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Odes et Poèmes (Laprade)/Invocation sur la montagne

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (Œuvres poétiques de Victor de Lapradep. 251-255).




II

INVOCATION SUR LA MONTAGNE


À MON AMI BARTHÉLEMY TISSEUR



Sachez ce que j’ai dit pour vous sur la montagne,
Ami dont la pensée est partout ma compagne.

Un matin de janvier, par un temps vif et clair,
Où je me sentais fort de la vigueur de l’air,
Un de ces jours dorés, bleus, et tels que d’avance
Son soleil, l’hiver même, en donne à la Provence,
Je sortis de la ville où, — souvenir sacré ! —
Pour la première fois je vous ai rencontré.
De nos ans révolus, je repassais l’histoire ;
Pèlerin, je voulais gravir Sainte-Victoire.
Jusqu’à l’étroit vallon fermé d’un mur romain,
Si connu de nous deux, je suivis le chemin ;
Et de là, pour seul guide ayant le pic sublime,
Sur un sol non foulé, j’allai de cime en cime.
La lumière en tons chauds jouait sur les hauteurs ;
Mes pieds dans les taillis soulevaient des senteurs ;
Je marchais dans les buis, les houx et les genièvres ;
Pour seuls bruits au lointain les clochettes des chèvres

Et le cri de la grive entre les chênes verts,
Et le vent dans les pins semblable au bruit des mers.
En montant, je cueillais un peu de chaque arbuste :
Et quand j’eus du rocher atteint la crête auguste,
J’y posai mon bouquet religieusement.
Je sentais du désert le saint enivrement ;
Avec l’air, et par flots odorants et sonores,
L’esprit de vie entrait en moi par tous les pores.
A genoux, je pleurai pour que Dieu nous bénit ;
Ma bouche se colla sur le sacré granit ;
Je priai sans parole, et mon baiser austère
S’imprima sur ton front, ô ma mère la terre !
Enfin je me dressai ; de mes deux bras ouverts
Sur ce trépied géant, j’embrassai l’univers ;
Comme un prêtre épanchant l’extase qui l’inonde,
J’envoyai mes baisers aux quatre points du monde
Quatre fois saluant et changeant d’horizon,
De notre Père au ciel je redis l’oraison,
Et, m’unissant d’amour à la nature entière,
A longs traits j’aspirai la vie et la lumière.
Puis, je courbai mon front sur mes deux mains en feu,
Et mon âme un moment s’anéantit en Dieu.

« Penche-toi sur mon cœur, toi d’où l’être ruisselle,
Verse à flots de tes yeux les fluides vivants ;
Coulez d’en haut, torrents de vie universelle,
Venez pour m’abreuver, venez des quatre vents !

« Ô lumière, ô couleurs, ô rayons de sa face,
Regards de l’infini de caresses chargés,
Rosiers de l’Orient effeuillés dans l’espace,
Sourires amoureux d’astre en astre échangés ;


« Notes qui, refluant des étoiles lointaines,
Glissez de ce rocher aux bois, aux champs, aux mers ;
Bruit des troupeaux errants, des arbres, des fontaines,
Arômes et vapeurs mêlés dans les déserts ;

« Haleine des forêts, des cités et des ondes,
Souffle que tout respire et qu’on ne peut tarir ;
Des jardins inconnus semences vagabondes,
Germes qui demandez une place où fleurir ;

« Rayons, accords, parfums que les vents précipitent,
Voix qui montez du globe et qui tombez du ciel,
Mélodieux roulis des sphères qui palpitent,
Mouvement cadencé sur un rhythme éternel !

« Et vous, lumière interne, espoir, saintes pensées,
Grâces que l’invisible envoie à son amant,
Eaux vives de l’esprit par Dieu même versées,
Qui des sources d’en haut coulez à ce moment ;

« Vous, prières, douleurs, travaux, vertus secrètes,
Parfums nés pour le ciel qui montez de là-bas,
Actions des élus et chansons des poètes,
Courant de l’idéal qui ne tarissez pas ;

« Paroles qui flottez de l’âme à la nature,
Echanges de l’amour qui donne et qui reçoit,
Part de l’être accordée à chaque créature,
Forces du Dieu caché que le cœur aperçoit !

« Affluez, affluez autour de cette cime,
D’un nuage vivant que j’y sois revêtu,

Unissez-vous à moi dans un mélange intime,
Vertus du monde entier, devenez ma vertu ! »

Ainsi, j’ouvrais mon âme aspirant dans l’espace
Ce grand souffle de Dieu qui passe et qui repasse,
Et le sentant couler dans mes sens agrandis,
Je saluai trois fois le ciel, et j’étendis
Mes deux bras secouant l’effluve magnétique,
Au nord, vers le Jura, vers la ville helvétique
Où Dieu vous a conduit loin de toute amitié,
Vous avec qui toujours je pense de moitié.

« Recevez, recevez l’esprit qui me pénètre
Et le surcroit de vie ajoutée à mon être ;
Soyez, autant qu’aimé, soyez calme et puissant ;
Recevez à la fois et ma force et ma joie ;
Mon âme a recueilli, mon âme vous envoie
D’ici tout ce qui monte et tout ce qui descend.

« Entrez en lui, rayons, parfums, musique, aurore !
Clartés dont l’horizon s’anime et se colore,
Coulez avec lenteur pour qu’il n’en perde rien ;
Esprit de Dieu flottant sur l’océan des mondes,
Lumière où je me baigne, extase qui m’inondes,
Descendez dans son cœur, en passant par le mien !

« Divin balancement des flots, des bois, des nues,
Sphères qui décrivez des danses inconnues,
Bruits des astres lointains, des fleuves, des forêts,
Accord universel, musique saisissante
De tout ce qui se meut et de tout ce qui chante,
Vous qui des cœurs guidez les battements secrets ;


« Esprits qui dirigez l’ascension des sèves,
Urnes qui répandez la pensée et les rêves,
Essor auquel mon cœur s’abandonne aujourd’hui,
Donnez-lui le vouloir, l’action forte et sûre,
Réglez de tous ses pas le mode et la mesure,
Versez à travers moi votre harmonie en lui.

« Haleine du désert, senteurs dont je m’enivre,
Souffle de l’idéal qui m’avez fait revivre,
Par qui toute blessure est prompte à se fermer ;
Arômes fécondants que la brise balaie,
Descendez dans son cœur et pansez chaque plaie ;
Autant qu’il a souffert faites qu’il puisse aimer !

« Tombez, grains et rosée, en cette âme choisie,
Ravivez les moissons qu’attend la poésie ;
Qu’en lui l’homme nouveau sorte de l’homme ancien ;
Mûrissez, ô soleil, les épis qu’il nous cache
Dans les sillons secrets : car il faut qu’on le sache,
Le beau fut dans son cœur semé comme le bien.

« Que chacun de mes doigts, d’où mon âme ruisselle,
Du feu que j’aspirai lui verse une étincelle ;
Qu’il soit fortifié des forces que je prends ;
Que je fasse, investi pour lui d’un sacerdoce,
Du trépied solennel où mon amour m’exhausse,
Les bénédictions s’épancher par torrents ! »
Ami dont la pensée est partout ma compagne,
Voilà ce que j’ai dit pour vous sur la montagne.