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Novalis. Essai sur l’idéalisme romantique en Allemagne/Chapitre 3

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CHAPITRE III
UN SUICIDE PHILOSOPHIQUE

LES SYMPTÔMES


Par un concours fatal de circonstances, à l’heure même où Sophie von Kühn s’éteignait, Érasme von Hardenberg, le frère et le confident du poète, rentrait au foyer paternel mortellement atteint. On voulut épargner à Novalis le spectacle de cette nouvelle détresse ; il s’en retourna donc à Tennstedt, dans l’intérieur hospitalier où il avait vécu sa première année de bonheur. Sans doute une chaude et pieuse affection l’attendait là ; mais son imagination, si troublée déjà, n’allait-elle pas s’exalter encore dans la contemplation quotidienne d’un irréparable passé ? Au bout de peu de temps on le voit en effet reprendre journellement le chemin de Grüningen et passer de longues heures au « pays silencieux », devant la « bonne tombe ». Souvent l’angélus du soir le surprenait ainsi, perdu dans ses douloureuses méditations. Sa santé physique était déjà sérieusement ébranlée par le mal héréditaire dont les premiers symptômes coïncidaient avec la maladie de Sophie. Sa santé morale n’était pas moins compromise. Le bailli Just, qui avait assumé la tâche délicate de cette cure d’âme, reconnaît que l’imagination de son jeune ami « divaguait, mais sans emportement violent, en restant toujours sous l’empire d’une raison plus forte. »[1] Dans chaque séparation douloureuse, remarque Gœthe, il y a comme un germe de démence. On se rappelle le trouble profond qui, en des circonstances semblables, avait altéré le caractère du baron de Hardenberg, le père du poète. Or Novalis se trouvait à cette période particulièrement difficile de son développement moral où les grands problèmes de la vie, de l’amour et de la pensée, se posent à la fois et communiquent à l’esprit une activité fiévreuse, sans y rencontrer la résistance pour ainsi dire organique et préservatrice des habitudes prises, et des expériences faites. Particulièrement pour les natures passionnées et exaltées il peut arriver que certaines dispositions maladives et héréditaires, en germe jusqu’alors, mais qui ne se manifestaient que par des crises superficielles ou passagères, sous le coup d’une émotion forte et persistante, d’un grand « choc » moral, reçoivent subitement une organisation durable.

Incontestablement Novalis traversa une de ces maladies morales, qui offrait beaucoup d’analogie avec la mélancolie hystérique. Il y était du reste organiquement prédisposé. Parmi les antécédents généralement reconnus de cette affection on retrouve chez lui la dégénérescence physique, une prédisposition native à la tuberculose, jointe à une extraordinaire précocité, une faiblesse irritable du système nerveux se manifestant par une grande excitabilité et instabilité morales. L’instinct sexuel, observe le médecin aliéniste Krafft-Ebing, est chez ces individus très précoce. Il se développe à un degré extraordinaire et étend son empire sur toutes les activités intellectuelles et sensitives.[2] Il prend un caractère particulièrement romanesque, idéal, souvent anormal et entièrement disproportionné à son objet réel, aboutissant à une sorte d’idolâtrie mystique ou de mégalomanie sentimentale, c’est-à-dire à une exaltation imaginative de la personnalité, provoquée et entretenue par la connaissance des rapports sexuels. Chez Novalis la vie sentimentale, très précoce, on se le rappelle, traversée en outre de crises courtes, mais fréquentes et fiévreuses, s’était, dans les derniers temps, haussée à un ton singulièrement élevé et la passion, encore qu’essenliellement idéale, n’en absorbait pas moins toutes les activités de son esprit et risquait d’en user ou d’en distendre les ressorts.

« Chez de pareils malades » observe encore Krafft-Ebing, « la vie morale oscille sans cesse entre l’exaltation et la dépression, en sorte que jamais un état de stabilité morale, neutre ou normal, c’est-à-dire exempt d’émotion, ne peut être atteint. Dans les phases d’exaltation apparaît une poussée inquiète d’activité, accompagnée de désirs, de penchants, d’impulsions insolites, parfois même répréhensibles : dans les phases dépressives le malade souffre d’une irrésolution pénible, d’une incapacité complète d’agir, surtout de l’obsession du suicide et d’une appréhension angoissante de la folie… La mélancolie hystérique se manifeste particulièrement par une continuelle angoisse précordiale, par de fréquents accès de « raptus melancolicus » et l’obsession du suicide, par l’utilisation des sensations hystériques en vue d’idées délirantes… par des hallucinations nombreuses de la vue et un étalage théâtral des sentiments dépressifs, qu’accompagne une certaine coquetterie complaisante à l’égard de ses propres peines et souffrances — (ein gewisses Kokettiren mit dem Leid und Weh) ».[3]

On se rappelle le besoin fiévreux et mal défini d’activité qui s’était emparé du jeune étudiant à Leipzig, lorsque soudain il annonça à son père en termes pathétiques sa vocation militaire, — et surtout le caractère tout à fait insolite qu’avait revêtu à ses yeux ce projet, ou plutôt cette idée-fixe subitement éclose dans son cerveau et accompagnée de fièvre, d’insomnies, de délire et de cauchemars. Des périodes de profond abattement succédaient à ces brusques exaltations. Dans ses lettres il note des accès de découragement « sans faiblesse nerveuse ni hypocondrie ni aucune sollicitation apparente ». Les mots de « tranquillité » et d’« inquiétude », avons-nous vu, reviennent sans cesse sous sa plume. La longue maladie de sa fiancée, avec ses périodes de découragement et ses retours d’espoir, n’avait fait qu’accroître le désarroi moral. « Vous ne m’avez pas connu bien portant » écrivait-il à un correspondant d’Iéna, dont il avait fait la connaissance à cette époque orageuse, « des contradictions gigantesques se croisaient dans mon esprit. La maladie de Sophie et mille autres contrariétés exerçaient une influence désastreuse sur mon esprit. »[4]

Mais c’est pendant la période de deuil surtout qu’apparaîtront et s’organiseront tous ces symptômes maladifs. La méditation du suicide — méditation éminemment philosophique, comme on le verra plus loin, — reparaît à chaque page de son Journal ; on ne saurait méconnaître non plus, dans ces pages, une analyse complaisante et parfois un étalage quelque peu romanesque de sa propre souffrance. Enfin, à mesure que s’aggrave le mal physique il note des accès de peur, sans motif apparent, parfois même l’appréhension angoissante de la folie. « Chez celui qui a une âme très sensible », dit-il, « la présence d’un malheur éveille tout le cortège des malheurs passés et voici que tout s’agite confusément, dans une mêlée furieuse et effroyable, sans rime ni raison. » Un de ses cantiques chrétiens semble avoir été composé au sortir d’un pareil accès. « Il y a des heures si angoissantes, d’un trouble si profond », ainsi débute ce chant, « où tout recule et prend des airs de fantôme. Les Effrois, rôdeurs farouches, accourent à pas légers et des Nuits opaques s’appesantissent sur l’âme. Les appuis fermes se dérobent ; le cœur ne sait plus sur quoi se reposer. Le tourbillon des pensées n’obéit pas à la volonté ; la démence attire d’un regard irrésistible. »[5] Il nota les remèdes qui lui paraissent les plus propres à combattre ces défaillances momentanées. Quelques-uns sont purement physiques et d’une application facile. « Sitôt que j’ai réconforté l’estomac je deviens inexprimablement calme et joyeux… Le monde se fait autre en un clin d’œil. Même les choses les plus tristes apparaissent sous un jour agréable ; on prend de nouveau plaisir à tout, au travail, à la marche, aux occupations sédentaires, à la société. Toutes les espérances se raniment, le brouillard se lève et la plus profonde reconnaissance envers Dieu nous pénètre d’une influence bienfaisante. »

Ainsi se manifeste une extraordinaire dépendance de la vie cérébrale et volontaire à l’endroit de la sensibilité organique. « L’opposition entre le corps et l’esprit », remarque Novalis, « est une des plus passionnantes et des plus dangereuses. » Il y a des heures où les défectuosités biologiques se font cruellement sentir, où la nature pèse lourdement sur l’être moral. Dans un besoin fiévreux de libération celui-ci aspire alors de toutes ses forces à briser les entraves corporelles ; il rêve passionnément d’une vie immatérielle ou tout au moins différemment organisée. C’est un véritable délire de désincarnation, se manifestant d’abord par un idéalisme excessif, par la recherche inquiète d’états psychologiques situés en dehors de la vie et de la perception normales. Sous une forme plus philosophique on voit surgir des interrogations angoissantes, des doutes métaphysiques à l’endroit de la réalité. Notre corps n’est-il pas une barrière opaque, un obstacle qui s’interpose entre la vraie connaissance et notre pensée ? Nos sens ne nous cachent-ils pas la vérité plus qu’ils ne nous la révèlent ? Sont-ils même des informateurs fidèles ? Avec des organes plus parfaits quels miracles nous accomplirions ! Avec des sens plus subtils quels mystères nos yeux contempleraient ! L’invisible, l’occulte, le non-perçu, voilà pour l’esprit ainsi tourmenté la réalité vraie, attrayante, passionnante. « Tout ce qui est réel, effectif, perceptible », dira Novalis, « est déjà de seconde main. Le réel authentique ne peut être perçu par les sens… Tout le visible repose sur un fond invisible, ce qui s’entend sur un fond qui ne peut s’entendre, ce qui est tangible sur un fond impalpable. »[6] Une transposition s’opère dans l’ordre des certitudes, affectant d’un caractère de « négativité » le monde sensible, et réservant le caractère « positif » à une réalité invisible.

Et puis voici qu’au contraire se révèlent subitement des réactions biologiques non moins insolites, anormales, du mental sur le physique, de la vie imaginative sur l’organe corporel. Ce sont des heures magiques, où dans une ivresse nerveuse, voisine de l’extase, s’exaltent toutes les facultés de perception et d’idéation, où une puissance quasi-surnaturelle soulève tout l’être moral, triomphe de la langueur ou de la lourdeur habituelle des organes et illumine d’une traînée soudaine l’horizon de la pensée, — où le monde extérieur lui-même s’éclaire comme du dedans, avec une féerique transparence. Il semble alors au mystique qu’une brusque solution s’est faite dans la trame psychologique de sa vie, que par cette déchirure une échappée s’est ouverte à son regard intérieur sur une réalité supérieure et meilleure, qu’un fragment surhumain a pris corps en lui. Ce qui paraît difficile, presque méritoire, à une pareille température d’âme, c’est précisément la triviale médiocrité, le terre-à-terre de la vie et des occupations quotidiennes. « N’est-ce pas la médiocrité soutenue », se demande Novalis, « qui exige le plus d’énergie ?… Une trop grande docilité des organes deviendrait un danger pour l’existence terrestre. L’esprit dans son état actuel en ferait un usage destructeur. Une certaine lourdeur de l’organe empêche une activité trop arbitraire de se produire et sollicite de l’esprit une collaboration méthodique, comme il convient pour l’existence terrestre ».[7]

Ainsi oscillant sans cesse entre la dépression et l’exaltation, entre l’anesthésie et l’hyperesthésie, la vie prend une apparence de perpétuelle magie, et les rapports du mental et du physique échappent à toute norme régulatrice. « L’activité des organes n’est autre chose qu’une idéation magique, miraculeuse, un emploi arbitraire du monde des corps. La volonté n’est qu’une idéation douée d’une efficacité magique. »[8] Dans la maladie surtout se découvre cette magie inconsciente qui est au fond de toute activité biologique. Aussi est-il peu de matières plus instructives pour le psychologue moraliste. « Les maladies sont un des sujets les plus importants pour la connaissance de l’homme, à cause de leur fréquence même et des combats que l’homme doit leur livrer. Encore ne connaissons-nous qu’imparfaitement l’art de les utiliser. Vraisemblablement elles sont une des matières les plus attrayantes et les plus intéressantes pour notre réflexion et notre activité. Ici nous attend encore une moisson infinie, — particulièrement, semble-t-il, dans le domaine intellectuel, dans celui de la morale, de la religion et Dieu sait dans quel mystérieux domaine encore ! Qui sait si je ne suis pas appelé à être un prophète dans cet art ? » Non seulement les maladies, lorsqu’elles n’abolissent pas nos facultés de réflexion, nous apprennent ce qu’il y a souvent de fortuit, d’arbitraire, de conventionnel et d’instable dans notre manière habituelle d’envisager les choses et la vie, mais elles augmentent aussi notre surface sensitive et consciente, elles agrandissent notre zone animique. La conscience normale et saine opère une sélection artificielle, une scission souvent arbitraire dans la trame de notre vie, n’éclairant que quelques phénomènes superficiels et rejetant dans les ténèbres de l’inconscient les portions les plus profondes de nous-mêmes. Mais la maladie découvre tout à coup à notre conscience une partie de ce fond obscur, de ces « latences », jusqu’alors ignorées ou négligées. Ainsi chez l’homme qui sait l’observer avec calme et l’expérimenter méthodiquement elle fait naître comme un sens nouveau, un sens organique et divinatoire de la vie.

Ce n’est pas tout. Avec ces perceptions nouvelles s’éveillent aussi des facultés inexplorées, des facultés vraiment magiques de réaction volontaire. Ici se manifeste le pouvoir miraculeux de la « foi » : — car qu’est-ce que la foi si ce n’est une causalité insolite, imprévue, du mental sur le physique, de la vie volontaire et imaginative sur les fonctions organiques, nous dirions aujourd’hui, une « autosuggestion » plus ou moins consciente, douée d’une efficacité biologique ? « La foi », disait Novalis, « est une activité miraculeuse indirecte. Par elle nous pouvons à tout instant faire des miracles pour nous et parfois pour les autres, s’ils ont confiance en nous. » Et, anticipant la définition qu’ont proposée des psychologues contemporains de l’hystérie, de la « maladie à miracles » par excellence, il écrivait encore : « Il faut traiter partiellement les maladies comme un délire organique, ou plus exactement comme des idées fixes. »[9]

La foi, pour le mystique, est à l’origine de tout. Elle se confond chez lui avec la sensation même de la vie, elle est un mode affectif fondamental de sa cœnesthésie instable, sujette aux illusions fiévreuses et aux réactions extrêmes. Ce que nous appelons communément « le sens du réel » procède peut-être moins de nos activités intellectuelles que de nos activités volontaires ou de nos habitudes instinctives. La réalité c’est l’obstacle auquel nous nous heurtons, le choc contre lequel nous réagissons, l’objet qui sollicite notre désir ou la matière sur laquelle s’exerce notre activité. C’est sans doute ce qui fait que certaines maladies morales peuvent atteindre plus ou moins profondément le sens du réel, tout en laissant intactes les facultés de raisonnement ou de perception. De là aussi certaines formes maladives d’idéalisme, certains délires spéculatifs, certaines folies mystiques, véritables maladies supérieures de l’esprit, qui ne sont en dernière analyse que l’expression réfléchie de la désappropriation ou de l’altération de la vie instinctive.

À un illusionnisme moral de ce genre on verra aboutir chez Novalis toutes les prédispositions organiques que nous venons d’analyser. « L’illusion », disait-il, « est aussi indispensable à la vérité que le corps à l’âme… Avec de l’illusion je fais de la vérité… Comme je prends une chose, ainsi est-elle pour moi… Si un homme croyait réellement qu’il est moral, il le serait en effet… Toute synthèse, tout progrès, tout mouvement commence par l’illusion… La foi est l’opération illusoire, le principe de l’illusion… ».[10] Dans une lettre adressée à son frère Érasme il exposait déjà ce qu’il appelait son nouveau système de philosophie. « Ne faiblis pas dans la foi à l’universalité de ton Moi », écrivait-il au jeune phtisique, en manière de consolation. « Imagine-toi que tu es un héros blessé au champ d’honneur. Autour de toi se pressent tes compagnons, les preux de tous les temps et déjà apparaît la main qui écrit ton nom en caractères stellaires. Chaque pleur ne se changerait-il pas en un cri d’allégresse ? Oh ! qu’une pareille souffrance serait facile à supporter !… Rends-toi ta situation intéressante : imagine tout autour de toi en rapport avec la durée infinie. »[11] Pendant la maladie de sa fiancée il avait expérimenté lui-même le pouvoir merveilleux de se construire un monde imaginaire, de se trouver là et d’y vivre comme une personnalité nouvelle et complète. « Mon imagination s’exalte », écrivait-il, « à mesure que diminue mon espérance. Lorsque celle-ci sera entièrement anéantie, réduite à une pierre tombale sur la limite de deux mondes, mon imagination aura pris son vol assez haut pour m’emporter en des régions, où je retrouverai ce qu’ici-bas j’ai perdu. »[12]

Si vraiment l’empire de la foi est illimité, si, scrutée dans ses profondeurs, la vie est réellement une « idéation magique », « un emploi arbitraire du monde des corps », ne s’ensuit-il pas que l’homme doit pouvoir se faire à lui-même la vie qu’il veut ? Les puissances qui donnent la vie ou la mort sont donc en son pouvoir, pour peu que sa foi soit persévérante, que son attention et sa volonté ne faiblissent pas, que son imagination se passionne et s’exalte. Là est le secret de la magie véritable, de la morale mystique et géniale. — Mais qu’arrivera-t-il si son désir a pris une envolée tellement haute que les réalités normales de la vie ne puissent plus le satisfaire ? Ou encore, ce qui revient au même, si l’objet plus ou moins imaginaire de son désir lui a été ravi et ne peut plus se rencontrer parmi les réalités du monde terrestre ? Alors, obéissant, à son impulsion fondamentale, il peut, il doit abolir en lui la vie terrestre, dans ses manifestations corporelles ; il entreprendra sur lui-même une sorte de « suicide philosophique », d’auto-suppression, de désincarnation volontaire : la mort est devenue sa destinée, sa vocation. Tel est, sous une forme raisonnée, le problème moral qui allait se débattre dans l’âme du poète, l’aboutissement de ce « morbus mysticus » dont nous avons vu apparaître chez lui les symptômes biologiques.

« Il y a une consolation si unique », observe un autre malade, Nietzsche, « à affirmer par la souffrance un monde plus vrai et, plus profond que tout autre monde ! On préfère de beaucoup souffrir et se sentir ainsi élevé au-dessus de la réalité — dans le sentiment de se rapprocher de ce monde plus profond et plus vrai, — que de n’avoir plus de souffrance et en même temps d’être privé de ce sentiment de sublimité morale. »[13] Telle est aussi l’expérience qui fait la matière du Journal intime de Novalis. Dans le deuil qui venait de le frapper, celui-ci crut reconnaître l’événement providentiel qui allait inaugurer un chapitre tout nouveau et plus particulièrement attachant de son roman intérieur, qui allait le mettre en possession de ce monde « plus profond et plus vrai », lui révéler cette souffrance divine, infiniment attrayante, où se trouve cachée en même temps la plus ardente et la plus subtile des voluptés. « Que Dieu me conserve toujours », s’écriait-il, « cette douleur indiciblement douce, ce souvenir plein de tristesse ! »

LE JOURNAL D’UN POÈTE


Ce n’était pas un cas entièrement nouveau dans la littérature allemande que cette exaltation de la souffrance, de la maladie et de la mort. Ici encore nous trouvons Jean Paul, qui fut, à plus d’un égard, l’initiateur de la littérature romantique en Allemagne. Il semble avoir pressenti Novalis et Hoffmann. Particulièrement il s’était fait une spécialité des jeunes phtisiques, atteints de mélancolie hystérique, et il en avait tiré le type éminemment romantique de « l’homme haut ». — « J’entends par là », disait-il dans la Loge invisible — « celui qui, à un degré plus ou moins élevé, joint à toutes les qualités humaines quelque chose de si rare sur terre : l’élévation au-dessus de la terre et le sentiment de l’incompatibilité entre notre cœur et le lieu où nous sommes emprisonnés, l’homme qui élève ses regards au-dessus de l’inextricable confusion et des appâts dégoûtants de notre sol, qui désire la mort et a les yeux fixés au delà des nuages. »

Son roman Hespérus venait de paraître. Il avait composé cette œuvre dans un état, dit-il lui-même, voisin du délire et parmi des transports « qui faillirent lui coûter la vie. » Là apparaît la figure d’Emmanuel, le plus haut des hommes hauts, le premier des « surhommes » romantiques. Emmanuel ne vit que pour mourir, pour briser les liens charnels qui l’attachent encore à la glèbe terrestre, « aux appâts dégoûtants de notre sol ». La mort est sa vocation, la dissolution sa seule raison de vivre. Voluptueusement il analyse les progrès de la phtisie, qui empourpre de fièvre ses joues amaigries et fait perler une écume sanguinolente au coin de ses lèvres décolorées. Il mourra, il le sait, il en a la foi indéracinable, le 24 juin de l’année suivante, « au soir du plus long jour de l’année ». Par un simple acte de volonté il accomplira lui-même le détachement suprême. Ses paroles ne sont plus qu’un long hymne à la dissolution : « Souffle sur moi des flots plus intenses, brise matinale ! Entraîne-moi dans tes vagues infinies, qui flottent sur nos prairies et sur nos forêts, emporte-moi sous un dôme fleuri, par delà les jardins brûlants et les fleurs éclatantes, et dans le vertige d’une ivresse, parmi les fleurs et les papillons ailés, laisse-moi, les bras grands ouverts, tournés vers le soleil, doucement me dissoudre et mourir en frôlant le sol. » Cette conscience de la mort prochaine et cette élévation au-dessus de toutes les réalités terrestres ont fait éclore en lui une sagesse sublime et surhumaine. Dans une île lointaine et fantastique, où nul bruit discordant ne peut troubler ses sereines méditations, quelques « fidèles » viennent, prosternés dans une pieuse adoration, recueillir de ses lèvres les oracles sibyllins. Et parmi les agitations de la vie ses paroles les accompagnent comme de précieux talismans, ses messages leur découvrent les plus intimes profondeurs d’eux-mêmes, son image toujours présente les pénètre d’une religieuse ferveur.

Le type de « l’homme haut », du « désincarné » sublime, n’était pas une fiction éclose dans le cerveau d’un romancier isolé ; il était une des manifestations littéraires de l’idéalisme inquiet et maladif, tout ensemble mystique et voluptueux, où se complaisait la nouvelle génération.[14] Au sein même de la société rationaliste du 18me siècle se préparait une de ces crises chroniques, épidémiques, de mysticisme, que de nombreux symptômes annonçaient déjà. On pourrait y voir une maladie du sens religieux, se traduisant par un besoin fiévreux de voluptés spirituelles, de sensations morales exaltées, de surnaturel et de merveilleux psychologique. Le physicien romantique Schubert raconte qu’étant étudiant à l’université de Leipzig il s’était astreint, par économie autant que par goût, à un régime d’anachorète. Ne se nourrissant que de pain et de lait, il s’efforcait même de rester des journées entières sans manger et finalement, il voulut se déshabituer complètement du sommeil. Ce régime étrange avait développé en lui un état d’exaltation fiévreuse, qui le comblait de joie et d’orgueil. « La fièvre », disait-il, « peut développer en nous des énergies où n’atteint guère la santé normale. Je ne puis décrire par des mots ce qui se passait en moi : il me semblait qu’une force s’était soudain éveillée au-dedans de moi et venait au-devant de tous mes désirs ; le brouillard de ma tristesse s’était dissipé tout d’un coup ; je me sentais une force et une joie spirituelles comme je n’en ai jamais ressenties dans ma vie. »[15] La vue d’une fleur le met en extase, la nouvelle de la mort d’un parent lointain, presque d’un inconnu, l’affecte extraordinairement et le plonge dans un deuil plein de noblesse. Pour rien au monde il ne voudrait sortir de cette hyperesthésie morale suraiguë. « Je considérais mon état, en quelque sorte fiévreux, comme un trésor inestimable ; j’employais toutes mes forces à m’y maintenir. » La lecture des romans de Jean Paul, des Nuits de Young, des Odes de Klopstock lui aide à entretenir en lui cette température d’âme. Cela dura quelques semaines. Et puis, un beau jour, toute cette fièvre tomba : « mon enthousiasme apparent avait été comme balayé ». Que s’était-il passé ? Il était simplement rentré chez ses parents en vacances. « La bonne cuisine bourgeoise de ma brave mère, — dont j’avais été si longtemps privé, — le commerce avec les membres de ma famille, gens calmes et sensés, particulièrement avec mon père, me ramenèrent bientôt à mon étal normal. Je regrettais en secret d’avoir ainsi perdu tout à coup ce sentiment personnel de libération spirituelle, le sentiment d’être dégagé de l’étreinte corporelle et de pouvoir employer à mon gré les forces intérieures, et je me consolai à la pensée que je recouvrerais cet état un jour, peut-être seulement dans la vieillesse, et que je le conserverais alors définitivement. »[16]

Des expériences analogues avaient donné lieu à toute une discipline méthodique d’abstraction mystique, à laquelle des âmes d’élite s’entraînaient mutuellement dans certaines associations de mystiques. Jean Paul fait à diverses reprises allusion à certaines « Unions secrètes et désorganisatrices » (geheime desorganisirende Unionen). « De nos jours », dit-il, « toute âme de qualité doit être désorganisée et désincarnée, (desorganisirt und entkœrpert)… Il faut que peu à peu l’âme use, en les rongeant, tous les liens qui la rattachent à la glèbe terrestre », et, dans la préface de la seconde édition de la Loge invisible, il reconnaît avoir conçu dans son roman le plan d’une pareille société.[17] Dans un roman bizarre, où il retrace les agitations occultistes de l’époque, « les croisades en zigzag du Chevalier de A à Z » (Kreuz und Querzüge des Ritters A bis Z), Hippel parle de même de ces ordres mystiques où on pratiquait méthodiquement la « désorganisation » et la « désincarnation ». Le magnétisme animal, récemment mis à la mode par le célèbre Mesmer, constituait généralement le premier degré de l’initiation. Ainsi préalablement « désorganisée », l’âme se préparait à des formes d’abstraction plus audacieuses, qui ne tendaient à rien moins qu’à l’affranchir complètement de l’organe corporel et à l’introduire dans un univers purement spirituel. « Dans la mesure où nous nous désincarnons, les choses spirituelles deviennent pour nous sensibles… dans la mesure où l’homme extérieur meurt, l’homme intérieur renaît. »[18] Arrivés au dernier degré de l’initiation les néophytes pouvaient « communiquer par la pensée avec les ombres des défunts, avec les Esprits qui les renseignaient sur le monde avenir, sur leurs destinées terrestres et d’outre-tombe. »[19]

Ces ambiances expliquent en partie le succès des premiers romans de Jean Paul, aujourd’hui presqu’indéchiffrables. Sur Novalis la lecture de la « Loge invisible » avait produit une impression profonde. La psychologie de « l’homme haut » répondait à ses plus secrètes aspirations, entretenues et renforcées déjà par l’éducation piétiste. Il voudrait voir, dit-il, son frère Charles « élevé par principe à une hauteur inconnue » et, en pleines fiançailles, rêve de s’affranchir du « monde temporel ». Érasme, qui admirait lui aussi la « Loge invisible » et la psychologie de l’Homme haut, crut cependant devoir faire quelques réserves prudentes. « J’ai lu la Loge invisible, écrit-il, et je l’ai trouvée en son genre aussi extraordinaire que tu disais, mais, » ajoute-t-il sagement, « c’est plutôt un livre pour phtisiques et pour malades que pour hommes robustes et actifs. Ne me le prends pas en mal, mais le ton de ta lettre était tel qu’on l’aurait cru adressée à un « homme haut » — tu te rappelles la définition, dans la Loge invisible — ; et nous autres mortels chez qui nul artifice n’a pu opérer la déflogistication, habitués que nous sommes à notre grossière alimentation terrestre, nous ne digérons pas cette nourriture raffinée et risquons de nous y gâter l’estomac. »[20] Non seulement Novalis avait lu et admiré les premiers romans de Jean Paul, mais, s’il faut en croire son biographe et ami Just, il avait engagé à ce propos une correspondance suivie avec l’auteur.[21] On a déjà vu avec quelle extraordinaire fixité une réminiscence littéraire pouvait s’implanter dans ce cerveau suggestionnable : il est fort vraisemblable que le souvenir de « l’homme haut », particulièrement l’image d’Emmanuel Dehore, continuant à agir à la manière d’une suggestion littéraire, aient pour ainsi dire pris corps dans son esprit et contribué pour une large part à modifier la crise morale, à laquelle nous fait assister son Journal intime.

Ce journal, commencé quelques semaines après la mort de Sophie, le 18 avril 1797, s’arrête brusquement dans les premiers jours de juillet de la même année. Les événements sont datés en partant du jour funèbre : c’était là une habitude fréquente chez certains piétistes, que de faire recommencer leur vie à partir d’un jour déterminé, généralement celui de leur conversion, de leur « nouvelle naissance ». Tout d’abord Novalis traverse une période de stupeur, d’anxiété indéfinie, de « froid glacial ». Il assiste, très clairvoyant, à ce bouleversement intérieur. « Si seulement je pouvais pleurer, écrit-il à Frédéric Schlegel ; mais je suis dans une indifférence mate et angoissante, qui me paralyse toutes les fibres. Il y a en moi un désespoir dont je ne prévois pas le terme. » Rentré dans sa famille pour quelques semaines, il note, dans une lettre à Just, que le cercle des intérêts et des idées se trouve brusquement resserré. « Sans doute c’en est fait pour cette sphère de l’intérêt que je prends aux choses humaines. La froide obligation occupe la place de l’amour. Mes affaires prennent un caractère purement officiel. Et puis tout me paraît beaucoup trop bruyant. Je veux toujours plus me retirer. » — La mort de son frère Érasme, survenue peu de temps après, loin de l’affecter douloureusement, produit au contraire « un effet bienfaisant » sur lui, parce qu’elle fortifie encore le désir naissant d’un détachement complet.

Mais à cette courte période de stupeur succèdent bientôt des symptômes tout opposés d’exaltation fiévreuse et d’imagination délirante. Il faut reconnaître là, avons-nous vu, le rythme normal des tempéraments mystiques. «  Journellement le calme et la force renaissent en moi », écrit-il quelques semaines plus tard, « tout me réussit à souhait dans la douce tranquillité qui m’environne. Mes forces sont plutôt accrues que diminuées. J’ai par instants l’impression que cela devait raisonnablement arriver ainsi… Je sens déjà en moi une source nouvelle de jouissances, les couleurs ressortent plus vives sur le fond obscur, le matin approche, c’est ce que m’annoncent les rêves angoissants. »[22] La douleur ne mord pas sur cette âme profondément quiétiste ; comme l’amour, elle passionne simplement l’imagination. L’idée-fixe mystique, c’est le secret ressort d’un pareil tempérament ; ce fut aussi le détour que prirent chez lui les puissances de guérison de la nature. « Une force élémentaire et puissante s’est éveillée en moi », écrivait-il à Frédéric Sehlegel. « Mon amour est devenu une flamme qui consume peu à peu toute impureté terrestre », et il reconnaît dans la mort de Sophie « une clé qui ouvre tout, une étape miraculeusement nécessaire. »[23] De même dans une lettre citée plus haut il sent « combien cela devait raisonnablement arriver ainsi » et il ajoute : « Je suis entièrement satisfait ; — mon caractère a pris de l’unité et de la consistance. »

Dans les premières pages du Journal, on voit se dessiner peu à peu la pensée délirante qui, en se développant toujours plus, servira comme de dérivatif aux impulsions destructives. Cette idée qui avait subitement germé dans son cerveau — » — « et moi aussi je vais partir bientôt » — s’y enracine de plus en plus avec une singulière ténacité. Les symptômes se succèdent dans le même ordre que lors de la « vocation » militaire. Ce sont d’abord, avons-nous vu, des insomnies, des cauchemars, des « rêves angoissants », toute une fièvre morale. « Le matin approche », écrit-il, « c’est ce que m’annoncent les rêves angoissants. Avec quel ravissement je lui raconterai, quand je me réveillerai et me retrouverai dans le monde antique et primitif, depuis longtemps connu, et quand elle se tiendra devant moi : je rêvais de toi, je rêvais que sur la terre je t’aimais ; ton image corporelle était à la ressemblance ; tu mourus ; — une courte minute d’angoisse se passa, et je le suivis. »[24]

Mais l’idée-fixe, chez le mystique, n’est pas purement passive. Elle se confond avec la foi, c’est-à-dire qu’elle provoque un travail de continuelle auto-suggestion. De là tout une dramatisation de l’idée passionnelle à laquelle nous fait assister le Journal intime de Novalis. Il mourra, il le sait, il en a, comme Emmanuel, la foi indéracinable, au commencement de l’automne. « J’attends l’automne avec une impatience joyeuse… Je veux mourir joyeux, comme un jeune poète. » À la date du 29 juin il écrit encore : « Garde toujours Sophie devant tes yeux. — n’oublie pas le court intervalle de trois mois. »[25] Telle est la foi qui le soutient, la pensée qui passionne son imagination, dont il fait le point de départ de toute sa nouvelle philosophie. Avec une volupté non dissimulée il analyse les progrès quotidiens qu’il croit accomplir dans le lent détachement, dans la désincarnation intégrale de son meilleur Moi. Comme à présent il domine de haut la vie, avec ses joies mesquines et ses occupations triviales ! « Les hommes se paraissent les uns aux autres plus indispensables qu’ils ne sont. En somme je nourris dans mon cœur l’espoir joyeux de me dégager plus aisément que je ne croyais. Ma mère jouit peu de moi, mon père pareillement. Mes frères et sœurs, surtout les aînés, apprendront à se passer de moi. Bref, ma disparition ne fera pas l’impression profonde que je redoutais. » Nous voici bien loin de cette « vocation pour le foyer familial », qu’il annonçait quelques années auparavant à sa mère en termes enthousiastes, lorsqu’il écrivait : « Mes frères et mes sœurs ont besoin après la mort de mon père d’un second père. Cette vocation du foyer familial est tout-à-fait la mienne ! »

Cependant il ne suffit pas que l’idée passionnelle soit dominante, il faut qu’elle devienne unique, exclusive, qu’elle concentre sur elle toute l’attention, tout l’intérêt du poète. « Mon amour », écrivait-il, « est devenu une flamme qui consume peu à peu toute impureté terrestre ». Telle est aussi la discipline morale qu’il doit systématiquement s’imposer. « Il faut que je ne vive plus que pour Elle, que je n’existe qu’à cause d’Elle, non pour moi ni pour personne d’autre. Elle est ce qu’il y a de plus haut, la Chose unique. Mon occupation principale doit être de mettre tout en rapport avec cette idée. » Avec quelle inquiétude il surveille chaque regain de vie, se reproche d’apporter trop de chaleur, trop d’intérêt à une discussion, se fait honte des éveils de sa sensualité, qu’il ne réussit pas toujours à maîtriser !

Ce sont là des faiblesses coupables, presque des trahisons à l’égard de sa vocation « supérieure ». « Faut-il donc que je ne puisse toujours pas m’habituer à mon projet ! Si ferme qu’il me paraisse, j’éprouve cependant de la méfiance à le voir devant moi, dans un lointain si inaccessible, avec un aspect si étrange. » Il se fait honte de son incrédulité, comme d’une lâcheté, d’une infidélité. « Il ne faut pas que je me mette à faire le raisonneur, en ce qui touche mon projet. Tout raisonnement, tout mirage du cœur est déjà du doute, de l’indécision, de l’infidélité. » Par des images et des attitudes pathétiques ! il s’efforce de réchauffer sans cesse son enthousiasme languissant. « Près de la tombe j’eus l’idée que par ma mort je donnais à l’humanité la preuve d’une fidélité jusque dans la tombe. Je lui rendais une pareille fidélité en quelque sorte possible ». Ou encore : « Ma mort doit être le témoignage de mes convictions les plus hautes, une vraie immolation, — non pas une fuite ni un échappatoire ».

« Que Hardenberg se tue », écrivait Frédéric Schlegel à son ami Schleiermacher, « je ne le crois pas, précisément parce qu’il le veut de propos délibéré et en fait le principe de toute sa philosophie ». De pareilles résolutions, à supposer qu’elles puissent être froidement raisonnées, veulent être promptement exécutées. Trop de théorie empêche la pratique. « Avec le plus grand sang-froid et avec une âme sereine j’ai voulu quitter le monde », écrivait Novalis quelque temps après. Mais est-ce bien le moment de quitter volontairement la vie, quand on est entièrement réconcilié avec elle ? Aussi bien s’agissait-il moins d’un suicide dans l’acception vulgaire du mot, que d’un suicide « philosophique ». — « L’acte vraiment philosophique », lisons-nous dans un fragment, « c’est le suicide (Selbsttœdtung) ; voilà le principe de toute philosophie où tend l’aspiration du disciple philosophe. Seul cet acte répond à toutes les conditions et porte sur lui toutes les marques d’une activité transmondaine. »[26] Qu’est-ce à dire ?

C’est d’abord que l’homme supérieur — l’homme « haut » — doit rendre étrangère à la vie commune la partie meilleure de lui-même, la dégager des nécessités inférieures de l’existence. « Toute distinction mérite l’ostracisme. Il est bon qu’elle-même s’inflige cet arrêt. Toute existence parfaite doit être proscrite. Dans le monde il faut vivre avec le monde. On n’y peut vivre que de la pensée commune à tous ceux qui vous entourent. Ce qui est vraiment bon vient du dedans (le monde appelle cela le « dehors ») et passe avec la rapidité d’un éclair. Toute perfection supérieure aide au progrès du monde et doit en sortir prématurément. »[27] Mais ce n’est pas tout. En frappant d’ostracisme la partie essentielle de lui-même, par une concentration énergique de tout son être l’homme finit par découvrir un point de vue nouveau, transcendant, de l’autre côté de la vie. Il sent s’opérer une adaptation nouvelle ; des facultés inexplorées de vision et de spéculation se développent en lui. Là est le secret de la méthode d’abstraction mystique, qui est à l’origine de toute initiation supérieure, de tout « entraînement » théosophique. Tel est aussi le sens particulier que prendra de plus en plus le suicide philosophique chez Novalis.[28] Le génie sera défini par lui la faculté de percevoir ce qui est occulte, invisible, d’entrer en rapport avec les esprits transmondains, d’évoquer un monde surnaturel et magique, de vivre dès à présent sur un plan de vie plus élevé, plus « évolué » que celui de la vie et de la conscience communes. Les « Hymnes à la Nuit » sont un premier effort pour entrer dans ce monde supérieur : c’est ce qui en fait, au point de vue psychologique, la valeur documentaire.

LES HYMNES À LA NUIT


La date où fut composée cette œuvre demeure indécise. Une courte mention, en janvier 1800, dans une lettre où Novalis annonce à ses correspondants berlinois l’envoi d’un long poème, c’est tout, ce qu’on peut découvrir dans une correspondance où le poète n’est pour l’ordinaire pas avare de confidences littéraires. Le manuscrit definitif, s’il faut en croire le plus récent éditeur, ne peut guère avoir été rédigé avant l’année 1799. Mais ce manuscrit d’une écriture rapide, chargée de très peu de corrections, pourrait n’être que la transcription de fragments antérieurement composés.[29] Une lecture attentive du texte confirme cette hypothèse. Il semble qu’on soit en présence de plusieurs fragments juxtaposés plutôt que reliés organiquement. Le fil de la pensée se brise à divers endroits ; l’inspiration procède par poussées successives plutôt que par un développement continu. Du reste la forme même trahit les hésitations et les tâtonnements d’un auteur qui n’est pas encore entièrement maître de son instrument poétique.

Une partie en effet, celle qui reproduit le plus fidèlement les événements rapportés dans le Journal de l’année 1797, (le troisième hymne en entier et le début du quatrième), est écrite en prose rythmée. Ce fut sans doute le noyau primitif autour duquel sont venus s’amalgamer les développements ultérieurs. De cette prose rythmée on voit en effet se dégager peu à peu une forme lyrique différente : le vers libre. Précisément dans une lettre, adressée à Guillaume Schlegel et datée de janvier 1798, Novalis fait son procès à la prose poétique qui lui paraît un genre factice, trop orné et trop oratoire, et il rêve une poésie plus fluide, limpide, sans règles fixes, infiniment souple et malléable. « La poésie », dit-il, « semble ici se relâcher de ses exigences, devenir plus docile et plus souple. Mais celui qui tentera l’expérience dans ce genre s’apercevra bien vite combien cela est difficile à réaliser sous cette forme. Cette poésie plus large (diese erweiterte Poésie) est précisément le problème le plus élevé du compositeur poète, un problème qui ne peut être résolu que par approximation et qui est déjà du domaine de la poésie supérieure… Ici s’ouvre un champ illimité, un domaine vraiment infini. On pourrait appeler cette poésie supérieure : la poésie de l’Infini. »[30] Il est malaisé de tirer une notion bien claire de cette déclaration obscure de principes, Cependant il est peu vraisemblable que l’auteur se soit plus tard encore servi d’une forme lyrique que condamnait sa conscience d’artiste — la prose rythmée — et surtout il semble qu’il ait déjà lui-même exploré le domaine de cette poésie « nouvelle » et en ait éprouvé, par sa propre expérience, les difficultés. Tout au moins la formule générale qu’il en esquisse, ainsi que les revendications en faveur d’une prosodie très libre, très voisine de la prose, s’appliqueraient assez bien à la majeure partie des Hymnes à la Nuit, à en juger par le texte tel qu’il a été établi récemment, d’après le manuscrit original de l’auteur.

Enfin parmi les vers libres on voit poindre bientôt une troisième forme prosodique, d’une facture plus classique et plus régulière. Ce sont des fragments rimés, d’abord fondus dans le texte, mais qui s’en dégagent peu à peu et prennent un développement plus ample et plus indépendant. Sous forme de strophes ils finissent même par supplanter entièrement le vers libre, en sorte que le dernier hymne, aussi bien par sa prosodie que par son contenu, semble être déjà une introduction aux « Hymnes spirituelles », composées en l’an 1799. À cette dernière forme prosodique Novalis s’est définitivement arrêté. Le vers libre n’est qu’un épisode dans la prosodie du poète romantique. Novalis a-t-il même renié dans la suite cette première tentative ? Toujours est-il que dans le texte imprimé des Hymnes à la Nuit, tel que l’apporta l’Athenæum en l’année 1800, les vers libres se trouvaient de nouveau convertis en prose. Il faut dire d’ailleurs qu’entre ces deux formes il n’y a souvent que l’épaisseur d’un préjugé ou d’un artifice typographique.

Si l’examen de la forme poétique nous porte à croire que la composition des Hymnes à la Nuit ne s’est pas faite d’un seul jet, et nous fait pressentir les tâtonnements d’un débutant encore indécis, d’autres témoignages viennent confirmer du dehors ces présomptions. Et d’abord le témoignage de Novalis lui-même. Telle page de Henri d’Ofterdingen, celle particulièrement où le poète Klingsohr enseigne à son jeune disciple les règles pratiques et la technique de son art, semble faire allusion à une œuvre, où l’écrivain encore novice, aurait tenté du premier coup d’exprimer son âme tout entière et d’atteindre aux hauteurs les plus sublimes de la poésie. « Il y a, dit Klingsohr, pour les forces humaines réunies une limite précise, où s’arrête le pouvoir plastique, au delà de laquelle la représentation ne peut garder la consistance ni la plasticité indispensables et se perd inévitablement en une vaine et décevante fantasmagorie. Surtout un novice ne saurait assez se prémunir contre de pareils excès, car une imagination exaltée n’est que trop attirée pur ces limites et s’efforce présomptueusement de saisir et d’exprimer ce qui est insaisissable aux sens et excède toute mesure. » Ne dirait-on pas une critique, que Novalis, mieux averti, aurait portée sur ses prémices poétiques ? Assurément cette critique ne peut s’appliquer à ses premières poésies de jeunesse, que nous avons vues si insignifiantes, si futiles, par le fond et si peu originales par la forme, mais uniquement aux Hymnes à la Nuit, où précisément il s’est proposé la tâche impossible, semble-t-il, d’exprimer l’inexprimable, de décrire ou du moins d’évoquer par des mots, des sons, c’est-à-dire par les éléments empruntés au monde des sens et de la lumière, ce qui échappe à toute représentation, ce qui en est pour les esprits non mystiques la négation même, « la sainte, l’inexprimable, la mystérieuse Nuit » ?

Il y a du reste des témoignages plus directs et plus précis encore. Dans une lettre de Berlin, datée il est vrai de 1799, mais qui fait manifestement allusion à des événements bien antérieurs et dont le souvenir est déjà presque effacé, Frédéric Schlegel se rappelle avoir eu sous les yeux les « papiers » de son ami et y avoir découvert « les indications splendides d’une nouvelle poésie et d’une nouvelle religion de la mort. » Il ajoute : « Peut-être es-tu le premier homme de notre époque qui ait le sentiment artistique de la mort et il engage vivement son correspondant à creuser et à exploiter ce précieux filon.[31] Or Frédéric Schlegel, qui n’avait pas quitté Berlin depuis près de deux ans, ne pouvait avoir eu sous les yeux les « papiers » de son ami que pendant le court séjour qu’il fit à Weissenfels, avant de s’établir à Berlin, en été 1797. Quelques-unes des idées qui inspireront les Hymnes à la Nuit se trouvaient donc déjà provisoirement esquissées. Dans une lettre de février 1799, Novalis établit un court parallèle entre la Lucinde de Frédéric Schlegel, qui venait de paraître, et une de ses propres œuvres, qu’il ne nomme pas. C’est étrange, dit-il en substance, comme l’amour a agi différemment sur Schlegel et sur moi. « Chez moi tout était composé dans le style d’église ou dans le style dorique. Chez lui tout est corinthien. À présent l’architecture bourgeoise est chez moi à l’ordre du jour. »[32] Ce qu’il entend par « architecture bourgeoise », il l’explique lui-même en parlant d’un projet de roman qui deviendra dans la suite le roman Henri d’Ofterdingen. Quant à l’expression de « style d’église », elle ne peut évidemment pas s’appliquer aux « hymnes spirituelles », puisqu’elles n’étaient pas encore composées. Il ne peut donc s’agir ici que des Hymnes à la Nuit. En opposant le « style d’église » de cette œuvre lyrique à l’« architecture bourgeoise » du roman projeté, le poète montre l’évolution qui, pour le fond comme pour la forme, était en train de s’accomplir dans son esprit.

Aussi semble-t-il qu’il ne faille pas assigner aux Hymnes à la Nuit une date bien déterminée, mais que cette « suite » poétique se soit formée par cristallisation, par la fusion de différents fragments successifs, dont les plus anciens remontent, au moins par l’inspiration première, à une époque assez voisine de celle où fut écrit le Journal — l’été et l’automne 1797 — tandis que les plus récents rejoignent presque les premières « Hymnes spirituelles » écrites en été 1799. Pourquoi Novalis a-t-il différé jusqu’en 1800 la publication de son « long poème » ? Sans doute la forme ne le satisfaisait plus entièrement. Peut-être même songeait-il à un remanîment complet. Quoi qu’il en soit, en janvier 1800 il envoya le manuscrit aux presses de l’Athenæum et cette même année l’œuvre parut dans le troisième volume trimestriel de la revue romantique. Les vers libres furent de nouveau convertis en prose ; de plus, certains développements des premiers hymnes, d’une sensualité mystique un peu hardie, furent dissimulés sous une forme plus philosophique et plus abstraite. La main qui fit ces retouches a obéi à des préoccupations formelles un peu timorées. L’ensemble est devenu. semble-t-il, plus oratoire, plus froid, moins sincèrement poétique.

Un peut distinguer plusieurs fragments dans les Hymnes à la Nuit. Les trois premiers chants forment en effet à eux seuls un groupe, un cycle presque complet, dont le troisième hymne, qui raconte une vision extatique au cimetière de Grüningen, serait le noyau central.

Les croyances et les pratiques spirites étaient fort répandues dans l’Allemagne du 18me siècle, surtout parmi la société piétiste. « De nos jours, dit Jean Paul, toute âme de qualité doit être désorganisée et désincarnée » et il fait allusion à diverses reprises dans ses premiers romans à des « Associations secrètes désorganisatrices », où se pratiquait l’éducation méthodique du visionnaire spirite. On se rappelle les écrits de Jung Stilling, de Swedenborg, si avidement lus par le grand public, et, dans le camp des philosophes et des littérateurs, le livre de Kant sur « les rêves d’un visionnaire » et le roman inachevé de Schiller, « le Visionnaire ». On parlait encore toujours des évocations de Schrepfer, à Leipzig, auxquelles avait assisté la fine fleur maçonnique et que les disciples de Schrepfer, les ministres prussiens Bischoffswerder et Wœllner, rééditaient dans les châteaux royaux de Potsdam et de Charlottenbourg. Ici encore on rencontre Lavater, et parmi les plus zélés. Il était entiré en relations suivies avec une société spirite de Copenhague dont le président s’appelait Charles de Hesse et dont les membres, tous personnages influents, se recrutaient à la cour royale de Copenhague.[33] Herder aussi partageait ces croyances. « Il me dit », raconte son jeune ami, le suisse Georg Müller, frère de l’historien suisse du même nom, — « qu’il croyait que l’homme pouvait et devait avoir un commerce actif avec les Esprits des mondes supérieurs ». Il recueillait comme authentiques toutes les histoires de revenants, de pressentiments, de rêves prophétiques qui défrayaient les conversations de Weimar. Lui-même, à la suite d’une hémorrhagie de l’artère du pied, s’était vu pendant huit jours transporté dans un monde tout nouveau. « Il planait dans un éther fluide et vivifiant ; des vérités non encore contemplées se découvraient à ses yeux dans une splendeur inconnue ; il volait à travers la création entière. »[34]

Il n’y a donc aucune invraisemblance à supposer qu’une imagination aussi exaltée, qu’un tempérament aussi prédisposé que celui de Novalis aient été gagnés par la contagion du merveilleux. Dès les premières pages de son Journal il note des impressions vives, qui ressemblent à des commencements d’hallucination, à des rêves éveillés. « Ce soir, vive impression de sa mort », ou bien : « Ce soir j’ai vu son image très vivante, de profil, à côté de moi sur le canapé, avec un foulard vert ; dans des attitudes et des costumes caractéristiques elle m’apparaît le plus facilement. » Il se fait donner par la famille les objets usuels de la défunte, qui serviront de points de repère à ces évocations. Des journées entières il restait enfermé dans la pièce qui avait été la chambre mortuaire de sa fiancée. On finit par s’inquiéter de ces isolements prolongés. Un jour une sœur aînée de Sophie voulut en avoir le cœur net. Elle monta : mais, arrivée au seuil, quel ne fut pas son effroi, lorsqu’elle crut distinguer la morte étendue sur le lit comme à sa dernière heure ! Novalis avait déplié une robe de Sophie : au chevet du lit il avait déposé un petit bonnet que celle-ci portait souvent et un petit livre dans lequel elle avait coutume de lire dans les derniers temps de sa maladie.[35] Il semble que la physionomie même du poète se soit modifiée sous l’empire de ces préoccupations mystiques. « Hardenberg a été quelques jours chez nous », écrit Frédéric Schlegel à son retour de Berlin, après une absence de près de deux ans : « il s’est notablement modifié ; son visage s’est allongé et se dresse comme la fiancée de Corinthe au-desus de la couche terrestre. De plus il a tout à fait le regard d’un visionnaire, avec un éclat terne et fixe. »[36] C’est aussi l’impression de Dorothée Veit. « Il a l’air d’un visionnaire », dit-elle, « et il a des façons qui lui sont tout à fait particulières ». Dans une autre lettre elle ajoute : « Il a pris depuis peu des manières singulières et, d’après ce qu’on raconte par ici, c’est tout à fait étrange. »[37]

Cependant fut-ce impuissance à produire complètement l’hallucination, l’évocation extérieure, ou plutôt fut-ce par suite du dédain qu’affectent les mystiques et les théosophes, les visionnaires du monde intérieur, à l’endroit des spirites, réalistes grossiers, qui demandent à voir par les yeux de la chair, incapables de percevoir plus subtilement avec les yeux de l’esprit ? Toujours est-il que Novalis, dans les Hymnes à la Nuit, semble avoir en recours à des pratiques mystiques d’un autre ordre. « Il cherche ». raconte Frédéric Schlegel à Schleiermacher. « par voie chimique un remède contre la corporéité, au moyen de l’extase, où il découvre un indice révélateur du beau mystère du contact spirituel ».[38] Deux poésies de Guillaume Schlegel, dédiées à Novalis et qui se trouvent entrelacées dans la « Guirlande funéraire » composée à l’occasion de la mort d’Augusta Bœhmer, font allusion à des pratiques ésotériques du même genre. « Tu paraissais », y est-il dit, « détaché de la terre, planer tel qu’un esprit à la démarche légère et, sans subir les atteintes de la mort, te dépouiller de l’enveloppe mortelle. Tu évoquais en toi, par des pratiques spirituelles (durch geistig Handeln), comme font les magiciens, par des signes et des gestes, l’Être disparu, l’appelant à communier dans ton cœur. » Dans une autre de ces pièces, c’est la morte elle-même, Augusta Boehmer, qui implore directement Novalis, le priant d’adoucir la douleur de Guillaume Schlegel et d’initier son père adoptif aux « mystères » du commerce spirituel. « Ô toi, dont le regard juvénile a épié les secrets du ciel, donne ton initiation à celui qui m’a chantée ». La nuit est particulièrement propre à de pareilles initiations. « Pendant la nuit les rêves audacieux franchissent l’abîme qui nous sépare des défunts et ils attirent ceux-ci vers nous, dans un entretien familier ».[39]

Ce sont sans doute là les « mystères » que Frédéric Schlegel avait découverts dans les papiers de son ami, pendant son passage à Weissenfels, lorsqu’il parle « des indications splendides d’une poésie et d’une religion nouvelles de la mort », et auxquels il initia à Berlin sa nouvelle amie, Dorothée Veit. « Si elle me perdait », écrivait-il à Novalis, « elle me suivrait selon la coutume indoue, par pure religion, sans se douter seulement que cela fût une chose extraordinaire ou simplement que cela se dût. Je te dis cela parce que je ne puis te cacher plus longtemps que je lui ai communiqué les mystères. »[40] Cette initiation fait aussi la matière de la « seconde lettre » de son roman intitulé Lucinde, qui parut en 1799. Le héros rêve tout à coup, on ne sait trop pourquoi, que sa bien-aimée est morte et il traverse en songe toutes les péripéties qui ont inspiré les Hymnes à la Nuit. C’est d’abord la certitude d’une mort prochaine, opérée par un simple miracle d’amour et de foi. Mais il ne s’agit pas d’un suicide ordinaire. Par une désincarnation graduelle s’accomplira le relâchement des liens terrestres, le suicide éminemment philosophique. « À partir de cette heure, dit-il, j’étais malade et je souffrais beaucoup, mais j’aimais ma maladie et la douleur même je l’appelais bienheureuse. » Enfin cette aspiration mystique prend un caractère de plus en plus religieux et poétique. « La maladie, grâce à cet étrange sentiment, s’organisa en un monde achevé dans tous ses contours. J’éprouvai qu’elle recélait une vie mystérieuse, plus riche et plus profonde que la santé brutale de ceux qui m’entouraient et que ces derniers ne vivaient en réalité que dans un rêve somnambulique. » L’amour s’est changé en religion, la bien-aimée a pris les traits de la Madone. « Et à partir de cette heure je compris que la mort, elle aussi, peut être ressentie avec douceur et beauté ».

S’il faut reconnaître à Frédéric Schlegel une certaine virtuosité dans l’emploi de la terminologie mystique et poétique du romantisme, on ne trouverait cependant pas en lui cette source originale et authentique d’inspiration lyrique, cette faculté géniale de lecture intérieure et de symbolisation poétique qui font l’originalité de Novalis et dont les Hymnes à la Nuit apportent la révélation, peut-être imparfaite, mais combien saisissante déjà ! Dès le premier hymne le lyrisme coule à pleins bords, — un lyrisme étrange assurément, qui veut réveiller dans l’âme des résonances neuves et mystérieuses, qui cherche à la troubler jusqu’en ses innommables profondeurs. Par une invocation à la Lumière, « messagère de joie », s’ouvre le premier chant. Mais, après quelques accords en ton majeur, qui semblent vibrer et frissonner dans un éther lumineux et joyeux, voici des notes graves et tristes ; l’évocation nocturne s’ébauche : « Loin d’elle (de la Lumière) je me détourne vers la sainte, l’inexprimable, la mystérieuse Nuit. Au loin repose le monde, comme englouti dans un abîme sépulcral. Combien sa demeure est déserte et solitaire ! Une tristesse grave fait frissonner les fibres de l’âme. Les lointains horizons du souvenir, les aspirations de la jeunesse, les rêves de l’enfance, les joies éphémères de toute cette longue existence, et les vains espoirs, je les vois monter vêtus de gris, comme les brouillards du soir se lèvent après le coucher du soleil. Au loin repose le monde, avec ses fêtes bigarrées. En d’autres espaces la lumière a planté sa tente d’azur. Ne reviendrait-elle plus jamais parmi ses enfants fidèles, ne visiterait-elle plus ses jardins et sa somptueuse demeure ? »

C’est l’heure magique de l’initiation : l’extase est proche, et, avec elle, le dégagement complet des liens corporels, l’union dans l’au-delà avec l’Être aimé. À une sorte de vie somnambulique devait aboutir le suicide philosophique que le poète avait entrepris sur lui-même.[41] L’extase somnambulique est un accident, qui souvent se présente spontanément dans la famille névropathique. Mais ces dispositions naturelles peuvent être encore singulièrement renforcées par une direction morale particulière : le monoïdéisme. Il se produit alors ce qu’un psychologue contemporain, M. Binet, a décrit sous le nom de « division de la conscience ».[42] Déjà le simple phénomène de l’attention prolongée nous en découvre le mécanisme rudimentaire. « Ce n’est pas une altération de la sensibilité », observe l’auteur cité, « c’est une attitude particulière de l’esprit, la concentration de l’attention sur un point unique. Il résulte de cet état de concentration que l’esprit devient distrait pour le reste et en quelque sorte insensible, ce qui ouvre la carrière aux actions automatiques, et ces actions, en se compliquant, peuvent prendre un caractère psychique. » Dans cette concentration violente de l’attention sur une image ou une idée passionnelles et dans les activités psychiques anormales qui souvent accompagnent un pareil état, les théosophes et les occultistes de tous les temps ont cherché une source nouvelle d’intuitions et de facultés magiques. « Dans l’état normal de polyidéisme », écrit un occultiste contemporain, « d’où nous ne sortons presque jamais, nous ne disposons que des facultés dont nous avons conscience ; dans l’état de monoïdéisme nous attirons à nous les facultés de l’inconscient, c’est-à-dire du principe animique, et précisément celles qui sont appropriées à la réalisation de la pensée monoïdéique. Ce n’est pas la conscience, mais bien l’Âme qui est douée de la faculté d’organiser, de connaître intuitivement, de voir et d’agir à distance, et lorsque le monoïdéisme pénètre jusqu’à cette sphère animique, il nous entr’ouvre tout le trésor des facultés transcendantales, qui de plus en plus dans notre évolution biologique viendront s’adjoindre à la vie consciente ; et il anticipe même cette évolution. Si par l’emploi d’un pareil levier moral les facultés susdites peuvent, dans la sphère de la vie individuelle, émerger dans la psychologie du Conscient, il n’est plus guère permis de révoquer en doute la possibilité d’une psychologie expérimentale de la magie. Elle ne dépend que d’une seule condition : c’est que nous puissions nous rendre arbitrairement monoïdéiques. »[43]

Telle est aussi la pensée ou, plus exactement, l’expérience psychologique qui inspire toute la fin du premier Hymne à la Nuit de Novalis. La Nuit ce sont toutes les « latences » ignorées de la conscience normale, les facultés magiques d’intuition et d’évocation qui se révèlent à l’homme dans l’extase somnambulique. « Quelle source de mystérieuse prescience » chante le poète « jaillit sous mon cœur[44] et engloutit la brise molle de la tristesse ? As-tu aussi des entrailles humaines. Nuit obscure ? Que caches-tu sous ton manteau, quel invisible aimant qui attire mon âme ? Ta vue n’inspire qu’effroi, — cependant un baume divin s’égoutte en rosée de tes mains, de ta gerbe de pavots. Dans une douce ivresse tu soulèves les ailes de l’âme et tu nous apportes des joies, ténébreuses et ineffables, et furtives aussi, comme toi-même tu es furtive, des joies qui ont l’avant-goût du ciel. » Car c’est là, pour le mystique et pour l’occultiste, la signification profonde de l’extase somnambulique : elle est une mort anticipée et la preuve expérimentale de l’immortalité de l’âme, ou tout au moins de sa spiritualité. Ce que l’extase commence dès à présent, la mort l’achève définitivement : l’extériorisation complète, la désincarnation de l’homme intérieur et spirituel. « Notre sphère d’activité dans la vie future », lisons-nous chez l’occultiste déjà cité, « sera identique à notre sphère d’activité magique dans la vie présente. »[45]

Un des caractères de l’extase, les plus fréquemment observés par tous les mystiques, ce sont les sensations ineffablement voluptueuses, les joies paradisiaques qui accompagnent ou suivent cet état. Il se produit une « idiosyncrasie » tout-à-fait particulière d’émotions mystiques et d’excitations voluptueuses, le plus souvent, sexuelles, au moins par le ton qu’elles affectent. Les Hymnes à la Nuit et certains fragments de Novalis nous en fournissent maint exemple. « On voit certains malades », observe Moreau (de Tours), « au retour de chaque nouvel accès éprouver un état de bien-être, de contentement intérieur inexprimable. Cet état qui se reflète dans toute leur personne, ils ne peuvent trouver d’expression propre à en donner une idée, à faire comprendre l’exaltation de leur âme, les délices intérieures dont ils sont inondés. »[46] Un autre trait bien apparent, selon le même auteur, « l’un des plus remarquables, et qui mérite d’autant plus de fixer l’attention qu’il est très rare dans les autres genres de folie, c’est le dépouillement de la personnalité, laquelle s’absorbe presque toujours dans les individualités que les malades ont le plus admirées, le plus enviées autrefois. qu’ils se sont proposées pour modèle, ou tout simplement dont leur imagination a été le plus frappée. »[47] Par l’extase, — ainsi les mystiques interprètent eux-mêmes ce phénomène subjectif, — l’homme rendu indépendant du corps matériel et franchissant les limites où l’emprisonne son individualité physique, peut entier en un rapport spirituel avec d’autres esprits, voire même avec des morts aimés. Ce sont les mystères de ce « commerce spirituel » que décrit le premier Hymne à la Nuit de Novalis. « Tu descends vers moi, ma bien-aimée », ainsi chante le poète ; « voici venir la Nuit, mon âme est en extase ; je suis arrivé au terme du pèlerinage terrestre et tu es redevenue mienne. Mes yeux plongent dans tes yeux profonds, ténébreux ; je ne vois plus qu’amour et joie. Nous nous écroulons sur l’autel de la Nuit, sur la couche de volupté ; l’enveloppe tombe et parmi les doux embrassements de la flamme, de l’holocauste qui se consume s’élèvent les saintes et pures ardeurs. »

Cependant le poète n’a pas réussi à rendre permanent cet état d’exaltation morale. Rares et fugitives sont « les célestes envolées de la Nuit ». Ces ivresses passagères sont suivies d’une profonde lassitude, où l’esprit est comme engourdi. où la pensée se couvre d’un voile épais. Il note dans son Journal des instants « lucides », des heures de « joie ineffable », et aussi des heures d’angoisse ou même de trouble profond. « Aujourd’hui je fus plus que de coutume angoissé à la pensée de Sophie » écrit-il à la date du 18 mai, « journée chaude et somnolente. Je voulais travailler beaucoup, mais rien ne marchait… Le cerveau était néanmoins lucide, — sauf, vers le soir, où j’eus, comme la veille, des maux de tête. » Le lendemain de même : « depuis quelques jours les souvenirs m’angoissent de nouveau »[48] etc. « Tends sans cesse vers la réflexion supérieure et permanente et vers l’état d’âme qui l’accompagne. Oh ! que je puisse si peu me maintenir à cette hauteur ! » lisons-nous à la date du 4 mai. « De même que je me contrains à penser à certains objets, de même il faut que, par la tension volontaire et par certains moyens, je cherche à provoquer chez moi arbitrairement certaines dispositions. »[49] Quels sont ces moyens qui lui permettent de provoquer artificiellement une exaltation factice, voisine de l’extase ?

Si on en juge par le second hymne à la Nuit le poète aurait eu recours à des filtres magiques ou plus exactement à des narcotiques enivrants. « Sommeil sacré ! Ne refuse pas trop souvent tes douceurs aux initiés de la Nuit, en ce labeur terrestre ! Seuls les insensés te méconnaissent et ne connaissent d’autre sommeil hormis l’ombre, qu’au crépuscule de la Nuit véritable, tu jettes sur nous par compassion. Ils ne te sentent pas dans l’or liquide des grappes, dans l’essence miraculeuse de l’amandier, dans le suc brunâtre du pavot. Ils ignorent que c’est toi qui enveloppes le sein délicat de la jeune fille et fais un paradis de son giron ; ils ne soupçonnent point qu’au seuil des antiques légendes tu apparais, ouvrant le ciel, et que tu portes la clé des demeures bienheureuses, messager silencieux de mystères sans fin. » Ainsi la nature, avec ses narcotiques et ses aphrodisiaques, recèle dans son sein des puissances secrètes d’ivresse, d’extase, de sommeil divinatoire. Il faut se rappeler, pour expliquer le sens exact de ces lignes que Novalis, pendant la maladie de sa fiancée s’était plongé dans la lecture des livres de médecine et qu’il était devenu un adepte fervent de la méthode du médecin écossais Brown. On verra plus tard le parti qu’il en tira pour son système philosophique. Pour l’instant il suffit de rappeler que Brown fut en Europe un des grands apôtres de l’opium. « L’action stimulante de l’opium », lisons-nous dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, « a été le pivot de la réforme brownienne, qui écrivait sur sa bannière le mot fameux : « Me Hercle, opium non sedat ! » et lui fit jouer dans le traitement des maladies sthéniques, (qui constituent dans la pensée du célèbre agitateur d’Édimbourg les neuf dixièmes de la pathologie), le rôle considérable que l’on sait. »[50]

Les disciples de Brown en Allemagne, qui commençaient à devenir nombreux, défendaient eux aussi avec opiniâtreté les propriétés médicinales de l’opium. On attribue à l’abus de ce médicament l’issue funeste de la cure qu’avait entreprise Schelling sur la fille adoptive de Guillaume Schlegel, sur Augusta Bœhmer. Le médecin Hufeland était pareillement un partisan enthousiaste de l’opium. Faut-il en conclure que Novalis lui-même ait usé de ce produit ? Tout ce qu’on peut affirmer c’est qu’il y eut recours, pendant les périodes aiguës de sa maladie, et que, comme tous les phtisiques et les névralgisants, il y cherchait tout au moins un apaisement à ses souffrances. Un passage de son Journal en fait foi.[51] En usait-il auparavant déjà et aurait-il ainsi contracté une sorte d’assuétude à ce poison intellectuel, dont les propriétés délirantes sont aujourd’hui bien connues ? Rien ne permet de l’affirmer. Cependant il semble bien qu’il faille voir une allusion à l’opium, dont la préparation se fait avec les graines du pavot, lorsque, dans le premier hymne à la Nuit, Novalis parle du « baume divin » qui s’égoutte « de la gerbe de pavots » et lorsque, dans le second hymne, il découvre une source d’ivresse et de sommeil, connue des seuls « initiés », dans « l’essence miraculeuse de l’amandier, dans le suc brunâtre du pavot. » Et assurément on trouverait plus d’une secrète analogie entre certains états mentaux décrits dans les Hymnes à la Nuit et le délire « thébaïque » provoqué par l’opium, avec les commencements d’hallucination, l’inconscience des lieux et du temps, la vivacité délirante de l’imagination, les accès soudains d’exhilaration et de bien-être qui l’accompagnent. « Les facultés intellectuelles s’exaltent et, malgré les images qui passent devant les yeux, le jugement et la raison sont parfaitement sains. »[52]

Le troisième hymne est précisément la transcription d’un de ces accès de « joie délirante »[53] et de vision extatique dont Novalis parle à diverses reprises dans son Journal. Il en a lui-même noté scrupuleusement les symptômes et les péripéties. Par un après-midi du mois de mai, lisons-nous, « le temps se troubla, d’abord de l’orage, puis des nuages, de l’ouragan ; — surexcitation érotique : je me mis à lire dans Shakespeare et me perdis dans cette lecture. Le soir j’allai chez Sophie. Je fus inexprimablement joyeux. Des éclairs d’enthousiasme. Je fis voler en poussière la tombe à mes pieds. Des siècles passaient comme des instants. Sa présence était sensible : il me semblait qu’elle allait apparaître d’un moment à l’autre. »[54] On trouverait le commentaire psychologique de ces quelques lignes dans un fragment philosophique du poète, où il apparaît clairement, que ces crises extatiques constituaient chez lui un symptôme familier. « Le préjugé le plus arbitraire », dit-il, « veut que le pouvoir de sortir de lui-même, d’être avec conscience au delà des sens soit refusé à l’homme. L’homme est capable à chaque instant d’être une essence supra-sensuelle. Autrement il ne serait pas un citoyen de l’univers, il serait un animal. Sans doute la réflexion calme, le recueillement sont difficiles dans cet état, puisqu’il est si continuellement, si nécessairement mêlé au cours changeant de nos autres états. Mais plus nous réussissons à en prendre conscience, plus devient vivace, puissante, persuasive la croyance qu’il engendre, la foi aux révélations authentiques de l’Esprit. Ce n’est ni un « voir » ni un « entendre », ni un « sentir » ; c’est composé des trois à la foisc’est plus que les trois réunis. — une impression de certitude immédiate, un aperçu de ma vie la plus vraie, la plus intime. Les pensées se changent en commandements, les désirs se transforment en réalités. Pour l’esprit faible, les constatations faites en de pareils instants deviennent des articles de foi. » Il note ensuite quelques-unes des causes, généralement fortuites, qui provoquent ces expériences. « Le phénomène devient frappant surtout à la vue de certaines personnes, de certains visages humains, — particulièrement à la vue de certains yeux, de certaines expressions de physionomie, de certains mouvements ; — à l’audition de certaines paroles, à la lecture de certains passages ; — lorsque se découvrent certaines échappées sur la vie, le monde, la destinée. Beaucoup de causes fortuites, des phénomènes de la nature, des heures particulières du jour, des saisons, nous procurent de pareilles expériences. Il est des dispositions morales particulièrement propices à ces révélations. La plupart sont instantanées. — quelques-unes passent plus lentement, — très peu sont durables. »[55]

Très caractéristique pour la psychologie du poète est l’action suggestive d’une lecture passionnante. On se rappelle la lettre où le jeune étudiant de Leipzig annonçait à son père sa vocation militaire et transcrivait presque textuellement un long passage du « Torquato Tasso » de Gœthe. Il est possible que l’image de « l’homme haut », dessinée par Jean Paul dans la « Loge invisible » et surtout dans son roman « Hespérus », ait inspiré pour une bonne part le Journal du poète et contribué à déterminer chez lui le contenu de l’idée-fixe passionnelle. Encore une fois nous allons saisir sur le vif une suggestion littéraire de même nature. Dans les premiers jours du mois de mai, quelques semaines après la mort de Sophie von Kühn, Frédéric Schlegel envoyait à son ami la traduction de Roméo et Juliette, que venait d’achever son frère Guillaume Schlegel. Cette lecture fut aussitôt utilisée par Novalis, — comme toutes les impressions qu’il recueillait pendant cette période, — dans le sens de son idée-fixe. « C’est étrange », écrit-il à son correspondant, « que tu m’aies envoyé Roméo juste à présent… Je commence à pressentir ce qui rend Shakespeare inimitable : il se pourrait qu’il développât des facultés divinatoires. »[56] Surtout dans le dénouement du drame il croyait découvrir de surprenantes analogies avec sa propre situation. « Par quelle immolation se termine l’antique querelle ! En un amour qui consume tout se résout la haine aveugle. » Sans doute par cet après-midi orageux du mois de mai, dans un état particulier de surexcitation, il relisait le monologue de Roméo dans le caveau, devant le corps inanimé de Juliette. « Juliette aimée, pourquoi es-tu si belle ?… Je ne veux plus jamais quitter le palais de la sombre Nuit… C’est ici mon lieu de repos pour toujours. Ma chair est fatiguée et secoue le joug des astres ennemis… »

Les paroles, qu’il ne pouvait manquer de s’appliquer à lui-même, résonnaient encore dans son cœur, lorsque, nouveau Roméo, il se vit devant le « sombre enclos qui dérobait à ses yeux l’Image de sa vie. » Y eut-il réellement vision ? Le récit du Journal, écrit aussitôt après l’événement, écarte cette supposition. « Sa présence, — y est-il dit, — était sensible. Il me semblait qu’elle allait apparaître d’un instant à l’autre. » Cependant le troisième hymne décrit une vision, il est vrai tout incorporelle et intérieure. C’est qu’aux impressions réellement éprouvées s’ajoutait déjà un travail de transfiguration poétique.[57] « Un jour que je versais des larmes amères, que mon espérance se dissolvait douloureusement et que, solitaire, je me tenais près du tertre aride, dont l’étroit et sombre enclos dérobait l’image même de ma vie, — seul comme jamais homme ne fut seul, poussé par une indicible angoisse, à bout de forces, réduit à n’être plus qu’un fantôme de la détresse : — comme j’appelais des yeux du secours, incapable d’avancer et de reculer, m’attachant à la vie éteinte avec d’infinis regrets : alors des lointains d’azur, des cimes de mon antique bonheur descendit frissonnante, une lueur crépusculaire et d’un seul coup se rompit le lien natal, la chaîne de la lumière. — Loin de moi s’enfuit la splendeur terrestre et, avec elle, ma douleur : la tristesse s’amoncela en un monde nouveau et insondable. Enthousiasme des Nuits, Sommeil céleste, tu descendis sur moi ; doucement la contrée se souleva et au-dessus flottait mon esprit affranchi et régénéré. En une nuée de poussière s’évanouit le tertre et à travers la nuée j’aperçus les traits glorieux de la Bien-aimée. En ses yeux reposait l’éternité ; je saisis ses mains et les larmes devinrent une chaîne étincelante et infrangible. Des milliers d’années se dissipèrent au loin comme un temps d’orage. Suspendu à son cou je pleurai des larmes enivrantes, pour inaugurer la vie nouvelle. Ce fut le premier rêve que je fis en Toi. Il passa, mais le reflet de sa splendeur subsiste en moi : la foi immuable, indéracinable au ciel de la Nuit et à son astre, la Bien-aimée. »

Ainsi ce troisième hymne exprime sous forme de vision poétique la pensée qui inspire tout le premier cycle poétique et qui se trouve à présent entièrement réalisée par l’union extatique avec la morte. On voit s’y opérer la confusion, déjà observée chez le poète, entre les émotions funèbres et les émotions sexuelles. « Une alliance conclue pour la mort est un mariage qui nous donne une compagne pour la Nuit. Dans la mort l’amour est le plus doux ; pour le vivant la mort est une nuit d’épousailles, une suite de doux mystères. N’est-il pas sage de chercher pour la nuit une compagne de lit ? C’est pourquoi l’homme sage doit aussi aimer les morts. » En même temps se précise la signification toute psychologique que le poète prête à ce terme : la Nuit. C’est une expression figurée pour désigner une forme somnambulique de l’extase, provoquée par une concentration excessive de l’esprit sur une idée passionnelle. « La Nuit » observe-t-il lui-même, « est de deux espèces : elle est faiblesse indirecte ou directe. La première se produit par éblouissement, par lumière excessive, — l’autre par lumière insuffisante… Dans l’une l’organe est trop délicat, dans l’autre il est trop grossier. » C’est de la première — de la Nuit par éblouissement, par excès d’irritabilité interne, — qu’il s’agit, sans aucun doute, dans les hymnes analysés plus haut.

Cependant après le troisième hymne il était impossible au poète de prendre plus haut son essor : il fallait ou que s’opérât chez lui le détachement suprême, d’une manière complète et définitive. — ou que son esprit reprît contact de quelque façon avec les réalités terrestres. Arrivé à sa phase aiguë le délire mystique devait ou bien aboutir à une rupture absolue avec la vie et le monde, à la folie ou à la mort, — c’était la solution violente, ou perdre de sa virulence et de son intensité afin de laisser l’organisme s’adapter de nouveau à la vie normale. À cette évolution du délire initial, à une réadaptation graduelle de la pensée, nous fait assister un second cycle poétique, qu’on pourrait appeler le cycle philosophique.

Un certain intervalle a dû s’écouler entre les événements et la composition de ce second groupe. Les dispositions où a été écrit le quatrième hymne ne sont plus celles du Journal intime, elles répondent plutôt au bilan moral que le poète établissait dans une lettre de décembre 1798. « Depuis deux ans, ». dit-il, « je ne me suis plus préoccupé de l’avenir, j’ai négligé bien des choses dont je pensais n’avoir plus besoin, j’ai tâché de me rendre aussi libre que possible. Des événements fortuits m’ont retenu jusqu’à ce jour. Avec le plus grand sang-froid et avec la plus grande sérénité j’ai voulu quitter le monde. Maintenant bien des choses semblent conspirer contre mon projet. Au lieu de voir ma présence devenir de moins en moins indispensable, je me sens de nouveau rattaché par un sentiment de devoir à des connaissances nouvelles et anciennes, — je sens combien je puis encore être utile à beaucoup, combien la camaraderie m’oblige à ne pas abandonner ceux que j’aime dans une situation embrouillée, mais à partager avec eux les difficultés de la vie. »[58] Il se pourrait bien qu’une nouvelle « vocation » pour le mariage, qu’il se découvrit bientôt après, entrât dès à présent pour une grande part dans ces « devoirs nouveaux ». Après avoir écrit que « le suicide est un acte éminemment philosophique » il devait s’apercevoir un beau jour que tout au contraire « la philosophie ne commence qu’avec le mariage ». Quoi qu’il en soit de cette évolution morale et des causes secrètes qui la déterminèrent, Novalis voulut s’en donner à lui-même une justification rigoureusement philosophique. C’est la matière du quatrième hymne à la Nuit.

On pourrait intituler cet hymne : méditation philosophique près d’une tombe aimée. L’extase n’est encore qu’une révélation exceptionnelle, un miracle psychologique tout-à-fait isolé dans la vie de l’esprit, un état d’exaltation qu’il est impossible de rendre permanent. Sans doute elle découvre à l’homme « la source cristalline, où ne peuvent atteindre les sens grossiers et qui jaillit des abîmes ténébreux de la mort » ; elle lui révèle de l’autre côté de la colline une « terre nouvelle », où l’appelle la secrète aspiration de son cœur. Mais la philosophie lui apprend d’autre part à ne pas séparer sa destinée individuelle de la destinée universelle. Telle est la nouvelle pensée morale qui fait la matière de ce chant. Déjà pendant la maladie de sa fiancée Novalis avait cherché des consolations et des encouragements dans l’étude de la philosophie, particulièrement dans la philosophie de Fichte. À la date du 29 mai 1797 soixante-douze jours après la mort de Sophie, il écrivait dans son Journal : « Entre la barrière et Grüningen j’eus la joie de trouver le véritable concept du Moi de Fichte ». L’introduction du quatrième hymne semble être la paraphrase de cette illumination subite : « Je sais à présent », ainsi débute cette pièce, « quand luira le dernier matin ; lorsque la Lumière ne fera plus fuir la Nuit et l’Amour, lorsque le sommeil sera éternel et un seul rêve inépuisable. »

Deux idées avaient particulièrement séduit Novalis dans l’idéalisme de Fichte : tout d’abord la toute-puissance créatrice et pour ainsi dire démiurgique du Moi, c’est-à-dire du monde intérieur, de la foi, — et par suite la négativité du monde extérieur et sensible. Le monde intérieur de la foi créatrice, c’est-à-dire le Moi absolu et tout puissant, produit toute réalité ; sans lui le monde extérieur s’écroulerait comme un vain mirage ou plutôt il n’arriverait même pas à l’existence, n’étant que la limitation provisoire que le Moi créateur a posée à sa toute-puissance infinie. Ce qui est primitif, irréductible, absolu, c’est le Moi ; le monde sensible n’existe qu’autant qu’il s’oppose à ce moi et le limite : il est un « non-moi » et rien de plus ; son existence est donc toute négative. De même pour Novalis la Nuit éternelle « porte maternellement dans ses bras » l’empire de la Lumière. « Tu t’évanouirais en toi-même », — dit-il à cette dernière — « tu t’effondrerais dans l’espace infini si Elle la Nuit) ne te retenait, ne t’emprisonnait pour te réchauffer et pour faire à tes ardeurs enfanter le Monde. En vérité j’étais avant que tu fusses. Avec mes semblables, la Mère (c’est-à-dire encore la Nuit) m’a envoyé pour habiter ton monde et pour le sanctifier par l’amour. »

Il s’ensuit — et c’est la seconde pensée empruntée par Novalis à Fichte — que l’homme a une mission à accomplir sur terre et qu’il ne peut, par un acte arbitraire, séparer sa destinée individuelle de la destinée universelle. Cependant cette destinée terrestre ne doit pas le préoccuper au point de lui faire oublier son origine métaphysique. C’est sur ce point que la divergence s’accuse nettement entre le philosophe et le mystique, entre Fichte et Novalis. Tandis que le premier prend résolument position dans la vie, qu’il assigne comme terme à l’activité humaine le triomphe de la raison et de l’idéal moral, le second se sentira toujours comme un « étranger » dans le monde des réalités sensibles et de la lumière, et, s’il se soumet aux tâches quotidiennes de l’existence, c’est toujours avec l’espoir passionné du « retour » prochain et définitif au sein de la patrie céleste. « Encore tu m’éveilles, Lumière allègre, tu rappelles l’homme fatigué au travail, tu me pénètres d’une vie joyeuse… Je veux bien agiter les mains industrieuses, porter mes regards en tous lieux, là où je peux te servir, — glorifier toute la magnificence de tes rayons, explorer sans relâche l’harmonieuse beauté de ton activité ingénieuse, contempler avec joie la course riche en indications de ton horloge puissante et radieuse, approfondir l’équilibre des forces et des règles, le jeu merveilleux des espaces et des époques incommensurables. Mais mon cœur reste fidèle à la Nuit et à sa fille, la Puissance divine de l’amour. »

L’empire de la Nuit s’oppose donc au monde de la Lumière, comme la sphère métaphysique chez le mystique ou le plan spirituel chez le théosophe s’opposent à la réalité terrestre et sensible. Cet empire de la Nuit est du reste tout « intérieur » : C’est la grande, révélation apportée par l’idéalisme philosophique. « Pourquoi notre conscience », demande Schopenhauer, « devient-elle plus lumineuse et plus distincte à mesure qu’elle s’épanouit au dehors, en sorte qu’elle arrive à sa plus vive clarté dans l’intuition des sens, qui déjà participe à moitié des objets situés en dehors de nous, — tandis qu’elle s’obscurcit toujours plus à mesure qu’elle rentre vers le dedans et, ramenée dans son foyer central, finit par se perdre en des ténèbres complètes où s’évanouit toute connaissance ? » Et il répond : c’est parce que le moi éveillé, le moi individuel et cérébral, qui ouvre ses yeux à la lumière, ne vit qu’à la surface éclairée de lui-même ; il plonge par ses racines métaphysiques en un moi ténébreux, plus profond, qui n’est pas emprisonné dans les formes isolantes de la conscience individuelle et cérébrale. « Notre centre intérieur a sa racine dans ce qui n’est plus « Apparence » mais « Chose en soi » et où n’atteignent plus les formes de l’Apparence. Par suite les conditions essentielles de l’individualité venant à manquer, la conscience distincte s’évanouit en même temps. Dans ce point d’attache central de l’existence la diversité des essences cesse, tout comme la diversité des rayons d’une sphère cesse dans son centre… De là vient que tout ce que notre conscience peut discerner clairement et concevoir véritablement se trouve situé vers le dehors, sur la surface externe de la sphère. Mais de l’instant que nous quittons tout-à-fait la périphérie, la conscience nous échappe, — dans le sommeil, dans la mort, en une certaine mesure aussi dans l’état somnambulique ou magique : car tout cela nous ramène par le centre. »[59]

La signification de l’activité et de la vie terrestre se trouve profondément modifiée par cette conception spéculative. « De ce point de vue » observe encore Schopenhauer, « mon existence individuelle ne m’apparaît plus que comme un obstacle qui s’interpose entre moi et la connaissance de toute l’étendue véritable de mon être. » La vie n’est qu’un rêve incomplet, une illusion temporaire, que la mort vient abolir. « La vie » dit Novalis, « est en vue de la mort… La vie est une maladie de l’esprit… La mort est un continuel anéantissement de la vie imparfaite, en vue de rétablir la vie parfaite, céleste. »[60] Telle est aussi la conclusion du quatrième hymne à la Nuit. Le monde actuel n’a qu’un simulacre d’existence ; ce qu’il y a en lui de plus essentiel c’est une aspiration universelle à se dissoudre, à se résorber dans l’identité primitive. « Un jour », dit le poète à l’univers lumineux, « ton horloge sonnera la fin des temps ; — lorsque tu seras devenu pareil à nous, que tu t’éteindras et que tu mourras, consumé de nostalgie. » Il faut que peu à peu se fondent et se dissolvent dans une universelle aspiration d’amour toutes les formes constituées, toutes les individualités isolées, toutes les volontés encore résistantes. Avec joie le poète sent dès maintenant s’accomplir en lui la destinée libératrice. « J’arrive sur l’autre bord et tous mes tourments se changeront un jour en aiguillons de volupté. Encore un peu de temps, et je serai affranchi, et je reposerai au sein de l’amour… Ô Ombre bien-aimée, aspire avec force, mon âme, afin que bientôt je puisse m’assoupir pour toujours. Je sens en moi le flot régénérateur de la mort, et j’attends, plein de courage, parmi les tourmentes de la vie. »

Il reste à examiner encore un troisième groupe des Hymnes à la Nuit, — le cycle religieux et chrétien, — qui marque comme une troisième phase du délire initial. Dans des états anormaux et somnambuliques, voisins de l’extase, le poète avait senti d’abord se déchirer le voile intérieur et une réalité mystique, un « au delà » nocturne se révéler à lui. Puis, par la méditation philosophique, il s’était efforcé de s’assimiler ces éléments nouveaux, de les faire entrer dans le tissu normal de sa pensée. Cependant l’idéalisme philosophique n’offrait encore qu’un symbolisme schématique, abstrait, pauvre en émotion poétique et mystique. Le besoin d’une représentation plus concrète, plus vivante, et, en ce sens, plus vraiment poétique, se fit bientôt sentir. Le jeune poète choisira-t-il, à l’exemple de ses maîtres classiques, l’Olympe païen pour allégoriser sa pensée, pour populariser poétiquement les mystères de la Nuit ? Évidemment non. La mythologie grecque, — d’après la tradition du 18me siècle — est une mythologie de lumière, de joie ; elle symbolise une conception optimiste et sereine de la vie. Telle du moins elle apparaissait, dans les « Dieux de la Grèce » de Schiller, que Novalis avait lus avec enthousiasme et qui ont inspiré, jusque dans les détails, le tableau poétique qui ouvre le cinquième hymne à la Nuit. « Par delà les montagnes empourprées du Levant, dans l’abîme sacré de la mer, habitait le Soleil, foyer de toute vie et de toute lumièreLa profondeur ténébreuse et azurée de la mer était le sein d’une déesse. Des groupes divins habitaient, inaltérablement joyeux, dans les grottes de cristal. Fleuves, arbres et animaux avaient une pensée humaine. Plus doux était le parfum du vin qu’apportait aux mortels un dieu florissant de jeunesse ; les gerbes touffues et dorées du blé étaient les présents d’une divinité, les ivresses de l’amour se changeaient en un hommage sacré, rendu à la divine beauté. Ainsi la vie s’écoulait pour les dieux et les mortels comme une fête ininterrompue. »

Mais voici qu’une ombre vient jeter l’épouvante parmi les convives joyeux. « Dans ces temps », avait dit Schiller, « un hideux squelette ne se présentait pas au chevet du mourant. » Tout au contraire cette vision angoissante de la mort, le poète romantique l’évoque et la prolonge. Il semble ici s’être inspiré de Young, dont il avait, dit-il, « feuilleté » les Nuits, et à qui, en dehors de ce développement. il n’a peut-être emprunté que le titre de ses chants.[61] Dans la septième Nuit. Young raconte l’irruption soudaine de la Mort dans une salle d’orgie. « Quand la débauche ferme la porte à la raison et que la folle joie usurpe la place du bon sens, alors la mort, à la tête du banquet ou du bal, conduit la danse, roule les dés et remplit de rasades la coupe nocturne… Soudain elle laisse tomber son masque, fronce le sourcil : les malheureux frappés de terreur reculent, se renversent et expirent dans le désespoir. »[62] Cette courte citation suffit pour indiquer le ton de l’ouvrage entier : le prédicateur-poète anglais met la poésie au service de quelques lieux communs moraux. Novalis reprend cette évocation tragique de la Mort au milieu d’un banquet, mais en lui prêtant une signification toute nouvelle. — C’est une destinée inexorable, un « empire » inexploré et cependant effroyablement réel et proche, qui se découvre tout-à-coup devant la conscience humaine et cette révélation vient clore, pour elle, l’âge d’or de son enfance ingénue et insoucieuse. En vain les convives essaient de faire reculer ou de fléchir le fantôme inexorable ; en vain la Sagesse antique s’efforce d’interpréter humainement l’insondable mystère : « La sagesse des dieux ignorait le remède qui pût porter quelque douceur et quelque consolation aux cœurs angoissés. Et le convive s’avançait par un sentier mystérieux : ni prières ni offrandes n’apaisaient sa fureur. C’était la Mort : elle fit cesser la joie du festin, y mêlant l’angoisse, la douleur et les larmes. » Par une géniale audace, l’art essaya d’arracher au spectre son masque terrifiant, il s’efforça de l’humaniser. en lui prêtant une figure presque douce. « Un pâle adolescent éteint le flambeau et s’endort. Paisible est la mort, comme un frisson qui s’échappe d’une harpe. »[63] Mais c’était là encore un symbole obscur, impénétrable : « l’éternelle Nuit restait une énigme indéchiffrable, l’image austère d’un empire lointain. »

Avec la joie de vivre innocente et insouciante, avec l’âge d’or de l’enfance humaine c’en fut fait aussi de l’antique mythologie. Les Olympiens disparurent, incapables de dévoiler au cœur humain l’énigme redoutable de la mort. Cette révélation fut l’œuvre du christianisme. Car en cela réside son essence : il est une religion de la Nuit et de la Mort. Ainsi doit s’interpréter symboliquement le grand drame humain de la vie du Christ. Le Christ, pour le poète romantique, c’est l’idéaliste mystique. Il a percé à jour le caractère illusoire de la vie terrestre et, par une immolation volontaire, par un suicide philosophique complet, il a manifesté à la terre la puissance qui triomphe à la fois des attaches de la vie et des épouvantes de la mort. Par lui l’antique conception naïve de la vie a été abolie. Il a ôté à la mort son aiguillon douloureux, la rendant, tout au contraire attrayante et désirable : il a rendu familier au cœur de l’homme « l’ostracisme métaphysique », — l’acte par lequel celui-ci place en dehors du monde actuel, en dehors du temps et de l’espace, de tout ce qui est corruptible et éphémère, son essence véritable, ses affections les plus profondes. Le Christ a frayé la voie par où s’acheminent désormais les générations gémissantes, poussées par une irrésistible nostalgie vers la Maison paternelle. Telle est la conclusion du dernier hymne à la Nuit :

« Célébrons la Nuit éternelle, célébrons le sommeil sans réveil. Chaud a été pour nous le travail de la journée ; notre âme altérée a langui dans un long chagrin. La terre étrangère n’a plus d’attraits pour nous, nous voulons rentrer à la maison paternelle… Quel obstacle arrête notre retour ? Les bien-aimés reposent depuis longtemps ; à leur tombe s’est brisée la course de notre vie ; nous voici désespérés, pleins d’alarmes. Nous n’avons plus rien à attendre ; le cœur est rassasié, le monde est vide… Descendons vers la douce épousée, vers Jésus le Bien-Aimé ! Courage ! Voici venir le crépuscule pour ceux qui aiment et pleurent. Un rêve brise nos liens et nous porte dans le sein de notre Père. »

PESSIMISME ET IRONIE


Le nom de Schopenhauer s’est plusieurs fois présenté à nous, à la lecture des Hymnes à la Nuit et du Journal intime. En effet les termes de comparaison abondent. Telle page du grand métaphysicien pessimiste pourrait servir de commentaire au Journal du poète romantique. C’est, chez l’un et chez l’autre, la même conception d’un « suicide philosophique », par lequel l’homme dégage son essence métaphysique des liens de l’univers matériel et de la vie naturelle. « Lorsque par une grande et irrévocable décision du destin », lisons-nous dans Le Monde comme Volonté et Représentation, « la volonté a été en une certaine mesure brisée, alors l’homme cesse presque entièrement de vouloir et son caractère revêt une tristesse calme, une noblesse résignée. Lorsqu’enfin le chagrin n’a plus d’objet précis, mais se répand sur la vie entière : alors celle-ci prend l’aspect d’un recueillement intérieur, d’une rentrée en soi-même, d’une disparition progressive de la volonté, dont même la forme matérielle et visible, — le corps, — se trouve secrètement mais profondément minée. En même temps l’homme éprouve un certain affranchissement de ses liens, le doux pressentiment de la mort qui s’annonce comme une dissolution à la fois du corps et de la volonté. C’est ce qui fait que la tristesse s’accompagne d’une joie secrète et c’est à celle-ci que le plus mélancolique des peuples a donné, je crois, le nom de « the joy of grief. »[64]

Mais, en dépit de ces similitudes, il y a une différence profonde entre le pessimisme moral de Schopenhauer et le mysticisme esthétique de Novalis. Ce qui frappe chez ce dernier c’est tout au contraire son optimisme foncier, invincible, dans le deuil et dans la maladie. Cet optimisme, si on y regarde de près, est, il est vrai, d’une essence très particulière : on pourrait l’appeler l’inconscience de la souffrance et de la mort. La douleur ne mord pas sur cet esprit, elle ne peut pas se fixer sur lui. Parfois il l’appelle, il voudrait l’étreindre, la retenir, l’analyser : elle lui échappe toujours. C’est une synthèse affective qui ne parvient pas à se constituer franchement, à l’état pur et isolé, aussi peu dans sa sensibilité morale que dans sa sensibilité physique. Tout réveille une résonance voluptueuse dans son âme, — même la maladie, la tristesse ou l’image de la mort. Cette dernière non seulement n’a rien de redoutable, de farouche à ses yeux, mais au contraire elle cache un aiguillon de secrète volupté. La mort, dira-t-il, « romantise » la vie, elle lui donne un arrière-goût sans lequel l’existence manquerait de saveur. « La vie est le commencement de la mort. La vie est en vue de la mort. La mort est l’accomplissement et en même temps un commencement… Il faut abolir la distinction entre la vie et la mort, annihiler la mort… La mort est une victoire sur nous-mêmes, qui, comme toute victoire, nous procure une existence nouvelle et plus légère… Même l’inoculation de la mort trouvera sa place dans la thérapeutique générale de l’avenir. »[65]

Ce n’est donc pas une idée de destruction, de néant, mais au contraire un rêve de vie exaltée, d’extase et de volupté orgiaque que suscite chez Novalis la pensée de la mort. Il ne faut pas lire dans son Journal intime ou dans ses Hymnes à la Nuit une variante de Werther, il ne faut pas voir dans son suicide philosophique quelque chose d’analogue à ce qu’on appelle en France, depuis Chateaubriand, le « mal de René ». Nous ne sommes pas en présence d’une âme déchirée, en rupture de ban avec la société et le monde, qui se raidit contre sa destinée dans une attitude hautaine, misanthropique, déclamatoire. « Je veux mourir joyeux comme un jeune poète », avait-il écrit, « ma mort doit être le témoignage de ma foi à ce qu’il y a de plus haut, — non une fuite ni un échappatoire. » Ainsi sa foi optimiste en l’idéal n’a pas été ébranlée un seul instant ; à l’heure même où il médite sa mort, il sent au-dedans de lui une joie de vivre fiévreuse, insatiable, une puissance d’illusion que rien n’a entamée. Dans le deuil qui le frappe il lit aussitôt une « céleste conjoncture, — une étape miraculeusement nécessaire », un évènement providentiel et opportun. Au cours du premier entretien qu’il avait eu à Leipzig avec son compagnon d’université, Frédéric Schlegel, il avait déjà soutenu avec passion son paradoxe favori : — que le mal n’existe pas, que c’est là une pure illusion et qu’il ne tiendrait qu’à nous de nous trouver dès à présent en plein âge d’or. « Le fond de tout mon être », écrivait-il quelques années plus tard, « c’est le sentiment profond qui m’attache à la vie, la foi et la confiance en tout ce qui est en moi et autour de moi. »[66] Et c’est encore cet inaltérable optimisme qui inspire une de ses dernières notes, écrites d’une main fiévreuse, à l’heure où se précipitaient les symptômes les plus alarmants, où déjà il était marqué du signe de la mort prochaine. « Si je dois tomber malade à présent, je peux utiliser ces heures d’abord pour quelques études scientifiques et techniques, et particulièrement aussi pour l’éducation de mon caractère et de ma foi religieuse, pour la discipline ascétique, morale, religieuse de ma vie… » Il se trace tout un long programme d’occupations. « Mon idée favorite d’une destination terrestre, entièrement bienfaisante pour moi ».

Sans doute cet optimisme plongeait, par ses racines, dans les activités biologiques du poète. Il semble que celui-ci ait contracté, dès sa première enfance, comme une assuétude anormale à la maladie ou, selon sa propre expression, qu’il ait expérimenté sur lui-même « l’inoculation de la mort ». Un autre trait essentiel de sa sensibilité morale, avons-nous vu, c’est cette frénésie idéaliste de la passion, qui brûle son objet dans les flammes mêmes du désir, et qui cherche dans cette immolation, dans cet holocauste mystique la plus ardente des voluptés. De là le caractère « illusoire » que revêtent pour un pareil esprit toutes les satisfactions de l’instinct, de là aussi le caractère illusoire de l’intérêt qu’il prend aux choses, aux événements, à la réalité. « Celui qui considère la vie autrement que comme une illusion qui se détruit, est encore lui-même emprisonné dans cette illusion… Précisément cette auto-suppression de l’instinct, de l’illusion, du problème illusoire, qui se consument dans leurs propres flammes, c’est là l’élément de volupté, qui est au fond de toute satisfaction de l’instinct. Qu’est-ce autre chose que la vie ? Le désespoir même, la crainte de la mort, sont les plus attrayantes parmi ces illusions. »[67]

Telle est aussi la conclusion d’un petit dialogue philosophique sur la brièveté de la vie. « À quel but tendent tous nos efforts ? À transformer en plaisir le déplaisir, et à convertir du même coup le temps en éternité, par un détachement et par une exaltation de tout notre être spirituel, en prenant toujours davantage conscience de l’illusion comme telle. Oui, mon ami, nous voici arrivés jusqu’aux colonnes d’Hercule et nous pouvons nous embrasser avec la certitude joyeuse qu’il est en notre pouvoir de considérer la vie comme une illusion belle et géniale, comme un spectacle grandiose… Puisse donc cette intuition de la vie, comprise comme une illusion passagère, comme un spectacle dramatique, devenir pour nous une seconde nature. Avec quelle rapidité s’écouleront alors les heures sombres et quel attrait nous trouverons à la brièveté même de ce qui passe. »[68]

Ainsi nous voyons se préciser peu à peu chez Novalis le type de l’ironiste romantique. C’est l’homme qui sait se déprendre de la vie, se placer « en dehors », pour en jouir comme d’une illusion intéressante et géniale, en prenant toujours plus conscience de « l’illusion comme telle ». Chez Schopenhauer la conscience de l’illusion aboutit à une discipline ascétique du caractère, parce qu’il fait de la volonté et d’une conversion morale de la volonté le pivot de sa doctrine. Sa philosophie revêt ainsi un aspect essentiellement « éthique ». Pour le poète romantique au contraire l’essentiel dans l’homme c’est l’activité imaginative. Le suicide philosophique aboutit donc simplement à une attitude esthétique en face, ou plus exactement « en dehors » de la vie, et c’est cette attitude que les esthéticiens romantiques, comme Frédéric Schlegel et Solger, ont voulu définir sous le nom d’Ironie. Peut-être chez Novalis en trouverons-nous la réalisation la plus parfaite, parce qu’ici elle n’apparaît pas dans une formule. dans une attitude, dans une doctrine particulières, mais se trouve répandue sur l’ensemble de sa vie et de sa pensée, comme la substance cachée de son génie.

L’Ironie romantique, issue, comme le pessimisme, de l’idéalisme philosophique, est donc l’intuition d’une contradiction initiale de l’Être, le sentiment de l’universelle illusion. La vie, le monde, c’est-à-dire le réel, le fini ne sont qu’illusion et néant, si nous les prenons « au sérieux », si nous croyons y voir l’Être lui-même. « Quiconque est encore emprisonné dans l’inextricabe chaos des réalités particulières », écrit l’esthéticien Solger, « quiconque, avec la gravité de l’esclave, attache son esprit à l’objet borné de son activité et de son désir, celui-là ne produira jamais rien de vivant ni de fécond. Dans toute aspiration plus noble il y a je ne sais quoi de plus indépendant, une pensée plus altière, par où l’homme s’élève pour contempler de haut, avec un calme sourire, le but prochain de son effort. Ce sentiment d’universalité, cette origine plus haute ennoblit toute activité particulière, — par là seulement nous devenons aptes à représenter les Idées elles-mêmes dans la réalité et dans nos propres actes. Je dirai même que nous ne sommes dignes de tendre à un but précis que si nous sommes capables sans cesse d’en détacher notre pensée, pour nous réfugier dans une sphère plus élevée. »[69] Mais ce n’est là encore qu’un des aspects de l’Ironie romantique, un des termes de la contradiction initiale. À son tour l’Idéal devient un danger lorsqu’il se présente comme un Absolu négatif, comme un enthousiasme destructeur, lorsqu’il est pris trop « au sérieux », comme une autre réalité qui doit annihiler la réalité actuelle et se substituer à elle. Sans doute il faut qu’il s’empare de l’âme, mais pour l’exalter, non pour l’annihiler, — pour l’embraser, sans la consumer. Pour le mystique le monde est néant : mais, répond l’artiste romantique, sans ce néant l’Idéal à son tour n’arriverait jamais à se manifester.

Il faut donc, pour que l’Idéal se révèle, qu’il entre dans les formes mêmes du néant : telle est la formule la plus succincte de l’ironie artistique, positive et productrice, telle que la définissait Solger ; — c’est l’intuition fondamentale, d’où s’est développée toute la spéculation de cette génération philosophique. « Il faut que nous reconnaissions que l’artiste ne prend pas son œuvre « au sérieux » — écrivait Solger, — « si nous prenons cette expression dans son sens habituel, où elle indique la direction de la pensée vers un but déterminé. Si graves que soient les évènements, envisagés au point de vue de la vie ordinaire, il faut pourtant que nous sentions que l’artiste ne les a pas pris au sérieux, parce que sa production ne doit pas être ramenée à des intentions particulières, comparables entre elles, mais uniquement à l’Idée prise en elle-même. C’est ce qui fait la sérénité de l’artiste, son indifférence à l’endroit des évènements individuels les plus graves et même les plus horribles, sentiment qui se communique ensuite au spectateur et qui se traduit par un maximum de calme et de sérénité. La consolation de l’art repose sur l’intuition que tout ce qu’il y a de grand, de sublime, de redoutable dans la réalité n’est rien en comparaison de l’Idée. En ce sens il faut que l’artiste soit au-dessus de son œuvre et qu’il aperçoive celle-ci, — dans la mesure où elle est entrée dans la réalité, — bien au-dessous de lui. Ce point de vue supérieur se manifeste particulièrement en ce que l’artiste, pleinement conscient du néant de sa création, l’achève cependant avec le plus grand amour, — je dirai même qu’il l’achève avec tant d’amour, précisément parce qu’il s’apprête à l’immoler tout entière à l’Idée… L’Ironie n’est pas une disposition isolée, fortuite de l’artiste, mais le germe vital le plus interne de l’art lui-même. »[70]

Telle est aussi la forme supérieure et poétique que revêtit dans l’esprit de Novalis le suicide philosophique. Volontiers le mystique se serait détourné complètement vers « la sainte, la mystérieuse, l’inexprimable Nuit », — mais c’était là un idéal irreprésentable, un Absolu négatif, où l’artiste, mieux informé, devait ne reconnaître qu’une démence passagère, une fausse « transcendance ». Et cependant l’idéaliste ne pouvait renoncer au rêve passionné, qui avait emporté son imagination comme sur des ailes de feu dans un monde surnaturel. Comment concilier ces deux aspirations contraires qui se partageaient son cœur ? Comment se prêter à la vie, à la joie, à tout ce « néant » terrestre, sans pourtant s’y replonger, sans déroger à la « vocation » plus haute ? À cette question il chercha une réponse dans la philosophie idéaliste nouvelle. En l’invitant à voir dans le monde une simple Apparence, à traiter la vie comme un rêve, comme une illusion géniale, celle-ci lui permettait, sans sacrifice ni dérogation, de s’attarder dans cette illusion, elle le pressait même d’en prendre pleinement conscience, car « ne sommes-nous pas près de nous éveiller lorsque nous rêvons que nous rêvons » ? Que l’homme s’efforce, par une discipline raisonnée, de rendre permanent cet état de croyance, et il verra s’écouler la vie avec la légèreté du rêve.


  1. Novalis Schriften, Édit. Tieck. — III, p. 21, 22, 23-24. — Just insiste à différentes reprises sur ce point, et cette insistance est significative.
  2. Krafft-Ebing, Lehrbuch der Psychiatrie, Stuttgart, 1874, I, p. 70-71.
  3. Krafft-Ebing op. cit. II, p. 57 et suiv. et II, p. 118.
  4. Novalis Schriften. Édit. Tieck. II, p. 292.
  5. N. S. I, p. 337. (Geistliche Lieder, N IX).
  6. N. S. II, p. 259 et p. 350.
  7. N. S. II, 1, p. 23.
  8. N. S. II, 1, p. 200.
  9. N. S. II, 1, p 342.
  10. N. S. II, 2, pp. 464 et 165.
  11. Nachlese, op. cit. p. 118 et 119.
  12. Nachlese, op. cit., p. 130.
  13. Nietzsche, Morgenrœthe, p. 30.
  14. Du type de « l’homme haut », créé par Jean Paul, on pourrait encore rapprocher celui de la « femme haute », qu’on retrouve dans le roman de Clemens Brentano, Godwi, sous les traits d’Annonciata. Elle aussi est une esthousiaste de la mort. « J’ai conclu dès ma jeunesse une alliance avec la mort », dit-elle, « et je suis entrée avec elle en un commerce intime d’amitié, afin qu’un jour elle s’approche de moi comme une compagne de jeu, lorsqu’elle viendra… » etc. (Clem. Brentano, Gesammelte Schriften, T. V, p. 310).
  15. Schubert. — Der Erwerb aus einem vergangenen und die Erwartungen von einem zukunftigen Leben. (Selbstbiographie), Erlangen, 1854, Tome I, p. 321.
  16. Schubert, Ibid, p. 322-323.
  17. Jean Paul Richter, Werke, édit. Reimer, Berlin 1860. La loge invisible, p. 16-17. « À vrai dire je m’y prends un peu tard, après 28 ans, pour dire ce que signifient, ces deux titres (Loge invisible et Momies). L’un, la Loge invisible, signifie quelque chose qui a rapport à une société secrète… etc. »
  18. Hippel, Kreuz und Quer Züge des Ritters A bis Z, Berlin. 1793, Tome I p. 84.
  19. Ibid p. 67
  20. Nachlese, op. cit., p 88-89.
  21. Novalis Schriften, Édition Tieck, III, p. 12.
  22. Novalis Schriften, Édition Tieck, II, p. 294.
  23. Raich, op. cit., p. 30.
  24. Novalis Schriften, Édition Tieck, II, p. 294-295.
  25. N. S. I, p. 285 et p. 288.
  26. N. S. II, 1, p. 101.
  27. Ibid. p. 101.
  28. C’est à une éducation morale de son caractère et surtout de ses facultés de vision mystique que Novalis, dés le début, voulut faire servir le deuil qui l’avait frappé. Ainsi seulement peut s’expliquer le passage de son Journal où il constate que « la méthode lui donne encore beaucoup de mal (N. S. I, p. 275). Il s’entretient longuement avec une sœur de Sophie « des facultés divinatoires » (N. S. I, p. 276). À Frédéric Schlegel, qui lui avait envoyé la traduction de Roméo et Juliette, il écrit : « Il se pourrait que Shakespeare développât des facultés divinatoires ». Raich, op. cit., p. 34) etc.
  29. Heilborn, op. cit., p. 117. Tout en assignant à la rédaction définitive des Hymnes la date de 1799 cet auteur ne rejette nullement l’hypothèse d’une rédaction fragmentaire antérieure. Elle lui paraît même tout à fait plausible. En effet parmi les fragments sur la physique publiés par le physicien Ritter, et qui furent écrits en collaboration avec Novalis, se trouve le fragment en prose d’un hymne à la Nuit qui semble bien être de la plume de Novalis. Peut-être, observe M. Heilborn, plusieurs esquisses du même genre, nées d’une inspiration momentanée, ont-elles constitué par cristallisation les Hymnes à la Nuit » p. 135.
  30. Raich, op. cit., p. 56 et suiv.
  31. Raich. op. cit. p. 130. La lettre est datée de mars 1799, mais le passage cité fait manifestement allusion à des événements déjà anciens et dont le souvenir est presque effacé.
  32. Raich., op. cit., p. 126.2
  33. Sur les rapports de Lavater avec les spirites de Copenhague, voir le Journal de J. G. Müller, dans les « Protestantische Monatsblætter für innere Zeitgeschichte. » Gotha, 1859, Tome 2, p. 169 et suiv.
  34. Voir encore le Journal de J. G. Müller, cité plus haut, dans les « Protestantische Monatsblætter. » 1859. Tom. I, p. 188 et suiv.
  35. Il s’enfermait fréquemment avec la gouvernante de Sophie, Jeannette Danscours, personne un peu bizarre et exaltée. La vieille fille et le jeune rêveur se montaient réciproquement la tête. À différentes reprises Novalis note dans son Journal des « troubles » ou des « émotions » qui se produiraient au cours de ces singuliers tête-à-tête.
  36. Aus Schleiermachers Leben, Berlin, 1861. Tome III, p. 77.
  37. Ibid., p. 130 et 132. À ce témoignage on peut ajouter celui de Guillaume Schlegel. « Parmi mes amis », écrit-il dans ses œuvres publiées en français. « Novalis, penseur audacieux, rêveur divinatoire, à la fin visionnaire, se donna tout de bon à la foi chrétienne… etc. » Voir Guillaume de Schlegel. Œuvres écrites en français, publiées par Bœking, Leipzig, 1846. — Tome I, p. 191.
  38. Aus Schleiermachers Leben, op. III, p. 77.
  39. Voir Aug. Wilh. Schlegel, Werke, Leipzig, 1846, Tome I, Todten Opfer für Augusta Bœhmer, p. 136 et p. 139.
  40. Nachlese, op. cit., p. 199.
  41. Dans cette théorie de l’extase somnambulique nous sommes obligés d’anticiper sur un point qu’on trouvera exposé plus longuement dans le chapitre intitulé : « Les physiciens romantiques ». Nous donnons ici l’interprétation psychologique ; on trouvera dans le chapitre susdit les influences historiques.
  42. Binet, Les altérations de la personnalité, Paris, 1892, p. 84 et suiv.
  43. Du Prel. — Die Magie als Naturwissenschaft, Tome II : Die magische Psychologie, Iéna, 1899, p. 176.
  44. On a fréquemment observé que c’est dans le creux de l’estomac, dans la « Herzgrube », que les somnambules localisent le centre de leur vie sensitive dans l’état d’hypnose. Voir, par exemple, G. H. Schubert, Die Symbolik des Traumes, Bamberg, 1814, p. 105. « Tous les objets que le somnambule veut contempler de plus près, il a coutume de les porter à cet endroit, comme nous faisons pour l’œil à l’état ordinaire. »
  45. Du Prel, op. cit., Tome I, p. 86.
  46. Moreau (de Tour), La Psychologie morbide, p. 235.
  47. Ibid., — p. 234.
  48. N. S. I, p. 276 et 277.
  49. N. S. I, p. 279.
  50. Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales. Voir article « opium ».
  51. N. S. II, p. [numéro absent]
  52. Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales — Article « opium » déjà cité.
  53. Hier soir, je me rendis à la tombe et j’eus quelques accès de joie délirante, lisons-nous par ex., I, p. 275.
  54. C’est la journée du 13 mai, N. S. I, p. 274.
  55. N. S. II, 1. p. 6. — Novalis reproche à Fichte de n’avoir pas mis l’extase à la base de son système. « Fichte ne comprend pas l’hypostase, et il lui manque toute une moitié de l’activité spirituelle créatrice. Sans extase — sans une conscience fascinatrice, qui nous tient lieu de tout, — c’est peu de chose que la philosophie » (N. S. II, 1. p. 199). Comp. N. S.II, 1, p 178. « L’état de maison (sic) est extatique » etc.
  56. Raich, op. cit., p. 34.
  57. On a vu plus haut la définition que lui-même donnait de la vision extatique. « Ce nest ni un « voir », ni un « entendre », ni un « sentir » ; — c’est composé des trois, — c’est plus que les trois réunis, — une impression de certitude immédiate, un aperçu de ma vie la plus vraie, la plus intime. » Ainsi la contradiction n’est qu’apparente entre la version poétique des Hymnes à la Nuit et le récit du Journal, où il écrivait : « Sa présence était sensible, il me semblait qu’elle allait apparaitre d’un moment à l’autre. »
  58. Raich, op. cit., p. 92.
  59. Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, édit Reclam. II, p. 381-382.
  60. N. S. II, 1. p. 232. p. 243 et 244.
  61. Cela même pourrait être contesté. Il se pourrait que l’invocation mystique à la Nuit dans Roméo et Juliette, — œuvre que Novalis, on se le rappelle, lisait avec ferveur — lui eût inspiré même le titre de ses hymnes. Quant à Young, il n’est mentionné qu’une fois.
  62. Les Nuits d’Young. Traduction Letourneur, Paris, 1770. I, p. 197-198.
  63. On reconnaît ici une réminiscence de la dissertation de Lessing « sur la manière dont les anciens ont représenté la mort ».
  64. Schopenhauers sæmmtliche Werke, Édit. Reclam. Tome I, p 508.
  65. Voir N. S. II, p. 4, p. 73, p. 211, et p. 330 « La mort est le principe qui romantise la vie… Par la mort la vie prend plus de relief » etc.
  66. Raich, op. cit., p. 3.
  67. N. S. II, I, p. 110 et p. 109.
  68. N. S. I, p. 257.
  69. Solger, Philosophische Gespræche, p. 55-56.
  70. Solger, op. cit., p. 244-245.