Nouveaux contes à Ninon/Les Quatre Journées de Jean Gourdon/Chapitre II

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G. Charpentier (p. 247-266).


II

été.


Ce jour-là, lorsque je m’éveillai, vers trois heures du matin, j’étais couché sur la terre dure, brisé de lassitude, le visage couvert de sueur. Une nuit de juillet, chaude et lourde, pesait sur ma poitrine.

Autour de moi, mes compagnons dormaient, enveloppés dans leurs capotes ; ils tachaient de noir la terre grise, et la plaine obscure haletait ; il me semblait entendre la respiration forte d’une multitude endormie. Des bruits perdus, des hennissements de chevaux, des chocs d’armes, s’élevaient dans le silence frissonnant.

Vers minuit, l’armée avait fait halte, et nous avions reçu l’ordre de nous coucher et de dormir. Depuis trois jours nous marchions, brûlés par le soleil, aveuglés par la poussière. L’ennemi était enfin devant nous, là-bas, sur les coteaux de l’horizon. Au petit jour, une bataille décisive devait être livrée.

Un accablement m’avait pris. Pendant trois heures, j’étais resté comme écrasé, sans souffle et sans rêves. L’excès même de la fatigue venait de me réveiller. Maintenant, couché sur le dos, les yeux grands ouverts, je songeais en regardant la nuit, je songeais à cette bataille, à cette tuerie que le soleil allait éclairer. Depuis plus de six ans, au premier coup de feu de chaque combat, je disais adieu à mes chères affections, à Babet, à l’oncle Lazare. Et voilà, un mois à peine avant ma libération, qu’il me fallait leur dire adieu encore, cette fois pour toujours peut-être !

Puis mes pensées s’adoucirent. Les yeux fermés, je vis Babet et mon oncle Lazare. Comme il y avait longtemps que je ne les avais embrassés ! Je me souvenais du jour de notre séparation ; mon oncle pleurait d’être pauvre, de me laisser partir ainsi, et Babet, le soir, m’avait juré de m’attendre, de ne jamais aimer que moi. J’avais dû tout quitter, mon patron de Grenoble, mes amis de Dourgues. De loin en loin, quelques lettres étaient venues me dire qu’on m’aimait toujours, que le bonheur m’attendait dans ma bien-aimée vallée. Et moi, j’allais me battre, j’allais me faire tuer.

Je me mis à rêver le retour. Je vis mon pauvre vieil oncle sur le seuil de la cure, tendant vers moi ses bras tremblants ; et, derrière lui, il y avait Babet toute rouge, en larmes et souriante. Je me jetais dans leurs bras, je les embrassais en balbutiant…

Brusquement, un roulement de tambour me ramena à la terrible réalité. L’aube était venue, la plaine grise s’élargissait dans les vapeurs du matin. Le sol s’anima, des formes vagues surgirent de toutes parts. Un bruit grandissant emplit l’air ; c’étaient des appels de clairon, des galops de chevaux, des roulements d’artillerie, des cris de commandement. La guerre se dressait, menaçante, au milieu de mon rêve de tendresse.

Je me levai péniblement ; il me sembla que mes os étaient rompus et que ma tête allait se fendre. Je réunis mes hommes à la hâte ; car je dois vous dire que j’avais atteint le grade de sergent. Nous reçûmes bientôt l’ordre de nous porter sur la gauche et d’occuper un petit coteau qui dominait la plaine.

Comme nous étions près de partir, le vaguemestre passa en courant, et cria :

— Une lettre pour le sergent Gourdon !

Et il me remit une lettre froissée, maculée, qui traînait depuis huit jours peut-être dans les sacs de cuir de l’administration des postes. Je n’eus que le temps de reconnaître l’écriture de mon oncle Lazare.

— En avant, marche ! cria le commandant.

Il me fallut marcher. Pendant quelques secondes, je tins ma pauvre lettre à la main, la dévorant des yeux ; elle me brûlait les doigts, j’aurais donné tout au monde pour m’asseoir, pour pleurer à mon aise en la lisant. Je dus me décider à la glisser sous ma tunique, contre mon cœur.

Jamais je n’avais éprouvé une angoisse pareille. Je me disais, pour me consoler, ce que mon oncle m’avait répété souvent : j’étais à l’été de ma vie, à l’heure de la lutte ardente, et il me fallait remplir bravement mon devoir, si je voulais avoir un automne paisible et fécond. Mais ces raisonnements m’exaspéraient davantage ; cette lettre, qui venait me parler de bonheur, brûlait mon cœur révolté contre la folie de la guerre. Et je ne pouvais même la lire ! J’allais mourir peut-être sans savoir ce qu’elle contenait, sans entendre une dernière fois les bonnes paroles de mon oncle Lazare.

Nous étions arrivés sur le coteau. Nous devions attendre là l’ordre de nous porter en avant. Le champ de bataille se trouvait merveilleusement choisi pour s’égorger à l’aise. L’immense plaine s’étendait toute nue, à plusieurs lieues, sans un arbre, sans une maison. Des haies, des broussailles faisaient de maigres taches sur la blancheur du sol. Jamais je n’ai revu une pareille campagne, une mer de poussière, un sol crayeux, crevé çà et là, montrant ses entrailles brunes. Et jamais non plus, je n’ai revu un ciel d’une pureté si ardente, une si belle et si chaude journée de juillet ; à huit heures, l’air embrasé brûlait déjà nos visages. Ô la splendide matinée, et quelle plaine stérile pour tuer et mourir !

Depuis longtemps la fusillade éclatait avec des bruits secs et irréguliers, appuyée de la voix grave du canon. Les ennemis, des Autrichiens aux vêtements blafards, avaient quitté les hauteurs, et la plaine était sillonnée de longues files d’hommes qui me paraissaient gros comme des insectes. On eût dit une fourmilière en insurrection. Des nuages de fumée traînaient sur le champ de bataille. Par instants, lorsque ces nuages se déchiraient, j’apercevais des soldats qui fuyaient, pris d’une terreur panique. Il y avait ainsi des courants d’effroi qui emportaient les hommes, des élans de honte et de courage qui les ramenaient sous les balles.

Je ne pouvais entendre les cris des blessés, ni voir couler le sang. Je distinguais seulement, pareils à des points noirs, les morts que les bataillons laissaient derrière eux. Je me mis à regarder avec curiosité les mouvements des troupes, m’irritant contre la fumée qui me cachait une bonne moitié du spectacle, trouvant une sorte de plaisir égoïste à me savoir en sûreté, tandis que les autres mouraient.

Vers neuf heures, on nous fit avancer. Nous descendîmes le coteau au pas gymnastique, nous dirigeant vers le centre qui pliait. Le bruit régulier de nos pas me parut funèbre. Les plus braves d’entre nous haletaient, pâles, les traits tirés.

Je me suis promis de dire la vérité. Aux premiers sifflements des balles, le bataillon s’arrêta brusquement, tenté de fuir.

— En avant, en avant ! criaient les chefs.

Mais nous étions cloués au sol, baissant la tête, lorsqu’une balle sifflait à nos oreilles. Ce mouvement est instinctif ; si la honte ne m’avait retenu, je me serais jeté à plat ventre dans la poussière.

Devant nous, il y avait un grand rideau de fumée que nous n’osions franchir. Des éclairs rouges traversaient cette fumée. Et, frémissants, nous n’avancions toujours pas. Mais les balles venaient jusqu’à nous ; des soldats tombaient avec un hurlement. Les chefs criaient plus haut :

— En avant, en avant !

Les rangs de derrière, qu’ils poussaient, nous forçaient à marcher. Alors, fermant les yeux, nous prîmes un nouvel élan, nous entrâmes dans la fumée.

Une rage furieuse s’était emparée de nous. Lorsque retentit le cri de : Halte ! nous eûmes peine à nous arrêter. Dès qu’on reste immobile, la peur revient, on a des envies de se sauver. La fusillade commença. Nous tirions devant nous, sans viser, trouvant quelque soulagement à envoyer des balles dans la fumée. Je me rappelle que je lâchais mes coups de feu machinalement, les lèvres serrées, les yeux agrandis ; je n’avais plus peur, car, à vrai dire, je ne savais plus si j’existais. La seule idée qui me battait dans la tête, était que je tirerais jusqu’à ce que tout fût fini. Mon compagnon de gauche reçut une balle en plein visage et il tomba sur moi ; je le repoussai brutalement, essuyant ma joue qu’il avait inondée de sang. Et je me remis à tirer.

Je me souviens encore d’avoir vu notre colonel, M. de Montrevert, ferme et droit sur son cheval, regardant tranquillement du côté de l’ennemi. Cet homme me parut gigantesque. Il n’avait pas de fusil pour se distraire, et sa poitrine s’étalait toute large au-dessus de nous. De temps à autre, il abaissait ses regards, il nous criait d’une voix sèche :

— Serrez les rangs, serrez les rangs !

Nous serrions les rangs comme des moutons, marchant sur les morts, hébétés, tirant toujours. Jusque-là, l’ennemi ne nous avait envoyé que des balles ; un éclat sourd se fit entendre, un boulet nous emporta cinq hommes. Une batterie, qui devait être en face de nous et que nous ne pouvions voir, venait d’ouvrir son feu. Les boulets frappaient en plein tas, presqu’au même endroit, faisant une trouée sanglante que nous bouchions sans cesse, avec un entêtement de brutes farouches.

— Serrez les rangs, serrez les rangs ! répétait froidement le colonel.

Nous donnions de la chair humaine au canon. À chaque soldat qui tombait, je faisais un pas de plus vers la mort, je me rapprochais de l’endroit où les boulets ronflaient sourdement, écrasant les hommes dont le tour était venu de mourir. Les cadavres s’amoncelaient à cette place, et bientôt les boulets ne frappèrent plus que dans un tas de chairs meurtries ; des lambeaux de membres volaient, à chaque nouveau coup de canon. Nous ne pouvions plus serrer les rangs.

Les soldats hurlaient, les chefs eux-mêmes furent entraînés.

— À la baïonnette, à la baïonnette !

Et, sous une pluie de balles, le bataillon courut avec rage au-devant des boulets. Le rideau de fumée se déchira ; sur un petit monticule, nous aperçûmes la batterie ennemie rouge de flammes, qui faisait feu sur nous de toutes les gueules de ses pièces. Mais l’élan était pris, les boulets n’arrêtaient que les morts.

Je courais à côté du colonel Montrevert, dont le cheval venait d’être tué, et qui se battait comme un simple soldat. Brusquement, je fus foudroyé ; il me sembla que ma poitrine s’ouvrait et que mon épaule était emportée. Un vent terrible me passa sur la face.

Et je tombai. Le colonel s’abattit à mon côté. Je me sentis mourir, je songeai à mes chères affections, je m’évanouis en cherchant d’une main défaillante la lettre de mon oncle Lazare.

Lorsque je revins à moi, j’étais couché sur le flanc, dans la poussière. Une stupeur profonde m’anéantissait. Les yeux grands ouverts, je regardais devant moi, sans rien voir ; il me semblait que je n’avais plus de membres et que mon cerveau était vide. Je ne souffrais pas, car la vie paraissait s’en être allée de ma chair.

Un soleil lourd, implacable, tombait sur ma face comme du plomb fondu. Je ne le sentais pas. Peu à peu la vie me revint ; mes membres devinrent plus légers, mon épaule seule resta broyée par un poids énorme. Alors, avec l’instinct d’une bête blessée, je voulus me mettre sur mon séant. Je poussai un cri de douleur et je retombai sur le sol.

Mais je vivais maintenant, je voyais, je comprenais. La plaine s’élargissait nue et déserte, toute blanche au grand soleil. Elle étalait sa désolation sous la sérénité ardente du ciel ; des tas de cadavres dormaient dans la chaleur, et les arbres abattus semblaient d’autres morts qui séchaient. Il n’y avait pas un souffle d’air. Un silence effrayant sortait des tas de cadavres ; puis, par instants, des plaintes sourdes qui traversaient ce silence, lui donnaient un long frisson. À l’horizon, sur les coteaux, de minces nuages de fumée traînaient, tachaient seuls de gris le bleu éclatant du ciel. La tuerie continuait sur les hauteurs.

Je pensai que nous étions vainqueurs, je goûtai un plaisir égoïste à me dire que je pourrais mourir en paix dans cette plaine déserte. Autour de moi, la terre était noire. En levant la tête, je vis, à quelques mètres, la batterie ennemie sur laquelle nous nous étions rués. La lutte avait dû être horrible ; le monticule était couvert de corps hachés et défigurés ; le sang avait coulé si abondamment, que la poussière semblait un large tapis rouge. Au-dessus des cadavres, les canons allongeaient leurs gueules sombres. Je frissonnai, en écoutant le silence de ces canons.

Alors, doucement, avec de précautions infinies, je parvins à me mettre sur le ventre. J’appuyai ma tête sur une grosse pierre tout éclaboussée, et je tirai de ma poitrine la lettre de mon oncle Lazare. Je la posai devant mes yeux ; mes larmes m’empêchaient de la lire.

Et le soleil me brûlait le dos, des odeurs âcres de sang me prenaient à la gorge. Je sentais autour de moi la plaine navrante, j’étais comme roidi par la rigidité des morts. C’était dans le silence chaud et nauséabond du meurtre que mon pauvre cœur pleurait.

L’oncle Lazare m’écrivait :

« Mon cher enfant,

« J’apprends que la guerre est déclarée, et j’espère encore que tu recevras ton congé avant l’ouverture de la campagne. Chaque matin, je prie Dieu de t’épargner de nouveaux dangers ; il m’exaucera, il voudra bien que tu puisses un jour me fermer les yeux.

« Ah ! mon pauvre Jean, je deviens vieux, j’ai grand besoin de ton bras. Depuis ton départ, je ne sens plus à mon côté ta jeunesse qui me rendait mes vingt ans. Te souviens-tu de nos promenades du matin dans l’allée de chênes ? Maintenant, je n’ose plus aller sous ces arbres ; je suis seul, j’ai peur. La Durance pleure. Viens vite me consoler, apaiser mes inquiétudes… »

Les sanglots me suffoquaient, je ne pus continuer. À ce moment, un cri déchirant se fit entendre à quelques pas de moi ; je vis un soldat se dresser brusquement, la face contractée ; il leva les bras avec angoisse, et s’abattit sur le sol, où il se tordit dans des convulsions effroyables ; puis, il ne bougea plus.

« J’ai mis mon espoir en Dieu, continuait mon oncle, il te ramènera à Dourgues sain et sauf, nous recommencerons notre douce vie. Laisse-moi rêver tout haut, te dire mes projets d’avenir.

Tu n’iras plus à Grenoble, tu resteras près de moi ; je ferai de mon enfant un fils de la terre, un paysan qui vivra gaiement au milieu des travaux de la campagne.

« Et moi, je me retirerai dans ta ferme. Mes mains tremblantes ne pourront bientôt plus tenir l’hostie. Je ne demande au ciel que deux années d’une pareille existence. Ce sera la récompense des quelques bonnes œuvres que j’ai pu faire. Alors tu me conduiras parfois dans les sentiers de notre chère vallée, où chaque rocher, chaque haie me rappellera ta jeunesse que j’ai tant aimée… »

Je dus m’arrêter de nouveau. J’éprouvai à l’épaule une douleur si vive, que je faillis m’évanouir une seconde fois. Une inquiétude terrible venait de me prendre ; il me semblait que le bruit de la fusillade se rapprochait, et je me disais avec terreur que notre armée reculait peut-être, que dans sa fuite elle allait descendre me passer sur le corps. Mais je ne voyais toujours que les minces nuages de fumée qui traînaient sur les coteaux.

Mon oncle Lazare ajoutait :

« Et nous serons trois à nous aimer. Ah ! mon bien-aimé Jean, comme tu as eu raison de lui donner à boire, un matin, au bord de la Durance. Moi, je redoutais Babet, j’étais de méchante humeur, et maintenant je suis jaloux, car je vois bien que jamais je ne pourrais t’aimer autant qu’elle t’aime. « Dites-lui, me répétait-elle hier en rougissant, que s’il se fait tuer, j’irai me jeter dans la rivière, à l’endroit où il m’a donné à boire. »

« Pour l’amour de Dieu ! ménage ta vie. Il est des choses que je ne puis comprendre, mais je sens bien que le bonheur t’attend ici. J’appelle déjà Babet ma fille ; je la vois à ton bras, dans l’église, lorsque je bénirai votre union. Je veux que ce soit là ma dernière messe.

« Babet est une grande et belle fille maintenant. Elle t’aidera dans tes travaux… »

Le bruit de la fusillade s’était éloigné. Je pleurais des larmes douces. Il y avait des plaintes sourdes parmi les soldats qui râlaient entre les roues des canons. J’en apercevais un qui faisait des efforts pour se débarrasser d’un de ses camarades, blessé comme lui, dont le corps lui écrasait la poitrine ; et, comme ce blessé se débattait en se plaignant, le soldat le repoussa brutalement, le fit rouler sur la pente du monticule, où le misérable hurla de douleur. À ce gémissement, une rumeur monta de l’entassement des cadavres. Le soleil, qui baissait, avait des rayons d’un blond fauve. Le bleu du ciel était plus doux.

J’achevai la lettre de mon oncle Lazare.

« Je voulais simplement, disait-il encore, te donner de nos nouvelles, te supplier de venir au plus tôt nous rendre heureux. Et voilà que je pleure, que je bavarde comme un vieil enfant. Espère, mon pauvre Jean, je prie, et Dieu est bon.

« Réponds-moi vite, fixe-moi, s’il est possible, l’époque de ton retour. Nous comptons les semaines, Babet et moi. À bientôt, bonne espérance. »

L’époque de mon retour !… Je baisai la lettre en sanglotant, je crus un instant que j’embrassais Babet et mon oncle. Jamais, sans doute, je ne les reverrais. J’allais mourir comme un chien, dans la poussière, sous le soleil de plomb. Et c’était dans cette plaine désolée, au milieu de râles d’agonie, que mes chères affections me disaient adieu. Un silence bourdonnant m’emplissait les oreilles ; je regardais la terre blanche tachée de sang, qui s’étendait déserte jusqu’aux lignes grises de l’horizon. Je répétais : « Il faut mourir. » Alors, je fermai les yeux, j’évoquai le souvenir de Babet et de mon oncle Lazare.

Je ne sais combien je passai de temps dans une sorte de somnolence douloureuse. Mon cœur souffrait autant que ma chair. Des larmes coulaient sur mes joues, lentes et chaudes. Au milieu des cauchemars que me donnait la fièvre, j’entendais un râle pareil à la plainte continue d’un enfant qui souffre. Par instants, je m’éveillais, je regardais le ciel avec étonnement.

Je compris enfin que c’était M. de Montrevert, gisant à quelques pas, qui râlait ainsi. Je l’avais cru mort. Il était couché la face contre terre, les bras écartés. Cet homme avait été bon pour moi ; je me dis que je ne pouvais le laisser mourir ainsi, le visage dans la terre, et je me mis à ramper doucement vers lui.

Deux cadavres nous séparaient. J’eus un instant la pensée de passer sur le ventre de ces morts pour abréger le chemin ; car, à chaque mouvement, mon épaule me faisait horriblement souffrir. Mais je n’osai pas. J’avançai sur les genoux, m’aidant d’une main. Quand je fus arrivé auprès du colonel, je poussai un soupir de soulagement ; il me sembla que j’étais moins seul ; nous allions mourir ensemble, et cette mort partagée ne m’épouvantait plus.

Je voulais qu’il vît le soleil, je le retournai le plus délicatement possible. Quand les rayons tombèrent sur son visage, il souffla fortement ; il ouvrit les yeux. Penché sur lui, j’essayai de lui sourire. Il abaissa de nouveau les paupières ; à ses lèvres qui tremblaient, je compris qu’il avait conscience de ses souffrances.

— C’est vous, Gourdon, me dit-il enfin d’une voix faible ; la bataille est-elle gagnée ?

— Je le crois, colonel, lui répondis-je.

Il y eut un instant de silence. Puis, ouvrant les yeux et me regardant :

— Où êtes-vous blessé ? me demanda-t-il.

— À l’épaule… Et vous, colonel ?

— Je dois avoir le coude broyé… Je me rappelle, c’est le même boulet qui nous a arrangés comme cela, mon garçon.

Il fit un effort pour se remettre sur son séant.

— Ah ! çà, dit-il avec une gaieté brusque, nous n’allons pas coucher ici ?

Vous ne sauriez croire combien cette bonhomie courageuse me donna des forces et de l’espoir. Je me sentais tout autre depuis que nous étions deux à lutter contre la mort.

— Attendez, m’écriai-je, je vais bander votre bras avec mon mouchoir, et nous tâcherons de nous porter l’un l’autre jusqu’à la prochaine ambulance.

— C’est ça, mon garçon… Ne serrez pas trop fort… Maintenant, prenons-nous chacun par notre bonne main et essayons de nous lever.

Nous nous levâmes en chancelant. Nous avions perdu beaucoup de sang ; nos têtes tournaient, nos jambes se dérobaient. On nous aurait pris pour des hommes ivres, trébuchant, nous soutenant, nous poussant, faisant des détours pour éviter les morts. Le soleil se couchait dans une lueur rose, et nos ombres gigantesques dansaient bizarrement sur le champ de bataille. C’était la fin d’un beau jour.

Le colonel plaisantait ; des frissons crispaient ses lèvres, ses rires ressemblaient à des sanglots. Je sentais bien que nous allions tomber dans un coin pour ne plus nous relever. Par instants, des vertiges nous prenaient, nous étions obligés de nous arrêter, fermant les yeux. Au fond de la plaine, les ambulances faisaient de petites taches grises sur la terre sombre.

Nous heurtâmes un gros caillou, et nous fûmes renversés l’un sur l’autre. Le colonel jura comme un païen. Nous essayâmes de marcher à quatre pattes, en nous accrochant aux ronces. Nous fîmes ainsi, sur les genoux, une centaine de mètres. Mais nos genoux saignaient.

— J’en ai assez, dit le colonel en se couchant ; on viendra me ramasser si l’on veut. Dormons.

J’eus encore la force de me dresser à demi et de crier de tout le souffle qui me restait. Des hommes passaient au loin, ramassant les blessés ; ils accoururent, ils nous couchèrent côte à côte sur une civière.

— Mon camarade, me dit le colonel pendant le trajet, la mort ne veut pas de nous. Je vous dois la vie, je m’acquitterai de ma dette, le jour où vous aurez besoin de moi… Donnez-moi votre main.

Je mis ma main dans la sienne, et c’est ainsi que nous arrivâmes aux ambulances. On avait allumé des torches ; les chirurgiens coupaient et sciaient, au milieu de hurlements épouvantables ; une odeur fade s’exhalait des linges ensanglantés, tandis que les torches jetaient dans les cuvettes des moires d’un rose sombre.

Le colonel supporta courageusement l’amputation de son bras ; je vis seulement ses lèvres blanchir et ses yeux se voiler. Quand mon tour fut venu, un chirurgien me visita l’épaule.

— C’est un boulet qui vous a fait cela, dit-il, deux centimètres plus bas, et vous aviez l’épaule emportée. La chair seule a été meurtrie.

Et, comme je demandais à l’aide qui me pansait si ma blessure était grave :

— Grave ! me répondit-il en riant, vous en avez pour trois semaines à garder le lit et à vous refaire du sang.

Je me tournai contre le mur, ne voulant pas laisser voir mes larmes. Et j’aperçus des yeux du cœur Babet et mon oncle Lazare qui me tendaient les bras. J’en avais fini avec les luttes sanglantes de ma journée d’été.