Nouvelles recherches sur le phosphore noir

La bibliothèque libre.

NOUVELLES RECHERCHES
SUR LE
PHOSPHORE NOIR

Par M. BLONDLOT.

On sait que c’est Thénard qui a découvert le phosphore noir en distillant un plus ou moins grand nombre de fois le phosphore ordinaire. Ce qui le caractérise, c’est qu’il devient noir quand, après l’avoir fondu, on le refroidit subitement, tandis que, à l’état liquide, il est d’un blanc jaunâtre, comme le phosphore ordinaire, auquel il ressemble aussi sous tous les autres rapports.

Toutefois, un grand nombre de chimistes ayant essayé vainement de reproduire cette modification dite allotropique, on commençait à la mettre en doute, lorsque, en 1866, je mis sous les yeux de l’Académie des sciences une certaine quantité de phosphore noir obtenu par la méthode de Thénard, à cela près que je diminuais le nombre des distillations en soumettant, dans l’intervalle, le produit à l’insolation. Du reste, comme ce célèbre chimiste, je pensais que tout phosphore amené ainsi à un degré convenable de purification pouvait subir la modification dont il s’agit. Depuis lors, j’ai dû changer d’avis. En effet, après avoir épuisé la provision de phosphore qui avait servi à mes premières recherches, c’est en vain que j’essayai d’obtenir le même résultat avec du phosphore nouveau. D’où je conclus qu’il fallait chercher en dehors de la distillation même la véritable cause du phénomène.

Après bien des essais, une circonstance fortuite vint me mettre sur la voie. Ayant un jour distillé du phosphore qui, après avoir été en contact avec du mercure, en avait retenu à sa surface quelques globules presque imperceptibles, je ne fus pas peu surpris d’obtenir du phosphore noir en tout semblable à celui de Thénard. L’expérience ayant été répétée plusieurs fois, avec de très-petites quantités soit de mercure cru, soit d’une préparation mercurielle quelconque, j’en vins à me demander si, au lieu de distiller, il ne suffirait pas de chauffer le phosphore sous l’eau avec un peu de mercure. Ayant donc maintenu ces deux corps en présence, à la température de l’ébullition de l’eau, je constatai qu’au bout de cinq ou six heures, plus ou moins selon la proportion du métal, le phosphore devenait subitement noir, au moment où il se solidifiait, pour redevenir incolore par la fusion, et ce alternativement.

Il y a ici plusieurs particularités à noter. C’est d’abord la faible proportion de mercure qui suffit pour produire la coloration du phosphore ; à tel point qu’avec un globule de mercure pesant 1 centigramme, j’ai pu amener au noir 50 grammes de phosphore ; et encore, à la fin de l’opération, restait-il une trace visible de métal, qui, chose étrange, n’a plus sensiblement diminué à partir du moment où tout le phosphore était devenu noir, quoique j’aie continué à chauffer bien au delà de ce terme.

Une autre singularité, c’est que, si l’on vient à agiter avec précaution le phosphore fondu sous l’eau, en présence du mercure, en évitant qu’il ait le contact de l’air, il s’élève du phosphore une sorte de mousse que je ne puis mieux comparer qu’à la levûre qui monte au-dessus d’un liquide en fermentation ; avec cette différence, cependant, qu’il ne s’en échappe aucune bulle gazeuse.

Quelle que soit la méthode par laquelle il a été obtenu, le phosphore noir présente des caractères absolument identiques, que nous allons examiner.

Un premier point essentiel, qu’il importe de signaler tout d’abord, c’est qu’il n’est pas homogène. En l’examinant de près, il est facile d’y reconnaître une multitude de points noirs, disséminés plus ou moins régulièrement dans la masse. Quelquefois cette espèce de pigmentum, s’accumulant sur certaines parties, en abandonne d’autres, qui restent blanches. C’est même ce qui explique quelques particularités qui paraissent d’abord fort singulières. Ainsi, par exemple, tel phosphore ne devient noir que lorsqu’on le refroidit subitement ; tel autre, au contraire, n’est jamais plus noir que lorsqu’il se refroidit lentement. Quelquefois aussi la partie supérieure des bâtons est blanche, tandis que le reste est d’un beau noir. Or, toutes ces anomalies apparentes tiennent évidemment à ce que, pour que le phosphore noircisse, il est nécessaire qu’au moment où il se solidifie, le pigmentum se trouve réparti dans la masse avec une certaine régularité.

Au surplus, il est facile de séparer cette matière colorante, en traitant le phosphore noir par le sulfure de carbone. Si l’on filtre, en jetant la dissolution dans un entonnoir rempli d’eau, après qu’on en a bouché le col avec un petit tampon de papier à filtre convenablement tassé, le liquide passe incolore, et il reste sur le tampon une trace de matière noire.

Le liquide étant distillé dans un courant d’hydrogène, le produit est reçu dans un matras rempli d’eau bouillante, dont la vapeur entraîne le sulfure de carbone, tandis que le phosphore se condense au fond du vase. Ainsi régénéré, le phosphore a repris son état normal, et ne redevient noir qu’autant qu’on le chauffe de nouveau avec du mercure.

Quant à la poudre noire restée sur le tampon qui bouchait l’entonnoir, sa quantité est toujours extrêmement faible, car 100 grammes de phosphore en fournissent à peine 1 ou 2 centigrammes ; aussi n’ai-je pu en faire une étude approfondie. Le fait principal, que je me suis surtout attaché à constater, était de savoir si ce pigmentum renfermait du mercure, comme cela paraissait probable. À cet effet, je l’ai traité à chaud, au fond d’un tube, par de l’acide azotique pur et concentré, qui l’a dissous, quoique difficilement. Le liquide étant convenablement évaporé, j’en disposais une goutte sur une lame de cuivre bien décapé, que je lavais ensuite à l’acide chlorhydrique étendu, de manière à déterger la tache blanche produite par le mercure, le cas échéant. Or, en agissant sur le pigmentum du phosphore noir produit par le simple chauffage ou par une seule distillation avec du mercure, j’ai toujours constaté la présence de ce métal. Au contraire, avec le phosphore noir que j’avais distillé quatre ou cinq fois, en ne faisant intervenir le mercure que dans la première opération, je n’ai pas pu en déceler la moindre trace. Il en a été de même avec le phosphore noir que j’avais obtenu autrefois par des distillations réitérées, sans addition de métal. D’où il faut conclure que si ce dernier contribue à la formation du pigmentum, il n’en fait pas essentiellement partie et finit par disparaître, soit en s’échappant avec les gaz qui sortent de l’appareil distillatoire, soit en restant au fond de la cornue avec le phosphore rouge, qui se produit toujours en pareil cas[1].

Quoi qu’il en soit, le pigmentum dont il s’agit, loin d’être fixe, paraît au contraire plus volatil que le phosphore normal. En effet, lorsqu’on distille du phosphore noir, si l’on fractionne les produits, on constate facilement que les premières portions qui passent sont les plus susceptibles de devenir noires par le refroidissement, tandis que les dernières restent presque toujours blanches, et sont, par conséquent, moins riches en pigmentum que celles qui ont distillé tout d’abord.

Ces différents faits permettent d’expliquer, ce me semble, la génération du phosphore noir découvert par Thénard et obtenu ensuite par quelques chimistes, dans certaines circonstances fortuites.

D’abord on admettra facilement que du phosphore employé dans les laboratoires, ayant été accidentellement en contact avec du mercure, en ait retenu quelques traces. Or, que ce phosphore impur soit ensuite distillé un plus ou moins grand nombre de fois, comme à chaque opération une certaine quantité de phosphore normal disparaîtra, soit en passant à l’état d’hydrogène phosphoré, soit en restant au fond de la cornue, à l’état amorphe, il arrivera un moment où le pigmentum, plus volatil et moins altérable, paraît-il, se trouvera dans les proportions requises pour amener la coloration de toute la masse. Il est évident que l’insolation dont j’ai parlé dans mes premières recherches n’intervient qu’en agissant dans le même sens.

Quoi qu’il en soit, le phosphore noir pourra néanmoins s’obtenir avec une extrême facilité et donner lieu à une assez jolie expérience de cours. Toutefois, il y a ici quelque chose de plus qu’une simple curiosité scientifique. Qu’est-ce, en effet, que ce pigmentum qui joue le principal rôle dans toutes ces expériences ? Le phosphore renfermant quelquefois des traces de soufre, j’avais d’abord pensé que ce pourrait être du sulfure de mercure ; mais, sans parler des autres expériences qui la contredisent, cette supposition tombe devant ce fait, qu’on obtient le même résultat avec du phosphore chimiquement pur. D’un autre côté, considérant que, dans le phosphore noir, la proportion du pigmentum est toujours extrêmement faible, et ne paraît pas augmenter, quels que soient l’excès du mercure en présence et la durée du contact, je me suis demandé si cette production limitée n’indiquerait pas que le phosphore n’est pas un corps absolument homogène, ne recelant qu’une trace d’une modification quelconque, qui aurait seule la propriété d’être influencée par le mercure. Cependant, s’il en était ainsi, après l’élimination du pigmentum au moyen du sulfure de carbone, le phosphore blanc régénéré ne devrait plus être susceptible de devenir noir en présence du mercure ; or, nous avons vu qu’il pouvait alors repasser au noir comme auparavant. Quoi qu’il en soit, on ne saurait méconnaître l’espèce d’influence catalytique exercée ici par ce métal, influence qui est attestée non-seulement par le résultat final, mais aussi par l’espèce de boursouflement singulier que le phosphore éprouve, quand il est agité, à l’état de fusion, avec du mercure. On le voit, la question, loin d’être épuisée, pourra servir de point de départ à de nouvelles recherches.

  1. J’ai constaté depuis que, même dans ce cas, il y avait encore trace de mercure. Voir, plus loin, les notes complémentaires.