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Nous tous/Païva

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Nous tousG. Charpentier et Cie, éd. (p. 152-154).
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LVII

PAÏVA


Paris, qui dans tout pays va,
S’en allait voyager, naguère,
Chez madame de Païva.
On y dînait, — avant la guerre.

Pendant l’hiver triste et fatal,
Rougissantes comme des braises,
Là, dans les baquets de cristal
S’entassaient des Alpes de fraises.

Là se groupait le cercle entier
Des causeurs dont chacun essaie
De copier l’esprit : Gautier,
Saint-Victor, Girardin, Houssaye ;


D’autres encor : des paresseux,
Des porteurs de plume et de lyre,
Des millionnaires, et ceux
Qui savent parler et tout dire.

Du vaste plafond de Baudry,
Sur notre pauvre vie amère
Et sur notre siècle amoindri
Planaient les Dieux géants d’Homère :

Zeus dans un souffle d’aquilon,
Cypris aux prunelles pensives,
Arès et l’archer Apollon.
Avant le festin, les convives,

Tous serrés dans leurs fracs étroits,
Contemplaient ces mythologies
Dans le salon où brûlaient trois
Cent soixante-quinze bougies.

Ils admiraient les luxes lourds
De ces emphatiques demeures,
En marchant sur les tapis sourds.
Puis enfin, quand sonnaient huit heures,


Montrant, comme dans les romans,
Sur son cou pareil aux ivoires,
Un lourd collier de diamants
Jaune pâle, et de perles noires ;

Ayant dans ses yeux, encor pleins
D’un entêtement énergique,
Les vagues reflets sibyllins
D’on ne sait quel passé tragique ;

Avec ses mortelles pâleurs,
Devant les damas, dont la trame
Étincelait de rouges fleurs,
Apparaissait la vieille dame.


6 février 1884.