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Oppression et Liberté/01

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 7-8).


NOTE DE L’ÉDITEUR


Au centre du recueil que nous publions aujourd’hui se trouve une étude que Simone Weil elle-même a considérée longtemps comme son œuvre principale, les Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale. Ce texte qui comprend 114 pages dactylographiées a été écrit en 1934. Simone Weil en a parlé à plusieurs reprises, autour d’elle, ou dans des lettres qui ont été retrouvées. Chaque fois, ses déclarations ont témoigné de l’importance particulière qu’elle attachait à ce grand essai. L’abondance des plans, des notes et des fragments qui s’y rattachent révèlent aussi la place exceptionnelle que ce travail a tenu dans sa vie. En 1940 encore, au moment où elle essayait de quitter la France, elle écrivait à un ami :

« … Il y a à Paris, dans ma serviette, un texte en prose, fort long, dactylographié, dont j’ai oublié le titre, mais il y a en épigraphe une citation de Spinoza. C’est essentiellement une analyse de l’oppression politique et sociale, de ses causes permanentes, de son mécanisme, de ses formes actuelles. Cela date de 1934. C’est très actuel, également. Cela vaudrait la peine, je crois, de ne pas être perdu. Mais je ne sais pas s’il serait prudent de le prendre chez vous. Lisez-le et appréciez vous-même… Je regrette bien maintenant de ne l’avoir pas publié. Je voulais d’abord le récrire à cause de l’imperfection de la forme, et mon état physique m’en a toujours empêchée. On ne peut pas publier cela maintenant. Le poème, en revanche, on peut le publier, je crois. Je vous le confie. Ne l’oubliez pas. Car moi, je ne m’en occuperai plus, et bien qu’on ne puisse prévoir ce que l’avenir amènera, je pars sans esprit de retour. Ce n’est pas simplement à cause des circonstances. J’ai toujours pensé qu’un jour je partirais ainsi. »

Dans le présent recueil, qui réunit les études consacrées par Simone Weil à la critique sociale et politique, les Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale développent le raisonnement principal, qui commande tous les autres parce qu’il a été le souci privilégié de l’auteur, le tourment qui n’a jamais quitté Simone Weil, même, et surtout, à l’intérieur de sa pensée religieuse : le tourment de l’injustice.

Depuis Marx en tout cas, dont la doctrine est d’ailleurs longuement examinée ici, la pensée politique et sociale n’avait rien produit en Occident de plus pénétrant et de plus prophétique. Alain, à qui Simone Weil avait soumis son travail en 1935, devait d’ailleurs lui répondre par la lettre suivante :

« … Votre travail est de première grandeur ; il veut une suite. Tous les concepts sont à reprendre, et toute l’analyse sociale à refaire. Votre exemple donnera courage aux générations déçues par l’ontologie ou par l’idéologie. La Critique attend ses ouvriers. Pourrez-vous former un plan de travail ? Ou seulement l’esquisser ? En tout cas votre dernier travail indique un large chemin, Les Libres Propos, qui n’ont encore attrapé que des lambeaux d’idées, pourraient devenir les Cahiers de Critique de l’avenir prochain. Pensez-y.

« Je considère comme très important que les attaques contre l’U.R.S.S. soient écartées d’un travail critique pur. L’analyse (par exemple) de la Bureaucratie ne doit point du tout reposer sur une enquête concernant le gouvernement de Staline. (De la même manière que les travaux d’Einstein ne sont pas un objet convenable pour la Critique pure de toute physique.) Le lecteur fera lui-même l’application ; à lui les risques. Mais la Critique doit être sans faute et sans réplique. Et la faute la plus grave ici serait de confondre matière et forme. L’objet ne peut jamais porter la preuve.

« Un travail si nouveau (Kant continué) doit se garder de toute apparence de polémique. Je vous le dis comme je le pense. Mais il est bien entendu que si les Libres Propos vous impriment, votre texte sera absolument comme vous voudrez. Et je crois même que les passions politiques ne diminueront guère la portée de votre analyse de l’oppression ni votre doctrine du Travail. Je suis assuré que des travaux de ce genre, sous la forme qui vous est propre, sérieuse et rigoureuse, armée de continuité et de masse, sont les seuls qui ouvrent l’avenir prochain et la Révolution véritable, infiniment proche par sa courbe du désordre actuel (ou de l’ordre actuel). Tout cela est mal expliqué ; mais aussi je n’ai rien à vous expliquer. Il est seulement vrai à mes yeux que l’indignation seule est capable de vous détourner de votre mission. Retenez ce que j’ai dit : ce qui est misanthropique est faux… Fraternellement. Alain. »