Notre-Dame-d’Amour/XII

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Flammarion (p. 121-144).


XII

La poursuite


Martégas ne tarda pas à apercevoir, loin devant lui sur la route, la petite cavalière…. Tout de même elle avait eu une demi-heure d’avance, et il ne la joignit qu’après avoir couru près de deux lieues.

Par bonheur pour elle, elle ne s’était point trop hâtée, trottant et marchant au pas tour à tour, et sa bête était reposée. Ces allures convenaient à sa réflexion triste mais non pas irritée.

Ainsi, ce Pastorel aimait cette femme ?… Et pourquoi non ? N’était-ce pas son droit ? La galanterie qu’il avait faite à Zanette, le jour des courses de Meyran, prenait tout à coup son vrai sens aux yeux de la petite. Elle allait jusqu’à deviner une querelle entre cette femme et lui, un mouvement de dépit, et c’était pour affronter cette autre qu’il était venu la chercher, elle Zanette, la prendre par la main devant tout le monde, lui donner la cocarde bleue… qui maintenant s’en était allée, tombée au ruisseau, flétrie, noyée, perdue comme son rêve d’un jour….

Elle avait par instants envie de pleurer, mais elle était vaillante et puis… un rêve n’est pas un sentiment. Elle avait rêvé, voilà tout. Son désir d’aimer, son désir de la seizième année s’était posé un instant sur ce Pastorel, mais en vérité non, elle ne l’aimait pas encore. Pourquoi l’eût-elle aimé ?…

Ce qui lui faisait le plus de peine, après tout, c’est qu’une si vilaine femme l’eût, dans la rue, arrêtée, injuriée…. Et Zanette avait l’impression de s’être heurtée à une de ces mauvaises figures qui, dans les songes, vous oppressent, vous empêchent de respirer, de courir, de vous éloigner d’elles à votre guise. Elle avait peur maintenant, seule en présence de ce souvenir, bien plus que tout à l’heure devant la réalité !…

Elle se disait que ce n’était pas fini, que cette femme inconnue aurait une influence sur toute sa vie. Comment ? Elle ne savait pas.

L’intervention de Martégas la préoccupait aussi. Comment, pourquoi avait-il à ce point été secourable pour elle, lui qui, on le savait, avait été chassé de la ferme par maître Augias ? Cependant il l’avait défendue ! il était allé jusqu’à frapper de sa cravache cette femme !… Sans doute il la connaissait… il était le rival de Pastorel peut-être !… Si cela était, qu’arriverait-il entre eux ?… quelque chose pour sûr…. Et elle tremblait pour Pastorel. Elle l’aimait donc un peu ?… elle l’aimait encore ? Qu’est-ce que tout cela veut dire, bonne Notre-Dame-d’Amour ?

Lorsqu’elle se retourna, au bruit de galop qui venait derrière elle, et qu’elle reconnut Martégas, elle eut un mouvement d’effroi, vite réprimé. Elle ne se rappelait rien de précis qui lui fût un personnel sujet de rancune contre cet homme, mais il lui était resté, depuis l’enfance, une confuse aversion, une répugnance contre ce colosse brutal, qui avait trop de barbe sur toute sa figure, une barbe mal taillée, jamais peignée, vilaine…. Elle éprouvait un peu, en songeant à lui, ce qu’elle ressentait, toute petite, lorsqu’on lui parlait de l’Ogre ou de Barbe-Bleue.

Maintenant, elle refusait de s’abandonner à son antipathie.

— Il m’a rendu service, il m’a défendue, songeait-elle.

Et, dans la pureté de son cœur, elle se reprochait sa répugnance comme une faute. Elle attendit donc, quoique sans s’arrêter, le cavalier qui accourait derrière elle…. Elle n’avait pas à s’étonner qu’il fît ce chemin… il revenait en Camargue, voilà tout. Il allait sans doute passer devant elle après qu’elle l’aurait de nouveau remercié…. Sans doute il était pressé, puisqu’il galopait….

— Eh bien, petite, es-tu contente ?

Il la tutoyait ; cela lui déplut ; il continua :

— Je ne suis pas fâché de te rattraper pour parler un peu de l’affaire. Je lui ai réglé son compte, sais-tu, et payé d’une bonne raclée son insolence avec toi !…

Et il conta avec complaisance comment il avait battu Rosseline, dont il lui apprit le nom.

— Oui, oui, je l’ai battue « comme on bat les poulpes pour les attendrir ». J’espère que ça te fera plaisir…. Et quand je pense qu’il y a une heure je ne la connaissais pas !… Je venais là par hasard, envoyé par les amis, pour voir le café nouveau…. Je t’ai reconnue et alors, tu as vu, hein, comme pour faire connaissance, je l’ai abordée ?… Il y en a qu’il faut mener comme on mène les cavales ! Ce n’est pas toi, hein, qu’il faudrait traiter comme ça ? Du premier coup on te casserait, pechère !

Zanette pensait qu’en effet si on l’avait battue, elle n’aurait pu le supporter. Elle serait morte, — oui, — de rage et de honte. Les coups, pour elle, ne pouvaient représenter que l’insulte. Qu’on y pût trouver un plaisir, ça, par exemple ! elle ne l’imaginait pas.

— Vous avez eu tort de la battre, à cause de moi surtout, monsieur Martégas ! J’en suis fâchée… et cependant, pour le secours que vous m’avez donné, je vous remercie, et mon père, bien sûr, vous remerciera mieux encore.

Martégas sentit qu’il inspirait, pour l’instant, une manière de confiance, et il jugea politique d’apprivoiser la petite, avant tout.

— Figurez-vous que j’y vais, voir votre père, mademoiselle. On m’a parlé du fameux cheval dont vos maîtres feront présent à qui l’aura dompté, et je veux essayer l’affaire. Qu’en dites-vous ?

Zanette jugeait qu’un si beau, si fier cheval, n’était pas fait pour le lourd et brutal bouvier qui trottait à ses côtés, mais, naturellement, elle ne laissa rien deviner de sa pensée.

— C’est bien, dit-elle. C’est un beau cheval.

Il y eut un silence embarrassé ; chacun cherchait ce qu’il fallait dire. Zanette aurait bien voulu interroger Martégas sur cette Rosseline, sur Jean Pastorel, en savoir plus long sur ces deux êtres qui représentaient pour elle l’une la haine, l’autre l’amour.

Elle n’osait pas. Et lui ne se souciait guère d’éveiller en elle le souvenir de l’homme qui, pensait-il, était devenu son amoureux, son fiancé sans doute. Il était sûr d’apprendre tôt ou tard la vérité là-dessus. D’ailleurs, que lui importait ! il voulait la petite, voilà tout. La perdrix faisait envie au grossier chasseur ; il la voulait pour deux raisons maintenant, pour elle-même et aussi parce que l’autre, cette gueuse, Rosseline, serait le prix de sa victoire sur Zanette. Coup double ! Cette perspective lui plaisait fort ; il riait en lui-même. Il comprenait que Rosseline était femme à tenir une promesse de ce genre plutôt que toute autre ; il sentait qu’elle devait sérieusement désirer une chose qui perdrait Zanette et désespérerait Pastorel, la vengerait à la fois de la fillette et du galant. Voilà ce que pensait Martégas et il pensait aussi qu’en compromettant irrémédiablement Zanette, il arriverait à l’épouser peut-être, après qu’elle aurait servi de trait d’union entre Rosseline et lui ! Il tromperait ainsi sur un point la belle patronne du café des Arènes ; il gagnait, à cet arrangement, une maîtresse et une femme. La gentille Zanette était un bon parti pour lui… et honorable ! La belle Rosseline serait une maîtresse de quelque rapport. Avec un bon nerf de bœuf, il la mènerait à tout. En la secouant, il en ferait tomber de l’or, comme d’un prunier il tombe des prunes !

Tout cet avenir s’agitait dans l’esprit de Martégas. Tout cela était simple et facile. Ses intérêts étaient d’accord avec sa passion de taureau. Il regarda Zanette, et dans sa barbe épaisse il eut un affreux sourire, dans ses yeux une flamme mauvaise.

Zanette vit l’éclair des yeux et elle se sentit en péril. Déjà, depuis un instant, bien que trompée sur les intentions de Martégas par l’intervention du bouvier dans sa querelle avec Rosseline, elle éprouvait, au fond d’elle-même, ce malaise, ce serrement de cœur qui trouble l’agneau devant le loup.

— Tenez, monsieur Martégas, je vais vous dire… il ne serait pas bon pour moi qu’on me vît ainsi toute seule marcher à côté de vous, en causant, loin de toute habitation, en plein mitan de la Camargue. Vous m’avez secourue et je vous en remercie. Venez à la ferme ; mon père vous remerciera ; il faut nous quitter, monsieur Martégas ; je puis prendre par ici, à travers la plaine. Et vous continuerez quelque temps, vous, par la route.

Ce n’était pas l’affaire du gardian. Toutefois, il ne se récria pas, afin de ne pas effaroucher la fille, et il répondit d’un ton naturel :

— Par ma foi de Dieu ! vous avez peut-être raison, demoiselle : mais, croyez-moi, nous nous quitterons un peu plus loin. Le fossé qui longe la route — voyez — est ici trop large et trop profond…. Il se rétrécit là-bas…. Dans cinq minutes, vous arriverez au bon passage.

Elle jugea qu’il ne serait pas bien honnête d’insister. Elle ne se rappelait pas que, plus loin, le fossé au contraire allait s’élargissant jusqu’à être infranchissable.

Et de temps en temps il lui disait :

— Le « pas » est plus loin, demoiselle, je le croyais plus près…. Avançons….

Puis il parlait d’autre chose :

— Vous êtes jolie, savez-vous ?

La petite fronça le sourcil et ses yeux tout ronds et noirs dans la blancheur de son petit visage, se firent sombres et plus brillants.

— Tu es si mignonnette, l’enfant, si petitette. Mais, c’est là ce qui, en toi, me plaît tellement que j’en rêve il y a beau temps…. Si tu veux que je te dise, eh bien, du temps que j’étais loué chez ton père, — tu n’avais pas treize ans alors, — déjà tu me plaisais, de vrai, et déjà je pensais à toi comme à une femme !

Alors Zanette comprit. Une brusque terreur entra dans son petit cœur. Elle n’en laissa rien paraître, seulement, son talon battit involontairement et nerveusement le ventre de Griset qu’elle dut retenir. C’est le même instinct qui fait s’entr’ouvrir les ailes de l’oiseau effarouché, — mais il les referme bien vite, si le renard, en arrêt, le guette. Il espère encore échapper en se rasant, ou en glissant sous les herbes.

Le cheval de Martégas se rapprocha de celui de Zanette. Le bouvier prit dans sa main énorme le tout petit bras.

— Une enfant ! dit-il tout bas.

Elle eut envie de lui couper la figure avec sa cravache de cuir. Elle comprit qu’il valait mieux se contenir encore et ne pas fuir surtout. Elle était à sa merci.

Martégas s’animait. L’ogre apprêtait ses dents.

Elle ne savait plus que dire. Elle gardait un silence farouche, cherchant, dans sa tête, comment elle pourrait prendre assez d’avance pour essayer utilement de la fuite. Si elle lui demandait à boire ? il descendrait de cheval pour aller à un puits…. Pendant ce temps elle effraierait le cheval de Martégas et elle partirait au galop….

La petite vaillante était épouvantée, comprenant bien qu’il ne tomberait pas dans ce piège enfantin.

Et elle faisait partager involontairement ses émotions à Griset qui doublait le pas.

— Pas si vite, que diable ! dit Martégas.

Il avait la face congestionnée, les pommettes toutes rouges, luisantes sous la peau tendue, comme lorsqu’il était ivre.

— Pas si vite ! Où tu vas, je vais. J’ai à voir ton père, et puis, que diable ! il peut attendre…. J’ai des choses à te dire, beaucoup…. Et pareille occasion de n’être pas vu causant avec toi ne se retrouvera pas souvent…. Tu avais peur qu’on nous voie, tout à l’heure ? Le désert est tout vide, il se fait midi…. Il faut être enragé pour courir la plaine à cette heure…. Pas une plume dans l’air…. Voici justement de l’ombre tout près de la route, un joli bosquet de pins verts…. Descends de cheval et viens là, à l’ombre.

Penché sur la selle, il la pinça vilainement à la taille avec ses deux gros doigts.

A ce moment, loin devant eux, l’œil perçant et désespéré de la mignonne aperçut le providentiel secours.

— Notre-Dame-d’Amour ! dit-elle tout bas.

Et elle dit tout haut :

— Les gendarmes !

Martégas tressaillit. Il n’avait pas seulement des remords, Martégas, mais beaucoup de méfaits à son compte et il craignait toujours qu’ils ne fussent pas tous ignorés….

Il se mit à rire.

— Nous ne faisons pas de mal, dit-il.

Les deux gendarmes s’avançaient au grand trot. En arrivant près de Martégas, avec qui ils avaient maintes fois causé, aux jours de fête, quand ils surveillaient courses et ferrades, ils le reconnurent. Le brigadier, un malin, flairait un bandit dans ce Martégas et n’était pas fâché, à l’occasion, de lui regarder de près le blanc des yeux…. Encore un que Martégas n’aimait guère.

— Ah ! c’est toi, Martégas ?… J’ai besoin d’un renseignement…. Il fait chaud, hein ?

Martégas dut s’arrêter.

Zanette n’en entendit pas davantage. Elle continua sa route sans rien dire. Le gendarme comprit qu’il impatientait le gardian en l’arrêtant de la sorte, et s’amusa à la retenir un peu plus qu’il n’aurait fait sans cela. Pour ne pas se brouiller avec le gendarme, Martégas, furieux sans le montrer, répondit à tout, mais à la fin il fit sentir l’éperon à son cheval qui se cabra.

— Mon cheval s’impatiente à cause des mouissales. Adieu, brigadier ; j’accompagne chez son père la jolie fille que vous avez vue. C’est Zanette Augias, de la ferme de la Sirène….

Et Martégas mit son cheval au galop.

— Une fille bien gardée ! grogna le brigadier, qui s’en retournait à Arles avec son compagnon.

Les deux gendarmes partirent au grand trot. Le chemin derrière eux était vide. Martégas avait aperçu, loin de la route qu’elle avait quittée, filant à toute volée à travers la plaine déserte, sous le soleil de midi, Zanette sur Griset. Elle avait bien un quart de lieue d’avance. Une fureur le prit. Dépit, colère, désir de satyre, désir aussi de centaure, d’homme de cheval qui ne veut pas être vaincu à la course. Et, franchissant d’un bond énorme le fossé de la route, il s’élança à la poursuite de la légère cavalière….

Légère en effet ! Sur le dos de Griset, elle ne pesait rien, pas plus que le roitelet de la légende emporté au fond des airs sur la queue de l’aigle.

Griset, qui rentrait vers l’écurie, vers le repos, vers les endroits familiers, — volait, allongeant la tête, le cou, le corps, la queue, les pattes… il volait, filait, horizontal comme une flèche….

— Dzira ! criait-elle….

Elle avait adopté, sans savoir pourquoi, ni comment, ce mot avec lui. Encore un mot zézayé comme son nom. Il lui était venu aux lèvres, un jour, en poussant son cheval ; elle l’avait répété en pressant Griset du pied, en le touchant de la cravache ; et maintenant Griset n’avait besoin jamais d’aucune autre excitation.

— Dzira ! sifflait-elle à voix basse.

Et dans ce mot, qui sonnait comme le désir, il y avait pour Griset, une magie infaillible.

« Il ira !… Griset ira ! Le Gris ira ! » Dzira ! c’est peut-être de ces assonnances qu’était né le cri de départ de la fillette, habituée dès sa plus petite enfance à monter les chevaux de la manade.

Sur Griset, elle ne craignait rien ; elle tenait sur lui comme l’oiseau à la branche que le vent peut secouer.

— Dzira ! disait-elle de temps en temps, et elle sentait sous elle la délicieuse vitesse redoubler…. Elle se retourna et vit Martégas. Naturellement il montait un camarguais. Or ce ne sont pas de grands chevaux et Martégas, excellent cavalier, était par bonheur un cavalier pesant. La lutte était par là heureusement inégale. Le bouvier le sentait, mais, rageur, il ne voulait pas, ayant montré l’intention d’atteindre Zanette, en avoir le démenti.

Il assura son chapeau sur sa tête, se dressa un peu sur ses étriers fermés qu’il chaussa jusqu’au fond, et se mit à faire tourner rapidement dans sa main droite le nerf de bœuf qui était sa cravache. Le bruit continu de cette arme tournoyante sifflait tout contre les oreilles du cheval qui la connaissait bien. Tout de même, c’était un cheval plus fort que celui de Zanette. Et il n’avait pas, comme Griset, fait ses vingt kilomètres, ce matin…. Martégas gagnait du terrain, il reprit espoir.

— Voyez-vous, la coquillade ! murmurait-il.

La coquillade est un des noms de l’alouette huppée, l’alouette de pays, toujours perchée sur motte ou sur roche, — et qui ne se laisse pas facilement approcher.

Alouette ou caille, — Zanette s’envolait, mais la lourde tardarasse, l’aigle bâtard, volait aussi et comptait bien l’atteindre.

Zanette fit une faute. Martégas du moins le crut. Au lieu de continuer sa route tout droit vers la ferme, — dont ils étaient séparés encore par plus d’une lieue et demie, — elle tourna brusquement à angle aigu, comme si elle voulait se laisser rapprocher.

Ce fat énorme le crut d’abord.

— Voyez-vous, ces filles ! se dit-il en riant.

Et plus fort que jamais, il fonça vers elle. Il pouvait maintenant distinguer son joli visage.

…Il pensa aussi que peut-être elle avait vu un obstacle et qu’elle avait été forcée à cette manœuvre.

— Dzira ! criait Zanette, et après un bond ailé qui lui fit franchir un fossé, elle continua sa galopade furieuse…, mais Martégas gagnait du terrain…. Voilà que Griset ralentissait sensiblement son allure…. Martégas redoubla d’efforts. Son nerf de bœuf, sifflait, tournoyait toujours…. La brute dardait sur la fille ses yeux ardents, son désir sauvage…. Il laissait aller son cheval…, il lui laissait choisir les endroits où poser les pieds, ne s’occupant que de le maintenir tout droit dans sa direction. Cela même était inutile. Le cheval de Martégas courait pour son compte, pour vaincre Griset. La distance diminuait. Deux cent mètres, puis cent mètres à peine séparaient du gibier le fauve chasseur… il devenait certain pour lui que Zanette, sinon son cheval, se rendait, de lassitude sans doute, de volonté peut-être….

Tout à coup, Martégas comprit…. Trop tard ! Griset, habilement ralenti à l’ordre de sa maîtresse, entrait sur un fond argileux ; il entrait au galop, mais d’un train raisonnable, sur un terrain résistant, mais gluant à la surface, pour ainsi dire savonneux, qu’il connaissait bien, comme tous les chevaux du pays camarguais. Après les premières foulées sur ce sol particulier, il raidit, en une retombée adroite, ses quatre jambes nerveuses et se mit à glisser, ainsi planté, sur ce sol gras, où ses sabots sans fer creusaient des rainures.

Ce que voulait Zanette pouvait ne pas réussir pour plusieurs raisons, si, par exemple, Martégas eût bien connu cette région de la plaine immense. Son cheval lancé sans prévoyance, éperdument, sur cette dangereuse surface, écrasé par le poids d’un cavalier trop lourd, fléchit brusquement au bout de sa glissade et, tombant sur ses genoux, envoya Martégas la continuer tout seul, roulé sur lui-même comme un lièvre…. Le cheval aussi glissait quelques mètres, tout couché à terre, mais le bouvier ne s’arrêtait plus de filer sur le dos, si bien que sa ridicule et cruelle glissade vint s’achever à trente pas de Griset que Zanette avait arrêté, doucement, bien prudemment.

Elle voulut pourtant ne pas l’irriter par trop, ce Martégas.

— Écoute, Martégas, dit-elle, en le tutoyant cette fois, comme un valet qu’il était. Écoute, je te promets de ne rien dire à mon père. Tu pourras donc venir lutter pour obtenir le cheval…. Et Sultan, je pense, sera à toi…. Tu en auras besoin, ajouta-t-elle en riant malgré elle, — car le tien — j’en ai peur, — aura les jambes quelque temps malades. Mais ce n’est pas ta faute ; je t’ai attiré sur ce fond, où les chevaux ne peuvent tenir quand on les force. Si tu avais deviné, tu serais à cheval encore…. Chacun se défend comme il peut — mais je n’oublierai pas, crois-moi, que ce matin même, tu m’as joliment tirée de peine. Adieu.

Elle s’éloigna.

Martégas se taisait, étourdi, abasourdi. Bien que ce sol fût élastique, la chute avait été terrible. Demeuré seul, le gardian resta sur place quelque temps, puis se traîna vers son cheval, prit, dans les fontes de sa selle, une petite gourde d’eau-de-vie qu’il accola. Et, se traînant, au bord de ce fond d’argile, jusqu’à l’ombre d’une touffe de tamaris, il attendit que la boue qui souillait ses vêtements fût assez sèche pour être grattée et que l’étourdissement eût passé.

Il arriva, le soir, à la ferme de la Sirène, car jamais Martégas ne lâchait prise. C’est pour crocher dans le vif que la tardarasse a des serres aiguës et un bec recourbé.

…………………