richier, élève du même maître ; et surtout la belle composition connue sous le nom des Saints de Solesmes, que nous admirâmes il y a peu de temps encore dans la petite chapelle de ce pays, près de Sablé, tout en redoutant le sort qui la menaçait alors, l’établissement dont cette chapelle dépend étant en vente. Nous fûmes heureux d’apprendre que cette destruction se trouvait au moins ajournée par une spéculation toute religieuse et dégagée d’intérêts mondains. De jeunes ecclésiastiques fuyant le monde pour se livrer à des études sérieuses, se sont installés à Solesmes et s’efforcent d’y succéder à tous égards aux savants bénédictins. C’est un début d’heureux présage que la conservation assurée pour quelque temps, par cette résidence, d’un des plus beaux et certainement du plus grand monument de sculptures religieuses qui existe en France, d’une œuvre de quarante figures, grandeur naturelle, sculptées, ou, comme on le prétend, modelées seulement, par les deux Germain Pilon, qu’animait sans doute, dans cette énorme tâche, le désir de faire participer leur patrie, le Maine, à leur illustration.
  88. Germain Pilon est certainement un des plus habiles et des plus féconds artistes de ce temps. Mort en 1606, à l’âge de 90 ans, dit-on, il a pu, en continuant son père, également sculpteur et portant le même prénom, contribuer pour sa bonne part aux innombrables monuments classés sous ce nom, tels que le mausolée du chancelier de Birague et de sa femme, celui élevé en 1557 dans la cathédrale du Mans, à Guillaume Langei du Belley, celui d’Henri II qu’on voit à Saint-Denis et dont les-bas reliefs, surtout les œuvres de charité, appartiennent nécessairement au sculpteur des Graces. Outre le beau groupe qui lui valut ce surnom et que possédait le musée sépulcral des Célestins, il exécuta d’énormes travaux pour la même église, un grand autel couvert de sculptures, une belle Annonciation, un charmant pupitre, etc. Il fit aussi pour celle des Grands-Augustins à Paris, un Saint-François d’Assise en terre cuite, qu’on fit traduire en marbre, et une chaire couverte de bas-reliefs et de figures en pied, d’un travail admirable. Il est vraiment inconcevable qu’on n’ait pas sauvé et conservé ce riche accessoire pour le reporter dans une autre église. Le seul de ce genre qu’on puisse citer à Paris, comme offrant quelque intérêt comme art, est la chaire de la jolie église de Saint-Étienne-du-Mont ; mais son travail, comme celui des principales constructions et décorations de cette église, appartient au 17e siècle. Le jubé même, qui doit nous faire regretter celui nécessairement plus riche que Jean Goujon avait sculpté à Saint-Germain-l’Auxerrois, n’est que de 1600, limite de notre cadre.
  89. Aucune indication n’en faisant supposer l’existence, les ouvriers ont commencé l’opération du nettoyage en toute liberté.
  90. Les comédies pieuses et les farces et parades de carrefours constituèrent seules le répertoire dramatique, en France, jusqu’à l’époque où l’imprimerie, en reproduisant les compositions d’Aristophane, de Plaute, etc., fit entrevoir aux lettrés d’autres moyens de captiver l’intérêt.

    Les collèges d’abord procédèrent sur des traductions, puis les comédiens de l’hôtel de Bourgogne sur des imitations, et l’art dramatique fut créé.

    Ainsi cet art, auquel, dès le 17e siècle, on éleva chez nous de magnifiques temples, naquit et languit long-temps sur les chariots de nouveaux Thespis et dans les granges d’un hôpital.

    D’abord des bateleurs, avec leurs parades, qu’effacèrent les confrères de la Passion avec leurs mystères, qu’effacèrent les comédiens de l’hôtel de Bourgogne avec la farce de Patelin, puis avec la Rencontre, la Cléopâtre, la Didon de Jodelle, qu’effacèrent momentanément les comédiens italiens de l’hôtel Bourbon, protégés par Henri III, qu’effacèrent les artistes de l’hôtel d’Argent avec Garnier et consorts, qu’effacèrent les écrivains familiers du cardinal-roi, Rotron, Colletet, l’Étoile, Boisrobert, qu’effacèrent immédiatement, d’abord leur compétiteur Corneille, puis Racine, puis Molière, que n’effacèrent ni n’effaceront, ni Voltaire, ni son école dramatique, ni la nôtre, malgré ses emprunts exotiques et l’originalité de ses imitations.

  91. D’après un édit de Louis XIV, de décembre 1676, les revenus assez considérables, fruits des épargnes de la confrérie de la Passion, furent réunis à ceux de l’hôpital. C’était rentrer au point de départ.
  92. L’Histoire du théâtre français, tome 2, contient extrait du Mystère de l’Incarnation joué, à Rouen, en 1474. Metz, Angers, Poitiers, Limoges et plusieurs autres villes eurent aussi, dès ce temps, leurs représentations dirigées par des curés des localités. Cependant plusieurs des mystères joués alors n’étaient rien moins que religieux. Celui de la destruction de Troie, par exemple, qui contenait plus de quarante mille vers, ne pouvait guère se rattacher ni à l’ancien ni au nouveau Testament. (Voy. chronique de Metz, an 1437.)

    D’après l’état des personnages indiqués en tête des anciens mystères, dont les manuscrits ont été conservés, leur mise en scène exigeait presque toujours le concours de 130 à 140 acteurs seulement, car les actrices, nécessairement exclues, étaient suppléées par de jeunes clercs. De la nécessité de cet immense personnel résultaient souvent, au moment même de la représentation, des vides que quelques spectateurs s’offraient de combler, tant l’instruction populaire en cette matière était alors étendue et journellement alimentée par les représentations gratuites des clercs de la basoche, des enfants sans souci, des clercs du haut et souverain empire de Galilée (de la chambre des comptes), et de tous les collèges.

  93. « Sur ces échafauds, ajoute-t-il, étoient faits, par personnages, l’annonciation de Notre-Dame, la nativité de Notre Seigneur, sa passion, sa résurrection, la pentecôte et le jugement qui seoit très-bien, car il se jouoit devant le chastelet où est la justice du roi. Et emmy la ville y avoit plusieurs jeux de divers mystères qui seroient trop longs à racompter. » D’où l’on doit conclure que la troupe dramatique de ce temps eut, au besoin, formé une armée.
  94. Ne serait-ce pas l’origine du nom donné dans nos salles de spectacle aux places mises à la portée du peuple ?
  95. Déjà depuis long-temps on avait autorisé, pour impressionner le peuple dans certaines crises politiques, la représentation publique de pièces puisées ailleurs que dans les livres saints, qui, certes, n’ont pas inspiré celle de Gringore, jouée aux halles le mardi-gras de l’année 1511, sous le titre du Prince des Sots. Dans cette pièce de circonstance, le pape Jules II, alors en guerre avec Louis XII, était bafoué, à raison de ses prétentions sur le temporel des rois, sans doute par ordre de ce monarque, qui comparait plaisamment à ce sujet l’excommunication d’un pape à l’infidélité d’une femme ; chose grave et terrible quand on la prend à cœur, mais sans importance quand on s’en soucie peu. Bien antérieurement, Philippe-le-Bel avait employé le même moyen contre Bonifiace VIII, en autorisant la représentation publique de la Procession du Renard.

    Saint-Foix, qui nous a conservé les traits principaux de ces pièces satiriques, rappelle d’ailleurs, tome 4, page 58, pour établir que nos meilleurs rois se montrèrent disposés à encourager l’art dramatique, ce que dit de Louis XII, le chancelier de l’Hôpital, dans une harangue d’ouverture des états généraux, en 1561 : « Ce bon roi prenoit plaisir a ouir jouer farces et comédies, même celles qui etoient jouées en grande licence, disant que par là il apprenoit beaucoup de choses qui étoient faites dans son royaume et qu’autrement il n’eut pas seues. » Ce même roi, qualifié de chiche par les historiens contemporains, à raison de sa stricte économie dans l’intérêt de son peuple, ayant été mis en scène comme un malade qui demandait de l’or potable pour remède à ses maux, fut le premier à rire de cette saillie, qui prouvait, disait-il, la confiance qu’on mettait en sa bonté. La trace de la présence de Charles VIII, en 1489, aux jeux du cardinal Lemoine (collége) et à une représentation du mystère de saint Genou, donnée en 1491, dans la localité de ce nom, près de Tours, nous a été conservée par un compte des dépenses de la ville de Paris, rappelé par Félibien et Lobineau, et par un compte de dépenses de la cour pour les tapisseries employées à cette dernière occasion.

    Les clercs de la Basoche, qui obtinrent le droit de jouer, dans certaines circonstances, des moralités, sottises ou mystères, furent également en butte au parlement, qui suspendit leurs représentations par des arrêts de 1476 ; mais en 1480, ils parvinrent à placer leur théâtre sur la grande table de marbre du palais. Leurs moralités licencieuses, mais instructives, comme nous l’avons dit, pour les princes, leur valut, plus tard, la protection de Louis XII, qui fit souvent les frais de leurs joyeux écartements.

  96. « Où ils prenoient, dit l’Étoile, quatre sols par tête, de salaire de tous les François, et où il y avoit tel concours que les quatre meilleurs prédicateurs de Paris n’en avoient pas tous ensemble autant quand ils préchoient. » Voyez, pour les sujets des paillardises, la Bibliothèque du duc de la Valière.
  97. Jérôme La Lande fut envoyé à Berlin à l’âge de 18 ans, en 1750, pour y établir une correspondance lunaire avec La Caille, placé au cap de Bonne-Espérance, sous le même méridien, dans la vue de déterminer la parallaxe de la lune (sa distance de la terre) ; il y fut très-bien accueilli par Frédéric, étonné d’abord de sa grande jeunesse, et fit sa société habituelle de ses philosophes Maupertuis, d’Argens et la Mettrie.
  98. C’est, je crois, de La Lande et de sa tête entièrement chauve qu’on a dit dans une épigramme : le feu de son génie a brûlé son toupet. Les épigrammes pleuvaient et glissaient sur lui ; il y en eut de trop grossières pour être rapportées ici, sur sa laideur, qui prouvait qu’en effet Dieu n’avait pas fait l’homme à son image, etc.
  99. C’est sans doute par reconnaissance qu’il la qualifie, dans une pièce de vers, de sinus des Graces, de tangente de nos cœurs.
  100. Bailly avait cependant renoncé à l’astronomie, pour se livrer exclusivement aux distractions politiques. Il disait de lui à ce sujet : « Un torrent a passé qui a entraîné toutes mes idées de science. » Il n’a fait qu’ouvrir cette carrière d’entraînement, que tant d’autres savants ont suivie et suivent encore, au préjudice de la science.
  101. Ces découvertes ont dû se multiplier depuis ce temps, les propriétaires des maisons touchant aux remparts, attachant beaucoup plus de prix à se procurer une sortie sur la promenade qu’à conserver intactes leurs constructions romaines.
  102. Si notre mémoire n’est pas en défaut, Jupiter était pour quelque chose dans ces inscriptions. Les sculptures nous ont rappelé celles de l’arc de Reims.
  103. M. Tarbé, libraire à Sens, à qui nous fimes part de notre remarque, nous prouva par ses notes que nous n’avions pas droit à un brevet d’invention, sans rien nous dire cependant qui puisse détruire notre supposition.

    M. Tarbé est fort instruit et fort zélé pour les intérêts de sa ville ; personne ne pourrait mieux que lui donner suite aux recherches qu’on pourrait faire à ce sujet.

  104. Probablement sous Théodose-le-Grand qui, d’après les historiens, fit abattre beaucoup de monuments consacrés à l’idolâtrie.
  105. Loin de nous la pensée de fournir, par cette observation, de nouveaux aliments à la guerre toute patriotique, soutenue entre Sens et Provins, pour ce grand champ de bataille, ou plutôt pour ce pivot des opérations stratégiques du conquérant des Gaules. Nous voulons seulement établir que ces remparts étant fondés sur des sculptures qui ne peuvent remonter au-delà du siècle d’Auguste, on ne devra plus, comme on l’a fait, se prévaloir de leur origine romaine pour en circonvenir le camp d’où Labienus sortit pour combattre Vercingétorix. À cela près, nous n’empêchons pas que ce grand débat, qui dure depuis près de 250 ans, puisque André Duchesne en parle, suive son cours, à la poursuite et diligence de qui il appartiendra, si l’intrépide champion nonagénaire de Provins, M. Opeix, venait à quitter la lice.
  106. Il paraîtrait en effet que la France était, dès le xie siècle, célèbre entre les autres nations par ses peintures sur verre, car Théophile (presbyter on monachus), dont on fait remonter l’existence au moins à cette époque, la cite très-avantageusement sous ce rapport dans son Tractatus lombardicus de omni scientia pictural artis. En enseignant à son fils, pour qu’il le transmit à d’autres, tout ce qu’il avait appris dans ses voyages sur l’art qu’avaient les Grecs de choisir et de mélanger les couleurs (voir les reliquaires byzantins de la chapelle), sur le talent des Italiens dans la fabrication de l’argenterie, le travail de l’ivoire, l’emploi des pierres fines, et les Toscans particulièrement pour le vermeil et la fonte des Nielli, sur la damasquinerie des Arabes, et sur les travaux d’or, de cuivre, de fer et de bois, de l’Allemagne, il parle des brillants et précieux vitraux que l’on construit en France. En effet, d’après les profondes et curieuses recherches de M. Émeric David, l’usage de la peinture sur verre par apprêt remonterait en France au règne de Charles-le-Chauve. (Voir Magasin encyclopédique, mai 1812, et les divers articles biographiques de ce savant ; et pour l’art de nieller, l’ouvrage de M. Duchesne.)
  107. M. Lenoir observe avec raison que les peintres verriers de l’époque auront très-sagement fait, à tous égards, de conserver intacts les saphirs, etc., que le bon abbé leur procura en abondance, et dont l’éclat est tout personnel, pour y substituer le cobalt, les oxides de fer, de cuivre, d’argent et d’or, et la manganèse, d’un moins riche aspect sans doute, mais d’une vertu plus communicative.

    Cette disposition à supposer aux objets précieux d’autres propriétés que l’éclat dont les yeux seuls se repaissent, était commune au 15e et même au 16e siècle, où certaines prescriptions médicales, heureusement abandonnées, ne consistaient rien moins qu’en décoctions ou emplâtres de rubis, émeraudes, etc., nécessairement pulvérisés, bouillons d’or potable, etc.

    Bernard Palizzi, plus éclairé, quoique illettré, que les docteurs de son temps, dut contribuer, par les sarcasmes dont il les accable dans son livre des abus des médecins, à discréditer ces remèdes qui n’étaient pas à la portée de tout le monde, comme il parvint, par son traité des métaux et de l’alchimie, à dissiper les chères illusions de beaucoup d’adeptes de la philosophie hermétique.

  108. Et encore ces petites lames étaient-elles d’un prix fort élevé, même sous Charles VIII, à en juger par la mention, dans un compte des dépenses de ce roi, année 1491, « du payement à Estiennes de Salles, verrier, pour deux losanges de verre mises aux verrières de la chambre de retrait du dit seigneur, d’une somme de xi sols, » représentant plus de 40 sous d’aujourd’hui, à ne considérer même que la valeur relative du marc d’argent, qui était de 12 francs à la fin du 15e siècle, et sans égard à la rareté du numéraire, dix fois plus commun depuis l’exploitation de l’Amérique. Un bœuf coûtait alors 12 livres, une oie 3 sous, une livre de plomb 6 deniers, etc.
  109. Protégé par Charles V. Charles VII, à la vue du portrait de Jeanne d’Arc, qu’il exécuta en vitrail, pour l’église Saint-Paul de Paris, lui accorda exemption de taxes et divers autres priviléges.
  110. Ce procédé, toujours en usage, a été simplifié à la manufacture de Sèvres. On enduit la réserve d’une pâte, saturée ensuite d’un acide qui ronge la couleur jusqu’à due concurrence. C’est dans le rouge surtout, bien plus éclatant en fusion qu’en apprêt, qu’il importe de recourir à ce moyen ingénieux.
  111. Jean Cousin fut à la fois le premier et l’un des plus grands peintres français, né vers 1500, à Souci, près de Sens, et mort en 1550. Il illustra sa carrière par des travaux du premier ordre. Le Jugement dernier, peint pour la sacristie des Minimes de Vincennes, et placé aujourd’hui au Musée, révéla, pour la première fois, à la France qu’elle aussi elle avait son Michel-Ange.

    Le tombeau de l’amiral Chabot, un buste de Charles-Quint, et divers bas-reliefs et statues qu’on voyait au Musée des monuments français, témoignaient en outre de son beau talent comme sculpteur.

    Il était de plus très-habile graveur en médailles, et nous a laissé un traité d’anatomie que nos savants ne désavoueraient pas.

  112. Le genre grisaille qu’exploita habilement Jean Cousin, dans les jolis vitraux de la chapelle d’Anet, que nous avons également vus au même Musée, fut adopté dans beaucoup d’églises, comme retirant moins de jour. On a depuis enchéri sur cette idée lumineuse, en remplaçant presque partout les vitraux gothiques par des verres bien blancs, qui permettent du moins d’admirer le badigeonnage multicolore des constructions et boiseries de nos anciens temples.

    Qu’on juge de la sagacité qui préside à ces remplacements, par le trait suivant. Dans une ville peu éloignée de Paris, où l’on voulait, à toute force, sacrifier de vieux vitraux très-remarquables, que nous avions pris en place, à un prix élevé, on les démonta, en les séparant de leurs plombs, pour les livrer pêle-mêle. C’était réduire l’Encyclopédie aux 24 lettres de l’alphabet.

  113. Si, comme le dit M. Lenoir, l’exécution des grisailles d’Écouen date de 1542, et la date de 1544 au bas de la salamandre, dans un des panneaux, confirmerait à peu près cette circonstance, il faut que Palizzi, qui ne vint à Paris que vingt ans plus tard, ait peint ces grisailles en Saintonge. Il y travaillait encore en 1562 pour le connétable de Montmorency, à l’intervention duquel il dut d’être arraché au bûcher déjà presque allumé pour lui à Bordeaux.
  114. Il existe à Fribourg, en Brisgau, une fabrique dont est tiré le panneau de la Vierge placé dans la chambre de François Ier.
  115. En même temps que M. de Chabrol chargeait deux artistes anglais, venus en France par les soins de M. le comte de Noë, de la peinture d’apprêt, sur grands carreaux, des croisées de l’église Sainte-Élisabeth, M. Robert (Pierre), chimiste habile, attaché à la manufacture de Sèvres, s’occupait à convaincre les crédules que le secret de l’ancienne peinture sur verre était au moins retrouvé, par la reproduction textuelle, faite à s’y méprendre, d’un vitrail de la Sainte-Chapelle. M. D. lui offrit, en 1826, les moyens d’ajouter à cette conviction par l’exécution du petit vitrail de François Ier chez le Titien, si bien composé par M. Fragonard, et qu’on voit ici dans la chambre dite de ce roi. Ces témoignages irrécusables et les démarches et démonstrations du savant M. Brogniart déterminèrent la création de la nouvelle école de Sèvres, sous la direction spéciale de M. Robert, que le terrible choléra n’a pas laissé jouir long-temps de la gloire de son initiative.
  116. Il va sans dire que nous ne parlons que de l’homme organisé pour cultiver les arts, en dépit de tous les obstacles résultant de sa position sociale, et non de ceux que le choix d’un état ou des combinaisons de famille lancent, à toutes chances, dans cette vaste et quelquefois brillante carrière. Nous n’admettons pas non plus qu’il suffise, pour mériter l’assimilation à notre type, d’avoir les cheveux et la barbe façonnés à son image.
  117. Sur ce fermoir de ceinture d’homme, bas-relief d’argent de la grandeur de la main d’un enfant, « étaient ciselés une masse de feuillage à l’antique, avec beaucoup de figures d’enfants et de fort jolis masques. »
  118. Les principaux, dont la description existe dans ses mémoires, sont : une salière d’argent, copie d’un sarcophage de porphyre, avec masques et ornements, à Rome, 1519 ; un chiava cuore ou ceinture de femme en argent, Florence, 1522 ; des flambeaux et une grande aiguière en argent, pour l’évêque de Salamanque ; autre vase idem, pour le cardinal Cibo ; deux autres vases pour Jacques de Carpi ; une escopette, des médailles pour porter au chapeau et sur le berret ; des cachets, anneaux et manches de poignard en acier, gravés et incrustés en or, Rome, 1524 ; un reliquaire en or, pour contenir du sang de Jésus-Christ, et diverses médailles et cachets, Mantoue et Florence, 1527 et 1528 ; un bouton d’or ciselé, orné de pierres fines et de sculpture en bas-relief et en bosse, pour la chape du pape Clément VII, objet admirable, d’après la description de Vasari ; des coins pour la monnaie du pape, modèle d’un calice d’or avec figures ; divers dessins, médailles et coins pour la monnaie du duc Alexandre de Médicis, Rome, 1530 à 1535 ; couverture en or massif, enrichie de pierres fines et d’émaux, pour un livre d’heures de la Vierge, offert par Paul III à Charles-Quint ; un anneau pontifical, Rome, 1536 ; divers autres travaux, portraits, anneaux, cachets, dessins, etc., à Padoue, Rome et Ferrare, 1537 a 1540 ; grande salière d’or, l’océan et la terre, pour le cardinal de Ferrare qui la donna à François Ier ; grande statue en argent de Jupiter, et piédestal avec deux bas-reliefs en bronze ; grand vase d’argent de plus de 3 pieds 6 pouces ; buste colossal en bronze (Jules César) ; autre buste, ornements et figures en bronze pour la porte de Fontainebleau ; trois vases d’argent doré, figurines, etc., Paris, 1540 à 1545 ; petit vase d’or ou gobelet couvert d’ornements ; autre vase d’argent et anneau avec figures pour la duchesse Éléonore ; buste en bronze de Come Ier, groupe d’Apollon et Hyacinthe, et statue de Narcisse en marbre ; statue en bronze, Persée tenant la tête de Méduse, et cinq statues pour le piédestal ; modèles pour la statue de Neptune ; crucifix en marbre blanc sur croix de marbre noir ; restauration d’antiques et modèles divers, Florence, 1545 à 1560,
  119. Vasari dit, en parlant de Benvenuto son contemporain : « Il fit pour la chape du pape Clément VII un bouton dans lequel il représenta une figure du Père éternel, d’un travail surprenant. Il y monta un diamant taillé en pointe, entouré de plusieurs petits anges en or, ciselés avec le plus grand talent, et qui lui valut la charge de messier. Ce pontife lui ayant commandé un calice d’or, dont la coupe devait être supportée par des figurines représentant les vertus théologales, cet artiste les termina presque entièrement avec un talent digne d’admiration. »
  120. Cellini tire autant de gloire de son adresse, comme arquebusier et comme artilleur, que de la confection de ses plus beaux ouvrages. À l’en croire, c’est lui qui tua d’un coup d’arquebuse le connétable de Bourbon, qui blessa le prince d’Orange d’un coup de canon, etc., etc.
  121. Ces vengeances, si communes encore en Italie, l’étaient bien plus à cette époque où la société était à peine organisée ; chacun se croyait pour ainsi dire le droit de se faire justice. C’est ce qui explique l’impudeur du récit suivant, dans lequel Cellini se complaît à reproduire les détails révoltants d’un de ses assassinats.

    Il s’agissait pour lui de venger son frère, tué dans une rixe, par un archer du guet, en expiation de la mort d’un autre archer tué par ce même frère. « Je suivais partout, dit-il, l’archer qui avait tué mon frère, comme un amant suit sa maîtresse ; un jour, il était sur sa porte l’épée à la main, et venait de souper ; je m’approchai adroitement de lui avec un poignard long comme un couteau de chasse ; je lui assenai un coup d’arrière-main tel, que je pensai lui trancher la tête. Il se retourna promptement ; le coup l’atteignit sur la pointe de l’épaule gauche et brisa l’os. Il se mit à courir, je l’atteignis en quatre pas ; je levai le poignard au-dessus de sa « tête ; il s’inclina très-bas, de sorte que l’arme frappa l’os du cou et la nuque, etc. » Plus loin, à propos de la vengeance qu’il tira de l’orfèvre Pompeo, qui l’avait desservi, dit-il, près de Clément VII, dans un intérêt de concurrence, il dit : « Je saisis un petit poignard fort aigu que j’avais sur moi, je ne lui en donnai que deux coups, car au second il tomba mort sous ma main. Jamais mon intention n’avait été de le tuer ; mais, comme on dit, on n’est jamais sûr de ses coups. »

  122. Il s’échappa de sa prison, en se précipitant au moyen de cordes faites avec du linge ; mais, s’étant cassé la jambe, il fut repris et mis au cachot.
  123. Ce cardinal qui le protégeait lui avait déjà commandé, depuis longtemps, le bassin et le vase qu’il exécuta en France, et que ce cardinal donna à François Ier, et la fameuse salière, la Terre et l’Océan, qu’il consentit à laisser exécuter pour ce roi. Ce chef-d’œuvre en or ciselé et émail, d’environ 18 pouces de grandeur, ayant été donné par Charles IX à l’archiduc Ferdinand d’Autriche, est aujourd’hui au palais du Belvédère à Vienne.

    Neptune, sur une barque traînée par quatre chevaux marins environnés de poissons, monstres, etc., tient dans sa main gauche une barque servant de salière, et la Terre, belle femme placée au milieu d’animaux de tous genres, tient un joli temple destiné à loger le poivre.

  124. Des douze figures d’argent, grandeur de nature, que le roi lui avait commandées pour placer autour d’une table, il n’en termina qu’une, le Jupiter, dans ses quatre années de séjour en France, préférant s’occuper de modèles qui ne lui étaient pas demandés, comme celui du colosse pour Fontainebleau, etc. (Voy. p. 16 pour les détails de ce monument colossal.)
  125. S’étant rendu à Saint-Germain avec un vase d’argent doré, destiné à la duchesse d’Étampes, il fut tellement irrité de la perte de temps qu’on lui fit subir pour être reçu, que, du même pas, il courut offrir ce vase en don au cardinal de Lorraine.
  126. Le plus important est le Persée en bronze avec piédestal, contenant cinq figurines.
  127. Baccio Bandinelli, fils de son premier maître, fut surtout le point de mire de sa haine. Il avoue être sorti un jour pour l’assassiner.
  128. Dans ses rapports avec ses modèles, l’homme et l’artiste se confondaient toujours ; il l’avoue sans détours, en ce qui touche aux jeunes filles. Ce qu’il dit de sa manière de procéder avec l’une d’elles, la jolie Catherine, notre compatriote, qui, moyennant 30 sols par jour et un bon déjeuner, était à sa complète disposition, forme un tableau d’une vérité poignante : « M’étant abandonné à la colère, je la pris par les cheveux et je la traînai par la chambre, la frappant de coups de pieds et de poings jusqu’à ce que je fusse fatigué. Elle jura de ne plus revenir chez moi : le lendemain, dès l’aube du jour, elle y vint, se jeta à mon cou, me couvrit de baisers, et me demanda si j’étais encore fâché contre elle, » et plusieurs jours de suite mêmes scènes, même raccommodement.

    Quoique plus réservé à d’autres égards, Cellini ne chercha pas autant à purger l’imputation d’un autre genre qui lui fut faite à plusieurs reprises, en plein tribunal, même en présence du grand-duc, par l’apostrophe de Soddomitaccio que lui adressa Bandinelli.

  129. Son énergie d’artiste est vivement retracée dans le compte qu’il rend de la fonte de sa statue de Persée qui orne la place du palais du grand-duc, avec les statues de Donatelli, de Michel-Ange, de Jean de Bologne et de Bandinelli.

    Accablé par une fièvre brûlante, résultat de ses fatigues, et croyant, dit-il, n’avoir pas une heure à vivre, il s’était couché, lorsqu’on vint lui apprendre que l’opération était manquée : se lever, courir à son fourneau, y jeter toute sa vaisselle d’étain (environ 200 plats et assiettes), fut l’affaire d’un instant. Une complète réussite lui rendit immédiatement la santé.

    Comme il montra bien aussi la conscience de sa force comme artiste, en provoquant près du grand-duc ce concours dont le prix était un bloc de marbre, gros d’un dieu, et en exprimant les regrets de n’avoir à lutter pour ce Neptune, dont il ne fit que le modèle, que contre un Bandinelli, un Almanato, et non contre Michel-Ange lui-même !

  130. Cette fontaine, commencée en 1550, par Pierre Lescot, de concert avec Jean Goujon, était placée à l’angle des rues aux Fers et de Saint-Denis, Par suite de la conversion qui eut lieu, en 1781, du champ des morts en marché pour les vivants, et plus tard de la démolition de la vieille maison à laquelle le beau monument était adossé, MM. Legrand et Molinos, architectes de la ville de Paris, réédifièrent avec goût, il faut le reconnaître, cette fontaine, en la complétant. Les admirables bas-reliefs de Goujon furent assez bien appariés. Dans ce système, la coupole, d’ailleurs élégante, devenait indispensable ; mais peut-être, à raison de l’incohérence résultant de l’eau jaillissant sous toiture, eût-il été préférable, en dégageant un peu l’ouverture, de substituer à la vasque un groupe de naïades, avec urnes en déversoir, même une statue (celle de Jean Goujon, par exemple), et de faire déborder l’eau, immédiatement et sans jet, dans les belles cuvettes.
  131. Avant l’apparition du lion de Saint-Marc, du balustre doré surmonté d’un lis à pistils jaillissants, cette place avait reçu un monument national en plâtre, représentant, par une allusion toute conventionnelle, une montagne du sommet de laquelle Hercule frappait l’hydre du marais de Lerne. Après le 9 thermidor, la convention refusait d’ordonner la destruction de cette allégorie, assez monumentale d’ailleurs, même comme fontaine, si l’hydraulique eût animé les sept têtes de l’hydre. Un lazzi en décida. Toute montagne, s’écria un membre, est une protestation permanente contre l’égalité. Ô magie des mots !
  132. À notre avis, la place la plus convenable pour cet obélisque, après le terre-plein du Pont-Neuf, où nous nous garderions bien de provoquer un nouveau déménagement, serait le milieu de la cour du Louvre. Ce monument d’art et d’antiquité, qu’on pourrait étudier de près, serait là dans son centre, et le défaut de reculée rendrait presque insensible son effet sur les lignes de l’architecture.
  133. Nous regrettons de ne pas nous trouver d’accord avec tous les biographes qui considèrent Palizzi, sans doute sur la foi de ce qu’il dit à ce sujet dans ses Mémoires, comme étant le premier Français qui ait découvert l’émail sur poterie ou faïence ; la vue de diverses poteries anciennes, d’un travail qui n’est rien moins d’italien, a élevé, à cet égard, dans notre esprit au moins, des doutes que nous soumettons aux savants qui, comme M. Brogniart, se sont occupés de cette spécialité. Nous leur montrerons, à l’appui, quelques pièces, entre autres une Vierge, ronde bosse, en terre émaillée, provenant directement d’un couvent de Beauvais, et dont le travail nous paraît de la fin du 15e siècle.

    Si les lettres du roi, de septembre 1456, concernant les droits à percevoir sur les poteries de Beauvais, ne formaient pas un autre témoignage suffisant, comme ne spécifiant pas la qualité de ces ustensiles, nous y joindrions celui de Rabelais qui, dans le chapitre 17 du titre 1er de son Pantagruel, édition de 1542, place dans le trophée grotesque de Panurge « une breusse (ou saulcière), une salière de terre et un goubelet de Beauvais. » On fabriquait donc dès lors dans cette ville, avant même les premiers essais de Palizzi, des ustensiles en terre, assez propres pour figurer sur les tables avec l’argent ou l’étain.

    Plus loin, dans le livre 3, dont la dédicace est de janvier 1552, époque antérieure encore aux résultats obtenus par Palizzi, Rabelais, parlant des enseignes des Naufs de l’expédition vers l’oracle de la dive bouteille, dit : « la tierce pour devise avoit un beau et profond hanap (ou goubelet) de porcelaine ; » ce qui doit se reporter à l’indication précédente, car la porcelaine européenne n’a commencé à être exécutée en Saxe qu’à la fin du 17e siècle, et on ne connaissait sans doute en France, au commencement du 16e, la porcelaine des Indes que de nom.

    En attendant la solution des maîtres, nous conviendrons du moins avec plaisir, que si Palizzi n’inventa pas la faïence et la poterie émaillée, en usage depuis plus d’un siècle à Faenza, à Ravenne, à Florence, etc., lorsqu’il commença ses rudes essais, les grands perfectionnements qu’il obtint par la découverte de procédés de fabrication, encore suivis de nos jours, laissent entière la reconnaissance que lui doit le pays pour ses inconcevables efforts, et surtout pour leurs beaux résultats.

    Une invention que nous lui contestons avec plus de certitude est celle de ses poissons émaillés nageant dans des plats où l’on mettait de l’eau, et qui, restant comme surtout sur la table, produisaient illusion à la moindre oscillation. Le vase de cuivre damasquiné en argent, nommé Baptistaire de Saint-Louis, travail oriental rapporté des Croisades, présente au fond la même particularité, sans doute pour le même effet.

  134. C’était vers le même temps, 1546, que le non moins artiste Benvenuto Cellini assurait à Florence la réussite compromise de la fonte de sa statue de Persée, en jetant dans le fourneau toute sa vaisselle d’étain, composée de 200 pièces, en partie travaillées sans doute comme celles de cette époque. La fougue des grands artistes et la concentration de leurs idées vers un seul but sont de tous les temps.
  135. Palizzi n’a pu exécuter, comme on l’a dit, en 1542, les deux beaux tableaux en faïence, représentant des batailles, qu’on voyait au Musée des monuments français, ces chefs-d’œuvre de l’art ne datant nécessairement que de l’époque où le succès le plus complet, en fait d’émail, couronna ses efforts ; et cette époque, à raison des 15 années d’essais, ne devait guère remonter au-delà de 1555. Au surplus, la date importe peu ; mais les tableaux où sont-ils ? où sont aussi les plaques de faïence placées dans la décoration extérieure du château de Madrid ? Quant au pavage couvert des devises grecques et des allérions des Montmorency, on y substitua, sous l’empire, de grandes N en marbre. Il en restait cependant encore, il y a quelques années, certaines parties qui n’ont pas dû disparaître.
  136. D’après l’édit de Henri II, de 1559, « la vie des réformés était abandonnée à quelque juge royal que ce fût, » et ce juge était tout trouvé dans le parlement de Bordeaux, qui tenait sous les verrons Palizzi, dénoncé et livré par ses compatriotes.
  137. Figulina, mot latin, poterie de terre. Quant au titre d’inventeur, il ne contredirait que jusqu’à un certain point la supposition établie plus haut de la préexistence des fabriques de Beauvais, etc. Ce titre, obtenu comme sauvegarde, pouvait s’appliquer aux procédés particuliers comme aux grands perfectionnements introduits par Palizzi, et surtout à ses moulages sur nature, au moyen d’un enduit qui saisissait la forme et le mouvement des objets, et d’un émail qui reproduisait exactement la couleur, même dans ses chatoiements, des reptiles, crustacés, plantes et autres objets rustiques. Les vases, plats, coupes, etc., servaient à l’ornement des dressoirs, et quelquefois se couvraient de fruits qu’on avait hâte d’enlever pour mettre à découvert la composition des figurines. Ils servaient aussi de surtouts.
  138. Il est souvent désigné sous le nom de Bernard des Thuileries, localité qui appartenait à la maison de France depuis que François Ier l’avait acquise du secrétaire des finances, de Tilleroy, pour servir de maison de campagne à la duchesse d’Angoulême sa mère. Les ateliers que Benvenuto occupait encore en 1544, et que ses élèves avaient conservés, étant au Petit-Nesle, les laboratoires de ces deux premiers artistes en matières si diverses ne se trouvaient séparés que par la Seine.
  139. Ambroise Paré, médecin de ce roi, fut par lui retenu au Louvre, et sauvé, dit Brantôme, « parce qu’il n’étoit pas raisonnable qu’un qui pouvoit servir à tout un petit monde fût ainsi massacré. » Pourquoi le talent de Jean Goujon, qui pouvait servir à tous les mondes, grands et petits, présents ou futurs, ne lui valut-il pas une semblable exception ?
  140. Fontenelle dit de Palizzi : « qu’il était aussi grand physicien que la nature seule puisse en former. » Voltaire, qui ne pouvait comprendre un talent naturel, un génie primesaultier, comme eût dit Montaigne, le choisit pour point de mire de ses sarcasmes, et par la prodigieuse influence que lui donnait, même en fait de sciences, l’habile maniement de cette arme, il retarda de plus d’un siècle la justice rendue, de nos jours seulement, à ce grand homme. À propos du cours, le premier ouvert en France, où Palizzi proposait de rendre le prix d’entrée, un écu, à qui ne serait pas convaincu de son système antédiluvien, il le traite de visionnaire, et dit : « Cette espèce de charlatanisme discrédita fort ses coquilles. »

    Maintenant que la science a marché, de quel côté seraient les rieurs ?