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Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/09

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Voyage autour du mont Blanc



NEUVIÈME JOURNÉE.


Au couvent, sortir du lit n’est pas récréatif. Murailles, planchers, tables, ustensiles, tout est froid comme une roche à l’ombre. De plus, au lieu des sérénités radieuses d’hier, la pluie fouette les vitres des croisées, et le vent balaie le col. Quel dommage ! Mais il ne sert de rien de s’apitoyer. Le plus pressé c’est de déjeuner bien vite, car deux, trois, quatre caravanes attendent que nous ayons libéré la table pour pouvoir déjeuner à leur tour.

Vers neuf heures, le temps s’éclaircit. Nous en profitons pour prendre congé des Pères et pour nous mettre en route. Mais une fois engagés dans cette antique chaussée qui serpente dans la gorge supérieure du mont Saint-Bernard, la pluie recommence de plus belle, et, au lieu des diaphanes clartés de tout à l’heure, ce ne sont autour de nous que grises nuées ou tristes noirceurs. Cependant, derrière nous, un bruit de pas se fait entendre. C’est un vieux de roche, trapu, cambré, veste et culotte de futaine, l’œil franc, la figure ouverte, et qui, marchant à la bonne, fait retentir sous ses souliers ferrés les dalles de la chaussée. Désireux que nous sommes d’entreprendre ici une spéculation, nous l’attendons pour lui adresser quelques questions sur la route : « Je ne la sais pas mieux que vous, nous répondit-il ; mais, en montagne, il n’y en pas deux, c’est où le chemin passe. » Au sens et au tour de cette réplique, M. Töpffer s’approche, et pour continuer l’entretien : « Ces montagnes, reprend-il, sont bien pauvres, cependant ne pensez-vous pas que les gens sont heureux ici autant qu’ailleurs ? — Pourquoi non ? En ce qui est du contentement de vivre, le bon Dieu n’a pas deux mesures, une pour la plaine, une pour les hauteurs. » ; Puis s’arrêtant : « Tel que vous me voyez, je suis Tobie Morel, d’en dessus de Romont. En l’an de misère, l’an seize, j’allai trente lieues plus bas que Paris pour y recueillir la succession de mon aîné, d’où je revins en donnant le tour par les campagnes et par les villes. En ai-je vu là du nouveau, et puis du nouveau !… Eh bien ! rien ne vaut le natal pour y vivre, et encore mieux pour y finir !… Et tenez, ajoute-t-il, quand, d’aisé que j’étais, cette succession m’eut fait riche, je pouvais m’aller élargir à Fribourg, à Paris, quoi ?… Mais, on n’emporte pas son natal, m’ai-je dit, et j’y suis resté.

— Et avez-vous des enfants ? — Une fille, sans plus. À raison de mon bien, beaucoup la poursuivent, et elle en est à ne savoir trop auquel elle se veut donner. Moi je lui dis : Choisis bien, mon enfant. Moyennant qu’il soit brave, je ne suis pas pour te contrarier. — Et qu’entendez-vous par brave ? — J’entends celui qui fait fructifier la famille dans l’endroit pour la transmettre bonifiée à ceux d’après. Depuis un quart de siècle et plus haut encore, tous les Morel font bonne fin.

— Et vous venez du couvent ? — Bien sûr. J’avais toujours eu l’envie d’y venir prier, si bien que, chaque année, j’en rendais témoignage au Père qui fait la quête. L’autre nuit donc, ayant le rein pris, comme vous savez que la marche remet, j’ai dit en moi-même : Tobie, il te faut profiter d’y aller. Alors m’étant levé sur six heures, j’ai dit à la femme, sachant qu’elle serait mal contente : Pas de raisons, c’est résolu, je vas au couvent : avant cinq jours je serai de retour. Sur quoi je suis parti, et me voilà. Là-haut ils m’ont fourni d’images, et je leur ai dit : À la quête prochaine si vous allez descendre chez Jean Morel et pas chez moi, j’en aurai rancune. Le quêteur m’a promis, et bien sûr que je lui verserai de mon meilleur ! »

Tel est le discours de Tobie Morel, non pas inventé, non pas changé, mais recueilli textuellement et sur le chemin même, pour servir de preuve à ce petit adage que nous hasardâmes dans notre relation de l’an passé : Tous les paysans ont du style, adage qui revient au fond à cet autre plus généralement accepté : J’apprends tout mon français à la place Maubert. Et, en effet, si, bien dire, c’est s’exprimer avec une propriété sentie, avec une justesse pittoresque et animée ; si, avoir du style, c’est, à tous les degrés, se peindre, soi, dans ses façons de parler, peut-on dire mieux que Tobie Morel, et allier à autant de clarté plus de naturel ? Et au lieu qu’on se lasse souvent de l’entretien d’un beau parleur qui revêt des idées même heureuses de formes conventionnellement irréprochables, peut-on s’ennuyer dans la compagnie d’un paysan qui présente les siennes, même communes, sous des formes frustes et inapprises, mais expressives et trouvées, en telle sorte que sa parole n’est plus guère que du sens, mais franc, natif, et comme transparent d’ingénuité ? Certainement non, et mille fois nous en avons fait l’épreuve.

Mais ce qu’il convient de remarquer, c’est que le mot de Malherbe s’applique désormais avec plus de justesse peut-être aux hameaux, aux cantons retirés, et en particulier à quelques localités de la Suisse romande, qu’à la place Maubert. Car, certes, ce français dont parlait Malherbe, ce ne sont ni les jurons, ni les termes poissards qu’emploie le bas peuple, mais bien et uniquement ses façons vives, éloquentes, pittoresques de dire des choses simples ou communes ; ses saillies d’expression, ses hardiesses de langage osées sans prétention et hasardées sans contrainte ; ses trouvailles de mots et de tours frappés au coin du naturel ou de la passion, et non pas aplatis sous le laminoir du bel usage, ou froidement triés dans le vocabulaire banal. Or, maintenant, grâce d’une part à l’altération des mœurs et du bon sens populaires, soumis depuis tantôt cinquante ans à mille expérimentations diverses et à l’invasion presque universelle des demi-lumières et de la fausse instruction ; grâce, d’autre part, à l’indéfinie multiplication des journaux et des publications de toute sorte, à l’active influence des romans et des théâtres mis de plus en plus à la portée des classes inférieures, à la dissémination, par l’effet de ces causes et de beaucoup d’autres, d’un français bâtard, terne et tout formulé, où donc trouver aujourd’hui, dans quelque ville de France que ce soit, cette place Maubert, où le peuple, n’usant qu’à sa guise et selon son instinct de l’idiome purement traditionnel, charme et instruit à la fois un Malherbe par le sens, par le naturel, par la gauloise simplesse de son propos ? Bien plutôt, ce semble, c’est dans les cantons retirés, dans les vallées écartées en dessus de Romont, à Liddes, à Saint-Branchier, au bourg Saint-Pierre, et en accostant le paysan qui descend la chaussée, ou en s’asseyant le soir au foyer des chaumières, que l’on a le charme encore d’entendre le français de souche, le français vieilli, mais nerveux, souple, libre, et parlé avec une antique et franche netteté par des hommes aussi simples de mœurs que sains de cœur et sensés d’esprit.

Plus ou moins rincés nous arrivons à Liddes, où l’on nous sert une buvette. L’hôtesse nous reconnaît bien. « Cher monsieur, dit-elle à M. Töpffer, depuis l’autre fois vous n’êtes pas devenu beau ! Hélas ! c’est ainsi que moi : la vieillesse n’est pas loin, et tous nous marchons contre… » Encore une fois, dans quelle ville de France vous dirait-on avec autant de justesse des crudités si crues, et une hôtesse encore ! Mais dites seulement, bonne vieille, dites comme le regard vous dicte et comme la droiture vous conseille. Conservez quelque part cette ingénuité respectable, qui, toute bienveillante, tout hospitalière qu’elle soit, ignore néanmoins l’art de se taire pour flatter, et n’a garde d’imaginer qu’on puisse déplaire à un homme sensé en lui disant ce qu’il doit savoir. Pendant que nous sommes à table, arrivent dans Liddes et le pekoe célibataire, et les deux touristes baigneurs d’hier au soir. Rincés et contents comme des poissons dans l’eau, ceux-ci poursuivent leur route. L’autre, le pekoe blondin, descend de char et fait retraite sous un auvent d’où il considère bien tristement la pluie qui tombe, qui ruisselle, qui délaye, qui a transformé en étable du roi Augias la grande rue de Liddes. C’est qu’il ne veut ni affronter ce déluge dans un char mal couvert, ni compromettre le petit traintrain de sa digestion en prenant quelque chose à l’hôtel, ni parler à qui que ce soit avant la fin du jour. Pour nous, une fois repus, sauve qui peut ! Nous galopons sur Orsières.

Orsières, c’est le bourg où aboutit le val Ferret. Hier matin, si nous avions continué de descendre, nous y serions arrivés en trois heures de temps. Ce bourg est considérable, florissant, en voie de progrès, ainsi que toute cette vallée. Hélas, oui, artiste, cette chaussée qui retentissait tout à l’heure sous les bons souliers ferrés de Tobie Morel, ces sentiers sauvages qui serpentent de la Cantine au bourg Saint-Pierre, ces petits chemins en corniche qui descendent du bourg Saint-Pierre à Orsières, tout cela va faire place à une grande et belle route cantonale d’égale pente partout, d’égale largeur partout ! Au lieu de ces tranquilles hameaux où, encore à l’heure qu’il est, le voyageur cherche laquelle de ces étables est l’hôtellerie, des auberges vont se construire, des relais s’établir de distance en distance, des postillons jurer, des grelots retentir, des fouets claquer, et la poésie s’enfuir éperdue. Ce couvent, ces Pères, ces chiens, ces avalanches, ces frimas, ces périls vont perdre leur auréole de grandeur, de solitude, de mystère, jusqu’à ce que d’industrieux travaux et de mercenaires offices ayant désarmé la nature ou remplacé le dévouement, cette pure flamme de la charité, allumée là-haut il y a dix siècles par le pâtre de Menthon, comme sur un sublime et inaccessible autel, ait cessé pour toujours de réchauffer ces vallées et de resplendir au loin sur la terre !

À Saint-Branchier, nous retrouvons Tobie Morel qui, assis dans une salle basse, y fait tranquillement la dînée. « Le rein va mieux, le rein va bien, nous dit-il, et voici le soleil qui séchera le reste. À votre santé, messieurs, et bon voyage ! » Là-dessus Tobie Morel s’administre un coup de blanc, puis il se remet à sa pitance, mangeant modérément, sans hâte, par petits quartiers proprement équarris, le gras à l’angle et du sel au coin. Sobriété friande dont les paysans seuls savent le secret, saine gourmandise dont nous usons, nous, de loin en loin, par accident, par nécessité, mais qui, pour l’homme de sueurs, pour le vieillard des champs, pour le philosophe rustique, est chose à la fois d’escient, de tradition et d’habitude.

Il y a un marché dans les environs, car, au delà de Saint-Branchier, nous croisons des bestiaux, des familles, des attelages qui remontent, et aussi des mules chargées celle-ci de l’aïeul et des marmots, celle-là de quelque garçon qui porte en croupe sa fiancée. La jeune fille, pour se maintenir sur l’arrière du bât, enserre de l’un de ses bras la personne de son futur époux ; et celui-ci, maître qu’il est de la bête, tantôt la laisse se prélasser le long du précipice, plus souvent l’approche des gaules épineuses, afin que, rétive et mutine, elle se cabre ou refuse d’avancer. On le gronde alors, mais on l’enserre plus étroitement, et lui, tout en promettant d’être plus sage, continue de raser les gaules et d’approcher des épines.

Tout à l’heure nous débouchons sur la vallée du Rhône, et voilà que nous retrouvons sur notre gauche ce sentier de la Forclaz que nous gravîmes il y a huit jours. C’est donc ici que nous nouons les deux bouts, et que notre tour du mont Blanc se trouve terminé. Auprès des solitudes d’où nous sortons, cette contrée est bien peuplée, bien riante et Martigny-le-Bourg nous semble s’élever là comme un petit Bagdad tout animé de foule, tout élégant de minarets et de civilisation. Au moment où nous le traversons à la course pour tâcher de devancer la tempête qui accourt du fond des gorges de la Drance, des gens émus s’y agenouillent de toutes parts le long des rues, et une cloche y bat un glas funèbre. On nous dit qu’une jeune fille va expirer à qui l’on administre le Saint-Sacrement. Le soir, aux feux de l’éclair et sous la tiède haleine d’un vent orageux qui ploie les arbres et qui soulève la poussière des chemins, cette scène, hâtivement entrevue, frappe par un harmonieux mélange de sombre tumulte et de lugubre agitation. À peine avons-nous atteint Martigny et les abords de l’hôtel, que le tonnerre gronde, que le vent cesse, et que la pluie tombe par torrents.

À Martigny nous sommes accueillis par des amis et des parents, qui, de Bex où ils sont en séjour, sont venus nous visiter au passage et souper avec nous. Ils amènent Shall, que nous y avions laissé pour se refaire le jarret, et qui, de moins en moins fabuleux, en est à discerner déjà passablement la substance de la qualité, tout comme à ne plus confondre les choses du quatrième ciel avec les particularités sublunaires. Albin, arrivé d’Aix il y a une heure, rejoint pareillement, et, chose tout autrement inattendue, voici les cinq francs de Léonidas qui se mettent à rejoindre aussi ! Ramassés par une bonne femme dans le sentier de la Forclaz, auprès de la source même où Léonidas s’est arrêté pour boire, cette bonne femme est redescendue à Martigny tout exprès pour les y déposer à l’hôtel, laissant aux gens de la maison le soin d’en rechercher le possesseur, ou d’attendre qu’il les réclame. Ingénue probité, honnêteté naïve, qui cause à la fois une douce surprise et une réjouissante estime ! Il y a, dit le proverbe, des braves gens partout, mais nous sommes placés, nous, pour ajouter qu’il y en a surtout en Valais. En effet, par trois fois déjà, dans nos précédentes excursions, il nous est arrivé, entassés que nous étions sur de mauvais chars à bancs, d’y semer des havre-sacs sur le grand chemin, et par trois fois tous les havre-sacs ont rejoint dans la journée, spontanément et sans seulement avoir été ouverts, tandis que sur d’autres grands chemins le même accident n’a jamais été suivi pour nous de la même aubaine. Le voyageur dépouillé vivait alors d’aumône, en sorte que, tantôt à l’étroit dans une veste étriquée, tantôt perdu dans l’ampleur d’un pantalon bouffant, il cheminait, exemple de misère, sujet de rire. À peine Léonidas a recouvré ses cinq francs qu’il se fait servir un thé, auquel il convie Ernest, et voilà ces deux virgules qui, établies dans une salle basse, s’administrent l’infusion, se donnent la tartine, et tranchent du pekoe à qui mieux mieux.

Cependant la nuit tombe, et tandis que Jean Payod et la mule arrivent transis de froid, noyés de pluie, la salle à manger s’illumine, les sommeliers vont et viennent, la machine enfin commence son vacarme précurseur de sauces vertes et de cailles rôties. Nous accourons. Beau spectacle pour nos quarante-deux yeux ! Moments de riche activité pour nos vingt et une mâchoires, de puissant transport pour nos innombrables appétits ! Car, hélas ! bien différents de Tobie Morel, et bien moins sages, nous n’équarrissons point par petits quartiers avec le gras à l’angle et du sel au coin, mais nous engouffrons gloutonnement tout ce qui se présente, sans autre philosophie que celle de combler les crevasses et de bourrer les cavités. Un des sommeliers boite pendant que les autres courent, et le sautillement ralenti de ce canard affligé n’en fait que mieux ressortir la hâte précipitée de tous ces volatiles en émoi.

Sur la fin du repas, Martin Marc témoigne d’une grande maladie dont il se sent atteint subitement, et, grave pour la première fois depuis notre départ de Genève, il s’en vient demander à M. Töpffer la permission d’aller au plus vite s’aliter très-sérieusement. Un rire rentré évidemment. Par bonheur, dès le petit jour, la poussée se fait et l’éruption a lieu : ce sont d’abord de petites gaietés chatouilleuses suivies de démangeaisons désopilatoires, puis tout à l’heure un fou rire à briser pots et cuvettes. Martin Marc se seul déjà beaucoup mieux, lorsqu’à la vue de Simond Marc aussi, qui s’en vient lui apporter le spectacle présumé de sa spirale ascensionnelle, il se rétablit tout à fait au moyen d’un branle de rire qui dure encore.

Ce soir nous avons soupé avec une société d’employés français. Le touriste employé tient un peu du commis voyageur. Impérieux et brusque avec les garçons, seigneur et monarque pour son argent, et tenant à honneur de se montrer entendu et difficile, il se fait changer son vin, il flaire la moutarde et n’en veut pas, il critique le rôti et l’avale tout entier. Du reste, et selon la sorte d’administration à laquelle il est attaché dans son pays, le touriste employé voit les contrées étrangères au point de vue des ponts et chaussées, en sorte que, plus spécial, plus positif que le commis voyageur, il n’a de celui-ci ni sa politesse de débotté, ni ses romances de dessert, ni sa galanterie de seuil d’auberge, ni son libéralisme de diligence. C’est donc un animal pas beaucoup plus charmant, mais bien moins insupportable. Il porte des lunettes.

Au moment d’aller nous aliter aussi, Jean Payod entre dans la salle, qui s’en vient régler son compte, et nous faire ses adieux. M. Töpffer lui compose un beau certificat parafé ; et nous serrons cordialement la main à Jean Payod, qui se retire tout attendri. Huit jours de vie commune et surtout son modeste dévouement nous ont attachés à cet homme, en sorte que ce n’est pas sans en éprouver nous-mêmes une vraie tristesse que nous voyons notre caravane s’appauvrir de sa présence tranquille, de ses soins assidus et de sa vigilance affectueuse.