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Oppression et Liberté/05/03

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 80-113).


ANALYSE DE L’OPPRESSION.


Il s’agit en somme de connaître ce qui lie l’oppression en général et chaque forme d’oppression en particulier au régime de la production ; autrement dit d’arriver à saisir le mécanisme de l’oppression, à comprendre en vertu de quoi elle surgit, subsiste, se transforme, en vertu de quoi peut-être elle pourrait théoriquement disparaître. C’est là, ou peu s’en faut, une question neuve. Pendant des siècles, des âmes généreuses ont considéré la puissance des oppresseurs comme constituant une usurpation pure et simple, à laquelle il fallait tenter de s’opposer soit par la simple expression d’une réprobation radicale, soit par la force armée mise au service de la justice. Des deux manières, l’échec a toujours été complet ; et jamais il n’était plus significatif que quand il prenait un moment l’apparence de la victoire, comme ce fut le cas pour la Révolution française, et qu’après avoir effectivement réussi à faire disparaître une certaine forme d’oppression, on assistait, impuissant, à l’installation immédiate d’une oppression nouvelle.

La réflexion sur cet échec retentissant, qui était venu couronner tous les autres, amena enfin Marx à comprendre qu’on ne peut supprimer l’oppression tant que subsistent les causes qui la rendent inévitable, et que ces causes résident dans les conditions objectives, c’est-à-dire matérielles, de l’organisation sociale. Il élabora ainsi une conception de l’oppression tout à fait neuve, non plus en tant qu’usurpation d’un privilège, mais en tant qu’organe d’une fonction sociale. Cette fonction, c’est celle même qui consiste à développer les forces productives, dans la mesure où ce développement exige de durs efforts et de lourdes privations ; et, entre ce développement et l’oppression sociale, Marx et Engels ont aperçu des rapports réciproques. Tout d’abord, selon eux, l’oppression s’établit seulement quand les progrès de la production ont suscité une division du travail assez poussée pour que l’échange, le commandement militaire et le gouvernement constituent des fonctions distinctes ; d’autre part l’oppression, une fois établie, provoque le développement ultérieur des forces productives, et change de forme à mesure que l’exige ce développement, jusqu’au jour où, devenue pour lui une entrave et non une aide, elle disparaît purement et simplement. Quelque brillantes que soient les analyses concrètes par lesquelles les marxistes ont illustré ce schéma, et bien qu’il constitue un progrès sur les naïves indignations qu’il a remplacées, on ne peut dire qu’il mette en lumière le mécanisme de l’oppression. Il n’en décrit que partiellement la naissance ; car pourquoi la division du travail se tournerait-elle nécessairement en oppression ? Il ne permet nullement d’en attendre raisonnablement la fin ; car, si Marx a cru montrer comment le régime capitaliste finit par entraver la production, il n’a même pas essayé de prouver que, de nos jours, tout autre régime oppressif l’entraverait pareillement ; et de plus on ignore pourquoi l’oppression ne pourrait pas réussir à se maintenir, même une fois devenue un facteur de régression économique. Surtout Marx omet d’expliquer pourquoi l’oppression est invincible aussi longtemps qu’elle est utile, pourquoi les opprimés en révolte n’ont jamais réussi à fonder une société non oppressive, soit sur la base des forces productives de leur époque, soit même au prix d’une régression économique qui pouvait difficilement accroître leur misère ; et enfin il laisse tout à fait dans l’ombre les principes généraux du mécanisme par lequel une forme déterminée d’oppression est remplacée par une autre.

Bien plus, non seulement les marxistes n’ont résolu aucun de ces problèmes, mais ils n’ont même pas cru devoir les formuler. Il leur a semblé avoir suffisamment rendu compte de l’oppression sociale en posant qu’elle correspond à une fonction dans la lutte contre la nature. Au reste ils n’ont vraiment mis cette correspondance en lumière que pour le régime capitaliste ; mais de toute manière, supposer qu’une telle correspondance constitue une explication du phénomène, c’est appliquer inconsciemment aux organismes sociaux le fameux principe de Lamarck, aussi inintelligible que commode, « la fonction crée l’organe ». La biologie n’a commencé d’être une science que le jour où Darwin a substitué à ce principe la notion des conditions d’existence. Le progrès consiste en ce que la fonction n’est plus considérée comme la cause, mais comme l’effet de l’organe, seul ordre intelligible ; le rôle de cause n’est dès lors attribué qu’à un mécanisme aveugle, celui de l’hérédité combiné avec les variations accidentelles. Par lui-même, à vrai dire, ce mécanisme aveugle ne peut que produire au hasard n’importe quoi ; l’adaptation de l’organe à la fonction rentre ici en jeu de manière à limiter le hasard en éliminant les structures non viables, non plus à titre de tendance mystérieuse, mais à titre de condition d’existence ; et cette condition se définit par le rapport de l’organisme considéré au milieu pour une part inerte et pour une part vivant qui l’entoure, et tout particulièrement aux organismes semblables qui lui font concurrence. L’adaptation est dès lors conçue par rapport aux êtres vivants comme une nécessité extérieure et non plus intérieure. Il est clair que cette méthode lumineuse n’est pas valable seulement en biologie, mais partout où l’on se trouve en présence de structures organisées qui n’ont été organisées par personne. Pour pouvoir se réclamer de la science en matière sociale, il faudrait avoir accompli par rapport au marxisme un progrès analogue à celui que Darwin a accompli par rapport à Lamarck. Les causes de l’évolution sociale ne doivent plus être cherchées ailleurs que dans les efforts quotidiens des hommes considérés comme individus. Ces efforts ne se dirigent certes pas n’importe où ; ils dépendent, pour chacun, du tempérament, de l’éducation, des routines, des coutumes, des préjugés, des besoins naturels ou acquis, de l’entourage, et surtout, d’une manière générale, de la nature humaine, terme qui, pour être malaisé à définir, n’est probablement pas vide de sens. Mais étant donné la diversité presque indéfinie des individus, étant donné surtout que la nature humaine comporte entre autres choses le pouvoir d’innover, de créer, de se dépasser soi-même, ce tissu d’efforts incohérents produirait n’importe quoi en fait d’organisation sociale, si le hasard ne se trouvait en ce domaine limité par les conditions d’existence auxquelles toute société doit se conformer sous peine d’être ou subjuguée ou anéantie. Ces conditions d’existence sont le plus souvent ignorées des hommes qui s’y soumettent ; elles agissent non pas en imposant aux efforts de chacun une direction déterminée, mais en condamnant à être inefficaces tous les efforts dirigés dans les voies qu’elles interdisent.

Ces conditions d’existence sont déterminées tout d’abord, comme pour les êtres vivants, d’une part par le milieu naturel, d’autre part par l’existence, par l’activité et particulièrement par la concurrence des autres organismes de même espèce, c’est-à-dire en l’occurrence des autres groupements sociaux. Mais un troisième facteur entre encore en jeu, à savoir l’aménagement du milieu naturel, l’outillage, l’armement, les procédés de travail et de combat ; et ce facteur occupe une place à part du fait que, s’il agit sur la forme de l’organisation sociale, il en subit à son tour la réaction. Au reste ce facteur est le seul sur lequel les membres d’une société puissent peut-être avoir quelque prise. Cet aperçu est trop abstrait pour pouvoir guider ; mais si l’on pouvait à partir de cette vue sommaire arriver à des analyses concrètes, il deviendrait enfin possible de poser le problème social. La bonne volonté éclairée des hommes agissant en tant qu’individus est l’unique principe possible du progrès social ; si les nécessités sociales, une fois clairement aperçues, se révélaient comme étant hors de la portée de cette bonne volonté au même titre que celles qui régissent les astres, chacun n’aurait plus qu’à regarder se dérouler l’histoire comme on regarde se dérouler les saisons, en faisant son possible pour éviter à lui-même et aux êtres aimés le malheur d’être soit un instrument soit une victime de l’oppression sociale. S’il en est autrement, il faudrait tout d’abord définir à titre de limite idéale les conditions objectives qui laisseraient place à une organisation sociale absolument pure d’oppression ; puis chercher par quels moyens et dans quelle mesure on peut transformer les conditions effectivement données de manière à les rapprocher de cet idéal ; trouver quelle est la forme la moins oppressive d’organisation sociale pour un ensemble de conditions objectives déterminées ; enfin définir dans ce domaine le pouvoir d’action et les responsabilités des individus considérés comme tels. À cette condition seulement l’action politique pourrait devenir quelque chose d’analogue à un travail, au lieu d’être, comme ce fut le cas jusqu’ici, soit un jeu, soit une branche de la magie.

Par malheur, pour en arriver là, il ne faut pas seulement des réflexions approfondies, rigoureuses, soumises, afin d’éviter toute erreur, au contrôle le plus serré ; il faut aussi des études historiques, techniques et scientifiques, d’une étendue et d’une précision inouïes, et menées d’un point de vue tout à fait nouveau. Cependant les événements n’attendent pas ; le temps ne s’arrêtera pas pour nous ménager des loisirs ; l’actualité s’impose à nous d’une manière urgente, et nous menace de catastrophes qui entraîneraient, parmi bien d’autres malheurs déchirants, l’impossibilité matérielle d’étudier et d’écrire autrement qu’au service des oppresseurs. Que faire ? Rien ne servirait de se laisser emporter dans la mêlée par un entraînement irréfléchi. Nul n’a la plus faible idée ni des buts ni des moyens de ce qu’on nomme encore par habitude l’action révolutionnaire. Quant au réformisme, le principe du moindre mal qui en constitue la base est certes éminemment raisonnable, si discrédité soit-il par la faute de ceux qui en ont fait usage jusqu’ici ; seulement, s’il n’a encore servi que de prétexte à capituler, ce n’est pas dû à la lâcheté de quelques chefs, mais à une ignorance par malheur commune à tous ; car tant qu’on n’a pas défini le pire et le mieux en fonction d’un idéal clairement et concrètement conçu, puis déterminé la marge exacte des possibilités, on ne sait pas quel est le moindre mal, et dès lors on est contraint d’accepter sous ce nom tout ce qu’imposent effectivement ceux qui ont en main la force, parce que n’importe quel mal réel est toujours moindre que les maux possibles que risque toujours d’amener une action non calculée. D’une manière générale, les aveugles que nous sommes actuellement n’ont guère le choix qu’entre la capitulation et l’aventure. L’on ne peut pourtant se dispenser de déterminer dès maintenant l’attitude à prendre par rapport à la situation présente. C’est pourquoi, en attendant d’avoir, si toutefois la chose est possible, démonté le mécanisme social, il est permis peut-être d’essayer d’en esquisser les principes ; pourvu qu’il soit bien entendu qu’une telle esquisse exclut toute espèce d’affirmation catégorique, et vise uniquement à soumettre quelques idées, à titre d’hypothèses, à l’examen critique des gens de bonne foi. Au reste on est loin d’être sans guide en la matière. Si le système de Marx, dans ses grandes lignes, est d’un faible secours, il en est autrement des analyses auxquelles il a été amené par l’étude concrète du capitalisme, et dans lesquelles, tout en croyant se borner à caractériser un régime, il a sans doute plus d’une fois saisi la nature cachée de l’oppression elle-même.

Parmi toutes les formes d’organisation sociale que nous présente l’histoire, fort rares sont celles qui apparaissent comme vraiment pures d’oppression ; encore sont-elles assez mal connues. Toutes correspondent à un niveau extrêmement bas de la production, si bas que la division du travail y est à peu près inconnue, sinon entre les sexes, et que chaque famille ne produit guère plus que ce qu’elle a besoin de consommer. Il est assez clair d’ailleurs qu’une pareille condition matérielle exclut forcément l’oppression, puisque chaque homme, contraint de se nourrir lui-même, est sans cesse aux prises avec la nature extérieure ; la guerre même, à ce stade, est guerre de pillage et d’extermination, non de conquête, parce que les moyens d’assurer la conquête et surtout d’en tirer parti font défaut. Ce qui est surprenant, ce n’est pas que l’oppression apparaisse seulement à partir des formes plus élevées de l’économie, c’est qu’elle les accompagne toujours. C’est donc qu’entre une économie tout à fait primitive et les formes économiques plus développées il n’y a pas seulement différence de degré, mais aussi de nature. Et en effet, si, du point de vue de la consommation, il n’y a que passage à un peu plus de bien-être, la production, qui est le facteur décisif, se transforme, elle, dans son essence même. Cette transformation consiste à première vue en un affranchissement progressif à l’égard de la nature. Dans les formes tout à fait primitives de la production, chasse, pêche, cueillette, l’effort humain apparaît comme une simple réaction à la pression inexorable continuellement exercée par la nature sur l’homme, et cela de deux manières ; tout d’abord il s’accomplit, ou peu s’en faut, sous la contrainte immédiate, sous l’aiguillon continuellement ressenti des besoins naturels ; et par une conséquence indirecte, l’action semble recevoir sa forme de la nature elle-même, à cause du rôle important qu’y jouent une intuition analogue à l’instinct animal et une patiente observation des phénomènes naturels les plus fréquents, à cause aussi de la répétition indéfinie des procédés qui ont souvent réussi sans qu’on sache pourquoi, et qui sont sans doute regardés comme étant accueillis par la nature avec une faveur particulière. À ce stade, chaque homme est nécessairement libre à l’égard des autres hommes, parce qu’il est en contact immédiat avec les conditions de sa propre existence, et que rien d’humain ne s’interpose entre elles et lui ; mais en revanche, et dans la même mesure, il est étroitement assujetti à la domination de la nature, et il le laisse bien voir en la divinisant. Aux étapes supérieures de la production, la contrainte de la nature continue certes à s’exercer, et toujours impitoyablement, mais d’une manière en apparence moins immédiate ; elle semble devenir de plus en plus large et laisser une marge croissante au libre choix de l’homme, à sa faculté d’initiative et de décision. L’action n’est plus collée d’instant en instant aux exigences de la nature ; on apprend à constituer des réserves, à longue échéance, pour des besoins non encore ressentis ; les efforts qui ne sont susceptibles que d’une utilité indirecte se font de plus en plus nombreux ; du même coup une coordination systématique dans le temps et dans l’espace devient possible et nécessaire, et l’importance s’en accroît continuellement. Bref l’homme semble passer par étapes, à l’égard de la nature, de l’esclavage à la domination. En même temps la nature perd graduellement son caractère divin, et la divinité revêt de plus en plus la forme humaine. Par malheur, cette émancipation n’est qu’une flatteuse apparence. En réalité, à ces étapes supérieures, l’action humaine continue, dans l’ensemble, à n’être que pure obéissance à l’aiguillon brutal d’une nécessité immédiate ; seulement, au lieu d’être harcelé par la nature, l’homme est désormais harcelé par l’homme. Au reste c’est bien toujours la pression de la nature qui continue à se faire sentir, quoique indirectement ; car l’oppression s’exerce par la force, et en fin de compte, toute force a sa source dans la nature.

La notion de force est loin d’être simple, et cependant elle est la première à élucider pour poser les problèmes sociaux. La force et l’oppression, cela fait deux ; mais ce qu’il faut comprendre avant tout, c’est que ce n’est pas la manière dont on use d’une force quelconque, mais sa nature même qui détermine si elle est ou non oppressive. C’est ce que Marx a clairement aperçu en ce qui concerne l’État ; il a compris que cette machine à broyer les hommes ne peut cesser de broyer tant qu’elle est en fonction, entre quelques mains qu’elle soit. Mais cette vue a une portée beaucoup plus générale. L’oppression procède exclusivement de conditions objectives. La première d’entre elles est l’existence de privilèges ; et ce ne sont pas les lois ou les décrets des hommes qui déterminent les privilèges, ni les titres de propriété ; c’est la nature même des choses. Certaines circonstances, qui correspondent à des étapes sans doute inévitables du développement humain, font surgir des forces qui s’interposent entre l’homme du commun et ses propres conditions d’existence, entre l’effort et le fruit de l’effort, et qui sont, par leur essence même, le monopole de quelques-uns, du fait qu’elles ne peuvent être réparties entre tous ; dès lors ces privilégiés, bien qu’ils dépendent, pour vivre, du travail d’autrui, disposent du sort de ceux même dont ils dépendent, et l’égalité périt. C’est ce qui se produit tout d’abord lorsque les rites religieux par lesquels l’homme croit se concilier la nature, devenus trop nombreux et trop compliqués pour être connus de tous, deviennent le secret et par suite le monopole de quelques prêtres ; le prêtre dispose alors, bien que ce soit seulement par une fiction, de toutes les puissances de la nature, et c’est en leur nom qu’il commande. Rien d’essentiel n’est changé lorsque ce monopole est constitué non plus par des rites, mais par des procédés scientifiques, et que ceux qui le détiennent s’appellent, au lieu de prêtres, savants et techniciens. Les armes, elles aussi, donnent naissance à un privilège du jour où d’une part elles sont assez puissantes pour rendre impossible toute défense d’hommes désarmés contre des hommes armés, et où d’autre part leur maniement est devenu assez perfectionné et par suite assez difficile pour exiger un long apprentissage et une pratique continuelle. Car dès lors les travailleurs sont impuissants à se défendre, au lieu que les guerriers, tout en se trouvant dans l’impossibilité de produire, peuvent toujours s’emparer par les armes des fruits du travail d’autrui ; ainsi les travailleurs sont à la merci des guerriers, et non inversement. Il en est de même pour l’or, et plus généralement pour la monnaie, dès que la division du travail est assez poussée pour qu’aucun travailleur ne puisse vivre de ses produits sans en avoir échangé au moins une partie avec ceux des autres ; l’organisation des échanges devient alors nécessairement le monopole de quelques spécialistes, et ceux-ci, ayant la monnaie en mains, peuvent à la fois se procurer, pour vivre, les fruits du travail d’autrui, et priver les producteurs de l’indispensable. Enfin partout où dans la lutte contre les hommes ou contre la nature les efforts ont besoin de s’ajouter et de se coordonner entre eux pour être efficaces, la coordination devient le monopole de quelques dirigeants dès qu’elle atteint un certain degré de complication, et la première loi de l’exécution est alors l’obéissance ; c’est le cas aussi bien pour l’administration des affaires publiques que pour celle des entreprises. Il peut y avoir d’autres sources de privilège, mais ce sont là les principales ; au reste, sauf la monnaie qui apparaît à un moment déterminé de l’histoire, tous ces facteurs jouent sous tous les régimes oppressifs ; ce qui change, c’est la manière dont ils se répartissent et se combinent, c’est le degré de concentration du pouvoir, c’est aussi le caractère plus ou moins fermé et par suite plus ou moins mystérieux de chaque monopole. Cependant les privilèges, par eux-mêmes, ne suffisent pas à déterminer l’oppression. L’inégalité pourrait facilement être adoucie par la résistance des faibles et l’esprit de justice des forts ; elle ne ferait pas surgir une nécessité plus brutale encore que celle des besoins naturels eux-mêmes, s’il n’intervenait pas un autre facteur, à savoir la lutte pour la puissance.

Comme Marx l’a compris clairement pour le capitalisme, comme quelques moralistes l’ont aperçu d’une manière plus générale, la puissance enferme une espèce de fatalité qui pèse aussi impitoyablement sur ceux qui commandent que sur ceux qui obéissent ; bien plus, c’est dans la mesure où elle asservit les premiers que, par leur intermédiaire, elle écrase les seconds. La lutte contre la nature comporte des nécessités inéluctables et que rien ne peut faire fléchir, mais ces nécessités enferment leurs propres limites ; la nature résiste, mais elle ne se défend pas, et là où elle est seule en jeu, chaque situation pose des obstacles bien définis qui donnent sa mesure à l’effort humain. Il en est tout autrement dès que les rapports entre hommes se substituent au contact direct de l’homme avec la nature. Conserver la puissance est, pour les puissants, une nécessité vitale, puisque c’est leur puissance qui les nourrit ; or ils ont à la conserver à la fois contre leurs rivaux et contre leurs inférieurs, lesquels ne peuvent pas ne pas chercher à se débarrasser de maîtres dangereux ; car, par un cercle sans issue, le maître est redoutable à l’esclave du fait même qu’il le redoute, et réciproquement ; et il en est de même entre puissances rivales.

Bien plus, les deux luttes que doit mener chaque homme puissant, l’une contre ceux sur qui il règne et l’autre contre ses rivaux, se mêlent inextricablement et sans cesse chacune rallume l’autre. Un pouvoir, quel qu’il soit, doit toujours tendre à s’affermir à l’intérieur au moyen de succès remportés au-dehors, car ces succès lui donnent des moyens de contrainte plus puissants ; de plus, la lutte contre ses rivaux rallie à sa suite ses propres esclaves, qui ont l’illusion d’être intéressés à l’issue du combat. Mais, pour obtenir de la part des esclaves l’obéissance et les sacrifices indispensables à un combat victorieux, le pouvoir doit se faire plus oppressif ; pour être en mesure d’exercer cette oppression, il est encore plus impérieusement contraint de se tourner vers l’extérieur ; et ainsi de suite. On peut parcourir la même chaîne en partant d’un autre chaînon ; montrer qu’un groupement social pour être en mesure de se défendre contre les puissances extérieures qui voudraient se l’annexer, doit lui-même se soumettre à une autorité oppressive ; que le pouvoir ainsi établi, pour se maintenir en place, doit attiser les conflits avec les pouvoirs rivaux ; et ainsi de suite, encore une fois. C’est ainsi que le plus funeste des cercles vicieux entraîne la société tout entière à la suite de ses maîtres dans une ronde insensée.

On ne peut briser le cercle que de deux manières, ou en supprimant l’inégalité, ou en établissant un pouvoir stable, un pouvoir tel qu’il y ait équilibre entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Cette seconde solution est celle qu’ont recherchée tous ceux que l’on nomme partisans de l’ordre, ou du moins tous ceux d’entre eux qui n’ont été mus ni par la servilité ni par l’ambition ; ce fut sans doute le cas des écrivains latins qui louèrent « l’immense majesté de la paix romaine », de Dante, de l’école réactionnaire du début du xixe siècle, de Balzac, et, aujourd’hui, des hommes de droite sincères et réfléchis. Mais cette stabilité du pouvoir, objectif de ceux qui se disent réalistes, apparaît comme une chimère, si l’on y regarde de près, au même titre que l’utopie anarchiste.

Entre l’homme et la matière, chaque action, heureuse ou non, établit un équilibre qui ne peut être rompu que du dehors ; car la matière est inerte. Une pierre déplacée accepte sa place nouvelle ; le vent accepte de conduire à destination le même bateau qu’il aurait détourné de sa route si voile et gouvernail n’avaient été bien disposés. Mais les hommes sont des êtres essentiellement actifs, et possèdent une faculté de se déterminer eux-mêmes qu’ils ne peuvent jamais abdiquer, même s’ils le désirent, sinon le jour où ils retombent par la mort à l’état de matière inerte ; de sorte que toute victoire sur les hommes renferme en elle-même le germe d’une défaite possible, à moins d’aller jusqu’à l’extermination. Mais l’extermination supprime la puissance en en supprimant l’objet. Ainsi il y a, dans l’essence même de la puissance, une contradiction fondamentale, qui l’empêche de jamais exister à proprement parler ; ceux qu’on nomme les maîtres, sans cesse contraints de renforcer leur pouvoir sous peine de se le voir ravir, ne sont jamais qu’à la poursuite d’une domination essentiellement impossible à posséder, poursuite dont les supplices infernaux de la mythologie grecque offrent de belles images. Il en serait autrement si un homme pouvait posséder en lui-même une force supérieure à celle de beaucoup d’autres réunis ; mais ce n’est jamais le cas ; les instruments du pouvoir, armes, or, machines, secrets magiques ou techniques, existent toujours en dehors de celui qui en dispose, et peuvent être pris par d’autres. Ainsi tout pouvoir est instable.

D’une manière générale, entre êtres humains, les rapports de domination et de soumission n’étant jamais pleinement acceptables, constituent toujours un déséquilibre sans remède et qui s’aggrave perpétuellement lui-même ; il en est ainsi même dans le domaine de la vie privée, où l’amour, par exemple, détruit tout équilibre dans l’âme dès qu’il cherche à s’asservir son objet ou à s’y asservir. Mais là du moins rien d’extérieur ne s’oppose à ce que la raison revienne tout mettre en ordre en établissant la liberté et l’égalité ; au lieu que les rapports sociaux, dans la mesure où les procédés mêmes du travail et du combat excluent l’égalité, semblent faire peser la folie sur les hommes comme une fatalité extérieure. Car du fait qu’il n’y a jamais pouvoir, mais seulement course au pouvoir, et que cette course est sans terme, sans limite, sans mesure, il n’y a pas non plus de limite ni de mesure aux efforts qu’elle exige ; ceux qui s’y livrent, contraints de faire toujours plus que leurs rivaux, qui s’efforcent de leur côté de faire plus qu’eux, doivent sacrifier non seulement l’existence des esclaves, mais la leur propre et celle des êtres les plus chers ; c’est ainsi qu’Agamemnon immolant sa fille revit dans les capitalistes qui, pour maintenir leurs privilèges, acceptent d’un cœur léger des guerres susceptibles de leur ravir leurs fils.

Ainsi la course au pouvoir asservit tout le monde, les puissants comme les faibles. Marx l’a bien vu en ce qui concerne le régime capitaliste. Rosa Luxembourg protestait contre l’apparence de « carrousel dans le vide » que présente le tableau marxiste de l’accumulation capitaliste, ce tableau où la consommation apparaît comme un « mal nécessaire » à réduire au minimum, un simple moyen pour maintenir en vie ceux qui se consacrent soit comme chefs soit comme ouvriers au but suprême, but qui n’est autre que la fabrication de l’outillage, c’est-à-dire des moyens de la production. Et pourtant c’est la profonde absurdité de ce tableau qui en fait la profonde vérité ; vérité qui déborde singulièrement le cadre du régime capitaliste. Le seul caractère propre à ce régime, c’est que les instruments de la production industrielle y sont en même temps les armes principales dans la course au pouvoir ; mais toujours les procédés de la course au pouvoir, quels qu’ils soient, se soumettent les hommes par le même vertige et s’imposent à eux à titre de fins absolues. C’est le reflet de ce vertige qui donne une grandeur épique à des œuvres comme la Comédie humaine, ou les Histoires de Shakespeare, ou les chansons de geste, ou l’Iliade. Le véritable sujet de l’Iliade, c’est l’emprise de la guerre sur les guerriers, et, par leur intermédiaire, sur tous les humains ; nul ne sait pourquoi chacun se sacrifie, et sacrifie tous les siens à une guerre meurtrière et sans objet, et c’est pourquoi, tout au long du poème, c’est aux dieux qu’est attribuée l’influence mystérieuse qui fait échec aux pourparlers de paix, rallume sans cesse les hostilités, ramène les combattants qu’un éclair de raison pousse à abandonner la lutte.

Ainsi dans cet antique et merveilleux poème apparaît déjà le mal essentiel de l’humanité, la substitution des moyens aux fins. Tantôt la guerre apparaît au premier plan, tantôt la recherche de la richesse, tantôt la production ; mais le mal reste le même. Les moralistes vulgaires se plaignent que l’homme soit mené par son intérêt personnel ; plût au ciel qu’il en fût ainsi ! L’intérêt est un principe d’action égoïste, mais borné, raisonnable, qui ne peut engendrer des maux illimités. La loi de toutes les activités qui dominent l’existence sociale, c’est au contraire, exception faite pour les sociétés primitives, que chacun y sacrifie la vie humaine, en soi et en autrui, à des choses qui ne constituent que des moyens de mieux vivre. Ce sacrifice revêt des formes diverses, mais tout se résume dans la question du pouvoir. Le pouvoir, par définition, ne constitue qu’un moyen ; ou pour mieux dire posséder un pouvoir, cela consiste simplement à posséder des moyens d’action qui dépassent la force si restreinte dont un individu dispose par lui-même. Mais la recherche du pouvoir, du fait même qu’elle est essentiellement impuissante à se saisir de son objet, exclut toute considération de fin, et en arrive, par un renversement inévitable, à tenir lieu de toutes les fins. C’est ce renversement du rapport entre le moyen et la fin, c’est cette folie fondamentale qui rend compte de tout ce qu’il y a d’insensé et de sanglant tout au long de l’histoire. L’histoire humaine n’est que l’histoire de l’asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu’opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu’ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l’humanité vivante à être la chose de choses inertes.

Aussi ce ne sont pas les hommes, mais les choses qui donnent à cette course vertigineuse au pouvoir sa limite et ses lois. Les désirs des hommes sont impuissants à la régler. Les maîtres peuvent bien rêver de modération, mais il leur est interdit de pratiquer cette vertu, sous peine de défaite, sinon dans une très faible mesure ; aussi, en dehors d’exceptions quasi miraculeuses, telles que Marc-Aurèle, deviennent-ils rapidement incapables même de la concevoir. Quant aux opprimés, leur révolte permanente, qui bouillonne toujours bien qu’elle n’éclate que par moments, peut jouer de manière à aggraver le mal aussi bien que de manière à le restreindre ; et elle constitue surtout dans l’ensemble un facteur aggravant, du fait qu’elle contraint les maîtres à faire peser leur pouvoir toujours plus lourdement de crainte de le perdre. De temps en temps, les opprimés arrivent à chasser une équipe d’oppresseurs et à la remplacer par une autre, et parfois même à changer la forme de l’oppression ; mais quant à supprimer l’oppression elle — même, il faudrait à cet effet en supprimer les sources, abolir tous les monopoles, les secrets magiques ou techniques qui donnent prise sur la nature, les armements, la monnaie, la coordination des travaux. Quand les opprimés seraient assez conscients pour s’y déterminer, ils ne pourraient y réussir. Ce serait se condamner à être aussitôt asservis par les groupements sociaux qui n’ont pas opéré la même transformation ; et quand même ce danger serait écarté par miracle, ce serait se condamner à mort, car, quand on a une fois oublié les procédés de la production primitive et transformé le milieu naturel auquel ils correspondaient, on ne peut retrouver le contact immédiat avec la nature. Ainsi, malgré toutes les velléités de mettre fin à la folie et à l’oppression, la concentration du pouvoir et l’aggravation de son caractère tyrannique n’auraient point de bornes s’il ne s’en trouvait heureusement dans la nature des choses. Il importe de déterminer sommairement quelles peuvent être ces bornes ; et à cet effet il faut garder présent à l’esprit que, si l’oppression est une nécessité de la vie sociale, cette nécessité n’a rien de providentiel. Ce n’est pas parce qu’elle devient nuisible à la production que l’oppression peut prendre fin ; la « révolte des forces productrices », si naïvement invoquée par Trotsky comme un facteur de l’histoire, est une pure fiction. On se tromperait de même en supposant que l’oppression cesse d’être inéluctable dès que les forces productives sont assez développées pour pouvoir assurer à tous le bien-être et le loisir. Aristote admettait qu’il n’y aurait plus aucun obstacle à la suppression de l’esclavage si l’on pouvait faire assumer les travaux indispensables par des « esclaves mécaniques », et Marx, quand il a tenté d’anticiper sur l’avenir de l’espèce humaine, n’a fait que reprendre et développer cette conception. Elle serait juste si les hommes étaient conduits par la considération du bien-être ; mais, depuis l’époque de l’Iliade jusqu’à nos jours, les exigences insensées de la lutte pour le pouvoir ôtent même le loisir de songer au bien-être. L’élévation du rendement de l’effort humain demeurera impuissante à alléger le poids de cet effort aussi longtemps que la structure sociale impliquera le renversement du rapport entre le moyen et la fin, autrement dit aussi longtemps que les procédés du travail et du combat donneront à quelques-uns un pouvoir discrétionnaire sur les masses ; car les fatigues et les privations devenues inutiles dans la lutte contre la nature se trouveront absorbées par la guerre menée entre les hommes pour la défense ou la conquête des privilèges. Dès lors que la société est divisée en hommes qui ordonnent et hommes qui exécutent, toute la vie sociale est commandée par la lutte pour le pouvoir, et la lutte pour la subsistance n’intervient guère que comme un facteur, à vrai dire indispensable, de la première. La vue marxiste selon laquelle l’existence sociale est déterminée par les rapports entre l’homme et la nature établis par la production reste bien la seule base solide pour toute étude historique ; seulement ces rapports doivent être considérés d’abord en fonction du problème du pouvoir, les moyens de subsistance constituant simplement une donnée de ce problème. Cet ordre semble absurde, mais il ne fait que refléter l’absurdité essentielle qui est au cœur même de la vie sociale. Une étude scientifique de l’histoire serait donc une étude des actions et des réactions qui se produisent perpétuellement entre l’organisation du pouvoir et les procédés de la production ; car si le pouvoir dépend des conditions matérielles de la vie, il ne cesse jamais de transformer ces conditions elles-mêmes. Une telle étude dépasse actuellement de très loin nos possibilités ; mais, avant d’aborder la complexité infinie des faits, il est bon d’élaborer un schéma abstrait de ce jeu d’actions et de réactions, à peu près comme les astronomes ont dû inventer une sphère céleste imaginaire pour s’y reconnaître dans les mouvements et les positions des astres.

Il faut tenter tout d’abord de dresser une liste des nécessités inéluctables qui bornent toute espèce de pouvoir. En premier lieu, un pouvoir quelconque s’appuie sur des instruments qui ont dans chaque situation une portée déterminée. Ainsi on ne commande pas de la même manière au moyen de soldats armés de flèches, de lances et d’épées qu’au moyen d’avions et de bombes incendiaires ; la puissance de l’or dépend du rôle joué par les échanges dans la vie économique ; celle des secrets techniques est mesurée par la différence entre ce qu’on peut accomplir par leur moyen et ce qu’on peut accomplir sans eux ; et ainsi de suite. À vrai dire, il faut toujours faire entrer en ligne de compte dans ce bilan les ruses grâce auxquelles les puissants obtiennent par persuasion ce qu’ils sont hors d’état d’obtenir par contrainte, soit en mettant les opprimés dans une situation telle qu’ils aient ou croient avoir un intérêt immédiat à faire ce qu’on leur demande, soit en leur inspirant un fanatisme propre à leur faire accepter tous les sacrifices. En second lieu, comme le pouvoir qu’exerce réellement un être humain ne s’étend qu’à ce qui se trouve effectivement soumis à son contrôle, le pouvoir se heurte toujours aux bornes mêmes de la faculté de contrôle, lesquelles sont fort étroites. Car aucun esprit ne peut embrasser une masse d’idées à la fois ; aucun homme ne peut se trouver à la fois en plusieurs lieux ; et pour le maître comme pour l’esclave la journée n’a jamais que vingt-quatre heures. La collaboration constitue en apparence un remède à cet inconvénient ; mais comme elle n’est jamais complètement pure de rivalité, il en résulte des complications infinies. Les facultés d’examiner, de comparer, de peser, de décider, de combiner sont essentiellement individuelles, et par suite il en est aussi de même du pouvoir, dont l’exercice est inséparable de ces facultés ; le pouvoir collectif est une fiction, du moins en dernière analyse. Quant à la quantité d’affaires qui peuvent tomber sous le contrôle d’un seul homme, elle dépend dans une très large mesure de facteurs individuels tels que l’étendue et la rapidité de l’intelligence, la capacité de travail, la fermeté du caractère ; mais elle dépend également des conditions objectives du contrôle, rapidité plus ou moins grande des transports et des informations, simplicité ou complication des rouages du pouvoir. Enfin l’exercice d’un pouvoir quelconque a pour condition un excédent dans la production des subsistances, et un excédent assez considérable pour que tous ceux qui se consacrent, soit en qualité de maîtres, soit en qualité d’esclaves, à la lutte pour le pouvoir, puissent vivre. Il est clair que la mesure de cet excédent dépend du mode de production, et par suite aussi de l’organisation sociale. Voilà donc trois facteurs qui permettent de concevoir le pouvoir politique et social comme constituant à chaque instant quelque chose d’analogue à une force mesurable. Cependant, pour compléter le tableau, il faut tenir compte du fait que les hommes qui se trouvent en rapport, soit à titre de maîtres soit à titre d’esclaves, avec le phénomène du pouvoir sont inconscients de cette analogie. Les puissants, qu’ils soient prêtres, chefs militaires, rois ou capitalistes, croient toujours commander en vertu d’un droit divin ; et ceux qui leur sont soumis se sentent écrasés par une puissance qui leur paraît divine ou diabolique, mais de toutes manières surnaturelle. Toute société oppressive est cimentée par cette religion du pouvoir, qui fausse tous les rapports sociaux en permettant aux puissants d’ordonner au delà de ce qu’ils peuvent imposer ; il n’en est autrement que dans les moments d’effervescence populaire, moments où au contraire tous, esclaves révoltés et maîtres menacés, oublient combien les chaînes de l’oppression sont lourdes et solides.

Ainsi une étude scientifique de l’histoire devrait commencer par analyser les réactions exercées à chaque instant par le pouvoir sur les conditions qui lui assignent objectivement ses bornes ; et une esquisse hypothétique du jeu de ces réactions est indispensable pour guider une telle analyse, d’ailleurs beaucoup trop difficile eu égard à nos possibilités actuelles. Certaines de ces réactions sont conscientes et voulues. Tout pouvoir s’efforce consciemment, dans la mesure de ses moyens, mesure déterminée par l’organisation sociale, d’améliorer dans son propre domaine la production et le contrôle ; l’histoire en fournit maint exemple, depuis les pharaons jusqu’à nos jours, et c’est là-dessus que s’appuie la notion de despotisme éclairé. En revanche tout pouvoir s’efforce aussi, et toujours consciemment, de détruire chez ses rivaux les moyens de produire et d’administrer, et est de leur part l’objet d’une tentative analogue. Ainsi la lutte pour le pouvoir est à la fois constructrice et destructrice, et amène ou un progrès ou une décadence économique selon que la construction ou la destruction l’emporte ; et il est clair que dans une civilisation déterminée la destruction s’opérera dans une mesure d’autant plus grande qu’il sera plus difficile à un pouvoir de s’étendre sans se heurter à des pouvoirs rivaux de force à peu près égale. Mais les conséquences indirectes de l’exercice du pouvoir ont beaucoup plus d’importance que les efforts conscients des puissants. Tout pouvoir, du fait même qu’il s’exerce, étend jusqu’à la limite du possible les rapports sociaux sur lesquels il repose ; ainsi le pouvoir militaire multiplie les guerres, le capital commercial multiplie les échanges. Or il arrive parfois, par une sorte de hasard providentiel, que cette extension fait surgir, par un mécanisme quelconque, des ressources nouvelles rendant possible une nouvelle extension, et ainsi de suite, à peu près comme la nourriture renforce les corps vivants en pleine croissance et leur permet ainsi de conquérir plus de nourriture encore de manière à acquérir de plus grandes forces. Tous les régimes offrent des exemples de ces hasards providentiels ; car sans de tels hasards, aucune forme de pouvoir ne pourrait durer, de sorte que les pouvoirs qui en bénéficient sont seuls à subsister. Ainsi la guerre permettait aux Romains de ravir des esclaves, c’est-à-dire des travailleurs dans la force de l’âge dont d’autres avaient eu à nourrir l’enfance ; le profit tiré du travail des esclaves permettait de renforcer l’armée, et l’armée plus forte entreprenait des guerres plus vastes qui lui valaient un butin d’esclaves nouveau et plus considérable. De même les routes que les Romains construisaient à des fins militaires facilitaient par la suite l’administration et l’exploitation des provinces et contribuaient par conséquent à entretenir des ressources pour les guerres nouvelles. Si l’on passe aux temps modernes, on voit par exemple que l’extension des échanges a provoqué une division plus grande du travail, laquelle à son tour a rendu indispensable une plus grande circulation des marchandises ; de plus la productivité accrue qui en est résultée a fourni des ressources nouvelles qui ont pu se transformer en capital commercial et industriel. En ce qui concerne la grande industrie, il est clair que chaque progrès important du machinisme a créé à la fois des ressources, des instruments et un stimulant pour un progrès nouveau. De même c’est la technique de la grande industrie qui s’est trouvée fournir les moyens de contrôle et d’information indispensables à l’économie centralisée à laquelle la grande industrie aboutit fatalement, tels que le télégraphe, le téléphone, la presse quotidienne. On peut en dire autant des moyens de transport. On pourrait trouver tout au cours de l’histoire une immense quantité d’exemples analogues, portant sur les plus grands et sur les plus petits aspects de la vie sociale. On peut définir la croissance d’un régime par le fait qu’il lui suffit de fonctionner pour susciter de nouvelles ressources lui permettant de fonctionner sur une plus grande échelle.

Ce phénomène de développement automatique est si frappant qu’on serait tenté d’imaginer qu’un régime heureusement constitué, si l’on peut s’exprimer ainsi, subsisterait et progresserait sans fin. C’est exactement là ce que le xixe siècle, socialistes compris, s’est figuré concernant le régime de la grande industrie. Mais s’il est facile d’imaginer d’une manière vague un régime oppressif qui ne connaîtrait jamais de décadence, il n’en est plus de même si l’on veut concevoir clairement et concrètement l’extension indéfinie d’un pouvoir déterminé. S’il pouvait étendre sans fin ses moyens de contrôle, il s’approcherait indéfiniment d’une limite qui serait comme l’équivalent de l’ubiquité ; s’il pouvait étendre sans fin ses ressources, tout se passerait comme si la nature environnante évoluait graduellement vers cette générosité sans réserve dont Adam et Ève bénéficiaient au paradis terrestre ; et enfin s’il pouvait étendre indéfiniment la portée de ses propres instruments — qu’il s’agisse d’armes, d’or, de secrets techniques, de machines ou d’autre chose — il tendrait à abolir cette corrélation qui, en liant indissolublement la notion de maître à celle d’esclave, établit entre maître et esclave un rapport de dépendance réciproque. On ne peut prouver que tout cela soit impossible ; mais il faut admettre que c’est impossible, ou bien se résoudre à penser l’histoire humaine comme un conte de fées. D’une manière générale, on ne peut considérer le monde où nous vivons comme soumis à des lois que si l’on admet que tout phénomène y est limité ; et c’est le cas aussi pour le phénomène du pouvoir, comme l’avait compris Platon. Si l’on veut considérer le pouvoir comme un phénomène concevable, il faut penser qu’il peut étendre les bases sur lesquelles il repose jusqu’à un certain point seulement, après quoi il se heurte comme à un mur infranchissable. Mais néanmoins il ne lui est pas loisible de s’arrêter ; l’aiguillon de la rivalité le contraint à aller plus loin et toujours plus loin, c’est-à-dire à dépasser les limites à l’intérieur desquelles il peut effectivement s’exercer. Il s’étend au delà de ce qu’il peut contrôler ; il commande au delà de ce qu’il peut imposer ; il dépense au delà de ses propres ressources. Telle est la contradiction interne que tout régime oppressif porte en lui comme un germe de mort ; elle est constituée par l’opposition entre le caractère nécessairement limité des bases matérielles du pouvoir et le caractère nécessairement illimité de la course au pouvoir en tant que rapport entre les hommes.

Car dès qu’un pouvoir dépasse les limites qui lui sont imposées par la nature des choses, il rétrécit les bases sur lesquelles il s’appuie, il rend ces limites mêmes de plus en plus étroites. En s’étendant au delà de ce qu’il peut contrôler, il engendre un parasitisme, un gaspillage, un désordre qui, une fois apparus, s’accroissent automatiquement. En essayant de commander là même où il n’est pas en état de contraindre, il provoque des réactions qu’il ne peut ni prévoir ni régler. Enfin, en voulant étendre l’exploitation des opprimés au delà de ce que permettent les ressources objectives, il épuise ces ressources elles-mêmes ; c’est là sans doute ce que signifie le conte antique et populaire de la poule aux œufs d’or. Quelles que soient les sources d’où les exploiteurs tirent les biens qu’ils s’approprient, un moment vient où tel procédé d’exploitation, qui était d’abord, à mesure qu’il s’étendait, de plus en plus productif, se fait au contraire ensuite de plus en plus coûteux. C’est ainsi que l’armée romaine, qui avait d’abord enrichi Rome, finit par la ruiner ; c’est ainsi que les chevaliers du moyen âge, dont les combats avaient d’abord donné une sécurité relative aux paysans qui se trouvaient quelque peu protégés contre le brigandage, finirent au cours de leurs guerres continuelles par dévaster les campagnes qui les nourrissaient ; et le capitalisme semble bien traverser une phase de ce genre. Encore une fois, on ne peut prouver qu’il doive toujours en être ainsi ; mais il faut l’admettre, à moins de supposer la possibilité de ressources inépuisables. Ainsi c’est la nature même des choses qui constitue cette divinité justicière que les Grecs adoraient sous le nom de Némésis, et qui châtie la démesure.

Quand une forme déterminée de domination se trouve ainsi arrêtée dans son essor et acculée à la décadence, il s’en faut qu’elle commence à disparaître peu à peu ; parfois c’est alors au contraire qu’elle se fait le plus durement oppressive, qu’elle écrase les êtres humains sous son poids, qu’elle broie sans pitié corps, cœurs et esprits. Seulement comme tous se mettent peu à peu à manquer des ressources qu’il faudrait aux uns pour vaincre, aux autres pour vivre, un moment vient où, de toutes parts, on cherche fiévreusement des expédients. Il n’y a aucune raison pour qu’une telle recherche ne demeure pas vaine ; et en ce cas le régime ne peut que finir par sombrer faute de ressources pour subsister, et céder la place non pas à un autre régime mieux organisé, mais à un désordre, à une misère, à une vie primitive qui durent jusqu’à ce qu’une cause quelconque fasse surgir de nouveaux rapports de force. S’il en est autrement, si la recherche de ressources nouvelles est fructueuse, de nouvelles formes de vie sociale surgissent et un changement de régime se prépare lentement et comme souterrainement. Souterrainement, car ces formes nouvelles ne peuvent se développer que pour autant qu’elles sont compatibles avec l’ordre établi et qu’elles ne présentent, tout au moins en apparence, aucun danger pour les pouvoirs constitués ; sans quoi rien ne pourrait empêcher ces pouvoirs de les anéantir, aussi longtemps qu’ils sont les plus forts. Pour que les nouvelles formes sociales l’emportent sur les anciennes, il faut qu’au préalable ce développement continu les ait amenées à jouer effectivement un rôle plus important dans le fonctionnement de l’organisme social, autrement dit qu’elles aient suscité des forces supérieures à celles dont disposent les pouvoirs officiels. Ainsi il n’y a jamais véritablement rupture de continuité, non pas même quand la transformation du régime semble l’effet d’une lutte sanglante ; car la victoire ne fait alors que consacrer des forces qui, dès avant la lutte, constituaient le facteur décisif de la vie collective, des formes sociales qui avaient commencé depuis longtemps à se substituer progressivement à celles sur lesquelles reposait le régime en décadence. C’est ainsi que, dans l’Empire romain, les barbares s’étaient mis à occuper les postes les plus importants, l’armée se disloquait peu à peu en bandes menées par des aventuriers et l’institution du colonat substituait progressivement le servage à l’esclavage, tout cela longtemps avant les grandes invasions. De même la bourgeoisie française n’a pas, il s’en faut, attendu 1789 pour l’emporter sur la noblesse. La révolution russe a, il est vrai, grâce à un singulier concours de circonstances, paru faire surgir quelque chose d’entièrement nouveau ; mais la vérité est que les privilèges supprimés par elle n’avaient depuis longtemps aucune base sociale en dehors de la tradition ; que les institutions surgies au cours de l’insurrection n’ont peut-être pas été effectivement en fonction l’espace d’un matin ; et que les forces réelles, à savoir la grande industrie, la police, l’armée, la bureaucratie, loin d’avoir été brisées par la révolution, sont parvenues grâce à elle à une puissance inconnue dans les autres pays. D’une manière générale ce renversement soudain du rapport des forces qui est ce qu’on entend d’ordinaire par révolution n’est pas seulement un phénomène inconnu dans l’histoire, c’est encore, si l’on y regarde de près, quelque chose à proprement parler d’inconcevable, car ce serait une victoire de la faiblesse sur la force, l’équivalent d’une balance dont le plateau le moins lourd s’abaisserait. Ce que l’histoire nous présente, ce sont de lentes transformations de régimes où les événements sanglants que nous baptisons révolutions jouent un rôle fort secondaire, et d’où ils peuvent même être absents ; c’est le cas lorsque la couche sociale qui dominait au nom des anciens rapports de force arrive à conserver une partie du pouvoir à la faveur des rapports nouveaux, et l’histoire d’Angleterre en fournit un exemple. Mais quelques formes que prennent les transformations sociales, l’on n’aperçoit, si l’on essaie d’en mettre à nu le mécanisme, qu’un morne jeu de forces aveugles qui s’unissent ou se heurtent, qui progressent ou déclinent, qui se substituent les unes aux autres, sans jamais cesser de broyer sous elles les malheureux humains. Ce sinistre engrenage ne présente à première vue aucun défaut par où une tentative de délivrance puisse trouver passage. Mais ce n’est pas d’une esquisse aussi vague, aussi abstraite, aussi misérablement sommaire que l’on peut prétendre tirer une conclusion.

Il faut poser encore une fois le problème fondamental, à savoir en quoi consiste le lien qui semble jusqu’ici unir l’oppression sociale et le progrès dans les rapports de l’homme avec la nature. Si l’on considère en gros l’ensemble du développement humain jusqu’à nos jours, si surtout l’on oppose les peuplades primitives, organisées presque sans inégalité, à notre civilisation actuelle, il semble que l’homme ne puisse parvenir à alléger le joug des nécessités naturelles sans alourdir d’autant celui de l’oppression sociale, comme par le jeu d’un mystérieux équilibre. Et même, chose plus singulière encore, on dirait que, si la collectivité humaine s’est dans une large mesure affranchie du poids dont les forces démesurées de la nature accablent la faible humanité, elle a en revanche pris en quelque sorte la succession de la nature au point d’écraser l’individu d’une manière analogue.

En quoi l’homme primitif est-il esclave ? C’est qu’il ne dispose presque pas de sa propre activité ; il est le jouet du besoin, qui lui dicte chacun de ses gestes, ou peu s’en faut, et le harcèle de son aiguillon impitoyable ; et ses actions sont réglées non pas par sa propre pensée, mais par les coutumes et les caprices également incompréhensibles d’une nature qu’il ne peut qu’adorer avec une aveugle soumission. Si l’on ne considère que la collectivité, les hommes semblent s’être élevés de nos jours à une condition qui se trouve aux antipodes de cet état servile. Presque aucun de leurs travaux ne constitue une simple réponse à l’impérieuse impulsion du besoin ; le travail s’accomplit de manière à prendre possession de la nature et à l’aménager en sorte que les besoins se trouvent satisfaits. L’humanité ne se croit plus en présence de divinités capricieuses dont il faille se concilier la faveur ; elle sait qu’elle a simplement à manier de la matière inerte, et s’acquitte de cette tâche en se réglant méthodiquement sur des lois clairement conçues. Enfin il semble que nous soyons parvenus à cette époque prédite par Descartes où les hommes emploieraient la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres et de tous les autres corps » en même façon que les métiers des artisans, et se rendraient ainsi maîtres de la nature. Mais, par un renversement étrange, cette domination collective se transforme en asservissement dès que l’on descend à l’échelle de l’individu, et en un asservissement assez proche de celui que comporte la vie primitive. Les efforts du travailleur moderne lui sont imposés par une contrainte aussi brutale, aussi impitoyable et qui le serre d’aussi près que la faim serre de près le chasseur primitif ; depuis ce chasseur primitif jusqu’à l’ouvrier de nos grandes fabriques, en passant par les travailleurs égyptiens menés à coups de fouet, par les esclaves antiques, par les serfs du moyen âge que menaçait constamment l’épée des seigneurs, les hommes n’ont jamais cessé d’être poussés au travail par une force extérieure et sous peine de mort presque immédiate. Et quant à l’enchaînement des mouvements du travail, il est souvent, lui aussi, imposé du dehors à nos ouvriers tout comme aux hommes primitifs, et aussi mystérieux aux premiers qu’aux seconds ; bien plus, dans ce domaine, la contrainte est en certains cas sans comparaison plus brutale aujourd’hui qu’elle n’a jamais été ; si livré que pût être un homme primitif à la routine et aux tâtonnements aveugles, il pouvait au moins tenter de réfléchir, de combiner et d’innover à ses risques et périls, liberté dont un travailleur à la chaîne est absolument privé. Enfin si l’humanité semble parvenue à disposer de ces forces de la nature qui pourtant, selon la parole de Spinoza, « dépassent infiniment celles de l’homme », et cela presque aussi souverainement qu’un cavalier dispose de son cheval, cette victoire n’appartient pas aux hommes pris un à un ; seules les plus vastes collectivités sont en état de manier « la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air… et de tous les autres corps qui nous entourent » ; quant aux membres de ces collectivités, oppresseurs et opprimés y sont pareillement soumis aux exigences implacables de la lutte pour le pouvoir.

Ainsi, en dépit du progrès, l’homme n’est pas sorti de la condition servile dans laquelle il se trouvait quand il était livré faible et nu à toutes les forces aveugles qui composent l’univers ; simplement la puissance qui le maintient sur les genoux a été comme transférée de la matière inerte à la société qu’il forme lui-même avec ses semblables. Aussi est-ce cette société qui est imposée à son adoration à travers toutes les formes que prend tour à tour le sentiment religieux. Dès lors la question sociale se pose sous une forme assez claire ; il faut examiner le mécanisme de ce transfert ; chercher pourquoi l’homme a dû payer à ce prix sa puissance sur la nature ; concevoir en quoi peut consister pour lui la situation la moins malheureuse, c’est-à-dire celle où il serait le moins asservi à la double domination de la nature et de la société ; enfin apercevoir quels chemins peuvent rapprocher d’une telle situation, et quels instruments pourrait fournir aux hommes d’aujourd’hui la civilisation actuelle s’ils aspiraient à transformer leur vie en ce sens.

Nous acceptons trop facilement le progrès matériel comme un don du ciel, comme une chose qui va de soi ; il faut regarder en face les conditions au prix desquelles il s’accomplit. La vie primitive est quelque chose d’aisément compréhensible ; l’homme est piqué par la faim, ou tout au moins par la pensée elle-même lancinante qu’il sera bientôt saisi par la faim, et il part en quête de nourriture ; il frissonne sous l’emprise du froid, ou du moins sous l’emprise de la pensée qu’il aura bientôt froid, et il cherche des choses bonnes à créer ou à conserver la chaleur ; et ainsi de suite. Quant à la manière de s’y prendre, elle lui est donnée tout d’abord par le pli, pris dès l’enfance, d’imiter les anciens, et aussi par les habitudes qu’il s’est lui-même données, au cours de multiples tâtonnements, en répétant les procédés qui ont réussi ; lorsqu’il est pris au dépourvu, il tâtonne encore, poussé qu’il est à agir par un aiguillon qui ne lui laisse point de répit. En tout cela, l’homme n’a qu’à céder à sa propre nature, et non à la vaincre.

Au contraire, dès qu’on passe à un stade plus avancé de la civilisation, tout devient miraculeux. On voit alors les hommes mettre de côté des choses bonnes à consommer, désirables, et dont cependant ils se privent. On les voit abandonner dans une large mesure la recherche de la nourriture, de la chaleur et du reste, et consacrer le meilleur de leurs forces à des travaux en apparence stériles. À vrai dire ces travaux, pour la plupart, loin d’être stériles, sont infiniment plus productifs que les efforts de l’homme primitif, car ils ont pour effet un aménagement de la nature extérieure dans un sens favorable à la vie humaine ; mais cette efficacité est indirecte, et souvent séparée de l’effort par tant d’intermédiaires que l’esprit a peine à les parcourir ; elle est à longue échéance, souvent à si longue échéance que seules les générations futures en profiteront ; alors qu’au contraire la fatigue exténuante, les douleurs, les dangers liés à ces travaux se font immédiatement et perpétuellement ressentir. Or chacun sait bien par sa propre expérience combien il est rare que l’idée abstraite d’une utilité lointaine l’emporte sur les douleurs, les besoins, les désirs présents. Il faut pourtant qu’elle l’emporte dans l’existence sociale, sous peine de retour à la vie primitive.

Mais ce qui est plus miraculeux encore, c’est la coordination des travaux. Tout niveau un peu élevé de la production suppose une coopération plus ou moins étendue ; et la coopération se définit par le fait que les efforts de chacun n’ont de sens et d’efficacité que par leur rapport et leur exacte correspondance avec les efforts de tous les autres, de manière que tous les efforts forment un seul travail collectif. Autrement dit, les mouvements de plusieurs hommes doivent se combiner à la manière dont se combinent les mouvements d’un seul homme. Mais comment cela se peut-il ? Une combinaison ne s’opère que si elle est pensée ; or un rapport ne se forme jamais qu’à l’intérieur d’un esprit. Le nombre deux pensé par un homme ne peut s’ajouter au nombre deux pensé par un autre homme pour former le nombre quatre ; de même la conception qu’un des coopérateurs se fait du travail partiel qu’il accomplit ne peut se combiner avec la conception que chacun des autres se fait de sa tâche respective pour former un travail cohérent. Plusieurs esprits humains ne s’unissent point en un esprit collectif, et les termes d’âme collective, de pensée collective, si couramment employés de nos jours, sont tout à fait vides de sens. Dès lors, pour que les efforts de plusieurs se combinent, il faut qu’ils soient tous dirigés par un seul et même esprit, comme l’exprime le célèbre vers de Faust : « Un esprit suffit pour mille bras. »

Dans l’organisation égalitaire des peuplades primitives, rien ne permet de résoudre aucun de ces problèmes, ni celui de la privation, ni celui du stimulant de l’effort, ni celui de la coordination des travaux ; en revanche l’oppression sociale fournit une solution immédiate, en créant, pour dire la chose en gros, deux catégories d’hommes, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Le chef coordonne sans peine les efforts des hommes qui sont subordonnés à ses ordres ; il n’a aucune tentation à vaincre pour les réduire au strict nécessaire ; et quant au stimulant de l’effort, une organisation oppressive est admirablement propre à faire galoper les hommes au delà des limites de leurs forces, les uns étant fouettés par l’ambition, les autres, selon la parole d’Homère, « sous la pression d’une dure nécessité ».

Les résultats sont souvent prodigieux lorsque la division des catégories sociales est assez profonde pour que ceux qui décident les travaux ne soient jamais exposés à en ressentir ou même à en connaître ni les peines épuisantes, ni les douleurs, ni les dangers, cependant que ceux qui exécutent et souffrent n’ont pas le choix, étant perpétuellement sous le coup d’une menace de mort plus ou moins déguisée. C’est ainsi que l’homme n’échappe dans une certaine mesure aux caprices d’une nature aveugle qu’en se livrant aux caprices non moins aveugles de la lutte pour le pouvoir. Cela n’est jamais plus vrai que lorsque l’homme arrive, comme c’est le cas pour nous, à une technique assez avancée pour avoir la maîtrise des forces de la nature ; car, pour qu’il puisse en être ainsi, la coopération doit s’accomplir à une échelle tellement vaste que les dirigeants se trouvent avoir en main une masse d’affaires qui dépasse formidablement leur capacité de contrôle. L’humanité se trouve de ce fait le jouet des forces de la nature, sous la nouvelle forme que leur a donnée le progrès technique, autant qu’elle l’a jamais été dans les temps primitifs ; nous en avons fait, nous en faisons, nous en ferons l’amère expérience. Quant aux tentatives pour conserver la technique en secouant l’oppression, elles suscitent aussitôt une telle paresse et un tel désordre que ceux qui s’y sont livrés se trouvent le plus souvent contraints de remettre presque aussitôt la tête sous le joug ; l’expérience en a été faite sur une petite échelle dans des coopératives de production, sur une vaste échelle lors de la révolution russe. Il semblerait que l’homme naisse esclave, et que la servitude soit sa condition propre.