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Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)/La nuit des Rois

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LA NUIT DES ROIS


À LA SIGNORA*****


Il n’y a pas de récompense plus agréable à un poète qu’un éloge raisonné et mêlé de critique. Vous avez la bonté de me l’accorder, et moi, reconnaissant de votre bonne grâce, je vous dédie cette joyeuse Nouvelle. Elle ne peut offenser votre modestie. Pleine de bon sens et familière avec les meilleurs auteurs, vous savez être généreuse, sourire à la plaisanterie et pardonner à l’audace d’une muse enjouée. Faites-moi l’honneur d’accepter mon présent et conservez-moi votre amitié.



LA NUIT DES ROIS


˜˜˜˜˜˜˜˜


Toutes les histoires et toutes les légendes sont pleines
De maris dont la tête fut garnie de cornes,
Lorsque, impuissants à l’amoureux déduit,
Et possesseurs d’une gentille et charmante épouse,
Ils prétendaient obtenir, par force et par contrainte,
La fidélité que seul procure l’amour.

Une histoire si ordinaire et si banale
A fatigué la patience des lecteurs ;
Mais si, pour trop caresser sa femme,
Un mari a paré son front de si belles fleurs,
Je me figure qu’il faut en tenir un peu plus compte
Et que le récit du fait pourra vous plaire.

Il y avait un très puissant souverain
De Vicchio, un vaste et populeux pays ;
C’était un parent éloigné du roi Pépin,
Un roi qui se nommait Barbagrazia.
Il avait pour femme une grosse boule,
Toute en cul, toute en tetons, toute en vulve.


Elle avait un visage tout rond, avec lequel
La lune dans son plein pouvait faire la paire ;
Barbagrazia, en Août comme en Janvier,
Avec elle jusqu’à midi restait au lit,
Et il n’y restait pas pour faire le paresseux,
Mais nuit et jour il jouait du croupion.

Il s’était mis en tête certainement,
Sans aucun souci de l’avenir,
En battant le fer et le rebattant sans cesse,
D’affiner cette masse de chair ;
Mais il ne savait pas que l’enclume dure toujours
Et que le marteau est plus fragile de sa nature.

À grand peine une année s’était passée,
Que ses joues devinrent pâles et creuses ;
Il était réduit à l’état de squelette ;
Ses jambes sèches paraissaient deux flûtes,
Il toussait souvent, avait la pulmonie,
Et semblait toujours tirer un câble après lui.

Il se mit au lit, et les médecins de la Cour
Firent une très verbeuse consultation :
Ils décidèrent que le Roi avait fort à craindre
Dans la région lombaire une grave lésion ;
Que le poumon était atteint, et que Sa Majesté risquait
De devenir, Dieu l’en garde ! phthisique.

Ils lui ordonnèrent ensuite certaine décoction
Où la drogue la plus douce était le quinquina,
Et ils lui conseillèrent de ne plus partager
Le lit de sa volumineuse épouse :
Chose qui à Barbagrazia déplut à tel point
Que jamais il n’éprouva plus grande douleur.


Après une autre année, s’étant quelque peu rétabli,
Il fit réunir le conseil des médecins,
Et par le premier des docteurs il fut autorisé
À user quelquefois des droits sacrés du mariage,
À condition qu’il n’en userait pas, sans
En obtenir de lui d’abord la permission.

Barbagrazia s’imaginait toucher
Le ciel du doigt, tant il bouillait de luxure !
L’ordonnance du médecin par lui fut observée
Quelque temps ; à la fin elle l’ennuya,
Parce qu’il lui parut honteux et déshonorant
De besogner avec le placebo du docteur.

Et, négligeant les avertissements qu’on lui avait donnés,
Il se remit à monter sur la Reine ;
Mais, pendant qu’il assouvissait ses désirs,
Un mal bien plus grand qu’auparavant le saisit :
Ni médecins, ni remèdes secrets ne lui servirent,
Et, de guerre lasse, il se livra aux mains des prêtres.

Déjà il avait fait son testament,
Déjà l’assistait le père capucin,
Et sa respiration à peine faisait remuer
La flamme d’une bougie qu’on lui mettait sous le nez ;
Déjà les pieuses cérémonies étaient accomplies :
Il ne manquait plus que le râle de la mort ;

Quand, soit que le médecin le rappelât à la vie,
Ou que sa vigueur naturelle le sauvât,
Ou que son patron San Bartolomeo
Fît un prodige exprès pour lui,
Il eut une crise salutaire
Et revint en santé comme auparavant.


À peine fût-il guéri, que le docteur,
Lui parlant sérieusement et d’un ton grave,
Lui dit : « Majesté, si de nouveau
» Vous prétendez faire le joli cœur,
» Si vous n’êtes pas un peu plus sage et plus discret,
» Vous engraisserez les choux du jardin.

» Le mariage demande un homme bien trempé
» Qui ait du sang dans les veines ;
» Vous êtes froid et très ensorcelé,
» Et vous n’avez pas de bourre dans les reins ;
» Même, le fait d’avoir toujours le machin raide
» Est signe de faiblesse, comme Celse l’a écrit.

» Ainsi, si vous voulez échapper au péril
» Qui vous menace, comme je vous l’ai dit,
» Faites attention de suivre mon conseil :
» Non seulement dans le lit de la Reine
» Vous ne coucherez plus, ainsi que fait un mari,
» Mais vous dormirez dans une autre chambre.

» Je ne veux pas vous interdire absolument
» L’exercice des droits du mariage,
» Mais vous devrez vous en rapporter aux indications
» Que je vous donnerai ; car je connais votre tempérament ;
» Et jamais vous n’approcherez de votre femme,
» Sans qu’un billet de moi vous ait ouvert les portes.

» Admis au lit de votre royale épouse,
» Vous ne resterez pas avec elle plus d’une demi-heure ;
» Et, après avoir une seule fois satisfait ces désirs
» Qu’inspire l’Amour, bien vite vous vous en irez
» Et vous retournerez fouler votre lit de plumes,
» De peur que l’usage ne devienne mauvaise habitude.


» Pour que mes prescriptions soient exécutées,
» Quatre ou six vénérables matrones
» Seront par votre ordre installées,
» Et auront la consigne rigoureuse
» De vous interdire l’accès auprès de votre femme,
» Si, ce jour-là, je ne vous en donne la permission. »

Le Roi, songeant que mal volontiers
Il irait rendre visite à son grand’père,
Sentant que le médecin disait vrai
Et craignant une troisième maladie,
Prit une chambre pour lui, fit choix des matrones
Et signa une loi telle que le docteur la voulait.

Au quartier de la Reine, le médecin
Porta le papier avec un grand discours ;
Il lui fit voir apertement
Qu’il fallait obéir, que c’était indispensable.
Elle, à ces paroles, ne rougit ni ne pâlit,
Mais elle se tut, tourna la tête et leva une épaule.

Le docteur appela près de lui les matrones
Et leur fit croire, par un discours habile,
Que si, en laissant enfreindre l’ordre donné,
Elles causaient la mort de ce mari sensuel,
Elles en rendraient compte à tout le royaume
Et se trouveraient dans une fort mauvaise passe.

La chambre où Barbagrazia mit son lit
Avait sa porte sur le grand salon ;
Juste vis-à-vis se trouvait
L’appartement de son épouse,
Et en face d’une grosse lampe était le quartier
Où les pages avaient coutume de se tenir.


La nuit, quand le Roi avait permission
D’aller avec sa femme un peu s’amuser,
Il se mettait un manteau d’écarlate
Dans lequel jusqu’aux yeux il s’enveloppait
D’habitude, surtout pendant l’hiver,
Pour ne pas tousser ou s’enrhumer à perpétuité.

Sa robe de chambre tombant jusqu’à ses pieds,
Et sur la tête un bonnet de castor
Par deux rubans lié sous le menton,
Si bien qu’il étouffait presque dedans,
Il traversait le salon, frappait à la porte,
Et, quand il avait la permission, il entrait.

Dans la chambre dorée de la Reine
Les matrones admettaient leur seigneur ;
Il y restait une demi-heure, selon la règle
Invariable fixée par le docteur,
Et, après cela, en semblable équipage
Pour regagner son appartement il se remettait en route.

Parmi les pages était depuis peu un jeune homme
D’un tempérament très nerveux, vigoureux et musclé,
Instruit et habile aux combats d’amour,
Le plus beau fouteur de la Cour.
Un matin qu’il était de service,
Il s’enflamma tout à coup pour la Reine.

L’Amour dans son sein allume une flamme si ardente
Et lui enveloppe si bien le cœur de ses filets,
Qu’avec les yeux du corps et de l’esprit
Il ne voit plus que ce gros morceau de viande,
Et sa pensée, que rien d’autre ne préoccupe,
Mesure ces gros tetons et ce gros fessier.


Tantôt il lui semble contempler la toison
De très joli poil noir et frisé,
Qui orne le majestueux parvis
Du temple de son doux et dodu trésor ;
Tantôt il s’imagine, dans un doux combat,
Éteindre avec elle sa rage amoureuse.

En vain il se représente le danger
Auquel un tel désir pourrait l’exposer :
Priape en belle humeur n’écoute aucun conseil.
Il résolut donc de se satisfaire
Quand bien même, cruel et funeste pour lui, le sort
Devrait lui faire perdre la tête.

Le voilà donc qui décoche à la Reine de tendres œillades
Et lui fait les signes les plus clairs qu’il peut ;
Mais tout cela fut peine inutile :
Cette marmotte se montra pour lui
En toute circonstance froide comme une statue,
Et ne vit ni ses signes, ni ses œillades.

Avez-vous jamais vu le protecteur ruiné
D’une gentille et rusée danseuse,
Qui, par ses battements de mains et ses bravos,
Essaie de payer sa place au lit ?
Le profit qu’il en tire ressemble tout juste
À celui qu’obtenait notre page.

Il était éperdûment épris
Et comme cire au feu se consumait ;
Il tenait son secret caché dans son cœur,
Croyant dangereux de le révéler à autrui,
Et redoutant de s’attirer quelque mauvaise affaire
S’il adressait à cette sotte un billet.


Il ne savait pas encore de quelle façon
Le Roi allait trouver sa femme ;
Après une longue attente, enfin vint un soir
Où il fut de garde dans la demeure royale,
Et il vit une chose, qui soudain le combla de joie
Comme un homme qui gagne un terne à la loterie.

Au milieu de la nuit, ayant dans la poitrine
Par la main de l’amour un volcan allumé
Et ne pouvant plus rester au lit
Pour excessive tension du nerf principal,
En se sentant couché non loin de son idole,
Il se mit à se promener, pieds nus, par la chambre.

Il lui sembla entendre du bruit dans la salle ;
Il mit l’œil à un trou qui paraissait fait tout exprès,
Et il vit le Roi sortir de sa chambre,
Enveloppé comme un foie dans la crépine ; il le vit
Traverser à grands pas le salon
Et frapper à la porte que lui ouvrirent les matrones.

Au bout d’une demi-heure, il le vit repasser
Et rentrer dans son propre appartement.
Avec un extrême plaisir il comprit alors
Qu’il pourrait être heureux dans son amour
En préparant, pour la première nuit
Où il serait de garde, semblable déguisement.

Bien des jours se passèrent avant qu’il pût
Mener à bien la ruse projetée ;
Par suite de diverses circonstances, le majordome
Ne le commanda de service qu’au commencement de l’année,
C’est-à-dire pendant la première semaine,
Juste la veille de la fête des Rois.


Le docteur, qui voulait se mettre dans les bonnes grâces
Du Roi pour en tirer quelque petit cadeau,
Lui dit : « Vous voudrez certainement
» Célébrer les Rois, et je parie
» Qu’en un jour si solennel, vous trouverez que c’est peu
» De jouer une seule partie à si joli jeu. »

Ensuite il sourit et il ajouta : « Faites
» Votre affaire avec la Reine après souper ;
» Couchez seul, et quand d’or et de pourpre
» L’aube colorera le ciel, retournez la voir.
» Ah ! pour cette nuit je ne veux pas vous faire souffrir :
» Semel in anno licet insanire !

» Quoi ! vous faites la grimace ? Auriez-vous en tête, par hasard,
» De rester avec votre femme toute la nuit ?
» Ah ! loin de vous cette funeste idée !
» Vous êtes pincé, et tous les coups
» Que dans sa cible décharge votre ardeur
» Sont pour vous autant de cailloux dans les poumons. »

Cela dit, il partit ; il alla trouver la Reine
Et lui parla ainsi : — « Nous sommes en carnaval ;
» Vous le savez et vos femmes le savent,
» N’importe quel jeu en ce temps est permis.
» En l’honneur de cette fête insigne,
» Je vous veux accorder aujourd’hui un privilège.

» Pour vous donner des preuves de son chaud amour,
» Barbagrazia viendra ; je le lui ai permis.
» Ainsi, sans que je lui donne aucun billet,
» Que cette nuit, tant qu’il voudra, il ait accès près de vous,
» Mais qu’avec vous il ne la passe pas : il nous faut
» Beaucoup de prudence pour ne pas lui faire faire la culbute.


Jamais Hippocrate ni Galien ne gratifièrent
Leurs malades de si agréable ordonnance.
Barbagrazia, le cœur plein de joie,
De tous ses vœux appelait la nuit ;
Et, non moins que lui, ne songeant qu’à se satisfaire,
Le page vigoureux la désirait.

Il craignait que ses projets fussent contrariés
Par ses compagnons qui pouvaient tout voir ;
Mais ils furent protégés et favorisés
Par un usage en vigueur dans le quartier :
Le nouveau venu devait payer à souper
La veille au soir du jour des Rois.

Il avait moins de service qu’aucun autre,
Et, comme il était riche, il pouvait se faire honneur.
Il paya un souper exquis, et fut si adroit
À distribuer de Bacchus le délicieux liquide,
Qu’il garda sa raison, tandis que ses convives
S’en allèrent au lit ivres-morts.

Les courtisans étaient sortis de table ;
Tout se taisait dans le palais royal,
Lorsque le Roi, encore plus emmitouflé dans son manteau
Parce que cette nuit-là il faisait plus froid,
Se mit en marche, et, de la manière accoutumée
Alla trouver sa corpulente épouse.

Le page le vit, et il se sentit au cœur
Naître une émotion aigre-douce :
Mettre des cornes sur la tête de son seigneur,
Était chose qui valait la peine d’y penser ;
Entrer dans le lit de la Reine adorée.
Était le plus doux de tous les plaisirs.


Déjà il avait la robe de chambre sur le dos,
Sous le menton son chapeau était attaché
Et, enveloppé dans un manteau rouge comme celui du Roi,
Il ressemblait à Barbagrazia tout craché.
Ses compagnons étaient plongés dans un sommeil tel
Qu’à peine si la nature en donne un pareil aux loirs.

La demi-heure passée, il vit sortir
Le Roi qui rentra dans ses appartements ;
Il sentit alors son audace diminuer
Et se mit à trembler comme feuille au vent,
Ou comme un paysan qui s’installe au lutrin
Pour chanter un office des Morts.

Le repentir tout à coup le saisit ;
Il fut fâché d’avoir revêtu ce costume,
Se figurant que tout le monde connaissait sa ruse,
Et il aurait renoncé à son dessein
Si le Dieu d’amour, de prudence ennemi,
Ne lui eût prêté secours et assistance.

Il rappela à l’esprit effrayé
Du timide et penaud courtisan
L’image, sur lui si puissante,
De cette gorge rebondie, de ce cul énorme ;
Il la lui peignit nue, dans certaine fonction
Qui aurait tenté un ange du ciel.

Une peinture si expressive et si vivante
Mit en mouvement chez lui un je ne sais quoi, tel
Qu’il ressemblait (je ne dis que la moitié de la vérité)
À un morceau de cierge pascal.
À le voir se dresser avec tant d’orgueil,
L’Amour sourit et prévit sa victoire.


Le page avait repris du cœur : « Allons ! » dit-il,
« Essayons de pénétrer dans ce réduit ;
» Et si le sort ingrat et cruel prépare
» Au désir qui me brûle une fâcheuse issue,
» Je saurai le braver, je ne le crains pas :
» Il ne peut être plus terrible que mes tourments.

» Mais, si elle me reconnaît ?… et si elle repousse,
» Froide et barbare, mon constant amour ?…
» Si elle crie, ou si elle menace de me dénoncer au Roi ?
» Eh bien ! alors à une des colonnes de son lit
» Je me pendrai ; elle sera heureuse de m’avoir fait
» Un sort pareil à celui d’Iphis.

» Mais pourquoi désespérer ? L’heure tardive
» Et l’ami Morphée peuvent me prêter la main ;
» La garde est plongée dans le sommeil ; il se peut bien
» Que, sans défiance, elle ne découvre pas ma ruse ;
» Et la Reine n’aura pas l’idée d’attribuer
» Cette hardiesse à un autre que son mari.

» La fortune aide les audacieux, elle dédaigne
» Les sots qui se la rendent contraire.
» Ah ! si une ruse heureuse me procure
» Un plaisir si ardemment désiré !… si je puis parvenir
» À la serrer dans mes bras, à la caresser… Oh ! Dieux !
» J’accepte mille fois en échange la potence et l’enfer ! »

Plein de ces pensées, quand lui parut
Arrivée l’heure à ses désirs propice et favorable,
Le mieux enveloppé qu’il put il se présenta
À la porte ; il frappa : la matrone,
Sans s’occuper de le regarder de près,
L’introduit et le salue en riant.


L’obscurité, le sommeil, cet accoutrement
Que le page avait si bien imité,
La tournure, la taille qui ne présentait
Pas de différence, étant la même chez tous deux,
Tout concourut au succès du galant
Et Cupidon lui donna des ailes aux pieds.

La vaste salle où se tenait la garde
N’était éclairée que par une faible lumière
Qui pénétrait à peine dans la chambre,
Où sur un lit riche et doré était couchée,
Entourée d’épais rideaux de soie,
Cette reine très indolente.

Voyant réussir sa malice et sa ruse,
Le page enchanté s’approche de la dame, et aussitôt
Lui fait signe de se retirer de côté ;
Elle lui fait place en grommelant,
Il jette sans tarder ses habits
Et lui monte dessus, tout chaud, tout brûlant.

Sous elle glissant les mains, tractabat,
De ci et de là, crassissimas nates ;
Puis, intra portentosas mammas faciem abscondens,
Il se mit à lui donner des saccades,
Tanto nisu lumbos lateraque movens,
Qu’il en rompit presque les pieds du lit.

Cette reine était une vraie muraille
Qui aurait tenu tête non-seulement à Priape, mais à un canon.
Toutefois, en sentant l’oiseau prendre un tel essor,
Elle s’écria : « Doucement, doucement, calmons-nous !
» Comment pouvez-vous montrer tant de vigueur ? »
Le page continue l’assaut et se tait.


Sur la fin de l’agréable opération,
Copioso imbre Veneris campum irroravit,
Et, sans même prendre un instant de repos,
À son bidet il rouvrit la carrière ;
On aurait cru qu’il en avait pris un autre à la poste,
Car le trot parut s’être changé en galop.

Par neuf fois, sans quitter la selle,
Il donna de l’éperon à sa jument ;
Chaque course était plus belle que la précédente,
Sa force, loin de diminuer, s’accroissait toujours,
Et, à la fin de chaque chevauchée,
Il semblait qu’il débondât un tonneau.

La Reine, confite dans un si doux julep,
Fermait les yeux et le laissait faire ;
Cependant, étonnée d’un si long travail,
— « Vous voulez donc vous tuer, seigneur ? » dit-elle.
Lui ne répond pas ; il se raffermit en selle
Et veut courir la dixième poste.

Mais il réfléchit qu’il valait mieux
Renoncer à une danse si délicieuse ;
Car il pouvait prendre au Roi la fantaisie
De donner un autre picotin à son cheval ;
Et il eut raison ; la demi-heure était écoulée,
Et les matrones l’auraient mis dehors.

Il sortit enfin du lit, et par deux fois
Il eut envie d’y rentrer incontinent,
Car, bien que ses courses eussent été nombreuses,
Il ne s’était pas encore suffisamment soulagé ;
Il soupira, prit ses habits et son manteau
Et retourna au quartier des pages.


Il y était à peine rentré
Et il n’en avait pas tout à fait fermé la porte,
Que le Roi, bien que ne fût pas venu le moment
Fixé par le docteur, et que n’apparût pas
L’incertaine clarté de l’aube naissante, plein d’appétit
Amoureux, de sa chambre était sorti.

Il lui semblait entendre un léger bruit
Semblable à celui d’un contrevent qu’on ferme ;
Il tourna les yeux de tous côtés, et, ne voyant rien,
À la lumière que sa lampe projetait par terre,
Il tendit les oreilles un moment
Et crut que c’était le vent qui sifflait.

Il frappa à la porte ; la matrone, en ouvrant,
Rit et s’écria bien haut : « Quelle fête !
» Vous allez me faire user le loquet.
» Pardieu ! vous avez pris de l’eau de bourrache ! »
Dans le cœur du Roi ce bruit et ces paroles
Produisirent de vagues et légers soupçons.

Cependant il se tut ; dans la chambre de la Reine
Il entra en grande hâte, et arrivé au lit où
Elle dormait à plat ventre et ronflait
(Car les prouesses du page avaient été pour elle de l’opium),
Il l’embrasse étroitement, pousse un gros soupir
Et s’apprête à livrer un nouvel assaut.

Elle s’éveilla, et : — « Pour l’amour du ciel ! »
Dit-elle, « seigneur, laissez-moi dormir ;
» Ah ! je suis tout en nage, je n’ai pas un poil de sec !
» Voulez-vous donc me faire maigrir ?
» Je me sens les côtes toutes rompues…
» Vous plaisantez ! Dix fois en une nuit !


» Vous avez fêté le mariage hier soir
» Après souper, et cela m’a été agréable ;
» Mais d’une si vigoureuse et si horrible façon
» Vous ne m’avez pas alors secouée.
» Vous revenez tout à l’heure, et… cordieu !
» Vous courez neuf postes comme un diable !

» Et puis, seigneur, je n’y comprends rien,
» Vous avez aujourd’hui une affaire démesurée…
» Jamais je ne vous ai senti un si gros morceau…
» L’auriez-vous enflé par malheur ?…
» Ah ! votre médecin vous pousse à votre perte,
» Il vous a fait prendre des cantharides. »

À ces mots, certain désormais d’avoir des cornes,
Barbagrazia demeura sans respiration :
Il frémit de rage, et dans son cœur fit serment
De mourir cocu, mais vengé ;
Il éclata d’un rire ironique, et de sa femme,
En s’en allant, il feignit d’exaucer les désirs.

Rentré dans le salon : « Qui à cette heure, »
Dit-il en lui-même, « peut m’avoir fait cet affront ?
» Quiconque vient du dehors ne peut pénétrer ici ;
» Les sentinelles le prendraient et le tueraient !
» Et qui peut avoir eu tant d’audace ?
» Cordieu ! je parie que c’est quelque page !

» Ce bruit !… ces paroles !… ah ! scélérat ! »
En parlant ainsi, vers leur quartier il se dirige ;
Il en ouvre la porte doucement, doucement,
Il tend les oreilles et attentivement écoute :
Il entend ronfler bien fort là-dedans,
Mais il ne voit rien, parce que la lumière est éteinte.


Le page l’avait soufflée, après avoir caché
Son manteau, sa robe de chambre et son bonnet ;
Barbagrazia s’avance avec précaution
À la lueur que répand la lampe du salon ;
Notre encorneur, au lit avec son compagnon,
Fait semblant d’être plongé dans un profond sommeil.

« Diable ! qu’est-ce que cela ? » dit alors
Le Roi, « qui donc m’a fait les cornes ?
» Est-il possible que ma femme se soit trompée ?
» Qu’un songe… ? Eh ! foutre ! un songe ! Je ne suis pas fou,
» J’ai des cornes si longues que, bien que neuves,
» Elles défonceraient le cul de Jupiter à la grande barbe ! »

Il lui vint ensuite cette pensée, que quelqu’un pouvait
Simuler le sommeil et avoir fait le tour,
Et il dit : « S’il en est ainsi,
» Il est impossible que le cœur ne lui batte pas ;
» Un homme qui a fait cocu un gaillard comme moi
» Ne peut, pardieu ! pas dormir tranquille ! »

Presque à tâtons il alla près du lit
Et mit à chaque dormeur la main sur la poitrine,
Espérant parvenir à deviner ainsi
Et à découvrir l’auteur du méfait.
Mais sur chacun il lui sembla reconnaître un signe
Qui le dénonçait comme coupable de ce crime infâme.

Les camarades de chambrée du page avaient bu
À ce point qu’ils ne tenaient plus la tête droite :
Le sang, dont la force s’était trop accrue,
Donnait à leurs régions précordiales une violente agitation,
Et, au cœur de notre héros, l’excès de frayeur
Causait des palpitations contre nature.


Dans une telle incertitude, la patience au Roi
Échappa presque, et il fut sur le point de se faire reconnaître.
» Par Dieu ! c’est qu’ils s’en sont donné tous ! »
Dit-il, « et elle n’a pu s’en apercevoir !
» Bah ! que diable dis-je là ? Est-ce que je perds la tête ?
» Oh ciel ! oh ciel ! qui m’a planté les cornes ? »

Il tâte de nouveau le page qui, bien qu’il imitât
Le sommeil mieux que s’il dormait réellement,
Ne fut pas tout à fait maître de faire taire son cœur,
Qui même sauta plus fort qu’auparavant ;
Il sembla à Barbagrazia, et avec raison,
Qu’il l’avait plus agité que les autres.

À cette remarque, et s’apercevant que le visage
Et plus encore l’oreille du jeune homme étaient gelés,
Barbagrazia crut être absolument certain
Que c’était lui qui avait fait le coup ;
Il souffla de colère, et songea à en tirer en hâte
Une obscure, mais terrible vengeance.

« Demain, » se dit-il à lui-même, « au jour,
» Tu auras la plus belle fête que tu aies vue !
» Si je ne craignais de révéler mon déshonneur,
» Sur l’échafaud je te ferais laisser la tête ;
» Mais tu feras, pour qu’on n’ait aucun soupçon,
» La culbute dans une oubliette, »

Alors, afin de le bien reconnaître
Et de ne pas prendre un autre pour lui,
Le Roi, ayant ouvert un portefeuille de maroquin,
Que par hasard il avait dans sa robe de chambre,
En sortit une paire de ciseaux
Et sur l’oreille gauche lui coupa les cheveux.


Il s’en alla ensuite ; le pauvre garçon,
En se sentant toucher deux fois et couper les cheveux,
Demeura comme fou de terreur,
Et peu s’en fallut qu’il ne tombât en syncope ;
Il s’écria : « Hélas ! le Roi ne se contentera pas de cela,
» Aujourd’hui il me coupe les cheveux ; demain ce sera le cou. »

Longtemps il resta plongé dans de tristes réflexions ;
Tantôt de se soustraire par la fuite au péril,
Tantôt de tourner contre lui-même poignard ou sabre,
Tantôt de s’étrangler il prenait la résolution ;
Tantôt encore l’occasion lui suggérait la pensée
De se jeter à bas du balcon et de se rompre les os.

Il se lève, décidé à fuir,
Et, ayant allumé une chandelle à la cheminée,
Il voit que Barbagrazia avait jeté
Les cheveux coupés au pied du lit :
Son cœur tressaille d’allégresse, et il dit :
« Oh ! comme il est bête et que je suis heureux !

» Il veut se couper les cornes, mais il se trompe ! »
Le page prend alors les ciseaux qu’il avait dans son carnet,
Et il coupe les cheveux à tous ses compagnons
Au-dessus de l’oreille, du côté gauche ;
L’affaire ainsi arrangée,
Il passe, moins effrayé, le reste de la nuit.

À peine le jour parut-il du côté de l’Orient
Que le Roi, plein d’une colère bestiale,
Tira la sonnette avec tant de force
Que tous les courtisans en augurèrent mal ;
Ils accoururent en hâte, et d’une main tremblante,
En lui donnant le bonjour, ouvrirent la fenêtre.


Barbagrazia s’habilla, s’assit sur un fauteuil,
Et dit en frémissant : « Holà ! faites savoir
» À ces bougres de polissons
» Que je les veux tous voir dans le salon réunis. »
Un serviteur comprit à ce mot ce qu’il voulait
Et porta aux pages son exprès commandement.

Ils se réveillèrent en sursaut, et vite
S’habillèrent, les yeux encore en papillottes ;
Un d’eux, plus éveillé que les autres,
Avec un juron qui fit trembler les cieux,
S’écria : « Quel est celui d’entre vous, coquins,
» Qui m’a coupé une mèche de cheveux ? »

— « À moi aussi on m’en a coupé une ! » s’écrie un autre ;
— « À moi aussi ! à moi aussi ! » crie chacun d’eux ;
Du page rusé qui dans l’obscurité
Avait si bien rassasié son obscène passion
Le cœur palpite, mais son langage est hardi
Et il conseille aux autres d’avoir recours au Roi.

Un fait si extraordinaire, et l’ordre du Roi
Qui n’avait pas coutume de s’éveiller à pareille heure,
Les rendaient tous incertains et tremblants ;
Si bien que, le visage pâle, pleins de frayeur,
Ils ressemblaient, réunis dans la salle, à une bande de filous
Entourés de sbires et en présence du juge.

Le Roi sortit et se mit à se promener
Sans avoir l’air de faire attention aux pages rassemblés ;
Puis furtivement il les considéra
Et, à sa grande surprise, leur vit à tous
Les cheveux coupés du même côté,
De sorte qu’il ne put distinguer l’encorneur.


Il ouvrit la bouche, et poussé par la colère,
Il fut sur le point de dire : « Quel est le brigand
» Qui a poussé l’insolence au point
» De faire de si longues cornes à un monarque ? »
Mais il pensa que c’était là le vrai moyen
De se poser au front les cornes qu’il avait aux pieds.

Il baissa les yeux et rit sans le vouloir
D’une ruse si bien ourdie et même de son propre déshonneur ;
Mais, prenant ensuite un air grave et sérieux,
Aux pages, qui tout tremblants étaient autour de lui,
Il dit : « Que celui qui l’a fait ne le fasse plus,
» Et surtout, s’il veut vivre, qu’il se taise ! »

Ainsi, pour avoir voulu trop faire le vaillant,
Il fut cocu. Et qui ne le sera pas ? Ceux qui auront
Assez de bon sens et de discrétion pour se contenter
De tenir leurs femmes en haleine
En les besognant trois cent soixante-cinq fois par an,
Pourront espérer semblable privilège.