Nouveaux contes à Ninon/Souvenirs/Chapitre I

La bibliothèque libre.
Souvenirs
Nouveaux contes à Ninon
Chapitre I
◄   Chapitre II   ►



SOUVENIRS


I


Oh ! l’éternelle pluie, l’ennuyeuse pluie, la pluie grise qui met un crêpe au ciel de mai et de juin ! On va à la fenêtre, on soulève un coin de rideau. Le soleil est noyé. Entre deux ondées, il surnage, blafard, verdi, comme un corps d’astre qui s’est suicidé de désespoir, et que quelque marinier céleste ramène d’un coup de croc.

Te rappelles-tu, Ninon, la bise aigre du printemps, quand il a plu ? On a quitté Paris avec le printemps des poëtes, le printemps rêvé dans le cœur, une saison tiède, des nappes de fleurs, des crépuscules alanguis. On arrive à la nuit tombante. Le ciel est mort, pas un brin de braise n’allume le couchant, morne foyer de cendres froides. Il faut enjamber les flaques des sentiers, avec l’humidité pénétrante des feuillages sur les épaules. Et quand on entre dans la grande pièce mélancolique, où l’hiver a mis tous ses frissons, on grelotte, on ferme portes et fenêtres, on allume un grand feu de sarment, en maudissant les paresses du soleil.

Pendant huit jours, la pluie vous tient au logis. Au loin, au milieu du lac des prairies inondées, toujours le même rideau de peupliers qui se fondent en eau, ruisselants, amaigris, vagues dans la buée qui les noie. Puis, une mer grise, une poussière de pluie roulant et barrant l’horizon. On bâille, on cherche à s’intéresser aux canards qui se risquent sous l’averse, aux parapluies bleus des paysans qui passent. On bâille plus largement. Les cheminées fument, le bois vert pleure sans brûler, il semble que le déluge monte, qu’il gronde à la porte, qu’il pénètre par toutes les fentes comme un sable fin. Et de désespoir on reprend le chemin de fer, on rentre à Paris, niant le soleil, niant le printemps.

_____

Et pourtant rien ne me désespère plus que ces fiacres que l’on rencontre filant vers les gares. Ils sont chargés de malles, ils traversent la ville avec la mine souriante de prisonniers dont on vient de lever l’écrou.

Je bats de mes pieds les trottoirs, je les regarde rouler vers les rivières bleues, les grandes eaux, les grands monts, les grands bois. Celui-ci va peut-être à un trou de rochers, que je connais près de Marseille ; on est bien, dans ce trou, où l’on peut se déshabiller comme dans une cabine, et où les vagues viennent vous chercher. Celui-là certainement court en Normandie, dans le coin de verdure que j’aime, près du coteau qui produit ce petit vin aigre dont le bouquet gratte si agréablement le gosier. Cet autre part sans doute pour l’inconnu, ici ou là, quelque part où l’on sera très-bien, à l’ombre, au soleil peut-être, je ne sais, enfin là où je brûle d’aller.

Les cochers tapent leurs rosses du bout du fouet. Ils ne semblent guère se douter qu’ils fouettent mon rêve. Eux, se disent que les malles sont lourdes et que les pourboires sont légers. Ils ne savent même pas qu’ils font le deuil des pauvres garçons qui passent, en voiture dans leurs souliers, et qui sont condamnés à roussir leurs semelles à Paris, sur l’ardent pavé de juillet et d’août.

Oh ! cette file de fiacres, chargés de malles, roulant vers les gares ! cette vision de la grande cage ouverte, des oiseaux heureux prenant leur volée ! cette raillerie cruelle de la liberté traversant les galères de nos rues et de nos places ! ce cauchemar de tous mes printemps qui me trouble dans mon cachot, qui m’emplit du désir inassouvi des feuillages et des cieux libres !

_____


Je voudrais me faire tout petit, tout petit, et me glisser dans la grande malle de cette dame en chapeau rose, dont le coupé se dirige vers la gare de Lyon. On doit être très-bien, dans la malle de cette dame. Je devine des jupes soyeuses, des linges fins, toutes sortes de choses douces, parfumées, tièdes. Je me coucherai sur quelque soie claire, j’aurai sous le nez des mouchoirs de batiste, et si j’ai froid, ma foi, tant pis ! je mettrai tous les jupons sur moi.

Elle est fort jolie, cette dame. Vingt-cinq ans au plus. Un menton ravissant avec une fossette qui doit se creuser quand elle rit. Je voudrais la faire rire, pour voir. Ce diable de cocher est bienheureux de la promener dans sa boîte. Elle doit aimer la violette. Je suis sûr que son linge est parfumé à la violette. C’est exquis. Je roule au fond de sa malle pendant des heures, pendant des jours. J’ai creusé mon trou dans le coin à gauche, entre le paquet des chemises et un grand carton qui me gêne un peu. J’ai eu la curiosité de soulever le couvercle du carton ; il contenait deux chapeaux, un petit portefeuille plein de lettres, puis des choses que je n’ai pas voulu voir. J’ai mis le carton sous ma tête et m’en suis fait un oreiller. Je roule, je roule. Les bas sont à ma droite ; j’ai sous moi trois costumes, et je sens, à ma gauche, des objets plus résistants que je crois reconnaître pour des paires de petites bottes. Mon Dieu, qu’on est donc bien, dans tous ces chiffons musqués !

Où pouvons-nous aller comme ça ? Nous arrêterons-nous en Bourgogne ? Ferons-nous un détour vers la Suisse, ou descendrons-nous jusqu’à Marseille ? Je rêve que nous allons jusqu’au trou de rochers, vous savez, celui où l’on se déshabille comme dans une cabine et où les vagues viennent vous chercher. Elle se baignera. On est à cent lieues des imbéciles. Au fond, le golfe s’arrondit, avec l’immense bleuissement de la Méditerranée. Il y a trois pins, en haut, au bord du trou. Et, pieds nus, sur les larges plaques de pierre jaune qui dallent la mer, nous arracherons des arapèdes, du bout de nos couteaux. Elle n’a pas l’air pimbêche. Elle aimera le grand air, et nous ferons les gamins. Si elle ne sait pas nager, je lui apprendrai.

La malle est rudement secouée. Nous devons monter la rue de Lyon. Et que ce sera délicieux lorsque, arrivée à Marseille, elle ouvrira sa malle ! Elle sera bien surprise de me trouver là, dans le coin, à gauche. Pourvu que je ne lui chiffonne pas trop tous ces volants sur lesquels je suis couché ! — « Comment, monsieur, vous êtes là, vous avez osé ! — Mais certainement, madame ; on ose tout pour sortir de prison… » Et je lui expliquerai, et elle me pardonnera.

Ah ! nous voilà arrivés à la gare. Je crois qu’on m’enregistre…

_____


Hélas ! hélas ! il pleut, et la dame au chapeau rose s’en va toute seule par la pluie, avec sa grande malle, bâiller chez quelque vieille tante de province, où elle grelottera, dans la mauvaise humeur du printemps frileux.