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Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/12

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Voyage à Gênes



DOUZIÈME JOURNÉE.


Cette fois nous voici tout portés dans la ville fameuse, objet de nos désirs. Il ne reste plus qu’à promener, qu’à voir, sans compter les douceurs d’un excellent hôtel. Le cocher lui-même est tout joyeux, non pas du tout de ce qu’il va voir du nouveau, mais de ce que ses bêtes reposent. « Le foin, dit-il, n’est pas mauvais, et je vas les faire boire sur le son. Et puis on est là ! » Aussi passe-t-il fidèlement ses trois jours sur le seuil de son écurie, jouissant uniquement du bien que se font ses chevaux et des droits de poste qu’il ne paye pas.

À déjeuner, M. Töpffer donne le programme de la journée et il engage un domestique de place. Cet homme, dès la veille, a rôdé autour de nous, s’est rendu utile sans bruit, nécessaire sans embarras ; en sorte qu’au moment de choisir un cicerone, il se trouve là, sous nos doigts, tout comme s’y trouve la carte qu’un habile escamoteur veut que vous preniez lorsqu’il fait ses tours.

Ce brave bomme a pourtant dans l’œil quelque chose de renard qui ne nous frappe pas tout d’abord, tant il est modeste, franc, entendu, jaloux surtout de nos moindres intérêts. De l’air le plus ingénu, il conseille à M. Töpffer de le laisser faire pour les bonnes-mains, « car, dit-il, dans ces palais que vous allez voir, ils sont horriblement avides ; et tandis qu’un gentilhomme s’y ruine, faute de connaître l’usage et la mesure, nous autres, nous lui faisons des économies en ne donnant que ce qui est strictement convenable. » M. Töpffer trouve le raisonnement parfaitement juste, et il s’empresse de faire une avance de fonds à cet homme délicieux.

Messire Renard nous conduit donc de palais en palais, toujours en tête de la colonne, grave, plein d’honnêteté et de savoir-vivre. Pour plus de délicatesse, il compte sous nos yeux ce qu’il va donner à chaque concierge, mais nous, par scrupule, nous détournons le regard, afin de ne pas faire outrage à la probité d’un galant homme… jusqu’à ce que vingt francs ayant disparu en moins de deux palais, le galant homme réclame un nouveau dépôt de fonds… « Bien obligé, » dit alors M. Töpffer. Nous avons calculé depuis que de ces vingt francs seize au moins ont dû prendre le chemin de la poche de cet homme scrupuleux, sans compter nos gants laissés sur une console, ou nos cannes demeurées dans un angle. Le drôle s’est chargé de réclamer tout cela, et il l’a réclamé en effet, mais nous n’en avons plus entendu parler.

Les palais d’ailleurs sont magnifiques, magnifiques comme palais, mais parfaitement inconfortables comme habitations. Les sièges à hauteur d’appui, les consoles à hauteur du front, les glaces par là-haut. Partout luxe, beauté, majesté, mais plus rien d’accord avec les mœurs ; des salles de conseil, des salles de réception, des salles d’audience, pour une ville, pour des gens qui n’ont, hélas, plus de réception, plus d’audience, plus de conseil : ruines dorées d’une illustre république, brillants tombeaux d’une noblesse déchue, sur lesquels glose l’itinéraire et vit le cicerone, comme vivent les vers sur ce qui a fleuri, retenti, vécu ! Mais ce qui vivote encore dans Gênes, ce que nous sommes impatients de voir, c’est le port. Aussi, des palais, nous passons dans deux petites chaloupes qui nous promènent autour des bâtiments, et ce spectacle, pour gens qui n’y sont pas accoutumés, est le plus récréatif qui se puisse rencontrer. Ici Pillet, marin dans l’âme, a du dessus ; il explique, il compare, il développe, tandis que l’amiral, M. Töpffer, antimarin dans le cœur, flaire le vent, mesure la vague et contient la manœuvre dans les limites d’une prudence exemplaire. Pour communiquer directement avec les mousses, il baragouine l’italien naturel, l’italien d’inspiration, mais les mousses, qui sont intelligents, comprennent fort bien qu’ils n’y comprennent rien du tout. Messire Renard alors sert de truchement, et, par habitude apparemment, il vole la moitié des paroles qu’on lui confie. C’est encore lui qui a établi les conditions de la promenade à deux francs par heure. Ce n’est pas cher, parce que le cher homme cherche à se réhabiliter ; mais il est à parier que sur ces deux francs par heure il trouve encore moyen d’en voler trois à ses contractants, malgré l’extrême difficulté de la chose. Du reste, tout en ne paraissant jamais occupé d’autre chose que d’être agréable à la sérénissime compagnie, le drôle a l’oreille constamment à la piste de tout ce qui est sonnant, le nez à toutes les émanations de numéraire, l’esprit tout entier aux diverses manières qu’il y a de voler sans se faire pendre.

L’amiral dirige sur une belle frégate que nous nous proposons de visiter. Nous y sommes reçus au milieu de tout l’équipage, et si notre admiration est vivement excitée par la belle tenue du bâtiment et par les ingénieuses machines dont on nous explique l’usage, notre gratitude ne l’est pas moins par la politesse et par la complaisance du sous-officier qui nous fait les honneurs de son navire. Après nous avoir tout montré dans le plus grand détail, voulant encore nous donner une idée de la manœuvre, il ordonne à de petits mousses de douze à quatorze ans de grimper sur les cordages. En un clin d’œil ces enfants se trouvent perchés sur la pointe du grand mât, d’où ils redescendent avec plus d’agilité encore. C’est avec regret que nous quittons cette frégate et son équipage pour retourner à terre, après une navigation de trois heures qui se sont écoulées comme un instant.

Le programme, pour l’heure suivante, porte repos et dispersion. Ainsi, pendant que les uns s’en retournent à l’hôtel, d’autres, plus curieux, s’en vont parcourir les rues. Dans une ville comme Gênes, c’est une récréation plus intéressante encore que de courir les palais, tant les constructions sont bizarres, les rues singulières, la population animée, bruyante, fourmillante, et l’aspect de toutes choses original. M. Töpffer, accompagné d’une douzaine de voyageurs, se mène perdre et eux avec lui, d’après son système, qu’on ne commence à connaître une ville qu’après qu’on s’y est plusieurs fois perdu volontairement et retrouvé tout seul. Toutefois, dans cette première excursion, il réussit plus vite à se perdre qu’à se retrouver. Après bien des marches et contre-marches, il aboutit aux longues et étroites rues qui enserrent le port. Ces rues sont remplies d’une population demi-vêtue, demi-sauvage, dont les visages de feu et les regards avides font ressentir certaines émotions qui ne sont pas sans charme, en tant que la police est là et le poste à deux pas.

Le dîner réunit tout le monde. La chère est excellente à l’hôtel des Étrangers. Notre hôte, M. Paris, est un homme qui comprend à la fois la dignité et la poésie de son art. Élégant fashionable lorsqu’il reçoit l’étranger, il porte d’ailleurs le costume marmiton lorsqu’il travaille à ses fourneaux, et toutes ses manières sont appropriées avec goût aux devoirs de sa profession. Le contrat fait avec lui porte que chaque tête lui payera par jour quatre francs pour nourriture et logement ; mais l’exécution laissée à sa générosité se trouve être plus favorable encore à nos intérêts que le contrat ne pouvait le faire prévoir. M. Paris nous festoie, et il attache autant de prix à nous régaler que si nous lui payions une guinée par jour. Oui, M. Paris est artiste ; son affaire n’est pas de gagner le plus possible sur nos quatre francs, mais bien, au contraire, d’honorer son art en nous régalant parfaitement, même pour quatre francs. Aussi, fort appliqué à ses sauces, il combine l’ordre des mets avec leur variété, leur contraste avec leur harmonie, et, saupoudrant le tout de bonne grâce et de civilité, il vient s’enquérir avec modestie et convenance si nous ne manquons de rien ou si nous désirons quelque chose. S’il est triste d’avoir affaire à des hôtes rapaces et sans délicatesse, c’est un agrément qui double le prix des bonnes choses que de se trouver entre les mains d’un homme aussi probe que poli. M. Paris est Français.

Après le dîner, il est question de naviguer encore, et nos bateliers de ce matin, qui ne nous perdront pas de vue jusqu’à notre départ de Gênes, sont là tout prêts à faciliter la chose. L’on se rend donc au port, où l’on s’embarque de nouveau pour parcourir les canaux laissés entre les rangées de vaisseaux, et pour jouir du spectacle vivant de cette multitude de travaux divers dont la construction des navires, le chargement des vaisseaux, le nettoyage du port sont constamment l’occasion.

Après cela nous nous rendons au théâtre. MM. D***, L***, R*** et H*** ont eu la politesse de nous envoyer les clefs de leurs loges : ces clefs portent des numéros d’étage, de porte et de série ; mais M. Töpffer, pas encore bien remis de son aventure de l’an passé, ne s’en fie cette fois qu’aux ouvreuses les plus expérimentées pour l’introduire, lui et sa bande, dans les loges mises à sa disposition, et pas dans d’autres. Cette aventure, la voici ; elle vaut la peine d’être contée.

C’était à la Scala, à Milan. On nous avait remis pareillement une clef de loge. Cette clef en main, M. Töpffer va de porte en porte, cherchant la serrure qui y correspond. À la fin une porte s’ouvre, il entre. La loge est tout soie et velours, avec de grandes glaces où se répète l’image de monseigneur. Les bancs sont d’un moelleux ineffable, et un beau tapis recouvre le plancher. « Fort beau, vraiment ! » dit M. Töpffer ; et se plaçant au cordon, il jouit de la satisfaction de voir dix, vingt, cent binocles se braquer sur sa personne. Prestige complet, moments pleins de charmes, justice seulement trop généreuse rendue à un étranger de marque.

Cependant l’opéra va son train. « De cette loge, dit M. Töpffer, on ne perd rien. On voit tout le jeu des physionomies, tout le postiche des barbes… » Pendant que M. Töpffer fait ces remarques, il y a déjà longtemps qu’un monsieur fort bien mis le salue profondément et lui parle en italien sans qu’il s’en doute le moins du monde. À la fin, s’étant retourné : « Qu’est-ce, monsieur, qu’il vous faut ? » et il a l’air d’ajouter : « Remettez-vous, parlez sans crainte, ce n’est point à un ogre que vous avez affaire. »

Alors le monsieur, toujours plus civil : « Oserai-je… — Osez, osez, dit M. Töpffer. — Oserai-je demander à monsieur et à madame s’ils sont des personnes de la cour ? — Ah ! pour ça non ! De la cour ? dites-vous ; ma foi non ! — C’est que je me permettrai, monsieur, de vous faire observer que vous occupez une des loges du vice-roi, réservées aux seules personnes de la cour. — Ohé !… du vice-roi ? est-il possible ! — Rien que cela, monsieur, que je voulais vous faire observer. — Erreur d’étrangers, monsieur. Voici la clef qui nous a été remise, veuillez vérifier… — Uniquement cela, monsieur, que je voulais vous faire observer… » Et il salue, salue en se retirant à reculons. De vice-roi, M. Töpffer redevient Gros-Jean, et un garçon de théâtre le met dans le bon chemin de sa loge bourgeoise.