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Notre-Dame-d’Amour/XVII

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 185-191).


XVII

Noblesse


Au père de Zanette, le gardian ne dit qu’une chose : il l’avait prise en croupe et sauvée du taureau, et la fille se garda bien de raconter la baignade. Pourquoi faire ?… Après tout, elle avait eu tort. Elle le reconnaissait en elle-même : il ne faut pas se fier à la solitude du désert, quand on est une fille honnête. Vraiment, que lui serait-il arrivé si au lieu d’un Pastorel, elle eût rencontré un Martégas !

— Ah ! ce brave Pastorel ! dit le père Augias…. Je te connais comme un des plus rudes et des plus fiers gardians, camarade, et je venais justement pour te chercher…. Je pensais hier à toi, et puisque tu viens de rendre service à ma fille, c’est-à-dire à moi, bien plus volontiers je vais te dire ce que je pensais…. Je suis même allé chez ta mère pour te voir…. Les choses s’arrangent bien…. Nous avons, sur notre domaine du château de la Sirène, dans une de nos manades, un cheval magnifique ; de plus beau on n’en peut pas voir.

— Je le sais, dit Pastorel.

— De plus beau, on n’en peut pas voir, reprit maître Augias, mais c’est un terrible !

— Je sais tout cela. On le connaît, ce cheval, dans tout le pays.

— Il est entier comme pas un !… On peut à peine l’approcher ; c’est un diable ; il mord les aigues, les blesse, et avec des ruades il blesse les autres étalons ; il a cassé les jambes à deux et tué un homme. Tous ceux qui veulent le prendre, il les attaque. Ça fait que nos maîtres n’en veulent plus : ils m’ont dit qu’à celui qui pourrait le dompter et l’emmener sans vider les étriers, ils en faisaient volontiers cadeau…. Veux-tu le cheval, Jean ? Je te le donne.

Le père Augias ne se doutait guère qu’il copiait le mot de Charlemagne dans la légende : « Aymerillot, cette ville forte est à toi, je te la donne…. Tu n’as qu’à la prendre ! »

Ce que le père Augias offrait à Jean, ce n’était pas seulement le fameux cheval, c’était le moyen de suivre Zanette.

— Je savais tout cela, maître Augias, dit-il. Et je serais allé moi-même vous demander la permission de prendre la bête…. Quand partez-vous ?

— Doucement ! dit Augias. Connais-tu Martégas ?

— Oui, je sais qui c’est.

— Eh bien, Martégas arrive à la ferme demain matin ; il veut le cheval… mais c’est à toi que je le donne. Il faudra, je pense, défendre ton intérêt.

— Quand partez-vous ? répéta Pastorel, pour toute réponse.

— A deux heures, après déjeuner.

— Vous avez votre char à bancs ?

— Oui.

— Je vous suivrai à cheval.

— Tu es un homme. Le cheval est à toi. Nous dînons ici chez ma sœur. A ton service ! Tant qu’il te plaira, à l’avenir, tu pourras frapper à ma porte. Tu m’as rendu service. Je ne l’oublierai pas…. Manges-tu avec nous ?

— Non, non, dit Pastorel, je ne puis partir sans avertir ma mère ; je mangerai chez elle. J’y vais, et, soyez tranquille, je vous rejoindrai sur la route.

Rendez-vous fut pris pour l’après-midi, sur un point de la route où, en effet, Jean rejoignit la carriole de maître Augias qui retournait à la ferme de la Sirène. Jean galopait à gauche, tout près de la fille dont les cheveux noirs, fauves au plein soleil, étaient encore un peu humides sous le velours posé en couronne, dont les bouts flottaient au vent de la course.

Parfois on mettait les chevaux au pas, et alors Augias et Pastorel parlaient du cheval.

Un arrière-grand-père de ce cheval était venu tout droit de là-bas, des déserts que maître Augias ne savait pas nommer, d’un pays mystérieux et barbare, du pays des contes de fées. Il avait été donné par un roi à un autre roi qui en avait fait cadeau au comte des Eyssars. Le comte, qui habitait Marseille, n’en put rien faire à la ville. Il le fit venir en Camargue, chez ses amis les maîtres du château de la Sirène, qui le firent lâcher dans les pâturages libres, parmi les aigues et les taureaux. Cet ancêtre était d’un gris doux, d’un gris velouté, pâle, comme le fond du Vaccarès quand il est à sec, comme les sansouïres, ces terrains de Camargue, gris, jaspés d’efflorescences salines. Sa crinière et sa queue étaient très longues, et noires comme du charbon. Sous le poil, toute sa peau était noire aussi, noire comme la nuit. C’était une bête d’enfer. Il avait eu des petits qui ne lui ressemblèrent pas. Et maintenant, voilà que celui-ci, fils de ses fils, se trouvait, disait-on, ressembler à son bisaïeul, trait pour trait, au physique et au moral, méchanceté comprise.

Était-ce bien de la méchanceté ? N’était-ce pas plutôt la colère de l’étranger retenu malgré lui dans un pays longtemps ennemi ? Une rancune de Sarrasin, fils de ceux que si longtemps, disait Augias, Aigues-Mortes et la Camargue avaient combattus, comme en fait foi l’église crénelée des Saintes !

L’histoire était vraie. L’ancêtre du cheval que maître Augias offrait à Pastorel était un des Syriens rapportés d’Orient par Lamartine, qui, dans l’histoire contée par Augias, devenait un roi. A ce roi des poètes, le cheval syrien avait été offert par un autre roi, un prince arabe, un émir des grands déserts libres. Ce cheval s’étant blessé un pied, pendant la traversée, de riches Marseillais, amis du grand poète, avaient offert de le garder jusqu’à ce qu’il fût guéri. Et plus tard, quand on voulut le lui rendre, le prince des poètes, royalement généreux, avait répondu : « Puisqu’il est guéri et si beau, gardez-le. »

Redevenu sauvage dans le delta du Rhône, qui sans doute lui rappelait son pays natal pour le lui faire obscurément regretter, le cheval syrien était mort révolté. Il revivait après un demi-siècle, et refusait par tous les moyens, en victorieux, l’humiliation de la selle. C’était le Sultan.

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